LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE I

Composée comme suit:

M. le Juge Claude Jorda, Président
M. le Juge Fouad Riad
M. le Juge Almiro Simões Rodriguez

Assistée de:

M. Jean-Jacques Heintz, Greffier-adjoint

Décision rendue le:

12 novembre 1998

LE PROCUREUR

C/

DARIO KORDIC
MARIO CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DES ACCUSÉS AUX FINS D'AVOIR ACCÈS AUX ÉLÉMENTS CONFIDENTIELS DANS LES AFFAIRES DE LA VALLÉE DE LA LASVA ET DANS LES AFFAIRES CONNEXES

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Le Bureau du Procureur:

M. Geoffrey Nice
Mme Susan Somers
M. Patrick Lopez-Terres
M. Kenneth Scott

Le Conseil de la Défense:

M. Mitko Naumovski
M. Turner T. Smith Jr.
M. David F. Geneson
M. Bozidar Kovacic

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I ("la Chambre I") du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal"),

VU la requête de la défense de l'accusé Dario Kordic en date du 2 juin 1998 aux fins d'avoir accès aux pièces confidentielles dans les affaires de la Vallée de la Lasva et les affaires connexes (la "Requête")

VU la réponse du Procureur ("la Réponse"), déposée le 8 juillet 1998,

VU la réplique de la Défense en date du 16 juillet 1998 (la "Réplique"),

VU les arguments supplémentaires de l'accusation relatifs à la demande de la défense, enregistrés le 4 septembre 1998 ("les Arguments"),

VU la réponse de la défense aux Arguments, datée 11 septembre 1998,

VU la notification en date du 14 septembre 1998 par laquelle la défense de l'accusé Mario Cerkez a déclaré s'associer à la Requête et aux écritures subséquentes de la défense de l'accusé Kordic,

VU la réplique de l'accusation à la réponse de la défense aux Arguments, enregistrée le 8 octobre 1998,

VU les articles 20, 21 4) et 22 du Statut du Tribunal, et les articles 54, 66, 68, 70 et 75 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal ("le Règlement"),

ATTENDU que la défense demande que la Chambre ordonne "au Greffier d'accorder aux accusés et à leur défense un accès total, rapide, véritable et permanent à toutes les pièces confidentielles, à savoir les comptes-rendus, pièces à conviction, ordonnances et décisions du Tribunal, ainsi qu'à toutes les autres pièces nécessaires à la défense [des accusés] (par exemple, nom et éléments d'identification des témoins qui ont déposé sous un pseudonyme ou autrement sous le couvert de l'anonymat) qui ont été produites dans toutes les affaires de la Vallée de la Lasva impliquant les événements, faits et témoins en cause dans l'affaire en instance, notamment dans les affaires":

- Le Procureur c/ Blaskic (IT-95-14-T), laquelle est pendante devant une autre Chambre ("la Chambre B");

- Le Procureur c/ Aleksovski (IT-95-14/1-T), laquelle est pendante devant une Chambre autrement composée ("la Chambre C");

- Le Procureur c/ Frurundzija (IT-95-17/1-T), pendante devant la Chambre de première instance II du Tribunal ("la Chambre II");

- Le Procureur c/ Kupreskic et consorts (IT-95-16-T), pendante devant la Chambre II;

- et enfin, Le Procureur c/ Rajic (IT-95-12-I), et Le Procureur c/ Marinic, dont aucune Chambre n'est saisie,

ATTENDU que la défense propose que la Chambre ordonne en conséquence que soit modifié en tant que de besoin l'ordonnance aux fins de protection des témoins prise par la Chambre le 27 janvier 1998,

ATTENDU que la défense soutient que le Procureur dispose de pièces "pertinentes et nécessaires" à la défense des accusés, alors qu'elle-même ne peut y avoir accès en raison des mesures prises par les Chambres concernées aux fins de garantir la confidentialité de certaines informations en vue d'assurer la protection des victimes et témoins,

ATTENDU que la défense se fonde sur l'article 21 du Statut du Tribunal et sur les articles 66 A) et 68 du Règlement, à savoir sur le droit des accusés à un procès équitable et rapide et sur leur droit de pouvoir préparer efficacement leur défense,

ATTENDU que l'accusation objecte que la confidentialité des pièces auxquelles la défense sollicite d'avoir accès résulte de mesures prises par les Chambres de première instance concernées afin de garantir la sécurité des victimes et des témoins; que ces mesures ont été prises en faveur d'un témoin donné dans une situation donnée et ne sauraient être levées, en tout état de cause pas avant que le témoin concerné y ait consenti; qu'à défaut de ce consentement, la levée des mesures de protection accordées risquerait de constituer une menace à la sécurité de ce témoin,

ATTENDU que l'accusation souligne que de nombreux témoins ont accepté de venir déposer devant le Tribunal à la condition que des mesures de protection leur seraient accordées; que toute modification de la protection accordée est susceptible de décourager les témoins de venir se présenter devant le Tribunal,

ATTENDU que l'accusation soutient en outre que le droit d'un accusé à un procès équitable n'inclut pas le droit à avoir accès aux pièces provenant d'une affaire concernant un autre accusé,

ATTENDU que, en adoptant le Règlement, les Juges ont élaboré un ensemble de procédures qui tout à la fois précisent les droits de chaque partie et imposent un certain nombre d'obligations, notamment au Procureur, lequel, à la différence de la défense et des accusés, est une partie dans chacune des affaires pendantes devant le Tribunal,

ATTENDU que la Chambre est convaincue que le Procureur procédera à l'examen des éléments en sa possession conformément à l'article 68 du Règlement,

ATTENDU qu'il est du devoir de la Chambre de s'assurer que la défense n'est pas placée dans une position désavantageuse par rapport à l'accusation; que le simple fait pour le Procureur de disposer de pièces qui, si ce n'est pour les raisons évoquées ci-dessus, auraient été normalement publiques, crée une situation susceptible de préjudicier aux droits de l'accusé,

ATTENDU que la défense s'est engagée à mettre en œuvre les dispositions que la Chambre ayant pris les mesures de protection l'empêchant d'avoir accès à certaines pièces, estimerait nécessaire d'ordonner,

ATTENDU qu'il convient de tenir spécialement compte des situations particulières résultant de la mise en œuvre de l'article 70 du Règlement, lequel proscrit la communication d'informations confidentielles, qui n'ont été utilisées que dans le seul but de recueillir des éléments de preuve nouveaux, sans le consentement de la personne ou de l'entité les ayant fournies,

ATTENDU que le droit de l'accusé à un procès équitable n'est en rien affecté au regard de l'accès à des éléments confidentiels d'une affaire lorsqu'aucune Chambre n'est encore saisie de cette affaire,

ATTENDU que cette Chambre n'est pas compétente pour statuer sur des mesures prises par une autre Chambre dès lors que cette dernière est toujours saisie d'une affaire,

ATTENDU que la défense des accusés Dario Kordic et Mario Cerkez n'est pas une partie dans les affaires dont la Chambre A, la Chambre B et la Chambre II, respectivement, sont saisies et dans lesquelles ces Chambres ont pris de mesure de confidentialité; qu'un remède procédural doit par conséquent lui être procuré qui permette à la requête d'être appréciée au fond,

PAR CES MOTIFS,

STATUANT contradictoirement et à l’unanimité de ses membres,

DECIDE de demander leur avis motivé à la Chambre B pour l'affaire Le Procureur c/ Blaskic (IT-95-14-T), à la Chambre C pour l'affaire Le Procureur c/ Aleksovski (IT-95-14/1-T), et à la Chambre II pour les affaires Le Procureur c/ Frurundzija (IT-95-17/1-T) et Le Procureur c/ Kupreskic et consorts (IT-95-16-T),

DEMANDE en conséquence aux Chambres II, B et C d'examiner, sous réserve de ce qui suit, les questions pertinentes soulevées par la Requête de la manière qui leur paraîtra la plus appropriée; leur DEMANDE en outre d'indiquer à cette Chambre s'il peut être fait droit à la Requête et, dans l'affirmative, à quelles conditions en termes de confidentialité et de mesures de protection, le cas échéant,

REJETTE la Requête en tant qu'elle cherche à obtenir communication de pièces relevant directement, ou indirectement, de l'article 70 du Règlement,

REJETTE la Requête en ce qui concerne les éléments relatifs aux affaires Le Procureur c/ Rajic (IT-95-12-I), et Le Procureur c/ Marinic (IT-95-15-I),

DECIDE de rester autrement saisie de la Requête.

 

Fait en français et en anglais, la version française faisant foi.

Le 12 novembre 1998

A La Haye

Pays-Bas

Juge Claude Jorda

Président de la Chambre de première instance I

[sceau du Tribunal]