LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I
Composée comme suit: M. le Juge Claude Jorda, Président
M. le Juge Haopei Li
M. le Juge Fouad Riad
Assistée de: M. Jean-Jacques Heintz, Greffier-adjoint
Décision rendue le: 4 avril 1997
LE PROCUREUR
C/
TIHOMIR BLASKIC
________________________________
DÉCISION SUR LEXCEPTION PRÉJUDICIELLE
SOULEVÉE PAR LA DÉFENSE AUX FINS DE REJETER
LACTE DACCUSATION POUR VICES DE FORME
(IMPRÉCISION/NOTIFICATION INADÉQUATE DES CHARGES)
________________________________
Le Bureau du Procureur:
M. Mark Harmon
M. Andrew Cayley
M. Gregory Kehoe
M. William Fenrick
Le Conseil de la Défense:
M. Anto Nobilo
M. Russell Hayman
1. En date du 16 décembre 1996, la Défense a soumis à la Chambre une exception préjudicielle "aux fins de rejeter lacte daccusation pour vice de forme (Imprécision/Notification inadéquate des charges)" (ci-après dénommée "la Requête"). Le Procureur par opposition en date du 20 janvier 1997 (ci-après dénommée "la Réponse") a répondu à la Requête. La Défense a répliqué à cette opposition par mémoire déposé le 3 février 1997 (ci-après dénommée "la Réplique"). La Chambre a entendu les parties au cours dune audience tenue les 12 et 13 mars 1997.
La Chambre va examiner les prétentions et moyens des parties puis discuter les points en litige.
I. ANALYSE DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
2. La Requête de la Défense vise lacte daccusation modifié, confirmé le 22 novembre 1996, formellement notifié à laccusé par la Chambre le 4 décembre 1996 en audience publique et qui se substitue à lacte daccusation initial, confirmé le 10 novembre 1995.
La Défense estime que les faits reprochés à laccusé dans ce nouvel acte daccusation modifié sont vagues et non circonstanciés eu égard au comportement criminel allégué de laccusé ainsi quaux circonstances de lieu, de temps, ainsi quà celles relatives aux victimes.
En conséquence, laccusé, dune part, ne peut pas préparer sa défense de manière adéquate et, dautre part, sexpose au risque dune double condamnation.
Il est demandé, dès lors, que le Procureur dépose un nouvel acte daccusation modifié et quà défaut, la Chambre prononce un non-lieu pour tous les chefs daccusation restés imprécis.
3. Le Procureur sollicite le rejet de la demande de laccusé; il a satisfait aux obligations juridiques imposées par le Statut du Tribunal Pénal International (ci-après dénommé "le Statut") et le Règlement de procédure et de preuve (ci-après dénommé "le Règlement") quant à la présentation des actes daccusation. Il se déclare néanmoins prêt à modifier lacte daccusation dans sa formulation quant aux précisions de lieu.
* *
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4. On peut distinguer dans largumentation de la Défense au soutien de son exception préjudicielle deux modes de raisonnement juridique:
Le premier porte sur la présentation générale de lacte daccusation jugée non conforme aux dispositions du Statut et du Règlement ainsi quaux normes contenues dans les instruments internationaux relatifs aux droits de lhomme et appliquées par les grands systèmes juridiques. Ce raisonnement conduit la Défense à dénoncer le manque de précisions de lacte daccusation quant au lieu et au moment de la commission des crimes allégués, à lidentité des victimes et à celle des participants aux exactions.
Le second porte sur le manque de précisions quant aux éléments mêmes constitutifs des infractions retenues, à savoir: un élément objectif tel que lexistence dun conflit armé international au soutien de lincrimination fondée larticle 2 du Statut et lélément intentionnel touchant au comportement supposé de laccusé, notamment pour caractériser la responsabilité du supérieur hiérarchique. Aussi, pour certaines incriminations, le manque de précisions quant à ces éléments constitutifs des infractions vicie-t-il totalement lacte daccusation sur ces chefs et devrait-il entraîner leur retrait pur et simple; il sagit notamment:
- des attaques illégales contre des civils et des édifices civils (chefs daccusation 2 et 3);
- de la destruction de biens exécutée sur une grande échelle (chef daccusation 10);
- de la dévastation que ne justifie pas les exigences militaires (chef daccusation 11);
- de la destruction ou de lendommagement délibéré dédifices consacrés à la religion ou à lenseignement (chef daccusation 12);
- de la prise de civils en otage (chef daccusation 16);
- de la prise dotages (chef daccusation 17).
5. La Chambre va discuter, à présent, chacune des questions juridiques posées à la lumière des arguments développés par chacune des parties -tant dans leurs écritures quau cours de laudience- et du contenu même de lacte daccusation modifié.
II. DISCUSSION
A. La présentation générale de lacte daccusation
6. La Défense expose (Point A de la Requête) quun acte daccusation doit relater de façon circonstanciée les faits à lappui de chaque élément de linfraction incriminée.
Elle invoque, à lappui de sa thèse, les articles pertinents du Statut (les articles 18 4. et 21 4.(a)) et du Règlement (larticle 47 (B)) ainsi que larticle 14 du Pacte International relatif aux Droits civils et politiques (ci-après dénommé "le Pacte International") et larticle 6 de la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de lHomme et des Libertés fondamentales (ci-après dénommée "la Convention Européenne des Droits de lHomme"). Elle rappelle que ces différentes dispositions ont pour objet de permettre à laccusé de préparer sa réfutation des charges portées contre lui. La majeure partie des systèmes de droit interne a la même exigence.
7. LAccusation interprète les textes visés par la Défense dans un sens plus restrictif, confortée par la jurisprudence même de ce Tribunal.
Pour le Bureau du Procureur, lacte daccusation doit fournir une description succincte des actes incriminés ainsi que de la participation de laccusé et de ses subordonnés. Cela est conforme aux textes pertinents du Statut et du Règlement, aux premières décisions rendues par le Tribunal en la matière mais aussi à linterprétation généralement donnée des instruments internationaux cités par chacune des parties. Laccusé doit ensuite être informé de façon circonstanciée de la nature et des motifs des accusations portées contre lui. Le Procureur demande à la Chambre de lui donner acte quil sest acquitté des obligations juridiques qui lui incombent.
8. Pour départager les thèses en présence la Chambre a estimé quelle devait interpréter les textes de son Statut et de son Règlement. Elle le fera à la lumière des décisions rendues tant par le Tribunal que par dautres instances.
1. Les textes
9. Larticle 18.4 du Statut dispose:
"Sil décide quau vu des présomptions, il y a lieu dengager des poursuites, le Procureur établit un acte daccusation dans lequel il expose succinctement les faits et le ou les crimes qui sont reprochés à laccusé en vertu du Statut". (italiques ajoutés)
Larticle 21 4. (a) du Statut dispose:
"Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes: (a) A être informée, dans le plus court délai dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle". (italiques ajoutés)
Le Règlement a explicité ces dispositions dans larticle 47 (B):
"Lacte daccusation indique le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant ainsi quune relation concise des faits de laffaire et la qualification quils revêtent". (italiques ajoutés)
10. La lecture littérale de ces textes amène la Chambre à constater que tout ce qui concerne, dans un acte daccusation, les faits mêmes de laffaire, doit être exposé ou relaté de façon succincte (article 18.4 du Statut) ou concise (article 47 (B) du Règlement). La nature ou les motifs de laccusation, -quil faut distinguer des faits proprement dits de laffaire dans la mesure où ceux-ci sont en quelque sorte le support nécessaire mais non obligatoirement suffisant de laccusation- doivent être portés à la connaissance de laccusé dans le plus court délai et de façon détaillée (article 21 4.(a) du Statut).
Ce dernier texte ne contredit pas les deux précédents susvisés. Lensemble de ces dispositions vise à garantir à laccusé les droits fondamentaux qui lui sont reconnus, à savoir: dune part, être informé des charges qui pèsent sur lui, et dautre part, être à même de préparer en temps utile sa défense.
11. Mais ces garanties ne se présentent pas de la même façon selon le moment de la procédure où lon se place. Il convient, à cet égard, de distinguer le moment où laccusé prend connaissance pour la première fois de lacte daccusation, de la phase consacrée à la préparation de sa défense, cette dernière se situant entre la délivrance de lacte et le début du procès.
Linformation concernant les charges, telles que contenues dans lacte daccusation est établie notamment en vue de la comparution initiale de laccusé prévue à larticle 62 ii) du Règlement. Cette notification dans le cadre de la comparution initiale devrait survenir dans un temps voisin de la confirmation de lacte daccusation prévue à larticle 47 (B) du Règlement. La relation des faits de laffaire à ce stade est nécessairement concise.
La préparation par laccusé de sa défense suppose un niveau dinformation plus détaillé, non disponible forcement dès létablissement de lacte daccusation. Larticle 21 4.(a) du Statut prévoit dailleurs explicitement lécoulement dun certain délai, même si ce délai doit être le plus court possible. Le texte parle de "nature et motifs" de laccusation, concept qui englobe non seulement les faits mais également les moyens de preuve au soutien des motifs de laccusation. Larticle 21 4.(a) -principe général du droit de laccusé à linformation la plus complète des charges pesant sur lui en vue de la préparation de sa défense dans les meilleures conditions- établit le cadre pour lexercice, par laccusé, de son droit à la communication des moyens de preuve réunis par le Procureur contre lui. Ce droit est organisé par le Règlement aux articles 66 et suivants. Larticle 66 (A), comme larticle 21 4.(a) du Statut, dit: "[dCès que possible après la comparution initiale de laccusé" et ajoute que le Procureur doit communiquer à laccusé "copie de toutes les pièces jointes à lacte daccusation lors de la demande de confirmation ainsi que toutes les déclarations préalables de laccusé ou des témoins à charge [...]", ce qui suggère bien que lacte daccusation noffre pas, lors de la confirmation et lors de la comparution initiale, le même type dinformations à mettre à la disposition de laccusé.
Il convient donc de distinguer entre létablissement de lacte daccusation régi par larticle 18 4. du Statut et larticle 47 (B) du Règlement et la production des moyens de preuve régie plutôt -mais non exclusivement- par larticle 21 4.(a) du Statut et les articles 66 et suivants du Règlement. Les deux droits sont inclus dans le même concept visant à garantir à laccusé la possibilité dorganiser sa défense en temps utile et en pleine connaissance de cause.
La Chambre a dailleurs eu loccasion, dans la présente instance, de se prononcer sur la production des moyens de preuve à exposer à laccusé, dans sa décision récente du 27 janvier 1997. Elle nentend donc pas revenir sur cette question, le présent débat portant sur les vices de forme que présenterait lacte daccusation.
Concernant cet acte, la Chambre rappelle quà ce stade de la procédure, il ne peut sagir que de "présomptions" (article 18.4 du Statut) et "[d]éléments de preuve suffisants pour soutenir raisonnablement quun suspect a commis une infraction relevant de la compétence du Tribunal [...]". (article 47 (A) du Règlement)
12. Sagissant des instruments internationaux pertinents auxquels il convient de se référer -comme dailleurs ly invite le Secrétaire général dans son Rapport1- la Chambre constate la similitude des rédactions des articles 14 3)a) du Pacte International et larticle 6 (3) (a) de la Convention Européenne des Droits de lHomme avec celle de larticle 21 4.(a) du Statut.
- larticle 6 (3) (a) de la Convention Européenne des Droits de lHomme:
"Tout accusé a droit notamment à:
(a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue quil comprend et dune manière détaillée, de la nature et de la cause de laccusation portée contre lui";
- larticle 14 3)a) du Pacte International:
"Toute personne accusée dune infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:
- à être informée, dans le plus court délai, dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle."
13. Néanmoins, la Chambre sestime tenue à présent dexaminer comment ces différents textes ont été interprétés notamment par les juridictions ou les organes compétents pour les appliquer ou les analyser.
2. Linterprétation et la pratique de ces textes
14. Il convient dabord dobserver que laccusé ne cite pas les sources des commentaires du Pacte International et de la Convention Européenne des Droits de lHomme qui lui paraissent favorables à sa thèse.
Nous nous attacherons successivement aux commentaires du Comité des Droits de Lhomme des Nations Unies sur le Pacte International puis à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de lHomme ainsi quà celle du Tribunal International:
a) Le Pacte International
15. Le Comité des Droits de lHomme des Nations Unies, à la suite de son examen des rapports soumis par les Etats qui mettent en lumière les problèmes qui peuvent se poser dans lapplication du Pacte, a estimé quen ce qui concerne lalinéa a) du paragraphe 3 de larticle 14: "on peut satisfaire aux conditions précises de lalinéa a) du paragraphe 3 en énonçant laccusation soit verbalement soit par écrit, à condition de préciser aussi bien le droit applicable que les faits allégués sur lesquels laccusation est fondée2".
La Chambre note quà la lumière de ce commentaire lobligation qui pèse sur lAccusation est de préciser, outre les dispositions juridiques visées, les faits qui servent au support de lacte daccusation. Le Comité na pas donné plus dindication sur la "nature et la cause" des accusations portées contre laccusé3. Mais aussi la Chambre note que linformation dont laccusé a besoin pour préparer sa défense na pas à être uniquement contenue dans lacte daccusation (cest-à-dire par écrit puisque laccusation peut être énoncée "soit verbalement soit par écrit").
b) La jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de lHomme
16. A la lumière de cette jurisprudence, la Chambre estime que linformation dont laccusé a besoin na pas à être uniquement contenue dans lacte daccusation.
Ainsi, dans larrêt Kamasinsky c/Autriche du 19 décembre 19894, la Cour Européenne avait-elle estimé que des explications orales portant uniquement sur les intitulés des infractions énoncées dans lacte daccusation (qui était rédigé dans une langue que laccusé ne comprenait pas) suffisaient à informer laccusé de la nature et des motifs des accusations portées contre lui selon les dispositions de larticle 6 (3) (a) de la Convention Européenne.
Ainsi, la Cour a-t-elle également estimé dans larrêt De Salvador Torres c/ Espagne du 24 octobre 19965 que, bien quil existât une différence entre la qualification juridique des faits reprochés à laccusé et celle retenue pour la condamnation, laccusé avait été suffisamment informé -au sens de larticle 6(3)(a) de la Convention Européenne des Droits de lHomme- des éléments de laccusation portée contre lui dès le début de la procédure. Dans une autre hypothèse, où il sagissait également dune discordance entre la qualification juridique initiale et celle retenue pour la condamnation, la Cour adoptant un raisonnement analogue sest fondée sur le concept de "clarté de la qualification juridique des constatations" ou encore du "raisonnement déductif minimal" qui simposait à lévidence dans lidentification du texte applicable6.
c) La jurisprudence du Tribunal.
17. Le Tribunal a eu loccasion de statuer à plusieurs reprises sur la question des vices de forme de lacte daccusation allégués par la Défense.
(i) dans laffaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-T)7
18. Le point de la décision qui concerne le présent débat a porté sur limprécision des accusations formulées à lencontre de Dusko Tadic8. La Défense a estimé quil eût fallu préciser, pour chacun des chefs daccusation, le comportement spécifique de laccusé à une date et en un lieu spécifiques et non de se contenter de ce quelle a dépeint comme une "description unique et factuelle du crime et de la participation de laccusé audit crime9".
La Chambre de première instance II a distingué des cas de figures différents:
- pour toute une série de chefs daccusation, la Chambre a estimé que, dès lors que lacte daccusation identifiait laccusé, décrivait paragraphe par paragraphe les faits de chaque incident, et précisait les dispositions particulières du droit international humanitaire violées, les dispositions de larticle 47 (B) du Règlement étaient respectées10.
- puis se référant à larticle 21 4.(a) du Statut la Chambre a organisé, sous son contrôle la communication à laccusé de pièces supplémentaires conformément aux articles 66 (A) et 67 (A) du Règlement 11.
- par contre, lexception préjudicielle est jugée justifiée pour une autre série de chefs daccusation concernant notamment le comportement présumé de laccusé. La Chambre a pu estimer que "dans sa formulation très générale [le paragraphe 4 de lacte] ne fournit pas à laccusé un exposé spécifique, bien que concis, des faits de laffaire et des crimes qui lui sont reprochés. Il [le paragraphe concerné de lacte] ne dit rien de spécifique sur le comportement de laccusé, sur le caractère et le degré de sa participation dans les différents types de comportement qui sont mentionnés [...]12" Et la Chambre en a conclu que "si lAccusation entend maintenir les accusations figurant dans ledit paragraphe, lacte devrait être de nouveau amendé en vue dassurer le degré nécessaire de spécificité13".
(ii) dans laffaire Le Procureur c/ Djorje Djukic (IT-96-20-T)14
19. Sur les informations contenues dans lacte daccusation que la Défense prétendait inexactes, sil est vrai que la Chambre constate le caractère sommaire de lacte15, elle nen estime pas moins "quà ce stade de la procédure lacte reste conforme aux dispositions pertinentes du Statut et du Règlement, sous la réserve importante quil appartiendra à chacune des parties de faire la preuve de ses prétentions lors du procès au fond16".
En revanche, la Chambre estime quil lui appartient de relever le caractère par trop imprécis ou ambigu de lacte (ce quelle fait pour le paragraphe 7). Mais si elle invite le Procureur à apporter "les modifications jugées nécessaires sil entend maintenir les accusations17", la Chambre prend également acte "que le Procureur a indiqué [...] que de nouveaux éléments de preuve seront remis dans le cadre de la communication des pièces et documents18".
La Chambre entendait déjà, à travers cette décision, marquer la distinction soulignée plus haut entre dune part les exigences minimales requises dans la présentation à laccusé dun acte daccusation et dautre part les garanties densemble que laccusé doit pouvoir trouver postérieurement à lacte dans les productions subséquentes déléments de preuve additionnels ou complémentaires lui permettant en temps utile dorganiser sa défense. Dans cette affaire, la Chambre I, sétait également référée à la jurisprudence Tadic.
(iii) dans laffaire Le Procureur c/Zejnil Delalic, Zdravko Mucic, Hazim Delic, Esad Landzo (IT-96-21-T).
20. A la lumière de largumentation des parties dans laffaire Le Procureur c/Zejnil Delalic, Zdravko Mucic, Hazim Delic, Esad Landzo (IT-96-21-T) la Chambre de première instance II (ainsi que la Chambre dappel) a dégagé certains principes relatifs à la fonction et à la teneur dun acte daccusation en estimant que:
1/ la fonction principale de lacte daccusation est davertir laccusé, de manière succincte19 de la nature des crimes mis à sa charge et de présenter la base factuelle de ces accusations20.
2/ lacte daccusation doit comporter certains renseignements afin de permettre à laccusé de préparer sa défense (à savoir lidentité de la victime, le lieu et la date approximative du crime présumé et les moyens utilisés pour sa perpétration)21et afin de lui éviter une surprise préjudiciable22.
En outre, la Chambre dappel précisa que lutilisation de qualifications alternatives des faits, admise dans les manuels militaires et en droit international humanitaire, ne rendent pas lacte daccusation irrémédiablement vague, même si le Procureur devrait, autant que possible indiquer clairement les agissements et attitudes incriminés23.
3/ une exception préjudicielle sur la forme de lacte daccusation nest pas le cadre approprié pour une contestation des faits24.
4/ la question de savoir si les allégations figurant dans lacte daccusation sont vraies sera, en dernière analyse, tranchée au procès25.
d) En conclusion de lensemble de cette analyse, la Chambre estime:
21. - quun acte daccusation, en raison même de sa nature et de la phase tout à fait initiale dans laquelle se situe sa présentation, est forcément concis et succinct. Tels sont le sens et lesprit des textes qui régissent la procédure devant le Tribunal International, eux- mêmes inspirés des normes internationales et de leur interprétation.
- que la Défense, sur ce seul chapitre de la présentation générale de lacte daccusation, fait une confusion entre le droit minimal qui lui est garanti à travers une présentation, même succincte, des faits et des charges retenus à son encontre, et le droit, dans un délai rapide, de disposer dune information beaucoup plus détaillée pour organiser sa défense.
- quà lévidence, au seul plan des principes qui ont gouverné la forme et la présentation de lacte daccusation modifié contre le Général Blaskic tel que, confirmé le 22 novembre 1996, lexamen de cet acte obéit de manière générale aux prescriptions du Statut et du Règlement relatives à la présentation des actes daccusation.
- quen revanche la Chambre, dans le droit fil de la jurisprudence du Tribunal International, va procéder à lexamen de chacune des requêtes présentées par laccusé, au soutien de lexception préjudicielle, mais, sur le seul critère fondé sur la possibilité qua eu un accusé, en temps opportun, dorganiser ou non sa défense compte tenu des informations plus ou moins détaillées qui lui auraient été fournies par le Procureur dans lacte daccusation et dans lacte seulement.
B. Examen de lacte daccusation
1. Examen de lacte daccusation sous langle des imprécisions quant au lieu et au moment des événements et quant à lidentité des victimes et des participants.
a) Quant au lieu des événements allégués (point C de la Requête)
22. Quant au lieu (point C), la Défense estime que lemploi de certaines expressions telles que:
- "y compris sans toutefois sy limiter (paragraphes 6.1 à 7: [1er chef daccusation]), (paragraphe 9 [chefs daccusation 4 à 9]), (paragraphe 10 [chefs daccusation 10 à 13] et paragraphes 12 et 15 [chefs daccusation 14 à 19]).
- "ces attaques visaient notamment les villes et les villages"
laisse planer quelques doutes quant à savoir quels sont les lieux exacts où les actes allégués auraient été perpétrés.
La Chambre convient avec la Défense que les expressions "y compris sans toutefois sy limiter" ou "notamment" sont des formules vagues et sujettes à interprétation et quelles nont pas leur place dans lacte daccusation au moment où ce dernier est émis à lencontre de laccusé.
La Chambre prend acte des propositions de modifications de lacte daccusation sur ce point, formulées par le Procureur, dans son mémoire en réponse du 18 janvier 1997. Elle demande quil y soit procédé pour le 18 avril 1997 au plus tard.
b) Quant au moment des événements allégués (point D de la Requête)
23. Quant au moment où ces crimes auraient été commis, la Défense souligne lutilisation dexpressions telles que:
- "entre mai 1992 et avril 1994 environ"
- "à partir de janvier 1993 environ et ce jusquen 1994 environ" (et cela à travers tout lacte daccusation),
qui de par leur manque de précision ne permettent pas à laccusé de bien organiser sa défense en particulier en ce qui concerne la justification dalibi.
Le Procureur fonde son argumentation sur la décision de la Chambre II du 14 novembre 1995 et déclare que, dans cette décision, Mme le Juge McDonald avait exposé que, sagissant dun chef daccusation relevant de larticle 5 du Statut, les accusations ne portaient pas sur un acte particulier mais sur un type de comportement. Le Procureur étend ce raisonnement à lensemble des chefs daccusation et explique quils incriminent un type de comportement portant sur une période prolongée.
La Chambre de première instance rappelle sa position -ci-dessus exposée- quant au caractère forcément succinct et sommaire dun acte daccusation au moment où il est émis.
Néanmoins, bien que succinct ou sommaire lacte ne peut saccommoder dêtre trop vague. Lutilisation de ladverbe "environ" devrait donc être proscrite. Mais il convient dobserver dans quel contexte lexpression a été formulée. Il sagit pour le Procureur de qualifier la responsabilité du supérieur hiérarchique encourue par laccusé au titre des articles 7.1 et 7.3 du Statut. Le rôle de laccusé en qualité de colonel dans le HVO puis de général commandant du HVO durant toute la période couverte par lacte daccusation ainsi que son comportement sont déterminants pour la spécification de ce type de responsabilité. Dès lors, tout lacte daccusation, en spécifiant avec une certaine marge dimprécision -relativement faible dailleurs- la période globale où les violations graves du droit international humanitaire auraient été commises, ne contrevient pas dans la forme aux règles générales de présentation des actes daccusation.
Cest dailleurs ce que lon peut déduire par analogie de la décision Le Procureur c/Dusko Tadic susvisée26.
Une plus grande précision dans les dates des faits allégués prend nécessairement sa place lors de la phase procédurale, qui suit la présentation à laccusé de lacte daccusation, au moment notamment de la communication des moyens de preuve.
La Chambre de première instance renvoie, à cet égard, les parties à sa décision sur la communication forcée des moyens de preuve en date du 27 janvier 1996.
c) Quant à lidentité des victimes (point E) et celle des participants (point F)
24. Selon la Défense lacte daccusation ne contient pas suffisamment déléments factuels concernant lidentité des victimes. Les victimes ne sont identifiées que comme des "Musulmans de Bosnie" ou comme "des personnes protégées au sens des Conventions de Genève de 1949". La Défense rappelle que lune des conditions pour invoquer larticle 5 du Statut à la charge dun accusé est que la victime alléguée soit un civil.
De même, les auteurs présumés de ces actes ne sont pas non plus identifiés autrement que "comme agents du HVO" (Point F). La Défense argumente que si ces agents ne sont pas identifiés la responsabilité du supérieur hiérarchique ne peut en être déduite.
Le Procureur soutient que, en ce qui concerne lidentité des victimes, certaines de ces victimes sont méconnaissables du fait des blessures subies. Quant aux membres du HVO qui auraient participé aux actes reprochés, ils sont nombreux à avoir dissimulé leur identité. En outre, le Procureur rappelle que lidentité de certains soldats a été divulguée dans les éléments justificatifs fournis par celui-ci.
La Chambre de première instance ne peut que prendre acte des raisons objectives qui nont pas toujours permis au Procureur didentifier avec précision nombre de victimes ou de participants.
Elle observe, néanmoins, que depuis le dépôt de sa Requête intervenue le 16 décembre 1996, la Défense a été en mesure de prendre connaissance de nombreux éléments de preuve et que cest à la lumière de ceux-ci que les juges pourraient, le cas échéant, estimer que la Défense na pas été en mesure de se préparer. La Chambre de première instance ne dispose pas en létat de tous les éléments fournis par lAccusation. Au surplus, cette appréciation par les juges du caractère incomplet de certaines allégations -notamment quant à leur conformité aux dispositions des articles 5 et 7.3 du Statut- relève à lévidence du débat de fond qui trouvera sa solution au cours du procès.
La Chambre, en conséquence, rejette la Requête de ce chef.
2. Examen de lacte daccusation sous langle des imprécisions quant aux éléments constitutifs des infractions visées.
25. Sagissant des points B -lexistence ou non dun conflit armé international-, G- le rôle de laccusé dans les faits incriminés-, H -lintention délictueuse requise pour la responsabilité du supérieur hiérarchique- I, J et K -le manque de précisions substantielles pour létablissement des incriminations prévues aux articles 2 et 3 du Statut- , la Défense vise dans sa Requête, davantage que des imprécisions factuelles ou événementielles, des imprécisions substantielles sur les infractions visées, de nature si elles nétaient corrigées à anéantir complètement laccusation tout au moins pour certaines des incriminations.
a) Quant au défaut dallégation factuelle appuyant les conclusions juridiques du Procureur sur lexistence dun conflit armé international (point B de la Requête)
26. Dans le cadre du présent débat densemble sur les exceptions préjudicielles, la Défense a présenté le même jour une autre Requête tendant au rejet des chefs daccusation 4, 7, 10, 14 et 18 pour cause dargumentation insuffisante concernant lexistence dun conflit armé international27. Bien que se voulant différentes dans leur nature et dans leur fondement:
- lune portant sur la compétence (celle qui vient dêtre rappelée) et visant larticle 73 (A) (i) du Règlement,
- lautre portant sur les vices de forme de lacte daccusation (celle traitée dans la présente décision) et visant larticle 73 (A) (ii) du Règlement, les deux exceptions ont en commun de traiter de lexistence ou non dun conflit armé international au soutien des chefs daccusation dinfractions graves aux Conventions de Genève de 1949.
La Défense elle-même fait référence dans la présente Requête à son argumentation présentée au soutien de son exception dincompétence. Sur cet aspect de la question, la Chambre ne peut donc que renvoyer la Défense à la décision rendue ce jour sur ladite exception.
27. Sagissant de laspect de la Requête portant plus spécifiquement sur labsence déléments de fait, quant à lexistence dun conflit armé international, la Défense mentionne quil est insuffisant de ne caractériser lexistence dun tel conflit armé quune seule fois au paragraphe 5.1 et de ne sappuyer sur aucune allégation factuelle permettant dinvoquer un tel conflit international entre le HVO et une autre armée.
A ce stade de la procédure, la Chambre nestime pas quelle doive se prononcer dune quelconque manière sur le caractère du conflit armé ayant pu exister, au moment des faits, pour qualifier juridiquement les accusations portées, au titre de larticle 2 du Statut, à lencontre de laccusé.
Elle rappelle pour linstant que la Chambre dappel dans laffaire Tadic a conclu -aux termes dune décision partagée qui a donné lieu à plusieurs opinions individuelles- que "dans létat actuel de lévolution du droit, larticle 2 du Statut ne sapplique quaux crimes commis dans le contexte de conflits armés internationaux28".
Dès lors, la Chambre relève, en létat, que la notion de conflit armé international serait une condition de mise en oeuvre de larticle 2 du Statut relatif aux infractions graves des conventions de Genève de 1949.
28. La question revient donc de savoir si laccusation a rempli ses obligations en spécifiant dans lacte daccusation (paragraphe 5.1) que "durant toute la période couverte par le présent acte daccusation, la République de Bosnie-Herzégovine située dans le territoire de lex-Yougoslavie, était le théâtre dun conflit armé international et dune occupation partielle."
Nul doute à cet égard que laccusation se devait de préciser quelle entendait imputer à laccusé une violation de larticle 2 du Statut dans toutes les composantes juridiques propres à cette incrimination y compris la nécessité de lexistence dun conflit armé international.
Devait-elle pour autant apporter les éléments de preuve de nature à éclairer les composantes dudit conflit au cas particulier?
La Chambre ne lestime pas. Outre, en effet que le Bureau du Procureur a transmis, semble-t-il à la Défense un "Mémoire sur la compétence", il convient de se demander surtout si laccusé a été et est en mesure dorganiser sa défense lorsquil est confronté à laffirmation quil existait un conflit armé international sur le lieu présumé des crimes quil aurait commis.
La Chambre constate que la caractérisation internationale dun conflit armé est une question où se mêlent intimement des éléments de droit et de fait. Ces éléments se discuteront au cours du procès.
Mais la seule mention de linternationalité du conflit, au stade qui nous préoccupe laisse à laccusé une marge dappréciation objective quil peut, dores et déjà, appréhender et donc se préparer à discuter, et ce, dès le moment où est posée laccusation. Nul effet de surprise ne peut donc être invoqué de ce chef par laccusé29.
La Chambre rejette en conséquence lexception sur ce point.
b) Quant à linsuffisance de précisions sur le rôle de laccusé dans les actes incriminés (point G de la Requête).
29. La Défense invoque plusieurs points à lappui de sa Requête:
i) des imprécisions revêtant, par exemple, la forme suivante adoptée dans lacte daccusation: "entre autres persécutions" ce qui ne permet pas à laccusé de se défendre contre ces charges non spécifiées;
ii) la contradiction consistant à invoquer concomitamment à lencontre de laccusé trois théories différentes de la responsabilité du supérieur hiérarchique à savoir celle fondée sur larticle 7.1 -visant celui qui a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime[...]"- celles fondées sur larticle 7.3 -visant celui qui "savait ou avait des raisons de savoir que son subordonné sapprêtait à commettre [ces crimes]" et na pas agi, en conséquence, ainsi que celui, visé au même article, qui a manqué à son obligation de punir les auteurs des crimes;
iii) le manque dallégations factuelles à lappui de chacune de ces théories ce qui rend flou le rôle réellement joué par laccusé dans les événements incriminés;
iv) enfin limputation des actes incriminés à dautres personnes qui auraient "agi de concert" avec laccusé ce qui ne permet pas à ce dernier didentifier le rôle exact qui aurait été le sien.
30. Sagissant des points i) et iv), la Chambre -comme elle a eu loccasion de le rappeler quant aux imprécisions sur le lieu des événements incriminés (voir ci-dessus B.1.(a))- rappelle au Procureur quil convient, de manière générale, déviter dutiliser dans lacte daccusation les expressions ou formules trop vagues ou susceptibles dinterprétations diverses.
Sagissant des points ii) et iii), relatifs au fondement juridique de la responsabilité de laccusé et aux faits invoqués, la Chambre note dabord que la Défense présente par ailleurs dans le cadre du même débat une exception préjudicielle portant sur lintention délictueuse requise pour les charges invoquant la responsabilité du supérieur hiérarchique. Nombre darguments invoqués, notamment sur linterprétation quil convient de donner à la disposition du Statut visant celui qui "savait ou avait des raisons de savoir" que son subordonné sapprêtait à commettre des crimes, sont repris dans le cadre de la présente exception. La Chambre renvoie la Défense à la décision prise ce jour, dans le cadre de la présente affaire, sur lexception préjudicielle relative à lintention délictueuse.
31. La Défense invoque, par ailleurs, la contradiction quil y aurait à imputer à laccusé chacune des théories de la responsabilité pénale individuelle prévue à larticle 7 du Statut.
Il convient dabord de se reporter au Rapport du Secrétaire général qui, dans son paragraphe 56, na pas écarté la possibilité quune "personne en position dautorité devrait être tenue individuellement responsable davoir donné lordre illégal de commettre un crime" mais "devrait aussi [lêtre] de ne pas avoir empêché quun crime soit commis ou de ne pas sêtre opposé au comportement illégal de ses subordonnés."
Linterprétation a priori du Rapport, comme le simple bon sens, permettent à la Chambre dindiquer que si une même personne peut être poursuivie pour chacune des deux hypothèses visées, cela ne peut lêtre que pour des faits distincts.
La lecture du Statut révèle lexistence de deux types distincts de responsabilité: celle prévue à larticle 7.1 que lon dénommera responsabilité directe du supérieur hiérarchique et celle prévue à larticle 7.3 que lon dénommera responsabilité indirecte, celle-ci pouvant comporter plusieurs volets dans ses éléments constitutifs (la connaissance théorique ou réelle de lacte sur le point dêtre commis, le défaut de prévenir et le défaut de punir). Dès lors, la question est de savoir si un accusé peut commettre en un seul acte criminel la violation de deux dispositions légales. Cest ce que lon appelle dans certains systèmes juridiques un cumul idéal dinfractions ou plus généralement un conflit de qualifications.
Il nappartient pas à la Chambre, dans le cadre de la présente exception préjudicielle portant sur le vice de forme que recèlerait à ce niveau lacte daccusation, de trancher le point de savoir si la poursuite engagée à lencontre de laccusé devrait lêtre sur le fondement de larticle 7.1 ou sur celui de larticle 7.3. La Chambre ne disposerait dailleurs pas de tous les éléments danalyse pour y procéder.
32. Toutefois, la Chambre tient à rappeler les principes quelle a dégagés ci-dessus et tirés tant de la lettre que de lesprit des textes ainsi que de linterprétation qui leur a été donnée jusqualors. (voir ci-dessus A.2.d)).
Il sen déduit que, pour succinct et concis que soit lacte daccusation, il doit exposer à lencontre de laccusé, aux termes des articles 18.4 du Statut et 47(B) du Règlement, "le ou les crimes reprochés"; ou encore "la qualification que les faits revêtent". Cest un droit minimal dont laccusé doit bénéficier immédiatement dès sa comparution initiale. Or, lexamen par la Chambre de lacte daccusation modifié révèle quen létat des 19 chefs daccusation présumés établis à lencontre de laccusé, ce dernier nest pas en mesure de distinguer le ou lesquels lui sont imputés au titre soit de larticle 7.1 du Statut soit de larticle 7.3. Peut-on considérer que chaque chef daccusation est en quelque sorte rattachable indifféremment à lun et à lautre type de responsabilité? Une réponse positive nest pas théoriquement impossible, le cumul de qualifications étant identifié et connu en droit pénal interne.
Mais la Chambre estime quen droit international humanitaire, plus quen toute autre matière, il appartient au Procureur de déterminer dans les plus brefs délais et autant que faire se peut dès la présentation de lacte daccusation, à quel type de responsabilité se rattache un acte criminel. En effet, sil est vrai que le Statut na pas entendu distinguer chacune des responsabilités visées respectivement dans les paragraphes 1 à 4 de larticle 7 notamment en ne les affectant pas dun régime juridique différent et spécifique pour chacune dentre elles, il nen demeure pas moins que la Défense ne se trouve pas placée dans la même situation selon que les crimes reprochés à laccusé le sont au titre de larticle 7.1 ou au titre de larticle 7.3. Cest donc au regard de la possibilité ou non qua eu laccusé de pouvoir préparer sa défense quil convient dexaminer lacte daccusation attaqué. Or force est de constater que le Procureur sest satisfait de viser aux paragraphes 5.6 et 5.7 du point 5 de lacte "Informations générales" les deux types de responsabilités pénales individuelles respectivement prévues aux articles 7.1 et 7.3 du Statut. Tous les chefs daccusation décrivent ensuite les crimes allégués comme ayant été commis par laccusé "sur son ordre ou à sa connaissance".
De ce strict point de vue, qui nest pas que formel eu égard aux droits de la Défense, la présentation de lacte modifié, confirmé le 22 novembre 1996, sest même altérée si on la compare à celle du premier acte, confirmé le 10 novembre 1995. Dans ce dernier, en effet, chaque chef daccusation était présenté sous forme alternative et mieux détaillée dans les faits commis, permettant ainsi à la Défense de se préparer dans de meilleures conditions sur lune ou lautre des responsabilités encourues.
En conclusion, la Chambre estime que lacte daccusation devrait être amendé sur la nature et le fondement de la responsabilité pénale encourue par laccusé. Il nest pas prohibé pour le Procureur de prévoir une responsabilité alternative (article 7.1 ou article 7.3 du Statut) mais les indications factuelles à lappui de lune ou de lautre doivent être suffisamment précises pour permettre à la Défense de se préparer soit sur lune dentre elles soit sur les deux. Le niveau de précision requis est important, ne serait-ce que pour permettre à laccusé de montrer limpossibilité dêtre jugé responsable à la fois directement de son propre fait et indirectement du fait de ses subordonnés.
c) Quant au manque de précision de lintention délictueuse (point H de la Requête)
33. La Défense soutient que labsence dindication ou dallégation prouvant lintention délictueuse constitue un vice de forme affectant notamment les chefs daccusation 1, 2, 3, 10 à 13 et 14 à 19. Pour illustrer sa Requête, la Défense cite le chef daccusation 1 visant le crime contre lhumanité sanctionné par larticle 5(h) du Statut (persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses).
La Chambre, appliquant les principes quelle vient de dégager, constate que les faits, certes concis, et la qualification -tirée littéralement du texte du Statut- permettent à laccusé, dès quil a connaissance de lacte daccusation, davoir une conscience claire de ce qui lui est reproché et de commencer à organiser sa défense.
Enfin, la Chambre rappelle que, sagissant dune responsabilité pénale du supérieur hiérarchique, la Défense a pu trouver, dès le moment de la notification de lacte daccusation, matière à préparer sa défense dans la mesure, vérifiée par la Chambre, où les crimes sont suffisamment identifiés dans le temps et dans lespace. Laccusé, dont le grade et les fonctions à la tête du HVO ne sont pas discutés ne peut donc pas se déclarer surpris et, dès lors, ne se trouve pas démuni pour contester dans tous les éléments constitutifs, y inclus lélément moral, lincrimination posée par le Procureur.
Lexception est en conséquence rejetée de ce chef.
d) Quant au manque de précisions à lappui de certaines incriminations jugées à ce point substantielles que faute de modifications, il devrait être procédé à leur suppression de lacte daccusation (Points I, J et K de la Requête).
34. Le point paraissant commun à ces trois requêtes de la Défense serait que laccusation aurait omis de préciser les éléments des infractions incriminées. Il conviendrait donc de supprimer purement et simplement les chefs daccusation concernés.
Il convient au préalable de rappeler que:
-le point I concerne les chefs daccusation 2, 3, 10 et 11 et respectivement: une violation des lois et coutumes de la guerre (article 3 du Statut [chefs 2, 3 et 11]) et une infraction grave aux Conventions de Genève de 1949 (article 2 d) du Statut [chef 10]);
- le point J concerne les chefs daccusation 12 et 13 et respectivement une violation des lois et coutumes de la guerre dans ses articles 3 d) et 3 e);
- le point K concerne les chefs daccusation 16 et 17 et respectivement: une infraction grave aux Conventions de Genève de 1949 (article 2 h) (chef 16) et une violation des lois et coutumes de guerre (article 3 du Statut et article 3 commun [prise dotages] des Conventions de Genève [chef 17]).
35. La Chambre na pas lintention, à ce stade de la procédure de se livrer à une analyse exhaustive des différents éléments constitutifs des infractions visées. Cest au cours du procès que les parties débattront de lensemble des éléments de laccusation tant en fait quen droit.
Néanmoins, conforme aux principes quelle vient elle-même de dégager dans la présente décision, la Chambre va sinterroger sur le double point de savoir si, dans chacun des cas visés laccusé a été informé comme les textes lui en reconnaissent le droit et sil a été mis en mesure dorganiser en temps voulu la préparation de sa défense.
i) sagissant du point I de la Requête
36. Larticle 3 du Statut "Violations des lois ou coutumes de la guerre" en ce quil est le support des chefs daccusation 2, 3, 10 et 11, est visé par le Procureur pour couvrir "des attaques illégales contre des civils et des édifices civils" ainsi que des "dévastations que ne justifient pas des exigences militaires".
Certes, pour les chefs 2 et 3, en ce quils se rapportent à larticle 3 du Statut il nest pas fait référence par le Procureur à lune des cinq sous-incriminations figurant sous cet article 3 et tout spécialement à celles visées aux paragraphes 3 b) et 3 c).
Mais, outre que la Défense ne sest pas égarée, semble-t-il dans sa compréhension de lacte daccusation, il convient de rappeler que la liste des violations énumérées à larticle 3 nest pas limitative. La Chambre dappel a dailleurs souligné "que larticle 3 est une clause générale couvrant toutes les violations du droit humanitaire ne relevant pas de larticle 2 ou couvertes par les articles 4 et 5 du Statut30."
Il apparaît néanmoins à la Chambre que le Procureur sacquitterait de ses obligations telles que rappelées ci-dessus, permettant ainsi à la Défense de se préparer dans de meilleures conditions, si les faits visés au paragraphe 8 étaient relatés de façon plus précise et surtout qualifiés conformément à lune des sous-incriminations prévues à larticle 3 du Statut.
Pour les autres chefs 10 et 11, il apparaît que le Procureur a bien visé les textes spécifiques au soutien de son acte tant pour les articles 2d) que 3b) du Statut. Tout au plus peut-on noter une certaine imprécision factuelle -déjà relevée dans la présente décision en dautres endroits de lacte- pour laquelle la Chambre demande au Procureur -si cela na pas été déjà fait- dapporter les précisions ou compléments nécessaires de temps et de lieu.
ii) sagissant du point J de la Requête
37. Larticle 3 du Statut, support des chefs daccusation 12 et 13, est visé par le Procureur pour couvrir les violations prévues au paragraphe 3d) "destruction ou endommagement délibéré dédifices consacrés à la religion ou à lenseignement" et au paragraphe 3 e) "pillages de biens publics ou privés".
La Chambre fait droit à la Requête de la Défense sur le point quaucun établissement de culte ou denseignement censé avoir été détruit nest identifié. Il convient donc que le Procureur soit davantage précis dans ses allégations.
La Chambre ne pense pas, en revanche, que lon puisse exiger, au niveau de lacte daccusation, une liste exhaustive des biens publics ou privés pillés ou détruits car cest la caractéristique même des guerres que demporter des effets destructeurs, massifs et sur une grande échelle. Linformation à ce sujet, que le Procureur doit apporter à la Défense peut se faire par tous autres éléments de preuve non nécessairement disponibles lors de létablissement de lacte daccusation. Lobligation de précision demeure néanmoins à la charge du Procureur qui devra sen acquitter par tous moyens au moment du procès.
iii) sagissant du point K de la Requête
38. Larticle 2 du Statut, "Infractions graves aux Conventions de Genève", support du chef daccusation 16 est visé par le Procureur pour couvrir linfraction prévue au paragraphe 2 h) "prise de civils en otages". Les articles 3 du Statut et 3 commun aux Conventions de Genève sont visés au titre des mêmes faits à savoir la prise en otages de Musulmans bosniaques.
Largumentation de la Défense ne manque pas de pertinence en faisant observer que, dans sa courte relation des faits, le Procureur suggère (paragraphe 14) que les Musulmans visés seraient des participants au combat. La Défense met ainsi en lumière la difficulté de faire coïncider les différentes dispositions juridiques visées par le Procureur. Dans sa Réponse dailleurs, le Procureur, mieux conscient de la difficulté, fait essentiellement appel à larticle 3 commun aux Conventions de Genève.
La question est effectivement de savoir à quel titre les Musulmans bosniaques auraient fait lobjet dun échange.
La Chambre fait dabord observer quau cas précis la relation des faits est dune trop grande concision et, dès lors, une telle concision peut engager la Défense sur une préparation erronée de sa stratégie.
Par ailleurs, la méthode des incriminations cumulatives adoptée par le Procureur trouve ici sa limite et il conviendrait de choisir si lon situe la prise de civils en otages dans le cadre précis de larticle 2 du Statut ou dans celui plus large des articles 3 du Statut et 3 commun des Conventions de Genève de 1949.
La Chambre invite le Procureur à présenter au paragraphe 14 de lacte, une relation des faits propres à permettre à laccusé de préparer sa défense, soit au titre de larticle 2 soit au titre de larticle 3 du Statut. Sil est fait le choix des deux qualifications, ce qui est possible, il lui appartiendra néanmoins de préciser quels sont, dans les faits déchange de personnes imputés, ceux ayant trait à des civils ou ceux ayant trait à des soldats, ou même ceux ayant trait à "[...une] population dun territoire non occupé qui, à lapproche de lennemi prend spontanément les armes pour combattre les troupes dinvasion [...]" (article 4(6) de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre).
III. DISPOSITIF
39. PAR CES MOTIFS
La Chambre de première instance I,
Statuant contradictoirement et à lunanimité de ses membres,
VU la Requête de la Défense en date du 16 décembre 1996 et portant "exception préjudicielle aux fins de rejeter lacte daccusation pour vices de forme (imprécision/notification inadéquate des charges)",
DIT ny avoir lieu à rejet de lacte daccusation modifié (point A de la Requête), sous les précisions suivantes:
REJETTE le chef de demande relatif à labsence, dans lacte daccusation modifié, dallégation factuelle appuyant les conclusions juridiques du Procureur quant à lexistence dun conflit armé international (point B de la Requête);
DONNE ACTE au Procureur de sa proposition de compléter lacte daccusation modifié quant au chef de demande relatif au lieu des événements allégués en ses paragraphes 6.1 à 7 (1er chef daccusation), en son paragraphe 9 (chefs daccusation 4 à 9), en son paragraphe 10 (chefs daccusation 10 à 13) et en ses paragraphes 13 et 15 (chefs daccusation 14 à 19) et, en tant que de besoin,
ORDONNE une telle modification qui devra être opérée pour le 18 avril 1997 au plus tard (point C de la Requête);
REJETTE les chefs de demande relatifs au moment des événements allégués (point D de la Requête);
REJETTE, en létat, les chefs de demande relatifs à lidentité des victimes (point E de la Requête) et à celle des participants (point F de la Requête);
ORDONNE au Procureur de modifier lacte daccusation modifié, pour le 18 avril 1997 au plus tard, en ses paragraphes 5.6 et 5.7 relatifs au rôle de laccusé dans les actes incriminés, en précisant suffisamment les indications factuelles à lappui des types de responsabilité invoqués en vertu des dispositions des articles 7.1 et 7.3 (point G de la Requête);
REJETTE le chef de demande relatif au manque de précision de lacte daccusation modifié quant à lintention délictueuse de laccusé lors de la commission alléguée des faits (point H de la Requête);
ORDONNE au Procureur de préciser et de qualifier, pour le 18 avril 1997 au plus tard, les faits visés au paragraphe 8 (chefs daccusation 2 et 3 de lacte daccusation modifié) conformément à lune des sous-incriminations prévues à larticle 3 du Statut (point I de la Requête);
ORDONNE au Procureur, en tant que de besoin, dapporter à lacte daccusation modifié, pour le 18 avril 1997 au plus tard, en son paragraphe 10, les précisions ou compléments nécessaires de temps et de lieux aux faits qualifiés en vertu des articles 2 d) et 3 b) du Statut (chefs daccusation 10 et 11) ( point I de la Requête);
ORDONNE au Procureur dapporter des précisions à lacte daccusation modifié, pour le 18 avril 1997 au plus tard, en son paragraphe 10 (chef daccusation 12), relatives aux établissements de culte ou denseignement censés avoir été détruits (point J de la Requête);
REJETTE, en létat, le chef de demande relatif à la destruction et au pillage de biens publics ou privés (paragraphe 10 [chef 13]) (point J de la Requête);
ORDONNE au Procureur dapporter des précisions à lacte daccusation modifié, pour le 18 avril 1997 au plus tard, en son paragraphe 14, relatives aux faits de manière à permettre à laccusé de préparer sa défense soit au titre de larticle 2 soit au titre de larticle 3 du Statut et, le cas échéant, de préciser les catégories de populations auxquelles appartiendraient les personnes prises en otages (point K de la Requête);
REJETTE tous autres chefs de demande.
Fait en français et en anglais, la version française faisant foi.
Fait le quatre avril 1997,
A La Haye,
Pays-Bas.
Claude Jorda
Président de la Chambre de première instance I
[Sceau du Tribunal]
1. Paragraphe 106 du Rapport du Secrétaire général: "il va sans dire que le Tribunal International doit respecter pleinement les normes internationalement reconnues touchant les droits de laccusé à toutes les phases de linstance. De lavis du Secrétaire général, les normes internationalement reconnues sont notamment énumérées à larticle 14 du Pacte International".
2. Récapitulation des observations générales ou recommandations générales adoptées par les organes créés en vertu dinstruments internationaux relatifs aux droits de lhomme, Instruments relatifs aux droits de lhomme, HRI/GEN/1, 4 septembre 1992, version française, p.16, paragraphe 8.
3. ibidem, p.16.
4. Affaire Kamasinsky c/Autriche, Cour Européenne des Droits de lHomme, Arrêt du 19 décembre 1989, Series A, Application No. 9783/82 citée dans European Human Rights Reports, Vol 13 p.36-78, (1991).
5. Affaire De Salvador Torres c/ Espagne, Cour Européenne des Droits de lHomme, Arrêt du 24 octobre 1996 (50/1995/556/642), notamment en son paragraphe 33.
6. Affaire Gea Catalan c/ Espagne, Cour Européenne des Droits de lHomme, Arrêt du 10 février 1995 (10/1994/457/538), paragraphes 28 et 29.
7. Affaire Le Procureur c/Dusko Tadic (IT-94-1-T): Décision sur lexception préjudicielle de la défense relative à la forme de lacte daccusation, le 14 novembre 1995.
8. ibidem
9. ibidem, paragraphe 3
10. ibidem, paragraphe 7
11. ibidem, paragraphe 8
12. ibidem, paragraphe 12
13. ibidem, paragraphe 14
14. Affaire Le Procureur c/ Djorje Djukic (IT-96-20 T): Décision de la Chambre de Première Instance I relative aux exceptions préjudicielles, le 26 avril 1996.
15. ibidem, paragraphe 16
16. ibidem, paragraphe 16
17. ibidem, paragraphe 18
18. ibidem, paragraphe 18
19. Décision concernant lexception préjudicielle de laccusé Delalic relative à des vices de forme de lacte daccusation, le 2 octobre 1996, paragraphe 19.
20. Décision relative à lexception préjudicielle de laccusé Mucic demandant des renseignements détaillés, le 26 juin 1996, paragraphe 6; Décision relative à lexception préjudicielle de laccusé Hazim Delic concernant des vices de forme de lacte daccusation, le 15 novembre 1996, paragraphe 14.
21. Décision relative à lexception préjudicielle fondée sur les vices de forme de lacte daccusation soulevée par Esad Landzo, le 15 novembre 1996, paragraphe 5.
22. Décision relative à lexception préjudicielle de laccusé Mucic demandant des renseignements détaillés, le 26 juin 1996, paragraphe 9.
23. Décision relative à la demande dautorisation dinterjeter appel (vices de forme de lacte daccusation formée par Hazim Delic) devant trois juges de la Chambre dappel, le 6 décembre 1996, paragraphe 31.
24. Décision concernant lexception préjudicielle de laccusé Delalic relative à des vices de forme de lacte daccusation, le 2 octobre 1996, paragraphe 8; Décision relative à lexception préjudicielle fondée sur des vices de forme de lacte daccusation soulevée par laccusé Esad Landzo, le 15 décembre 1996, paragraphe 9.
25. Décision relative à la demande dautorisation dinterjeter appel (vices de forme de lacte daccusation soulevée par Esad Landzo), le 15 novembre 1996, paragraphe 9.
26. voir Affaire Le Procureur c/Dusko Tadic (IT-94-1-T): Décision sur lexception préjudicielle de la Défense relative à la forme de lacte daccusation, le 14 novembre 1995, paragraphe 11.
27. Affaire Le Procureur c/Tihomir Blaskic (IT-95-14-T): exception préjudicielle aux fins de rejet des chefs daccusation 4, 7, 10, 14, 16 et 18 pour cause dargumentation insuffisante concernant lexistence dun conflit armé international, le 16 décembre 1996.
28. Affaire Le Procureur c/Dusko Tadic alias "Dule": Arrêt relatif à lappel de la Défense concernant lexception préjudicielle dincompétence devant la Chambre dappel, le 2 octobre 1995, paragraphe 84.
29. Affaire Le Procureur c/ Zjenil Delalic, Zdravko Mucic, Hazim Delic et Esad Landzo: Décision relative à lexception préjudicielle de laccusé Mucic demandant des renseignements détaillés, le 26 juin 1996, paragraphe 9.
30. Affaire Le Procureur c/Dusko Tadic alias "Dule": Arrêt relatif à lappel de la Défense concernant lexception préjudicielle dincompétence, le 2 octobre 1995, paragraphe 89.