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Jugement rendu dans l’affaire Le procureur c/ Dragan Nikolić

CHAMBRES
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
(Destiné exclusivement à l’usage des médias. Document non officiel.)
La Haye, 18 décembre 2003
CC/P.I.S/ 812f

Jugement rendu dans l’affaire  Le procureur c/ Dragan Nikolić
L’accusé  condamné à  23 ans d’emprisonnement

Veuillez trouver ci-dessous le résumé du jugement rendu par la Chambre de 1ère instance II composée des Juges Schomburg (Président), Mumba  et Agius, tel que lu à l’audience de ce jour par le Juge Président:

RÉSUMÉ DU JUGEMENT

1.         Nous allons à présent donner lecture du résumé du jugement rendu par la Chambre de première instance. Le texte de ce résumé, qui ne fait pas partie intégrante du jugement, sera disponible en anglais, en français et en B/C/S, à l’issue de l’audience. Seul fait autorité le texte du jugement dans lequel sont exposées les constatations et les conclusions de la Chambre de première instance, ainsi que ses motifs. Le jugement sera également mis à la disposition des parties et du public à l’issue de cette audience.

2.         L’accusé Dragan Nikolić, alias « Jenki », Serbe de Bosnie âgé de 46 ans, a été la première personne mise en accusation par ce Tribunal le 4 novembre 1994. Le premier acte d’accusation modifié dressé à son encontre a été confirmé le 12 février 1999 ; il comptait 80 chefs d’accusation pour crimes contre l’humanité, infractions graves aux Conventions de Genève et violations des lois ou coutumes de la guerre. En l’espèce, l’accusé est tenu responsable des crimes particulièrement odieux commis au camp de détention de Sušica, situé près de la ville de Vlasenica dans la municipalité du même nom. Dragan Nikolić était l’un des commandants du camp, créé par les forces serbes en juin 1992.

3.         Dès le 4 novembre 1994, des mandats d’arrêts ont été délivrés contre Dragan Nikolić. Ces mandats étant restés sans suite, la procédure prévue par l’article 61 du Règlement a été engagée le 16 mai 1995. Le 20 octobre 1995, la Chambre de première instance a jugé qu’il existait des raisons suffisantes de croire que Dragan Nikolić avait commis toutes les infractions mises à sa charge dans l’acte d’accusation. La Chambre disait en outre que le défaut de signification de l’acte d’accusation et l’inexécution des mandats d’arrêts étaient imputables au défaut et au refus de coopération de l’ancien gouvernement serbe de Bosnie à Pale.

4.         L’accusé a finalement été arrêté vers le 20 avril 2000 par la SFOR en Bosnie‑Herzégovine, et immédiatement transféré au Tribunal, le 21 avril 2000.

5.         Le 4 septembre 2003, Dragan Nikolić a plaidé coupable des différents chefs du troisième acte d’accusation modifié, dans lequel il était tenu individuellement pénalement responsable, notamment, d’assassinat (chef 2), de complicité de viol (chef 3) et de torture (chef 4), en tant que crimes contre l’humanité. Le comportement criminel à l’origine de ces accusations servait également, en partie, de fondement à l’accusation ultime de persécutions portée au chef 1 sous la qualification de crime contre l’humanité. Il convient de rappeler qu’au moment où l’accusé plaidait coupable, la date de son procès était fixée et les premiers témoins déjà arrivés à La Haye pour déposer hors audience dans la semaine du 1er au 5 septembre 2003.

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6.         La Chambre de première instance a consacré beaucoup de temps durant la phase préalable au procès à statuer sur les questions de compétence.

7.         Le 17 mai 2001 et le 29 octobre 2001, la Défense a soulevé des exceptions préjudicielles d’incompétence en arguant de l’illégalité de l’arrestation de l’accusé. La Défense soutenait que l’arrestation, selon elle illégale, de l’accusé par des inconnus sur le territoire de l’ancienne République fédérale de Yougoslavie devait être imputée à la SFOR et à l’Accusation, et que, de ce fait, le Tribunal ne pouvait juger l’accusé. La SFOR avait arrêté celui-ci sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine après qu’il lui eut été remis par des inconnus. La Défense ajoutait que, quel qu’ait pu être en l’occurrence le rôle de l’Accusation, le Tribunal était, du fait même de l’illégalité de l’arrestation, incompétent en l’espèce.

8.         Le 9 octobre 2002, la Chambre de première instance a rejeté la demande de la Défense. Dans sa décision, elle devait juger si l’arrestation de l’accusé et son transfert ultérieur au Tribunal portaient atteinte à la souveraineté d’un État, aux droits de l’homme et/ou à la primauté du droit.

9.         La Chambre de première instance a conclu qu’il n’y avait eu ni collusion ni implication de la SFOR et de l’Accusation dans les actes illicites en cause. Elle a jugé qu’aux termes de l’article 29 du Statut et de l’article 59 bis du Règlement, la SFOR était tenue d’appréhender Dragan Nikolić et de le remettre au Tribunal.

10.        La Chambre de première instance a décidé qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu de violation de souveraineté d’un État, et ce, pour trois motifs : premièrement, elle a estimé qu’en raison de la relation verticale qu’entretenait le Tribunal avec les États, la souveraineté ne pouvait, par définition, jouer le même rôle que dans les relations horizontales d’État à État. Deuxièmement, la Chambre de première instance a rappelé qu’à aucun moment, avant que Dragan Nikolić ne franchisse la frontière séparant l’ancienne République fédérale de Yougoslavie de la Bosnie-Herzégovine, ni la SFOR ni l’Accusation n’avaient été mêlées à ce transfert. Troisièmement, elle a jugé que contrairement à ce qui se passe dans les affaires mettant en jeu les relations horizontales d’État à État, même s’il y avait eu violation de sa souveraineté, l’ancienne République fédérale de Yougoslavie aurait été, en l’espèce, tenue, aux termes de l’article 29 du Statut, de livrer l’accusé au Tribunal après le retour de celui-ci sur son territoire. C’est dans ce contexte que la Chambre a rappelé l’adage « dolo facit qui petit quod [statim]redditurus est », qui signifie « Agit avec tromperie celui qui demande ce qu’il devra rendre [immédiatement] ».

11.        La Chambre de première instance a tenu à rappeler le lien étroit qui existe entre l’obligation faite au Tribunal de respecter les droits de l’homme dont jouit l’accusé et celle qu’il a de veiller à la régularité de la procédure. Elle a conclu, toutefois, que les faits tenus pour acquis par les Parties n’établissaient en aucun cas que le traitement réservé à l’accusé par ses ravisseurs inconnus constituait une violation à ce point flagrante de ses droits qu’il interdisait en droit au Tribunal de juger celui-ci.

12.        La Défense a formé, le 24 janvier 2003, un appel interlocutoire contre cette décision, après que la Chambre de première instance l’eut certifié. La Chambre d’appel a rejeté l’appel de la Défense dans sa décision du 5 juin 2003. En premier lieu, la Chambre a conclu que même si la conduite des ravisseurs de l’accusé était imputable à la SFOR, auquel cas cette dernière devrait répondre d’une atteinte à la souveraineté d’un État, rien ne justifiait qu’en l’espèce, le Tribunal décline sa compétence. Pour parvenir à cette conclusion, la Chambre d’appel a mis en balance, d’une part, l’espoir légitime de voir traduites en justice les personnes accusées de crimes universellement réprouvés et, d’autre part, le principe de souveraineté des États et les droits fondamentaux de l’homme dont pouvait se prévaloir l’accusé.

13.        En second lieu, la Chambre d’appel a déclaré que certaines violations des droits de l’homme étaient à ce point graves qu’elles appelaient un déclinatoire de compétence. Cependant, souscrivant à l’appréciation portée par la Chambre de première instance sur la gravité de la violation présumée des droits fondamentaux de l’accusé, elle a conclu que ces droits n’avaient pas été violés de manière flagrante lors de son arrestation.

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14.        Le 2 septembre 2003, les Parties ont présenté un accord sur le plaidoyer reposant sur les faits reprochés dans la dernière version du troisième acte d’accusation modifié. La Chambre de première instance a accepté cet accord lors de l’audience consacrée au plaidoyer de culpabilité, le 4 septembre 2003.

15.        Les audiences consacrées à la peine se sont tenues du 3 au 6 novembre 2003. L’Accusation a cité trois témoins à comparaître et a présenté les déclarations écrites de deux victimes, ainsi que le rapport d’un témoin expert. La Défense a cité, pour sa part, deux témoins et produit les déclarations écrites de trois autres.

16.        Avant ces audiences, la Chambre de première instance avait d’office exigé la présentation de deux rapports d’expert, le premier sur l’application des peines et le deuxième sur le comportement social de l’accusé. À l’audience, M. Ulrich Sieber, professeur à l’Institut Max Planck de Droit pénal international et étranger de Fribourg, en Allemagne, a présenté, en sa qualité de témoin expert, le rapport sur l’application des peines, et Mme Nancy Grosselfinger, celui sur le comportement social de l’accusé.

17.        Prenant la parole en dernier, l’accusé a fait une déclaration dans laquelle il a exprimé ses remords et accepté l’entière responsabilité de ses actes.

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18.        La Chambre de première instance va à présent exposer brièvement les faits.

19.        Vers le 21 avril 1992, des forces serbes, comprenant des soldats de la JNA, des paramilitaires et des personnes armées originaires de la région, ont pris le contrôle de la ville de Vlasenica. De nombreux Musulmans et d’autres non-Serbes ont fui la région de Vlasenica, et, de mai 1992 à septembre 1992, ceux qui étaient restés ont été soit expulsés soit arrêtés.

20.        Vers la fin de mai 1992 ou le début de juin 1992, les forces serbes ont créé, à Sušica, un camp de détention géré par l’armée et la milice locale. Le camp de Sušica était le principal centre de détention de la région de Vlasenica et se trouvait à environ un kilomètre de la ville.

21.        Du début du mois de juin 1992 jusqu’au 30 septembre 1992 environ, Dragan Nikolić a été l’un des commandants du camp de détention de Sušica.

22.        Le camp de détention comportait deux bâtiments principaux et une petite maison. Les détenus étaient incarcérés dans un hangar de 50 mètres sur 30 environ. Entre la fin de mai et octobre 1992, pas moins de 8 000 civils musulmans et autres non-Serbes de Vlasenica et des villages environnants ont été détenus dans le hangar du camp de Sušica. Le nombre de personnes détenues en même temps dans le hangar variait généralement de 300 à 500. Le bâtiment était surpeuplé à l’extrême et les conditions de vie déplorables.

23.        Des hommes, des femmes et des enfants ont été détenus au camp de Sušica, parfois des familles entières. Les femmes et des enfants âgés de huit ans à peine étaient généralement détenus pendant de courtes périodes avant d’être transférés de force vers des territoires voisins contrôlés par les Musulmans.

24.        Bon nombre des détenues ont été victimes de violences sexuelles, et notamment de viol. Les gardiens du camp et d’autres hommes qui y étaient admis faisaient fréquemment sortir des femmes du hangar pendant la nuit. Lorsque ces femmes revenaient dans le hangar, elles étaient souvent en état de choc et de détresse.

25.        Dès septembre 1992, il ne restait quasiment plus de Musulmans ni d’autres non‑Serbes à Vlasenica.

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26.        La Chambre de première instance rappelle que l’accusé a reconnu l’exactitude de chacun des faits exposés dans le troisième acte d’accusation modifié et sur lesquels repose l’accord sur le plaidoyer. Elle rappelle, en outre, qu’elle est liée par la qualification retenue dans l’accord sur le plaidoyer et par les faits sur lesquels repose cet accord, et qui sont ceux exposés dans le troisième acte d’accusation modifié.

27.        S’agissant du chef d’assassinat, Dragan Nikolić a reconnu qu’il était individuellement pénalement responsable de la mort de neuf personnes : Durmo Handžić, Asim Zildžić, Rašid Ferhatbegović, Muharem Kolarević, Dževad Sarić, Ismet Zekić, Ismet Dedić, Mevludin Hatunić et Galib Musić.

28.        S’agissant du chef de complicité de viol, Dragan Nikolić a reconnu que du début de juin au 15 septembre 1992 environ, il avait lui-même fait sortir du hangar des détenues en sachant qu’elles allaient être violées ou victimes d’autres violences sexuelles, ou a de toute autre manière favorisé de telles pratiques. Ces violences sexuelles étaient le fait, entre autres, des gardiens du camp, des membres des forces spéciales et des soldats de la région.

29.        Des détenues ont été victimes de violences sexuelles dans des lieux divers, tels que la maison des gardiens, les maisons situées autour du camp, l’hôtel Panorama, qui servait de quartier général militaire, et là où ces femmes étaient emmenées pour être soumises au travail forcé. Dragan Nikolić a permis que des détenues, notamment des jeunes filles et des femmes âgées, fassent l’objet de menaces sexuelles dégradantes en présence des autres détenus se trouvant dans le hangar. Dragan Nikolić a favorisé ces pratiques en permettant aux gardiens, aux soldats et à d’autres hommes d’approcher régulièrement ces femmes ou en les incitant de toute autre manière à commettre ces violences sexuelles.

30.        S’agissant du chef de tortures, Dragan Nikolić a reconnu qu’il était pénalement responsable, du fait de ses agissements, des tortures infligées à cinq personnes. Dragan Nikolić a reconnu avoir déclaré, entre autres, à des détenus qui avaient été torturés : « Quoi ? Ils ne vous ont pas donné assez de coups. Si j’avais été à leur place, vous ne pourriez plus marcher. Ils ne savent pas y faire aussi bien que moi. » Il a également dit : « Je ne comprends pas que cet animal soit encore vivant. Il doit au moins avoir deux cœurs. »

31.        Dans le cadre des persécutions, Dragan Nikolić a soumis les détenus à des conditions de vie inhumaines (privation de nourriture, d’eau, de soins médicaux, de literie et de toilettes). Les détenus ont gravement souffert, psychologiquement et physiquement, du climat de terreur et des conditions de vie qui régnaient dans le camp.

32.        L’accusé a persécuté des détenus musulmans et non serbes en prêtant son concours à leur transfert forcé hors de la municipalité de Vlasenica. La plupart des femmes et enfants détenus ont été transférés soit à Kladanj soit à Cerska, en territoire contrôlé par les Musulmans de Bosnie.

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33.        La Chambre de première instance va à présent examiner le droit applicable à la peine. En plaidant coupable, l’accusé reconnaît l’exactitude des faits qui lui sont reprochés dans l’acte d’accusation et accepte de répondre de ses actes, ce qui favorise incontestablement la réconciliation. Lorsque l’accusé plaide coupable, les victimes n’ont pas à revivre leurs épreuves au risque de rouvrir d’anciennes blessures. Qui plus est, et même s’il ne s’agit pas là véritablement d’une circonstance atténuante importante, cela ménage les ressources du Tribunal.

34.        À la différence des aveux ou d’un simple plaidoyer de culpabilité, l’accord sur le plaidoyer offre l’avantage d’inciter les accusés à plaider coupable, mais présente deux inconvénients. En premier lieu, l’accusé ne reconnaît que les faits qui font l’objet de l’accord, lequel peut ne pas prendre en compte tous les points de fait et de droit en jeu. En second lieu, on pourrait penser que, selon le principe do ut des (donnant, donnant), l’accusé n’a pas accepté sans contrepartie de reconnaître sa responsabilité. En conséquence, il faut analyser les raisons qui ont poussé l’accusé à plaider coupable : Certains chefs d’accusation ont-ils été retirés ? Une peine a-t-elle été requise ? En tout état de cause, un accord sur le plaidoyer n’autorise pas la Chambre de première instance à manquer à sa mission qui est d’établir la vérité et de rendre justice aux peuples de l’ex‑Yougoslavie. Tout en considérant les accords sur les plaidoyers avec la plus grande prudence, il convient de rappeler que le Tribunal n’est pas l’ultime juge de l’Histoire. Pour les juges tout absorbés par les points essentiels d’une affaire portée devant le Tribunal international, il importe que justice soit faite et perçue comme telle.

35.        S’agissant de la peine, la Chambre de première instance tient à souligner que la culpabilité d’un accusé détermine la fourchette des peines applicables. Les autres fonctions et finalités de la peine ne peuvent jouer que dans le cadre de cette fourchette.

36.        La Chambre de première instance considère que la dissuasion et la rétribution sont des principes fondamentaux qui doivent être pris en compte dans la sentence. Dans la lutte contre les crimes internationaux graves, la dissuasion générale constitue une tentative d’intégrer ou de réintégrer dans la société des personnes qui se croient hors de portée du droit international pénal. Ces personnes doivent être avisées qu’à moins de respecter les normes universelles fondamentales du droit pénal, elles s’exposent non seulement à des poursuites, mais aussi à des sanctions de la part des tribunaux internationaux.

37.        La présente Chambre de première instance estime que la rétribution, loin d’assouvir un désir de vengeance, n’a pour finalité que d’exprimer comme il se doit l’indignation de la communauté internationale face à ces crimes.

38.        Une peine infligée par un tribunal international a également pour but essentiel de favoriser la prise de conscience des accusés, des victimes, des témoins et de l’opinion publique, et de les conforter dans l’idée que le droit est effectivement appliqué. En outre, une condamnation vise à rappeler à tout un chacun qu’il doit se plier aux lois et aux règles universellement acceptées. « Tous sont égaux devant les tribunaux et les cours de justice. » C’est là une règle fondamentale qui favorise l’intériorisation par les législateurs comme par le public de ces lois et de ces règles.

39.        S’agissant de la fourchette des peines applicables, la Défense a soulevé en l’espèce la question de l’applicabilité du principe de la lex mitior. La Chambre de première instance fait observer que si ce principe devait s’appliquer en l’espèce, c’est une peine d’emprisonnement déterminée qui devrait être prononcée et non pas une peine de prison pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité.

40.        La Chambre de première instance rappelle que le principe de la lex mitior est consacré, entre autres, par l’article 15, paragraphe 1, phrase 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui dispose :

Si, postérieurement à cette infraction, la loi prévoit l’application d'une peine plus légère, le délinquant doit en bénéficier.

41.        Toutefois, la Chambre estime que cette règle ne s’applique pas lorsque l’infraction a été commise dans un ressort différent de celui où son auteur est condamné. En cas de compétences concurrentes, aucun État n’est en principe tenu, en droit international, d’appliquer la fourchette des peines ou le droit de la peine de l’État où l’infraction a été commise. La Chambre de première instance estime, en conséquence, qu’elle n’est pas tenue de prononcer les sanctions plus légères prévues par la loi en vigueur dans la Republika Srpska en Bosnie‑Herzégovine. Aux termes du Statut, elle doit simplement les prendre en considération.

42.        Outre l’analyse de la fourchette des peines applicables aux crimes dont l’accusé a plaidé coupable dans les États créés sur le territoire de l’ex‑Yougoslavie et de la grille des peines qui leur sont appliquées, le rapport de M. Sieber relatif à la fixation des peines indique également les fourchettes des peines applicables dans 23 pays de par le monde. Cette étude montre que dans la plupart de ces pays, un meurtre assorti d’exactions prolongées et inspiré par des préjugés ethniques expose ou peut exposer son auteur à la réclusion à perpétuité. C’est sans doute en se fondant sur cette réalité que le Conseil de sécurité a prévu la prison comme seule sanction, sans aucune limite dans le temps, laissant au Tribunal le soin d’en fixer la durée.

*

43.        La Chambre de première instance va à présent examiner la gravité des infractions et les circonstances aggravantes.

44.        La Chambre de première instance conclut que le fait que Dragan Nikolić ait abusé des pouvoirs que lui conféraient ses fonctions de commandant du camp de Sušica constitue une importante circonstance aggravante. Dragan Nikolić a maltraité les plus vulnérables d’entre les détenus qui étaient soumis à ses quatre volontés.

45.        En outre, les effets immédiats des conditions de détention dans le camp de Sušica et les séquelles qu’elles ont laissées viennent aggraver les crimes de l’accusé. Il ne se passait pas un seul jour ni une seule nuit sans que Dragan Nikolić et d’autres ne se livrent à des actes barbares dans le camp. L’accusé frappait les détenus de manière brutale et sadique. Il les frappait à coups de pied, de poing, à l’aide de barres en fer, de manches de haches, de crosses de fusils, de coups‑de‑poing américains, de tuyaux métalliques, de matraques, de tuyaux de caoutchouc remplis de plomb, de morceaux et de battes de bois. L’un des aspects les plus terrifiants de ces actes était le plaisir que l’accusé y prenait.

46.        L’accusé faisait personnellement sortir des détenues de tous âges du hangar et les remettait entre les mains d’hommes dont il savait qu’ils allaient les violer ou leur infliger des violences sexuelles. Ainsi, les détenues passaient leur journée dans la hantise du sort que la nuit leur réservait.

47.        Les détenus souffrent encore des séquelles de leur détention à Sušica. Des témoins ont déclaré qu’à ce jour, ils éprouvaient encore des souffrances psychologiques au souvenir de leur détention.

48.        En outre, le nombre des victimes constitue une circonstance aggravante importante.

49.        Pour conclure, la Chambre de première considère comme particulièrement aggravantes les circonstances suivantes :

i)    Les actes de l’accusé étaient d’une brutalité inouïe et se sont poursuivis pendant une période relativement longue. Ces actes n’étaient pas isolés ; ils étaient l’expression d’un sadisme systématique.

ii)   L’accusé est resté sourd aux supplications de son frère qui le pressait d’arrêter, prenant, semble‑t‑il, plaisir à agir de la sorte.

iii)   L’accusé a abusé de son pouvoir, et plus particulièrement vis‑à‑vis des détenues qu’il soumettait à un traitement humiliant et dégradant, et à des violences psychologiques, verbales et physiques. Les détenues étaient ainsi contraintes de satisfaire les caprices de l’accusé, notamment en lui lavant et en lui badigeonnant les pieds de crème pour le détendre, et de se soulager devant les autres personnes présentes dans le hangar.

iv)  En raison de la gravité et de la brutalité toute particulière des sévices infligés, la Chambre de première instance considère que le comportement qualifié de torture constitue la forme extrême de ce crime, qui présente en fait tous les éléments essentiels d’une tentative de meurtre.

v)   Sous la supervision de l’accusé, les détenus étaient traités comme des esclaves et non comme des prisonniers.

vi)  Enfin, le nombre élevé de victimes dans le camp de Sušica et la multiplicité des actes criminels doivent être pris en compte.

50.        Pour conclure, si l’on tient compte uniquement de la gravité du crime et de toutes les circonstances aggravantes retenues, la Chambre de première instance conclut que la seule sanction qui puisse être prononcée est une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à la réclusion à perpétuité. Toutefois, il existe des circonstances atténuantes que la Chambre va à présent exposer.

51.        La Chambre de première instance s’attachera à quatre éléments particulièrement importants, à savoir i) l’accord sur le plaidoyer et le plaidoyer de culpabilité, ii) les remords exprimés, ii) la réconciliation et iv) le sérieux et l’étendue de la coopération que l’accusé a fournie à l’Accusation.

52.        Pour juger de l’incidence qu’un plaidoyer de culpabilité peut avoir sur la peine, la Chambre de première instance a examiné les rapports‑pays présentés par l’institut Max Planck et la jurisprudence des Tribunaux internationaux. En conclusion, la Chambre de première instance convient qu’un plaidoyer de culpabilité devrait être pris en considération dans la sentence, car il exprime la reconnaissance par l’accusé de sa responsabilité dans les crimes commis. La Chambre relève que dans la plupart des systèmes de droit interne étudiés, un plaidoyer de culpabilité ou des aveux constituent une circonstance atténuante.

53.        La Chambre de première instance estime que si le Tribunal considère un plaidoyer de culpabilité comme une circonstance atténuante, c’est, entre autres, parce que l’accusé contribue par là à l’établissement de la vérité au sujet du conflit dans l’ex‑Yougoslavie et à la réconciliation entre les communautés touchées par ce conflit. La Chambre de première instance rappelle qu’agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Tribunal a pour mission de contribuer à la restauration et au maintien de la paix et de la sécurité dans l’ex‑Yougoslavie, ce qui suppose qu’on arrive, dans la mesure du possible, à l’établissement de la vérité et à la réconciliation.

54.        La Chambre de première instance convient que l’accusé a exprimé des remords lors des audiences consacrées à la fixation de la peine. À ce propos, la Chambre rappelle que dans sa déclaration finale, l’accusé a fait savoir qu’il éprouvait un sentiment sincère de honte et de déshonneur.

55.        La Chambre de première instance tient également pour acquis que l’Accusation est convaincue du sérieux et de l’étendue de la coopération fournie par l’accusé. La Chambre considère que cet élément doit jouer dans le sens d’une réduction de la peine, car c’est la première fois qu’il était donné au Tribunal d’entendre parler du camp de Sušica et de la municipalité de Vlasenica. Ainsi, l’accusé a permis au Tribunal de remplir sa mission qui est d’établir les faits et la vérité.

56.        Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances atténuantes, la Chambre de première instance estime qu’une réduction importante de la peine s’impose.

57.        La Chambre de première instance va à présent fixer la peine.

58.        L’Accusation a requis une peine d’emprisonnement de quinze ans. Toutefois, la Chambre de première instance n’est pas liée, aux termes du Règlement, par les recommandations formulées en matière de peine dans un accord sur le plaidoyer de culpabilité. Après avoir mis en balance la gravité du crime et les circonstances aggravantes d’une part, et les circonstances atténuantes d’autre part, et après avoir pris en compte les finalités de la peine déjà évoquées, la Chambre de première instance conclut qu’elle ne peut pas suivre les réquisitions de l’Accusation. Compte tenu de la brutalité des actes, du nombre des crimes commis et de l’intention sous‑jacente d’humilier et d’avilir, la peine requise par l’Accusation serait injuste. La Chambre considère non seulement comme une décision raisonnable et responsable mais également nécessaire dans l’intérêt des victimes, de leurs proches et de la communauté internationale, d’infliger une peine plus lourde que celle recommandée par les parties.

59.        La Chambre de première instance est consciente que du point de vue des droits de l’homme, tout accusé qui a purgé la portion nécessaire de sa peine, doit avoir la possibilité de se réinsérer dès lors qu’il ne représente plus aucun danger pour la société et que tout risque de récidive a été écarté. Toutefois, avant d’être libéré et de pouvoir se réinsérer, l’accusé devra avoir purgé au moins la peine d’emprisonnement requise par l’Accusation. Pour conclure, la Chambre de première instance estime que la peine énoncée dans le dispositif ci‑après est une peine juste et proportionnée.

DISPOSITIF

Nous, Juges du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, créé par le Conseil de sécurité des Nations Unies conformément à la résolution 827 du 25 mai 1993, élus par l’Assemblée générale et compétents pour vous juger, Dragan Nikolić, et prononcer la peine appropriée,

APRÈS AVOIR ENTENDU votre plaidoyer de culpabilité,

APRÈS VOUS AVOIR RECONNU COUPABLE des chefs 1 à 4 du troisième acte d’accusation modifié,

PAR CES MOTIFS,

VOUS CONDAMNONS, Dragan Nikolić, À UNE PEINE UNIQUE pour les chefs suivants :

Chef 1 : Persécutions, un crime contre l’humanité, incluant

Chef 2 : Assassinat, un crime contre l’humanité,

Chef 3 : Viol, un crime contre l’humanité,

Chef 4 : Torture, un crime contre l’humanité.

NOUS VOUS CONDAMNONS, Dragan Nikolić, à  23 années d’emprisonnement et

DISONS que vous avez droit, à compter de la date du présent Jugement, à ce que la période de 3 ans, 7 mois et 29 jours calculée à compter de la date de votre arrestation le 20 avril 2000, ainsi que toute période supplémentaire que vous passerez en détention dans l’attente d’une décision en appel, soient décomptées de la durée de la peine.

En vertu de l’article 103 C) du Règlement, vous resterez sous la garde du Tribunal international jusqu’à ce que soient arrêtées les dispositions nécessaires à votre transfert vers l’État dans lequel vous purgerez votre peine.


Le texte intégral du Jugement (en anglais seulement, provisoirement) est disponible sur demande aux Services d’Information ainsi que sur le site Internet du Tribunal.