Site Internet consacré à l’héritage du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

Depuis la fermeture du TPIY le 31 décembre 2017, le Mécanisme alimente ce site Internet dans le cadre de sa mission visant à préserver et promouvoir l’héritage des Tribunaux pénaux internationaux.

 Consultez le site Internet du Mécanisme.

La Chambre d’appel ordonne que Dražen Erdemović plaide de nouveau coupable ou non coupable

Communiqué de presse
CHAMBRE D'APPEL
(Destiné exclusivement à l'usage des médias. Document non officiel)
 

La Haye, 7 octobre 1997
CC/PIO/247f

La Chambre d’appel ordonne que Dražen Erdemović
plaide de nouveau
coupable ou non coupable

La Chambre d’appel a conclu, à la majorité des juges,  que le plaidoyer initial de l’accusé n’avait pas été prononcé « en toute connaissance de cause » et que « la contrainte nest pas un moyen de défense suffisant pour exonérer entièrement » un soldat ayant tué des êtres humains innocents.

Le mardi 7 octobre 1997, la Chambre d’appel (composée des Juges Cassese [Président], McDonald, Li,  Stephen et Vohrah) a rendu son arrêt relatif à l’appel interjeté par Dražen Erdemović contre le Jugement portant condamnation rendu par la Chambre de première instance I le 29 novembre 1996.

Les vues des juges différaient sur un certain nombre de questions soulevées en appel, tant sur l’argumentation que sur les conclusions. Ils ont par conséquent rédigé des opinions individuelles et dissidentes, dont les résumés sont joints à ce communiqué de presse.

L’arrêt:

Dans son arrêt, la Chambre d’appel a rendu les conclusions suivantes :

1. La Chambre a conclu à l’unanimité que « le plaidoyer de l’appelant avait été fait volontairement». Les conclusions de la Chambre de première instance ont donc été confirmées.

2. Toutefois, la Chambre d’appel a conclu à la majorité des juges (quatre juges, le Juge Li étant en désaccord), ce qui suit : « Le choix de l’appelant de plaider coupable n’a pas été pris en toute connaissance de cause et [la Chambre d’appel] renvoie donc l’affaire devant une Chambre de première instance autre que celle qui a prononcé la sentence afin de donner à l’appelant la possibilité de plaider à nouveau ». La Chambre de première instance avait estimé que l’accusé avait « tout à fait conscience de la nature des chefs d’accusation et de leurs implications ».

3. La Chambre d’appel a conclu en outre, à la majorité des juges (le Président Cassese et le Juge Stephen étant en désaccord), que « la contrainte n’est pas un moyen de défense suffisant pour exonérer entièrement un soldat accusé de crime contre l’humanité et/ou de crime de guerre impliquant le meurtre d’êtres humains innocents ».
La Chambre de première instance, pour sa part, n’avait pas « totalement écarté » la contrainte comme moyen exonérant entièrement l’auteur d’un crime.

4. La Chambre d’appel, à la majorité (quatre juges, le Juge  Li étant en désaccord) a rejeté la demande de révision de peine formulée par l’appelant.

5. La Chambre d’appel a rejeté à l’unanimité la demande de l’accusé aux fins d’acquittement.

Les conséquences de l’arrêt:

Dražen Erdemović devra à nouveau plaider coupable ou non coupable, devant une nouvelle Chambre de première instance. Celle-ci sera composée des Juges Jan, Karibi-Whyte et Shahabuddeen.

Après avoir donné lecture du résumé de l’arrêt, le Président a donné à l’accusé des informations précises explicitant cette décision et les options qu’elle lui présente. Ces commentaires sont repris ci-dessous, ainsi que les résumés des opinions individuelles et dissidentes.

Commentaires adressés à M. Dražen Erdemović par le Président de la Chambre d’appel

Le Président : Monsieur Erdemović, vous venez d'entendre, en bref, les termes de l'arrêt de la Chambre d'appel. Les juges ont délibéré plusieurs mois sur cette question, car votre situation soulève des questions d'une très grande importance, aussi bien en droit qu'en éthique. Je tiens a vous assurer cependant que nous n'avons pas laissé de côté votre détresse manifeste eu égard à la situation dans laquelle vous vous trouvez, et nous n'avons pas perdu de vue la défense très énergique présentée en votre nom de votre conseil à la fin de l'audience d'appel de mai de cette année, où vous avez dit que non seulement vous ne souhaitiez pas endurer un procès, mais qu'en outre vous vous sentiez psychologiquement incapable de supporter les difficultés liées à un tel procès.

Je tiens donc à vous dire de la manière la plus claire, à vous-même et à votre conseil, que la suite de cette affaire est maintenant entre vos mains. C'est à vous qu'appartient le choix. Ce choix devra se faire entre trois options, trois possibilités, qui vous sont offertes. L‘affaire est renvoyée devant une nouvelle Chambre de première instance, comme nous venons de le décider,  une Chambre de prmière instance dont la composition a déjà été décidée et qui est prête à connaître de votre affaire dans les meilleurs délais.

Les options qui s'offrent à vous sont les suivantes :

- Premièrement, vous pouvez modifier votre plaidoyer de culpabilité, et plaider coupable, non plus de crime contre l'humanité, en raison des actes que vous avez avoué avoir commis à Srebrenica, mais de crime de guerre. Dans ce cas, la nouvelle Chambre de première instance ne mènera pas de procès, mais se contentera de prononcer un jugement portant condamnation ; elle peut décider de considérer comme circonstance atténuante le fait que vous dites avoir été menacé de mort si vous refusiez d’obéir.

- Deuxièmement, vous pouvez choisir de plaider coupable de crime contre l'humanité. Dans ce cas, encore une fois, la nouvelle Chambre de première instance se contentera de prononcer un verdict sans mener un procès et, là encore, la Chambre d'instance pourra choisir de considérer la contrainte comme étant une circonstance atténuante compte tenu des circonstances dans lesquelles vous dites avoir dû agir.

- Troisièmement, vous pouvez décider de plaider non coupable devant cette nouvelle Chambre de première instance, et c'est seulement dans ce cas qu'il y aura un nouveau procès avec évaluation des éléments de preuve en vue de déterminer si vous êtes ou non coupable des charges retenues contre vous. Je ne peux bien sûr m'exprimer à la place de la Chambre de première instance sur ce point, mais il est possible qu'un tel procès s'appuie, au moins en partie, sur les éléments de preuve déjà présentés à la Chambre de première instance précédente et enregistrés sur des cassettes audio et vidéo. En tout état de cause, en conséquence de la décision de la majorité des membres de la Chambre d'appel, le fait que vous dites avoir été menacé de mort si vous refusiez de faire partie du peloton d'exécution, ne constitue pas en soi une défense qui puisse aboutir à votre acquittement. Cependant, comme dans tous les procès menés devant ce Tribunal, vous serez présumé innocent, et vous ne serez déclaré coupable que si la Chambre de première instance acquiert la conviction, sur la base des éléments de preuve qui lui seront soumis, de votre culpabilité, au-delà de tout doute raisonnable.

Monsieur Erdemović, telles sont les options qui se présentent a vous. Le choix est peut-être difficile, mais en tout cas il est clair. Je ne vous demande pas de vous prononcer aujourd'hui. Je vous demande de consulter votre conseil et de soupeser de façon approfondie, et avec le plus grand soin, les possibilités qui s'offrent a vous, car c'est a vous qu'il appartient de plaider a nouveau devant cette nouvelle Chambre de première instance. La majorité des membres de la Chambre d'appel a estimé que lors de votre première comparution, votre plaidoyer de culpabilité n'était pas éclairé, que vous ne l'aviez pas présenté en toute connaissance de cause. Donc notre seul souci est que désormais vous plaidiez en toute connaissance de cause, c'est-à-dire que vous compreniez bien la nature des charges retenues contre vous, ainsi que les conséquences de votre façon de plaider. Nous vous demandons, et nous attendons de vous, ainsi que de votre conseil, que vous examiniez tout cela avec le plus grand soin et que vous déterminiez en toute connaissance de cause votre nouvelle façon de plaider devant la nouvelle Chambre de première instance lorsque celle-ci sera saisie de votre affaire.

C'est tout ce que j'avais à vous dire.

*****

Vous trouverez ci-dessous les résumés des opinions individuelles et dissidentes

*****

Le texte intégral de l’arrêt et des opinions individuelles et dissidentes peut être obtenu sur demande adressée au Bureau de presse et d’information.

Résumé de l’opinion des Juges McDonald et Vohrah

L'appelant Dražen Erdemović a fait appel du Jugement rendu le 29 novembre 1996 par la  Chambre de première instance, qui le condamnait à 10 ans d’emprisonnement, après qu'il eut plaidé coupable de crime contre l'humanité, en raison d’actes  perpétrés en juillet 1995 sur le territoire de l'ex-Yougoslavie.
Les questions, examinées par la Chambre d'appel, recouvraient non seulement les questions soulevées officiellement par les parties, mais également le problème du plaidoyer de culpabilité de l'appelant, problème qui a été évoqué par la Chambre d'appel elle-même. En  posant, dans une Ordonnance portant calendrier, trois questions préliminaires relatives à la validité du plaidoyer de culpabilité de l'appelant, la Chambre d'appel a veillé à ce que les parties aient la possibilité de présenter leurs arguments en rapport à ces nouvelles questions.

L’opinion dissidente des Juges McDonald et Vohrah est en grande partie consacrée à l’examen de la validité  du plaidoyer de culpabilité de l’appelant.  Ils font remarquer que le concept de plaidoyer de culpabilité, en soi, est le produit du système contradictoire en vigueur dans les pays de Common Law, ce qui justifie l'existence du plaidoyer de culpabilité dans la procédure prévue par ce Tribunal. Les avantages liés au plaidoyer de culpabilité au niveau national, dans la mesure où il permet de réduire les coûts, de réduire les délais et d'éviter les désagréments d'un procès à de nombreux accusés, s'appliquent également aux procès menés devant un Tribunal pénal international.

Les Juges McDonald et Vohrah proposent l’interprétation qu’il convient, à leur avis, de donner à la notion de plaidoyer de culpabilité telle qu’elle apparaît dans le Statut et dans le Règlement de procédure et de preuve. En premier lieu, il faut toujours examiner les dispositions mêmes du Statut et du Règlement et en expliciter les termes selon leur sens propre et ordinaire. Il peut être utile, à cet égard, de prendre en considération les travaux préparatoires à la rédaction du Statut et du Règlement. La deuxième étape d’une interprétation correcte du Statut et du Règlement consiste à consulter les sources du droit international qui peuvent préciser plus avant le sens des termes utilisés dans ces textes. Aucun crédit n’a toutefois à être accordé aux sources de droit international qui ne sont pas compatibles avec l’esprit, l’objet et la finalité du Statut et du Règlement. Au cas où les sources de droit international sont insuffisantes ou totalement inexistantes, on peut recourir au droit interne pour autant que les termes du Statut et du Règlement renvoient  implicitement à des concepts juridiques de droit interne et que ces sources de droit interne ne soient pas incompatibles avec l’esprit, l’objet et la finalité du Statut et du Règlement.

Les Juges McDonald et Vohrah expliquent donc le plaidoyer de culpabilité dans la procédure du Tribunal international avant tout sur la base du Statut et du Règlement. Ils prennent ensuite en considération les sources des systèmes internes de common law pour mieux cerner le sens véritable du plaidoyer de culpabilité et les garanties dont le dote la procédure*.

Les Juges McDonald et Vohrah ont  fixé  trois conditions préalables minima à satisfaire pour accepter la validité d'un plaidoyer de culpabilité. Premièrement, le plaidoyer de culpabilité doit être volontaire. Il doit être fait par un accusé dont l’état mental lui permet d’en comprendre les conséquences; l’accusé ne doit être influencé par aucune menace, incitation ou promesse. Ensuite, le plaidoyer de culpabilité doit être fait éclairé, c’est-à dire que l’accusé doit comprendre la nature des accusations portées contre lui et les conséquences de son plaidoyer de culpabilité s’il s’en déclare coupable. Enfin, le plaidoyer de culpabilité ne doit pas être équivoque. Il ne doit pas s’accompagner d’une déclaration constituant une défense qui contredirait un aveu de responsabilité pénale.

Les Juges McDonald et Vohrah ont tiré les conclusions suivantes s’agissant de ces conditions préalables dans le cadre de cette affaire. Le plaidoyer de culpabilité était volontaire. Il n’a toutefois pas été fait en connaissance de cause. L’appelant ne percevait pas  la nature et les conséquences d’un plaidoyer de culpabilité en général, et ne comprenait pas les conséquences d’un plaidoyer de culpabilité pour l’un de ces chefs plutôt que pour l’autre. Ces questions n’ont pas été expliquées correctement à l’appelant par la Chambre de première instance ou par son conseil, de sorte que l’appelant a choisi de plaider coupable de crime contre l’humanité plutôt que du chef subsidiaire de crime de guerre. Examinant la distinction entre ces deux crimes, les Juges McDonald et Vohrah ont conclu que mutatis mutandis, une infraction répréhensible, si elle est alléguée et prouvée comme étant un crime contre l’humanité, est plus grave et devrait normalement entraîner une peine plus lourde que si elle était considérée comme constituant un crime de guerre ». Les règles proscrivant les crimes de guerre concernent le comportement criminel de l’auteur d’un crime commis directement envers un sujet protégé, alors que les règles proscrivant les crimes contre l’humanité concernent le comportement d’un criminel non seulement envers la victime immédiate mais aussi envers l’humanité toute entière. Par conséquent, en choisissant de plaider coupable de crime contre l’humanité au lieu de crime de guerre, l’appelant a plaidé coupable du crime le plus grave et de celui qui entraîne la plus lourde peine. Le plaidoyer de l’appelant n’ayant pas  « procèd[é] pas d’un choix éclairé », il s’ensuit que l’appelant doit se voir offrir la possibilité de se prononcer une nouvelle fois sur ces chefs d’accusation en comprenant bien leur nature, la différence entre ces deux chefs, et les conséquences d’un plaidoyer de culpabilité pour l’un de ces chefs plutôt que pour l’autre.

Les Juges McDonald et Vohrah se sont ensuite posé la question de savoir si le plaidoyer de l'appelant était équivoque. Un plaidoyer est équivoque lorsque l'accusé plaide coupable, mais maintient une explication de ses actes, ce qui en droit revient à se défendre. Le Tribunal est alors contraint de rejeter le plaidoyer et d'accepter un plaidoyer de non culpabilité. Dans l'affaire qui nous intéresse, l'appelant a plaidé coupable et a ensuite affirmé avoir agi sous la contrainte. De même, la réponse à la question de savoir si le plaidoyer de l'appelant était équivoque, dépend du fait de savoir si l'invocation de la contrainte peut exonérer entièrement un soldat accusé de crime contre l'humanité ou de crime de guerre si ce soldat a tué des innocents.

Ils ont rejeté la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle il existe une norme de droit international coutumier permettant de savoir si la contrainte peut être invoquée par un soldat eu égard à une accusation de meurtre. Ils n’ont trouvé qu’une source du droit international affirmant clairement que la contrainte peut constituer un moyen de défense exonérant totalement l’auteur du meurtre de personnes innocentes. Il s’agit d’une décision d’un Tribunal militaire des États-unis institué au titre de la Loi n· 10 du Conseil de contrôle. Cette décision ne peut guère faire autorité parce qu’elle était sujette à caution à l’époque où elle a été prise; elle s’opposait à l’avis contraire des tribunaux militaires britanniques et canadiens ; elle a été largement critiquée au motif qu’elle était erronée, et elle n’est plus d’actualité au regard de l’évolution du droit.

Toutefois, les Juges McDonald et Vohrah ont également rejeté les conclusions du Procureur selon lesquelles   »aucune règle de droit coutumier n’autorise à invoquer la contrainte comme défense d’un chef d’accusation de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre » si le fait constitutif de l’infraction est le meurtre de personnes innocentes. Les juges considèrent qu’il n’existe aucune règle de droit coutumier se prononçant sur la question de la contrainte en tant que moyen de défense s’il y a eu meurtre d’innocents. Le raisonnement à l’appui de ces conclusions est le suivant.

Tout d’abord, un certain nombre des affaires citées pour prouver qu’il existe une règle du droit coutumier affirmant que la contrainte consitue un moyen de défense exonérant complètement l’auteur d’un meurtre sont d’une pertinence et d’une autorité contestables. Plusieurs d’entre elles ne concernaient que des affaires de complicité de meurtre et non de meurtre au premier degré. Il y avait aussi, parmi elles, une décision qui avait été annulée et une décision concernant d’autres crimes que celui de meurtre.

Ensuite, on est en droit de s’interroger sur le caractère international des tribunaux ayant rendu les décisions invoquées à l’appui de l’existence d’une telle règle de droit coutumier. Les Juges McDonald et Vohrah notent qu’une majorité de ces affaires ont été jugées par des tribunaux militaires nationaux ou par des juridictions nationales appliquant leur droit interne et non le droit international. Ils ont également cherché à déterminer si les tribunaux constitués au titre de la Loi n· 10 du Conseil de contrôle avaient réellement un caractère international. Lorsque ces tribunaux ont considéré la question de la contrainte, pour laquelle le droit international n’a pas de précédent, ils ont invariablement eu recours à la jurisprudence de leurs propres instances nationales. En d’autres termes, les tribunaux militaires britanniques se sont conformés au droit britannique et les tribunaux des États-unis se sont conformés au droit appliqué aux États-unis.

Enfin, les Juges McDonald et Vohrah ont conclu que dans la mesure où les décisions rendues par les juridictions nationales et le droit interne des États, en ce qui concerne la contrainte comme moyen exonérant totalement l’auteur d’un meurtre, peuvent être qualifiées de pratique étatique, cette pratique n’est ni constante ni uniforme, pas plus qu’elle n’est étayée par l’opinio juris.  Ils remarquent que, dans le monde, les systèmes juridiques sont clairement divisés sur la question de la contrainte en tant que moyen de défense exonératoire de meurtre. Les codes pénaux des systèmes issus du droit romano-germanique, à quelques exceptions près, considèrent que la contrainte excuse totalement tout crime. En revanche, dans les systèmes issus de la Common law, la contrainte est catégoriquement rejetée en tant qu’excuse totale d’un crime.

L’absence de toute règle coutumière en droit international sur la question de la contrainte en tant que moyen de défense exonératoire du meurtre  conduit les juges McDonald et Vohrah à examiner « les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » en tant que source de droit international aux termes de l’article 38 1) c) du Statut de la Cour internationale de  justice. Ils ont ainsi acquis la certitude que ce qui sous-tend les normes spécifiques relatives à la contrainte dans tous les systèmes juridiques examinés par eux, c'est le principe général selon lequel un accusé mérite moins le blâme et la peine maximale lorsqu’il a commis l’acte répréhensible sous l’empire de la contrainte.

Les Juges McDonald et Vohrah notent toutefois qu’il faut faire la différence entre un principe général  et une norme juridique précise applicable aux faits propres à une espèce. Les normes des systèmes juridiques du monde sont très divergentes sur la question spécifique de savoir si la contrainte est un moyen de défense exonérant totalement l’auteur du meurtre d'êtres humains innocents. D’une part, les systèmes de tradition civiliste admettent en général, théoriquement, la contrainte comme moyen de défense totalement exonératoire de tous les crimes, y compris le meurtre. D’autre part, il existe de nombreux systèmes juridiques, notamment la majorité des systèmes de common law, qui rejettent résolument la contrainte comme moyen de défense exonérant totalement l’auteur d’un meurtre et  ne retiendront la contrainte qu’à titre de circonstance atténuante au moment de déterminer la peine. Au vu de ces contradictions inconciliables entre les normes régissant la contrainte dans les différents systèmes juridiques du monde, les Juges McDonald et Vohrah ont adopté la pratique généralement usitée dans les organes judiciaires internationaux, c'est-à-dire qu'ils ont recouru au principe général dont ils ont dérivé une norme juridique  applicable aux faits de la présente espèce.

Les Juges McDonald et Vohrah ont conclu que cette norme est la suivante: la contrainte ne saurait exonérer complètement un soldat accusé de crime contre l'humanité ou de crime de guerre lorsqu'il y a eu meurtre d'êtres humains innocents.

En prononçant cette conclusion, les juges McDonald et Vohrah  attachent une très grande importance à l’idée selon laquelle le droit pénal international poursuit une vocation normative et doit guider la conduite des soldats dans des conflits armés, afin de les dissuader de commettre des infractions au droit humanitaire international et de protéger ceux qui sont vulnérables et faibles dans le cas de conflits armés. En rejetant la contrainte en tant que moyen exonérant totalement l’auteur d’un meurtre, les juges prennent en considération les facteurs exposés ci-dessous.

Premièrement, si les systèmes nationaux rejettent la contrainte en tant que moyen exonérant totalement l’auteur d’un meurtre, c’est parce qu’il s’efforcent de préserver la société des dangers auxquels elle serait exposée si la contrainte excusait totalement le meurtre. On ne peut laisser des criminels conférer l’impunité à leurs agents en les menaçant de mort ou de violences si ceux-ci refusent  d’obéir à des ordres criminels. On n’a pas le droit d’encourager des associations de terroristes en leur donnant la possibilité de ne pas faire l’objet de poursuites pénales. Même si les Juges McDonald et Vohrah ne se considèrent pas, bien entendu, liés par les systèmes juridiques nationaux, ils sont entièrement d’avis que les arguments favorables au principe d’éviter à la société les souffrances qu’entraînerait la reconnaissance de la contrainte comme moyen exonérant complètement l’auteur d’un meurtre sont d’autant plus convaincants dans le contexte du droit humanitaire international. Selon leurs propres termes:

« Il convient de noter que les autorités [nationales] ont formulé leurs avertissements de prudence pour leur société et par rapport à un éventail d’infractions ordinaires, dont l’enlèvement, l’agression, le vol et le meurtre... nous ne pouvons que souligner que nous ne connaissons pas, au Tribunal international, des crimes ordinaires commis dans un contexte national. Le domaine d’intervention du Tribunal international concerne les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis dans le cadre de conflits armés d’une extrême violence et à grande échelle....Notre souci est qu’en ce qui concerne les crimes les plus atroces aux yeux de l’humanité, les principes du droit auxquels nous ajoutons foi aient l’effet normatif adéquat sur les soldats portant des armes de destruction et sur les commandants qui les contrôlent lors des situations de conflits armés... Si les droits internes rejettent la contrainte comme moyen de défense pour le meurtre de personnes innocentes, le droit pénal international ne peut faire moins que de s’aligner sur cette politique puisqu’il connaît de meurtres d’une bien plus grande importance... »

Deuxièmement, dans le cadre du droit international humanitaire l’un des objectifs premiers est la protection des personnes faibles et vulnérables dans une situation de conflit armé. Les Juges McDonald et Vohrah cherchent par conséquent à faciliter le développement et l’efficacité du droit humanitaire international, et non à l’entraver. Ils ont en conséquence souligné que  « [leurs]choix annonce[nt] sans équivoque que ceux qui tuent des personnes innocentes ne pourront pas se prévaloir de la contrainte en tant que moyen de défense et se soustraire ainsi en toute impunité à leur responsabilité pénale dans la mort d’innocents ».

Troisièmement, les Juges McDonald et Vohrah sont d’avis que la question de la contrainte doit être envisagée dans un cadre clairement circonscrit. Il s’agit donc de se limiter à se demander si un soldat peut invoquer la contrainte comme moyen de défense l’exonérant totalement du meurtre d’innocents. Les juges ont par conséquent conclu « qu’il est inacceptable de permettre à un combattant entraîné, dont le métier implique nécessairement le risque professionnel de mort, de se prévaloir d’un moyen de défense totalement exonératoire pour un crime dans lequel il a tué une ou plusieurs personnes innocentes ». En d’autres termes, on peut attendre de soldats, d’avantage que de simples civils, qu’ils opposent une plus grande résistance aux menaces concernant leur propre vie.

Enfin, dans des cas où une personne a effectivement commis une infraction sous la contrainte, il est possible de rendre justice autrement qu’en accueillant la contrainte comme motif totalement exonératoire. Le droit use de l’allégement des peines comme « d’un moyen bien plus souple et sophistiqué de rendre la justice dans chaque affaire ». Ceci s’accorde avec le principe général selon lequel  une personne mérite moins le blâme et la peine maximale lorsqu’il a commis l’acte répréhensible sous l’empire de la contrainte.

Étant donné que le Statut du Tribunal et son Règlement de procédure et de preuve n’énoncent pas de norme quantitative obligatoire en matière d’emprisonnement s’agissant des   infractions relevant de la compétence du Tribunal, le droit peut prendre en compte la fragilité humaine et la menace subie par l’auteur de l’acte et réduire la peine à ce qui lui paraît juste. Dans les affaires où cela se justifie, l’auteur de l’acte peut même être totalement exempté de châtiment.

Pour les raisons évoquées plus haut, les Juges McDonald et Vohrah ont conclu que le plaidoyer de l’appelant avait été volontaire et n’était pas équivoque, la contrainte ne constituant pas en droit international humanitaire un moyen exonérant totalement des soldats du meurtre de personnes innocentes. Ils ont toutefois conclu que le plaidoyer de culpabilité de l’appelant n’avait pas été fait en connaissance de cause. L’affaire a donc été renvoyée devant une nouvelle Chambre de première instance, donnant ainsi à l’appelant l’occasion de plaider à nouveau coupable ou non coupable.

Résumé des opinons individuelles et dissidentes du Président Cassese et du Juge Stephen et de l’opinion dissidente du Juge Li

Dans son opinion individuelle, le President Cassese joint au jugement une opinion dissidente par laquelle il exprime son désaccord avec la majorité des juges de la Chambre d’appel sur deux questions: (i) dans quelle mesure un tribunal pénal international peut-il s’appuyer sur le droit national pour interpréter la notion de « plaidoyer de culpabilité » et  (ii) la contrainte peut-elle être invoquée et reçue comme moyen de défense dans une affaire de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, impliquant le meurtre de personnes innocentes ?

S’agissant de la première question, le Président Cassese considère qu’il n’est pas nécessaire de se référer à la législation et à la jurisprudence des pays relevant de la common law pour interpréter la notion de plaidoyer de non culpabilité. Selon le Président Cassese, cette notion devrait, en droit international, être interprétée à la lumière de l’objet, de la finalité et de la raison d’être du Tribunal pénal international. Cette question, estime-t-il, est d’une importance capitale  car il  s’agit ici de savoir dans quelle mesure un tribunal pénal international peut ou doit s’inspirer de concepts de droit national et les transposer dans la procédure pénale internationale. En fin de compte, le Président convient avec la majorité des juges qu’un plaidoyer de culpabilité doit remplir les critères suivants : il doit être volontaire, être fait en connaissance de cause, sans équivoque et reposer sur une base factuelle.

La seconde question (sur laquelle le Président Cassese est rejoint par le Juge Stephen, qui a également joint une opinion dissidente) et celle de savoir si la contrainte, à savoir le fait d’agir sous l’effet d’une menace sur la vie ou sur l’intégrité physique, est totalement exonératoire du meurtre. La majorité de la Chambre conclut que la contrainte ne peut jamais être invoquée comme exonératoire d’un tel crime.

Dans son opinion dissidente, le Président Cassese parvient à la conclusion opposée. Il avance, après examen d’une abondante jurisprudence internationale, et contrairement à ce qu’affirme le Procureur, qu’aucune  norme  spécifique n’a été formulée en droit international pénal quant à la question de savoir si la contrainte est totalement exonératoire du meurtre d’êtres humains innocents. Le Juge Cassese soutient que la seule conclusion logique à tirer de l’absence d’une règle particulière est que la règle générale relative à la contrainte doit être appliquée. Par conséquent, la contrainte  peut aussi être admise  - à condition que soient remplies  un certain nombre de conditions strictes -  dans le cas de crimes impliquant l'exécution de personnes innocentes. Le juge Cassese fait valoir que l’appelant a invoqué la contrainte au moment même où il plaidait coupable (il a déclaré avoir pris part à l’exécution de civils sous la menace d’être lui-même exécuté s’il refusait d’obéir). Pour le Juge Cassese, ce plaidoyer de culpabilité était par conséquent équivoque: l’appelant a plaidé coupable d’un crime, tout en  présentant un moyen de défense exonérant sa responsabilité. La Chambre d’appel devrait, par conséquent, renvoyer l’affaire devant une Chambre de première instance en lui enjoignant de recevoir un plaidoyer de non-culpabilité et de décider, à l’issue d’un procès, si l’appelant a, oui ou non, agi sous la contrainte.

Le Juge Stephen se joint à la majorité de la Chambre d’appel pour conclure qu’en l’espèce, le plaidoyer était volontaire mais qu’il n’avait pas été fait en toute connaissance de cause. Il ne partage toutefois pas l’avis de la majorité sur la question de l’ambiguïté du plaidoyer, estimant que celui-ci était ambigu dans la mesure où l’accusé, au moment même où il plaidait non coupable, a  invoqué la contrainte, ce qui est, au fond, un moyen de défense. Il conclut  avec le Président Cassese qu’en droit international, la contrainte peut constituer un moyen de défense quel que soit le crime, le meurtre y compris, lorsque certaines conditions strictes (énumérées par le Président Cassese) sont réunies. Il partage également l’avis du Président Cassese s’agissant des implications de cette conclusion, à savoir que le plaidoyer de l’appelant était équivoque, qu’un plaidoyer de non culpabilité aurait du être admis en conséquence et que l’affaire aurait dû être renvoyée devant une Chambre de première instance.

Le Juge Stephen parvient à cette conclusion selon le raisonnement résumé ci-après. N’étant pas tout à fait convaincu qu’en droit international coutumier, la contrainte est admise comme moyen de défense exonératoire de meurtre, il examine les grands principes du droit reconnus par les nations. Il apparaît ici que si la plupart des systèmes juridiques admettent la contrainte en tant que moyen de défense, y compris pour le meurtre, les systèmes de la common law ne l’acceptent pas  en cas de meurtre. Cette exception trouve toutefois son fondement dans de vieilles règles du droit anglais qui  envisageaient le mal qu’implique le fait de choisir de préserver une vie plutôt qu’une autre -  affirmant qu’en cas de meurtre, un accusé devrait « préférer mourir plutôt que de tuer un innocent ». Ces règles n’envisageaient cependant pas la situation dans laquelle un accusé ne serait pas en mesure de sauver les victimes, quoi qu’il fasse. Or, c’est dans cette situation que l’accusé, d’après ses dires, se trouvait. Quel qu’ait été son choix, des innocents auraient perdu la vie et il ne disposait d’aucun pouvoir pour s’y opposer. Dès lors, étant donné que les sources de la common law (sans lesquelles on pourrait dire que les grands principes du droit retiennent la contrainte comme moyen de défense pour tous les crimes) n’ont pas abordé le problème qui se pose en l’espèce, et puisque le raisonnement étayant ces sources ne justifiait pas d’exclure la contrainte comme moyen de défense exonératoire de meurtre dans les circonstances qu’a vécues l’appelant, les grands principes du droit devraient permettre d’invoquer la contrainte comme moyen de défense, même pour avoir tué des innocents.

L’opinion dissidente du Juge Li concerne deux questions : 1) La contrainte, soit le fait d’obéir, sous menace de mort, à l’ordre d’un supérieur hiérarchique, peut-elle constituer un moyen de défense exonérant  complètement l'auteur du meurtre de civils innocents ?

2) La présente affaire devrait-elle être renvoyée devant la Chambre de première instance I pour être jugée ?

S’agissant de la première question, le Juge Li convient avec la majorité que la contrainte ne peut exonérer complètement un soldat accusé du meurtre de civils innocents ; il estime que la contrainte  peut être retenue comme circonstance atténuante , mais seulement lors de la détermination de la peine.

S’agissant de la deuxième question, le Juge Li est en désaccord avec la majorité des juges de la Chambre d’appel, estimant que celle-ci devrait procéder à un nouvel examen du dossier d’instance afin de déterminer si le jugement prononcé par la Chambre de première instance était juste et équitable. Il estime en effet que le plaidoyer de culpabilité  n’était pas  ambigu en  ce qui concerne le recours au moyen de la contrainte et qu’il reste valable, un chef d’accusation pour crime de guerre n’étant pas moins grave qu’un chef d’accusation pour crime contre l’humanité.

 


*****
Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie
Pour plus d'informations, veuillez contacter notre Bureau de presse à La Haye
Tél.: +31-70-512-8752; 512-5343; 512-5356 Fax: +31-70-512-5355 - Email: press [at] icty.org ()Le TPIY sur Twitter et Youtube