DEVANT TROIS JUGES DE LA CHAMBRE D’APPEL

Devant : M. le Juge Antonio Cassese, Président

M. le Juge Haopei Li

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistés de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 14 octobre 1996

 

LE PROCUREUR

C/

TIHOMIR alias TIHOFIL BLASKIC

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DECISION RELATIVE A LA DEMANDE D’AUTORISATION
D’INTERJETER APPEL (PROTECTION DES VICTIMES ET DES TEMOINS)

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg M. Andrew Cayley

M. Gregory Kehoe

Le Conseil de la défense :

M. Zvonimir Hodak Mme Nela Pedisic

M. Russel Hayman

I

LA DEMANDE D'AUTORISATION D'INTERJETER APPEL

 

1. Dans une Requête datée du 8 octobre 1996, le Procureur sollicite l’autorisation d’interjeter appel contre la Décision du 2 octobre 1996 de la Chambre de première instance I relative aux Requêtes du Procureur des 24 juin, 30 août et 18 septembre 1996 concernant la protection de témoins.

2. Les motifs invoqués à l’appui de la demande d’autorisation, tels qu’exposés dans ladite Requête, sont les suivants :

i) Dans sa décision, la Chambre de première instance a erré dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, "n’a pas pris en considération l’importance de la protection des victimes et des témoins et a préféré considérer qu’il était urgent de commencer le procès, ce qui est incompatible avec les normes de droit international admises en matière de durée acceptable de la détention préventive";

ii) La Chambre de première instance a erré dans son application de l’article 69 du Règlement de procédure et de preuve, en ordonnant la communication du texte intégral des dépositions à charge, "sous peine pour l’Accusation de ne pouvoir offrir au procès les témoignages non communiqués au préalable";

iii) La Chambre de première instance a erré en ordonnant des mesures applicables à l’ensemble des témoins sans recourir à l’article 69(B) du Règlement, écartant ainsi "toute autre prise en considération de mesures de protection en faveur de témoins individuels, quelque justifiée que soit la protection du Tribunal dans leur cas."

II

LA REPONSE A LA DEMANDE

3. Après avoir obtenu l’autorisation des trois Juges, le Conseil de la Défense a transmis sa réponse par télécopieur au Greffe le 11 octobre 1996. L’accusé conteste la demande au motif que "le Procureur n’a nullement démontré que la mise en oeuvre de l’ordonnance de la Chambre de première instance présenterait un danger pour la sécurité d’éventuels témoins". L’accusé fait valoir un certain nombre d’arguments à l’appui de cette allégation principale. Il fait également observer que la demande du Procureur concerne les motifs de l’appel sur le fond, plutôt que la question des "motifs sérieux".

4. L’accusé soutient également que la demande du Procureur, invitant la Chambre de première instance à consulter la Division d’aide aux victimes et aux témoins, est inopportune en ce qu’elle tente de tourner le refus de ladite Chambre d’engager des débats ex parte avec le Procureur.

5. Pour ces motifs, l’accusé allègue "qu’il n’y a aucune raison de conclure à l’existence de motifs sérieux qui justifieraient que l’autorisation soit donnée au Procureur d’interjeter appel d’un jugement interlocutoire" et invite les trois Juges à rejeter la demande du Procureur.

III

LE CHAMP D’APPLICATION DE L’ARTICLE 72(B)(ii)

 

3. Cet article du Règlement a été appliqué dans l’affaire Delalic et al. (IT-96-21-AR72). Comme les trois Juges de la Chambre d’appel l’ont fait observer dans leur Décision du 14 octobre 1996 refusant l’autorisation d’interjeter appel, trois critères doivent être simultanément réunis chaque fois qu’une demande d’autorisation d’interjeter appel, introduite en vertu de l’article 72(B)(ii) du Règlement, doit être examinée :

1) la demande concerne-t-elle l’une des matières visées à l’article 73(A) ii, iii, iv, v ?

2) la demande est-elle futile, vexatoire, manifestement dénuée de tout fondement, destinée à abuser de la procédure du Tribunal ou tellement vague et imprécise qu’elle ne saurait être sérieusement prise en considération ?

3) la demande invoque-t-elle des "motifs sérieux", à savoir démontre-t-elle l’existence d’une erreur grave susceptible de causer un préjudice important à l’accusé ou de nuire à l’intérêt de la justice, ou soulève-t-elle des questions non seulement d’importance générale, mais qui exercent également une influence directe sur le développement futur de la procédure, dans la mesure où l’arrêt de la Chambre d’appel exercerait un impact considérable sur la future procédure devant la Chambre de première instance ?

IV

DISCUSSION

4. La combinaison des trois critères énumérés dans la Décision susmentionnée dans l’affaire Delalic et al. (IT-96-21-AR72) doit être présente pour que soit démontrée l’existence de "motifs sérieux" justifiant que l’autorisation d’interjeter appel soit accordée en vertu de l’article 72(B)(ii). La mise en oeuvre du premier critère fait immédiatement apparaître que la demande du Procureur, en ce qu’elle a trait à l’article 69 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal et à la protection de victimes et de témoins, ne concerne aucune des matières spécifiquement énoncées à l’article 73(A) ii, iii, iv et v.

5. De plus, la demande dont nous sommes saisis ne fait état, selon nous, d’aucun "motif sérieux" au sens de l’article 72(B)(ii). Il revient essentiellement à la Chambre de première instance de déterminer le type de protection qu’il convient d’accorder à un témoin en particulier. Bien que le Tribunal soit responsable, aux termes de l’article 22 du Statut, de la protection des victimes et des témoins, il ne peut perdre de vue le fait que l’accusé a droit à un procès équitable et diligenté. Pour ces raisons également, la demande est rejetée.

6. Cependant, les trois Juges font observer qu’il n’est nullement interdit au Procureur de déposer de nouvelles requêtes invitant la Chambre de première instance à ordonner des mesures de protection spécifiques, soit en invoquant une modification de la situation, soit en limitant sa demande à un nombre réduit de témoins. A cet égard, les trois Juges soulignent que l’article 75 du Règlement prévoit une série de mesures destinées à assurer la protection de victimes et de témoins. Bien que cette disposition du Règlement concerne le procès proprement dit, elle peut également s’appliquer par analogie à la phase de mise en accusation. En effet, comme l’article 75(A) du Règlement dispose que des mesures de protection peuvent être ordonnées par un Juge comme par une Chambre de première instance, et que l’article 69(C) est explicitement subordonné à l’article 75, ces deux articles peuvent s’appliquer simultanément.

7. Les trois Juges font également remarquer qu’en ce qui concerne la nature des mesures particulières de protection à proposer, le Procureur peut consulter la Division d’aide aux victimes et aux témoins, constituée en vertu de l’article 34 du Règlement de procédure et de preuve.

V

DISPOSITIF

Les trois Juges de la Chambre d’appel,

Statuant à l’unanimité,

Vu les motifs ci-avant exposés,

Vu l’article 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve,

REJETTENT la demande introduite par le Procureur aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel contre la décision de la Chambre de première instance I datée du 2 octobre 1996.

Fait en anglais et en français, la version anglaise faisant foi.

 

/signé/

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Antonio Cassese

Président

Fait ce quatorze octobre 1996

A La Haye, Pays-Bas

[Sceau du Tribunal]