Affaire no IT-02-60-T
Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Volodymyr Vassylenko
Mme le Juge Carmen Maria Argibay
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision du :
18 septembre 2003
c/
VIDOJE BLAGOJEVIC
DRAGAN JOKIC
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE CLARIFICATION DE LA DÉCISION ORALE CONCERNANT L’ADMISSIBILITÉ DE DÉCLARATIONS D’ACCUSÉS
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Le Bureau du Procureur :
M. Peter McCloskey
Les Conseils des Accusés :
M. Michael Karnavas et Mme Suzana Tomanovic pour Vidoje Blagojevic
M. Miodrag Stojanovic et Mme Cynthia Sinatra pour Dragan Jokic
LA SECTION A DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre de première instance » ou la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une requête de l’Accusation aux fins de clarification d’une décision orale concernant l’admissibilité de déclarations des Accusés (Prosecution’s Motion for Clarification of Oral Decision regarding Admissibility of Accused’s Statements , ci-après la « Requête »), déposée le 30 juin 2003 et par laquelle l’Accusation demande à la Chambre de première instance de clarifier sa décision orale du 22 mai 2003.
1. Avant le début de la déposition de Jean-René Ruez le 15 mai 2003, l’Accusation a fourni à la Chambre de première instance et aux avocats des Accusés Vidoje Blagojevic et Dragan Jokic (respectivement la « Défense de Blagojevic » et la « Défense de Jokic ») une liste des pièces à conviction dont elle proposait le versement par l’intermédiaire de son premier témoin, M. Ruez, qui pendant près de six ans a enquêté pour le Bureau du Procureur sur les affaires liées aux événements survenus à Srebrenica et aux alentours pendant l’été et l’automne 19951. Cette liste de pièces à conviction et des copies des pièces en question ont été distribuées parce que la Chambre de première instance avait, lors de la conférence préalable au procès, demandé que chaque partie lui fournisse une telle liste à elle et à la partie adverse (ou aux parties adverses) un à deux jours avant la comparution de chaque témoin.
2. Le 16 mai 2003, l’Accusation a informé la Chambre de première instance et les deux équipes de défenseurs qu’elle se proposait de demander le versement de trois pièces supplémentaires par l’intermédiaire de ce témoin. Elles figuraient toutes sur la liste des pièces à conviction de l’Accusation et avaient été communiquées précédemment aux deux équipes de la Défense2. Les trois pièces supplémentaires (les « Pièces proposées ») sont : 1) la transcription de l’interrogatoire de Dragan Obrenovic mené par Jean-René Ruez le 2 avril 2000 (« P.25.1 ») ; 2) la transcription de l’interrogatoire de Dragan Jokic mené par Jean-René Ruez le 14 décembre 1999 (« P.26.1 ») ; et 3) la transcription de l’interrogatoire de Dragan Jokic mené par Jean-René Ruez le 1er avril 2000 (« P.26.2 »).
3. L’Accusation a produit les Pièces proposées le 19 mai 20033 et elle en a demandé le versement au dossier le 22 mai 20034, après le contre-interrogatoire de M. Ruez par la Défense de Blagojevic et par celle de Jokic. La Défense de Jokic s’est opposée à l’admission des deux interrogatoires de son client, à savoir les pièces P26.1 et P26.25.
4. Après avoir entendu les parties et examiné le contexte dans lequel les déclarations ont été recueillies, tel que décrit par M. Ruez lors de son témoignage, la Chambre de première instance a considéré qu’en application de l’article 89 D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), les interrogatoires de Dragan Jokic et de son ex-coaccusé Dragan Obrenovic n’étaient pas admissibles dans les circonstances du moment (la « Décision orale »). En rendant cette décision, la Chambre de première instance s’est déclarée particulièrement préoccupée par l’atteinte au droit d’un accusé à garder le silence qui pourrait se produire si l’on permettait à un autre accusé de contre-interroger l’auteur de la déclaration. La Chambre de première instance a considéré en outre que si un accusé renonce à son droit de garder le silence et que les équipes de la Défense ont l’occasion de le contre-interroger au sujet de la déclaration, l’Accusation pourra réintroduire les déclarations à travers ce témoin et la Chambre de première instance tiendra alors compte du témoignage de M. Ruez et du contexte dans lequel les interrogatoires ont été menés6.
5. Le 30 juin 2003, l’Accusation a déposé une requête aux fins de clarification de la Décision orale (la « Requête »). Par la suite, le 14 juillet 2003, la Défense de Jokic a déposé une requête aux fins de l’exclusion de déclarations, qui contenait également sa réponse à la requête de l’Accusation aux fins de clarification de la Décision orale (Mr. Jokic’s Motion to Exclude Statements and Response to Prosecution’s Motion for Clarification of Oral Decision Regarding Admissibility of Statements, ci-après la « Requête et réponse de Jokic »). Elle s’y opposait à l’admission des pièces P26.1 et P26.27, qu’elle jugeait inadmissibles au regard des articles 21 2) et 21 4) g) du Statut et des articles 95, 42 A) iii) et 89 B) et D) du Règlement du Tribunal. Estimant que la Requête et réponse de Jokic développait surtout des arguments précédemment avancés par la Défense de Jokic le jour où l’Accusation avait produit les interrogatoires en question mais qu’elle en présentait quelques nouveaux, la Chambre de première instance a permis à l’Accusation de déposer une réponse et réplique globale8. L’Accusation a déposé sa réponse le 30 juillet 20039. La Défense de Blagojevic n’a pas déposé de réponse à la Requête.
6. L’Accusation souhaite obtenir le versement au dossier d’un interrogatoire de l’ex-coaccusé Dragan Obrenovic et de deux interrogatoires de l’Accusé Dragan Jokic menés par des membres de ses services. Les deux défendeurs10 ont été interrogés avant qu’un acte d’accusation ne soit dressé à leur encontre, si bien qu’à proprement parler, ils n’étaient pas alors des « accusés »11. Les défendeurs se sont présentés pour être entendus en réponse à une convocation émise par l’Accusation en vertu des articles 18 2) du Statut et 39 i) du Règlement 12. La Chambre de première instance a reçu copie de la convocation adressée à Dragan Jokic, signée le 8 novembre 1999, dans laquelle il était indiqué qu’il serait interrogé en qualité de suspect et qu’il devrait fournir une déclaration dans le cadre de l’enquête sur des crimes commis en 1995 à Srebrenica et alentour13. La convocation de 1999 précisant que M. Jokic était convoqué en qualité de suspect, la Chambre de première instance rejette l’argument soulevé par ses avocats selon lequel il n’aurait su qu’en avril 2000 qu’il était considéré comme un suspect14. Pour se prononcer sur l’admissibilité de ces interrogatoires, la Chambre de première instance va tout d’abord déterminer s’ils ont été menés dans le respect de la procédure exposée aux articles pertinents du Règlement du Tribunal.
A. Les interrogatoires ont-ils été menés dans le respect du Statut et du Règlement du Tribunal ?
7. L’article 18 3) du Statut et l’article 42 du Règlement du Tribunal garantissent au suspect des droits lors de son interrogatoire par l’Accusation15. L’Accusation doit l’en informer dans une langue qu’il comprend avant le début de l’interrogatoire. Parmi ces droits, figurent celui d’être assisté d’un conseil de son choix, celui de disposer d’un interprète et celui de garder le silence.
8. L’article 43 du Règlement énonce la procédure qui préside à l’interrogatoire des suspects16. Il dispose que les interrogatoires du suspect doivent être enregistrés, que les pauses doivent être signalées dans le dossier et que le suspect doit recevoir copie de l’enregistrement. L’enregistrement sonore est transcrit si le suspect devient accusé.
9. En l’espèce, les droits de Dragan Obrenovic et de Dragan Jokic garantis par l’article 42 du Règlement ont été respectés. Un interprète était présent pour traduire de l’anglais au B/C/S et vice-versa lors des trois interrogatoires17. Au début de chacun d’eux, l’Accusation a informé le suspect de son droit à garder le silence et elle a averti les deux hommes que tout ce qu’ils diraient pendant leur interrogatoire pourrait être utilisé comme moyen de preuve18. Rien ne permet de conclure que l’un ou l’autre de ces hommes ait été forcé ou contraint de se présenter pour l’interrogatoire ou de répondre aux questions posées par l’Accusation. La Chambre de première instance conclut que les deux hommes ont sciemment et volontairement renoncé à leur droit de garder le silence.
10. Dragan Obrenovic et Dragan Jokic ont tous deux bénéficié de l’assistance du conseil qui les accompagnait lorsqu’ils se sont présentés pour leur interrogatoire. De fait, les deux hommes ont reçu l’assistance du même conseil. La Défense de Jokic soutient que la représentation des deux hommes par le même conseil constitue un conflit d’intérêts, qui rend les déclarations inadmissibles. À ce stade de son analyse, la Chambre de première instance se contentera de déterminer, sur la base de la transcription des interrogatoires, si M. Obrenovic et M. Jokic étaient tous deux informés de leur droit à être representés par le conseil de leur choix, conformément à l’article 42 A) i) du Règlement, et s’il y a eu une quelconque atteinte manifeste à leur jouissance de ce droit19. Lors de son premier interrogatoire en décembre 1999, M. Jokic a répondu ce qui suit au représentant de l’Accusation qui l’informait de son droit d’être assisté du conseil de son choix : « Je ne suis pas juriste et je ne connais pas grand-chose au droit. Je voudrais que M. Krstan Simic me représente en qualité d’avocat »20. Après avoir été informés de leurs droits en avril 2000, aussi bien M. Jokic que M. Obrenovic ont indiqué que M. Simic était le conseil de leur choix21. M. Simic a assisté à l’intégralité des trois interrogatoires en question. En se fondant sur les informations données par les défendeurs à l’Accusation et sur leur comportement à l’époque des interrogatoires, la Chambre de première instance conclut que Dragan Obrenovic et Dragan Jokic étaient représentés par le conseil de leur choix.
11. Dragan Obrenovic et Dragan Jokic ont été informés que leurs déclarations seraient enregistrées conformément à l’article 43 du Règlement22. Les interrogatoires ont été enregistrés puis transcrits en application de l’article 43 vi), lorsque M. Obrenovic et M. Jokic sont devenus des accusés.
12. Ayant examiné les pièces P25.1, P26.1 et P26.2 et pris en compte le témoignage de M. Ruez, la Chambre de première instance conclut que les interrogatoires de MM. Obrenovic et Jokic ont été menés dans le respect de la procédure énoncée aux articles 42 et 43 du Règlement et que, du point de vue procédural, les Pièces proposées sont admissibles.
B. Admissibilité des Pièces proposées au dossier des preuves en l’espèce
13. Ayant jugé les déclarations admissibles du point de vue procédural, la Chambre de première instance doit maintenant décider si les déclarations en question doivent être admises, en tenant compte du Règlement du Tribunal, de la Directive pour l’admission d’éléments de preuve qu’elle avait émise23, ainsi que des dispositions pertinentes du Statut du Tribunal24.
14. L’article 89 du Règlement (« Dispositions générales ») dispose notamment ce qui suit :
[…]
B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un Règlement équitable de la cause.
C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.
D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.
[…]
15. On peut lire ce qui suit au paragraphe 8 de l’annexe jointe à la Directive :
La règle dite du « meilleur élément de preuve » sera appliquée par la Chambre de première instance pour trancher les questions dont elle est saisie. Autrement dit, la Chambre se fondera sur le meilleur élément de preuve disponible dans les circonstances de l’espèce, et il est enjoint aux parties de produire leurs moyens de preuve en tenant compte de ce principe. On déterminera quel est le meilleur élément de preuve en fonction des circonstances propres à chaque document, ainsi que de la complexité de l’espèce et des investigations qui l’ont précédée.
16. En outre, le paragraphe 9 de l’annexe à la Directive dispose ce qui suit :
L’article 95 du Règlement prévoit l’exclusion d’éléments de preuve obtenus irrégulièrement . Cet article dispose que n’est recevable aucun élément de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission, allant à l’encontre d’une bonne administration de la justice, lui porterait gravement atteinte. En conséquence, la Chambre de première instance précise d’emblée qu’en application de l’article 95 du Règlement, des déclarations non volontaires obtenues par des moyens abusifs ne peuvent être admises. S’il existe une présomption que de tels moyens ont été utilisés, il incombe à la partie qui demande l’admission de ces éléments de prouver que la déclaration était volontaire, et qu’elle n’a pas été obtenue par des moyens abusifs25.
1. L’interrogatoire de Dragan Obrenovic
17. Lorsque l’Accusation a ajouté la pièce P25.1 à la liste des pièces qu’elle se proposait de soumettre par l’intermédiaire de M. Ruez, Dragan Obrenovic était déjà accusé en l’espèce. Lorsque l’Accusation a souhaité verser cette pièce au dossier, M. Obrenovic avait déjà plaidé coupable de l’un des chefs de l’acte d’accusation et son cas a ensuite fait l’objet d’une disjonction d’instances. Le nom de Dragan Obrenovic figure actuellement sur la liste des témoins que l’Accusation entend citer en l’espèce26. En considérant Dragan Obrenovic comme un futur témoin plutôt que comme un accusé, la Chambre de première instance estime qu’il vaut mieux se prononcer sur l’admissibilité de sa déclaration au moment où il viendra témoigner. À cet égard, la Chambre de première instance rappelle les décisions prises jusqu’à présent en l’espèce concernant l’admissibilité des déclarations préalables des témoins comparaissant devant elle27. Partant, elle sursoit à statuer sur l’admission de la pièce P25.1 jusqu’à ce que M. Obrenovic vienne témoigner en l’espèce et que sa déclaration soit soumise par l’une des parties à l’instance.
2. Les interrogatoires de Dragan Jokic
18. La Chambre de première instance estime que l’admissibilité des deux interrogatoires de l’Accusé Dragan Jokic soulève des questions sérieuses. La Chambre commencera par examiner le contexte dans lequel ces interrogatoires se sont déroulés. Sur la base de ses constatations à ce sujet, elle déterminera si leur admission est conforme au Règlement du Tribunal et à la Directive qu’elle a émise. Enfin, au cas où la Chambre jugerait les déclarations admissibles, elle s’attachera à déterminer si, dans un procès à plusieurs accusés, il est acceptable de verser au dossier la déclaration de l’un des accusés, sachant qu’un autre accusé peut se trouver privé de son droit à contre-interroger l’auteur de la déclaration si celui-ci invoque son droit de garder le silence, empêchant ainsi le second accusé de mettre pleinement à l’épreuve des moyens qui pourraient être retenus à son encontre.
a. Le contexte dans lequel les interrogatoires se sont déroulés
19. Nous l’avons vu, les deux interrogatoires de Dragan Jokic se sont déroulés conformément aux articles 42 et 43 du Règlement du Tribunal. La Chambre de première instance estime qu’en principe, et étant donné que ces articles et l’article 63 ont été inclus dans le Règlement du Tribunal, une fois qu’un suspect ou un accusé renonce à son droit de garder le silence, le résultat de tout interrogatoire par des membres de l’Accusation (en l’espèce, aussi bien des personnes ayant participé à la phase de l’enquête que des personnes intervenues après la mise en accusation) peut être utilisé dans toute procédure concernant ce suspect ou accusé28. C’est en raison des circonstances dans lesquelles ces déclarations ont été recueillies que la Chambre de première instance estime nécessaire de déterminer, en outre, si leur admission à ce stade de l’instance servirait l’intérêt de la justice et aiderait en définitive la Chambre de première instance à se prononcer sur la responsabilité pénale individuelle des Accusés en l’espèce.
i. Le conseil de Dragan Jokic
20. La Chambre de première instance est préoccupée par le fait qu’un même conseil ait assisté, lors de leur interrogatoire par l’Accusation, M. Jokic et d’autres suspects censés avoir appartenu à la Brigade de Zvornik29. La Défense de Jokic fait valoir qu’il incombait à l’Accusation d’informer son client de ce qui, selon la Défense, semble constituer un conflit d’intérêts30 et de lui demander s’il renonçait à son droit d’être représenté par un conseil n’ayant aucun conflit d’intérêts31 mais la Chambre de première instance estime que l’Accusation s’est acquittée des obligations inscrites aux articles 42 et 43 du Règlement, en vérifiant que M. Jokic était accompagné du conseil de son choix lors des interrogatoires. Il n’appartenait pas à l’Accusation de mettre en doute le choix de M. Jokic en la matière, ni de s’en mêler. C’est le conseil et la personne qui l’engage qui doivent au premier chef s’assurer que le conseil choisi n’est pas aux prises avec un conflit d’intérêts. Il ressort de la pièce P26.2 qu’à l’époque de l’interrogatoire d’avril 2000, M. Jokic savait que M. Simic représentait d’autres membres de la brigade de Zvornik et il a quand même choisi de poursuivre l’interrogatoire en étant assisté par M. Simic. Si, de par sa profession, ce dernier était tenu de discuter du problème avec son client voire de refuser de le représenter, l’Accusation n’était en revanche pas obligée de se pencher sur le choix de M. Simic par M. Jokic, sauf dans la mesure où elle devait informer le second qu’il avait le droit d’être assisté du conseil de son choix, ce qu’elle a fait.
21. Cela étant, la Chambre de première instance est fondée à se demander si M. Simic a apporté à M. Jokic l’assistance juridique qu’il convient durant les interrogatoires. Nous l’avons dit, M. Simic représentait d’autres membres de la brigade de Zvornik et la Défense de Jokic allègue qu’il a révélé des informations confidentielles à des clients dont les intérêts différaient de ceux de Jokic32. À titre d’exemple, la Défense de Jokic soutient que M. Simic a refusé d’intervenir pour mettre un terme à l’interrogatoire quand M. Jokic s’est plaint d’être fatigué, qu’il a fait le jeu de l’Accusation lors de l’interrogatoire33 et qu’il a refusé à plusieurs reprises de discuter en privé avec M. Jokic alors que celui-ci le lui demandait explicitement34.
22. La Chambre de première instance juge que la transcription des interrogatoires corrobore ces griefs. Cependant, elle estime également que même si M. Simic n’a peut-être pas fourni ce qu’on considère généralement comme une assistance juridique de qualité, M. Jokic demeurait libre de refuser tout simplement de répondre aux questions qui lui étaient posées et de mettre un terme à l’interrogatoire. Rien dans le dossier ne permet de conclure que l’Accusation ait forcé ou contraint M. Jokic à répondre aux questions qui lui étaient posées ; cela ressort clairement de la transcription des interrogatoires et du témoignage de M. Ruez. De fait, M. Jokic avait la possibilité de choisir un autre conseil pour l’assister durant les interrogatoires. En outre, M. Jokic savait que M. Simic représentait d’autres membres de la brigade de Zvornik à l’époque des interrogatoires et a tout de même gardé M. Simic comme conseil. N’en sachant pas plus sur les raisons qui ont poussé M. Jokic à agir ainsi, la Chambre de première instance ne peut formuler aucune conclusion sur la question d’un éventuel conflit d’intérêts et sur celle de savoir si M. Jokic a effectivement consenti en connaissance de cause à être représenté par M. Simic en dépit de l’existence possible d’un conflit d’intérêts. Ce n’est que lorsqu’elle aura à sa disposition davantage de preuves à ce sujet que la Chambre de première instance se prononcera définitivement sur la question de savoir si le choix de M. Jokic a eu des conséquences sur le plein exercice de son droit à être assisté d’un conseil.
ii. « Les techniques d’interrogatoire » de l’Accusation
23. La Chambre de première instance rejette l’argument de la Défense de Jokic selon lequel les « techniques d’interrogatoire » de l’Accusation « ne sont pas du nombre des moyens d’interrogatoire juridiquement acceptables aux yeux des promoteurs des idéaux du TPIY » et ont conféré un caractère coercitif aux interrogatoires35. À l’appui de cette allégation, la Défense de Jokic semble invoquer la durée des interrogatoires et le fait qu’ils étaient fatiguants pour les suspects. Contrairement à la Défense de Jokic, la Chambre de première instance n’estime pas utile d’entendre le témoignage d’un expert pour établir que le caractère coercitif et trompeur des tactiques d’interrogatoire compromettait la fiabilité du résultat des interrogatoires 36. Pour la Chambre de première instance, rien ne prouve que les interrogatoires présentaient un caractère coercitif37. Partant, elle estime que l’article 95 du Règlement, invoqué par la Défense de Jokic dans sa Requête et réponse, n’est pas applicable en l’espèce.
iii. Situation de Dragan Jokic
24. La Chambre de première instance rappelle que, lors de ses interrogatoires par l’Accusation, Dragan Jokic avait la qualité de suspect ; comme tout suspect, il ne souhaitait pas quitter ces séances en étant « élevé » au rang d’accusé. On peut raisonnablement s’attendre à ce que toute personne se présentant à une séance de ce type minimise son rôle dans des activités criminelles et souligne, voire exagère, celui d’autres personnes, afin de détourner l’attention sur elles. À la différence des témoins comparaissant devant ce Tribunal, un suspect sur le point d’être interrogé n’est pas tenu de prononcer la déclaration solennelle38. Sans se prononcer spécifiquement sur les interrogatoires de M. Jokic ni essayer de préjuger de sa personnalité ou de sa sincérité, la Chambre de première instance estime que les propos tenus lors de ces interrogatoires sont d’une véracité intrinsèquement douteuse et ne suffisent pas à établir au-delà de tout doute raisonnable que les faits soumis au jugement de la Chambre ont été prouvés.
b. Admissibilité des déclarations au regard du Règlement et de la Directive
25. Comme le répète la Défense de Jokic, ce dernier ne connaissait pas bien ses droits et c’est pourquoi il a demandé à bénéficier de l’assistance d’un avocat pendant son interrogatoire par l’Accusation. De fait, les articles 18 3) du Statut et 42 du Règlement n’ont pas pour objet de garantir la présence d’un conseil aux côtés du suspect pendant qu’il est interrogé mais de lui assurer une assistance dans ce cadre. La Chambre de première instance étant tenue d’exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable, elle estime que, dans l’ensemble, le conflit d’intérêt allégué concernant le conseil qui assistait M. Jokic lors des interrogatoires et le comportement dudit conseil peuvent être considérés comme ayant contribué à sa décision de ne pas admettre les interrogatoires à ce stade de la procédure, bien qu’ils ne suffisent pas pour qu’elle prive l’Accusation et elle-même des faits pertinents qui pourraient figurer dans les interrogatoires de Dragan Jokic.
26. Dans la Directive, la Chambre de première instance a estimé qu’il convenait d’appliquer la règle du meilleur élément de preuve. S’agissant des faits qu’on pourrait extraire des pièces P26.1 et P26.2 et qui seraient pertinents pour la détermination de la responsabilité pénale individuelle de M. Jokic, la Chambre de première instance compte que l’Accusation dispose de sources supplémentaires ou de rechange plus fiables, concernant les faits qui doivent être établis en l’espèce. La Chambre préférera s’appuyer sur ces éléments de preuve, d’une fiabilité plus sûre. De fait, si elle devait admettre les interrogatoires de Dragan Jokic à ce stade, la Chambre ne pourrait pas leur accorder un grand poids et ne s’appuierait certainement pas uniquement sur eux pour déterminer qu’une allégation donnée a été prouvée au-delà de tout doute raisonnable.
27. Partant, la Chambre de première instance refuse d’admettre les déclarations à ce stade de la procédure, étant donné que, d’une part, elle n’est pas en mesure d’accorder aux interrogatoires de Dragan Jokic le même crédit qu’à une source d’information à la fiabilité indiscutable permettant de trancher les questions qui se posent en l’espèce et, d’autre part, la représentation juridique de M. Jokic pendant les interrogatoires constitue pour elle un sujet de préoccupation. Si les circonstances venaient à changer et que des éléments de preuve supplémentaires, répondant aux préoccupations de la Chambre de première instance, devenaient disponibles, l’Accusation pourrait réintroduire sa requête aux fins d’admission des pièces P26.1 et P26.2 comme moyens de preuve.
c. Effet de l’admission des interrogatoires de Jokic sur son coaccusé Vidoje Blagojevic
28. Ayant jugé les déclarations inadmissibles pour le moment, la Chambre de première instance n’estime pas nécessaire de se pencher sur la question supplémentaire de l’effet potentiel de l’admission des interrogatoires de Dragan Jokic sur son coaccusé Vidoje Blagojevic. Si les circonstances changeaient et si l’Accusation demandait à nouveau l’admission des interrogatoires, la Chambre de première instance tiendrait compte des arguments avancés par l’Accusation et la Défense de Jokic, tout en gardant à l’esprit que la Défense de Blagojevic n’a présenté aucun argument à ce sujet et que le cas de Dragan Obrenovic, l’ex-coaccusé qui serait le plus affecté par l’admission des interrogatoires de Jokic, fait désormais l’objet d’une procédure distincte39.
29. En application de l’article 89 D) du Règlement et compte tenu de la Directive pour l’admission d’éléments de preuve, la Chambre de première instance CONFIRME la Décision orale, REFUSE l’admission des trois pièces à ce stade de la procédure, et précise que, dans le cas où les circonstances viendraient à changer, elle permettrait à l’Accusation de les soumettre à nouveau à son appréciation, à un stade ultérieur de la procédure.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 18 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance
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Liu Daqun
[Sceau du Tribunal]