LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. le Juge Antonio Cassese

M. le Juge Lal Chand Vohrah

M. le Juge Wang Tieya

M. le Juge Rafael Nieto-Navia

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 26 février 1998

 

 

LE PROCUREUR

C/

TIHOMIR BLASKIC

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DECISION SUR LA DEMANDE DE LA CROATIE AUX FINS D’EXAMEN DE L’ORDONNANCE SUR LA REQUÊTE DU PROCUREUR AUX FINS DE DÉLIVRANCE D’UNE ORDONNANCE CONTRAIGNANTE À LA RÉPUBLIQUE DE CROATIE POUR LA PRODUCTION DE DOCUMENTS ET SUR LA DEMANDE DE SURSIS À L’EXÉCUTION DE LADITE ORDONNANCE DU 30 JANVIER 1998

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Au Bureau du Procureur :

Mme Louise Arbour, Procureur
M. Mark Harmon

À la République de Croatie :

M. l’Ambassadeur Ivan Simonovic
M. Ivo Josipovic
M. David B. Rivkin Jr.
M. Lee A. Casey

Au Conseil de la Défense de Tihomir Blaskic :

M. Russell Hayman
M. Anto Nobilo

I. INTRODUCTION

1.     La présente Décision porte sur une Ordonnance contraignante confidentielle ex parte enjoignant la République de Croatie de produire des documents ("Ordonnance contraignante"), ordonnance rendue par la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("Tribunal international") le 30 janvier 19981. En vertu de cette Ordonnance, la Croatie était tenue de communiquer les documents qui y étaient indiqués au Bureau du Procureur le 27 février 1998 au plus tard.

2. Le 13 février 1998, la République de Croatie a, en application de l’article 108 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"), introduit une demande aux fins d’examen de l’Ordonnance contraignante ("Demande aux fins d’examen")2 pour les motifs suivants :

"a) L’Ordonnance du 30 janvier 1998 est fondamentalement contraire à l’Arrêt de la Chambre d’appel relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997

. . .

b) La Chambre de première instance a rendu ex parte son Ordonnance du 30 janvier 1998, sans que le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ne justifie pareille mesure

. . .

c) L’Ordonnance délivrée le 30 janvier 1998 par la Chambre de première instance [ soulève la] question [ ...] de savoir si les arrêts de la Chambre d’appel ont valeur de précédent et lient le Bureau du Procureur et les Chambres de première instance. . . ."

3. La République de Croatie a demandé un sursis à l’exécution de l’Ordonnance contraignante en attendant qu’il soit statué sur sa Demande aux fins d’examen. Elle a aussi mentionné qu’elle serait "heureuse" de pouvoir présenter ses arguments devant la Chambre de première instance si la Chambre d’appel le jugeait approprié3.

4. Le Procureur a déposé sa réponse à la Demande aux fins d’examen4 le 18 février 1998. Il y avançait que la Demande aux fins d’examen n’était pas fondée pour les raisons suivantes :

"i) l’Appelant n’a pas établi que [ l’Ordonnance contraignante porte sur des] "questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal" au sens du paragraphe A) de l’article 108 bis du Règlement. Par conséquent, l’Appelant n’a pas le droit d’interjeter un appel interlocutoire à la suite de cette Ordonnance.

ii) l’Appelant n’a justifié en aucune façon sa demande exceptionnelle de surseoir à l’exécution de l’Ordonnance en attendant qu’il soit statué sur l’appel."

5. La République de Croatie a ensuite déposé une réplique le 19 février 19985. La Défense n’a pas présenté de mémoire au sujet de cette Demande aux fins d’examen.

 

II. Applicabilité de l’article 108 bis du Règlement

6. L’article 108 bis du Règlement prévoit une procédure qui permet à un État concerné par une décision interlocutoire d’une Chambre de première instance de demander l’examen de ladite décision par la Chambre d’appel. Cet article stipule :

Article 108 bis

Requête d’un État aux fins d’examen

A) Un État directement concerné par une décision interlocutoire d’une Chambre de première instance peut, dans les quinze jours de ladite décision, demander son examen par la Chambre d’appel si cette décision porte sur des questions d’intérêt général relatives au pouvoir du Tribunal.

B) Le Procureur et la défense sont fondés à être entendus par la Chambre d’appel.

C) Si elle considère que la requête aux fins d’examen est recevable, la Chambre d’appel peut, si elle le juge opportun, surseoir à l’exécution de ladite décision entreprise.

D) L’article 116 bis B) s’applique mutatis mutandis.

 

7. Le libellé de l’article 108 bis indique clairement que deux conditions doivent être satisfaites pour qu’un État soit fondé à introduire un recours. Premièrement, l’État doit montrer qu’il est directement concerné par une décision interlocutoire de la Chambre de première instance. Deuxièmement, l’État est tenu de prouver que la décision interlocutoire de la Chambre de première instance porte sur des question d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal international.

8. La République de Croatie est indubitablement concernée par l’Ordonnance contraignante décernée par la Chambre de première instance I puisqu’elle est tenue, aux termes de ladite Ordonnance, de trouver, de recueillir et de produire les documents pour la date indiquée.

9. Nous avons tenu compte du fait que la République de Croatie est un État qui n’est pas partie au procès engagé contre l’accusé. L’article 108 bis contraint l’État concerné demandant l’examen d’une décision d’une Chambre de première instance à introduire son recours dans les 15 jours suivant la décision. La République de Croatie n’a pas déposé de requête devant la Chambre de première instance I afin d’obtenir l’annulation de l’Ordonnance contraignante parce que, selon elle, le Règlement ne prévoit pas qu’un État qui n’est pas partie au procès engage une procédure de ce type. La République de Croatie avance en outre qu’elle ne disposait pas de suffisamment de temps pour présenter, devant la Chambre de première instance, ses arguments concernant son droit à être entendue au sujet de l’Ordonnance contraignante.

10. Ayant dûment examiné les conclusions de la République de Croatie et de l’Accusation, nous estimons que l’Ordonnance contraignante pose la question de savoir si un État qui n’est pas partie au procès est fondé à contester une ordonnance pour la production de documents qui, selon cet État, contredit une décision de la Chambre d’appel. Nous en concluons que cette question est d’un intérêt général pour le Tribunal international parce qu’elle soulève des interrogations au sujet de l’étendue et de l’importance des droits qu’a un État qui n’est pas partie au procès à voir respecter la légalité au cours d’une telle procédure.

11. Nous déclarons par conséquent que la demande aux fins d’examen introduite par la République de Croatie est recevable.

12. Nous sursoyons à l’exécution de l’Ordonnance contraignante et renvoyons l’affaire devant la Chambre de première instance I afin qu’elle entende les arguments de la République de Croatie et des Parties au sujet de l’Ordonnance contraignante. Lorsqu’elle entendra ces arguments, la Chambre de première instance tiendra compte de l’arrêt de la Chambre d’appel du 29 octobre 19976.

 

III. DISPOSITIF

 

13. Par ces motifs, la CHAMBRE D'APPEL, en application de l’article 108 bis du Règlement

1) RENVOIE à l’unanimité l’affaire devant la Chambre de première instance I devant laquelle la République de Croatie et les Parties peuvent être entendues au sujet de l’Ordonnance contraignante enjoignant la République de Croatie de produire des documents ;

2) SURSOIT à l’unanimité à l’exécution de l’Ordonnance contraignante jusqu’à ce que la République de Croatie et les Parties aient été entendues par la Chambre de première instance I et que la Chambre de première instance ait statué sur cette affaire.

14. La Chambre d’appel reste autrement saisie de cette affaire.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président,

/signé/

Gabrielle Kirk McDonald

Fait le vingt-six février 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]


1. Ordonnance sur la requête du Procureur aux fins de délivrance d'une ordonnance contraignante à la République de Croatie pour la production de documents, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Affaire n° IT -95-14-T, Chambre de première instance I, 30 janvier 1998.

2. Demande de la Croatie aux fins d’examen de l’ordonnance sur la requête du Procureur aux fins de délivrance d’une ordonnance contraignante à la République de Croatie pour la production de documents et demande de sursis à l’exécution de ladite ordonnance du 30 janvier 1998, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR 108 bis, Chambre d’appel, 13 février 1998.

3. Ibid., p. 9 de la version en français.

4. Réponse du Procureur à la demande de la Croatie aux fins d'examen de l'Ordonnance de la Chambre de première instance du 30 janvier 1998 et demande de sursis à son exécution, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR 108 bis, Chambre d’appel, 18 février 1998.

5. Réplique de la République de Croatie à la réponse du Procureur à la demande de la Croatie aux fins d'examen de l'Ordonnance de la Chambre de première instance du 30 janvier 1998 et demande de sursis à son exécution, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR 108 bis, Chambre d’appel, 19 février 1998.

6. Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d'examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 97, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR 108 bis, Chambre d’appel, 29 octobre 1997.