Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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  1               Le vendredi 3 mars 2000

  2               [Jugement]

  3               [Audience publique]

  4               --- L’audience débute à 10 h 35

  5         M. LE PRÉSIDENT :  Monsieur le Greffier, voulez-

  6   vous introduire l’accusé, s’il vous plaît ?

  7               [L’accusé entre dans la Cour]

  8         M. LE PRÉSIDENT :  Bien !

  9         Je voudrais d’abord m’assurer que les interprètes

 10   m’entendent bien.  Les cabines sont prêtes.

 11         L’INTERPRÈTE :  Bonjour, Monsieur le Président. 

 12   Nous vous entendons.

 13         M. LE PRÉSIDENT :  Bien !

 14         Je voudrais, Monsieur le Greffier, que vous

 15   appeliez l’affaire inscrite au rôle aujourd’hui.

 16         LE GREFFIER :  Il s’agit de l’affaire IT-95-14-T,

 17   Le Procureur contre Tihomir Blaskic.

 18         M. LE PRÉSIDENT (interprétation) :  Bien !

 19         L’identification des parties, s’il vous plaît.

 20         Côté du Bureau du Procureur.

 21         Me HARMON (interprétation) :  Bonjour, Monsieur le

 22   Président.  Bonjour, Messieurs les Juges.  Bonjour,

 23   Messieurs les collègues.  Je suis Mark Harmon, mes

 24   collègues Gregory Kehoe et Me Cayley et Monsieur Simon

 25   Hooper.


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  1         Me HAYMAN (interprétation) :  Bonjour, Monsieur le

  2   Président.  Bonjour, Messieurs les Juges.  J’ai du plaisir

  3   à vous rencontrer aujourd’hui.  Je suis Russell Hayman et

  4   Monsieur Anto Nobilo m’accompagne.  Nous représentons les

  5   intérêts du Général Blaskic.

  6         M. LE PRÉSIDENT :  Bien !  Nous pouvons donc à

  7   présent commencer.

  8         La Chambre rend aujourd’hui son jugement dans

  9   l’affaire Le Procureur contre Tihomir Blaskic, l’accusé ici

 10   présent.

 11         Je précise que sauf indication contraire, je

 12   m’exprime au nom de la Chambre que j’ai l’honneur de

 13   présider et que la décision que nous rendons a été rendue à

 14   l’unanimité.  Le Juge Shahabuddeen a joint au jugement une

 15   déclaration.

 16         En introduction d’abord, je voudrais évidemment

 17   remercier, remercier au nom de la Chambre, tous ceux qui

 18   ont permis que ce procès important par le niveau

 19   hiérarchique de l’accusé, difficile par la quantité

 20   d’information recueillie à l’audience et la longueur de la

 21   procédure, ait pu se dérouler dans les meilleures

 22   conditions.

 23         La Chambre tout d’abord implique plusieurs Juges

 24   qui ont dû renoncer à participer au procès jusqu’à son

 25   terme.


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  1         Le Juge Deschenes, comme vous le savez, malgré son

  2   engagement et son énergie, fut contraint de démissionner

  3   pour cause de maladie et j’en profite pour remercier une

  4   nouvelle fois le Juge Shahabuddeen d’avoir accepter de lui

  5   succéder immédiatement dans les jours qui ont suivi son

  6   élection, permettant ainsi que le procès commence à la date

  7   prévue.

  8         Je pense également, et nous pensons également, au

  9   Juge Riad que la maladie aura écarté pendant plusieurs mois

 10   du Tribunal.  Ce n’est pas sans hésitation que la Chambre,

 11   après avoir consulté les conseils de l’Accusation et de la

 12   Défense ainsi que l’accusé, a demandé à le voir remplacer,

 13   mais elle savait pouvoir compter sur le dévouement total du

 14   Juge Rodrigues qui eut la lourde tâche de prendre

 15   connaissance en très peu de temps de l’ensemble du dossier.

 16         Je voudrais aussi que chacun soit conscient du

 17   travail remarquable fourni par toutes ces personnes que

 18   l’on oublie parfois mais qui jour après jour ont préparé

 19   les comptes rendus, 18 000 pages en version française, 25

 20   000 en version anglaise, qui ont filmé, qui ont enregistré

 21   les audiences, édité ces enregistrements qui resteront pour

 22   l’histoire, faire en sorte que les témoins soient protégés,

 23   ont traduit des milliers de pages de documents, ont

 24   interprété les débats, malgré la rapidité des déclarations,

 25   y compris de celui qui vous parle, malgré le caractère


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  1   technique des mots ou expressions employés, malgré les

  2   reproches d’arrêter parfois manifestées lorsqu’une

  3   expression était selon son auteur imparfaitement rendue.

  4         Enfin, la Chambre tient à exprimer sa gratitude

  5   pour l’aide précieuse qu’elle a reçue du greffe, bien sûr,

  6   et puis également de Monsieur Olivier Fourmy, le juriste de

  7   la Chambre, et de tous les assistants.  Qu’ils en soient

  8   profondément remerciés.

  9         Je voudrais aussi rendre hommage aux conseils de

 10   l’Accusation et aux conseils de la Défense pour leur

 11   attitude remarquable tout au long du procès, manifestant

 12   ainsi que la passion des débats n’exclut pas la courtoisie,

 13   au moins à l’égard des Juges, et que la défense des

 14   intérêts que l’on représente n’oblige pas au conflit

 15   permanent.  Les débats ont donc toujours été de grande

 16   qualité et nous nous en félicitons.

 17         Enfin, je ferais observer que l’accusé a déposé en

 18   qualité de témoin pendant près de 12 semaines, y compris le

 19   temps consacré au contre-interrogatoire et aux questions

 20   des Juges.  C’est à souligner que le Général Blaskic s’est

 21   tout au long du procès toujours comporté avec déférence

 22   envers les Juges.

 23         Je voudrais aborder la longueur de la procédure

 24   dans cette introduction générale.

 25         Ce procès n’aura eu dans sa forme qu’un seul


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  1   défaut – nous en sommes bien conscients que nous devons à

  2   l’avenir réfléchir tous pour efforcer d’y remédier – c’est

  3   sa longueur.  Je rappellerais que commencés le 24 juin

  4   1997, les débats ont été déclarés clos un peu plus de deux

  5   ans après, le 30 juillet 1999.

  6         Pendant ces quelques deux ans, la Chambre aura

  7   entendu 158 témoins, reçu près de 1 500 pièces à

  8   conviction, pour l’essentiel des documents écrits dont

  9   certains comportent plusieurs centaines de pages.  Les

 10   parties ont remis des conclusions tellement détaillées

 11   qu’aujourd’hui encore, la traduction en langue française

 12   n’en est pas enregistrée au greffe.

 13         Naturellement, la Chambre a tenu à reprendre

 14   l’ensemble des éléments du dossier.  Elle a vérifié tous

 15   les arguments avancés, les a examinés entre eux, et à la

 16   lumière bien sûr des pièces à conviction.

 17         Elle note à cet égard que les parties lui ont

 18   remis un assez grand nombre d’ordres ou de rapports émanant

 19   de l’accusé, ordres dont chaque élément a son importance,

 20   le contenu proprement dit du document naturellement mais

 21   aussi ses destinataires, le jour, l’heure même de son

 22   émission, et ses références lorsqu’elles existent, tout ce

 23   qui permet de confirmer ou d’infirmer les déclarations des

 24   témoins.

 25         À cet égard, la Chambre ne peut que déplorer que


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  1   toutes les informations disponibles ne lui soient pas

  2   parvenues, notamment pour ce qui est des archives où

  3   étaient, sont peut-être encore, gardées d’autres ordres ou

  4   rapports émanant de l’accusé, de ses supérieurs ou de ses

  5   subordonnés.

  6         Elle doit se féliciter en revanche de l’attitude

  7   de certains États non issus de l’ex-Yougoslavie ou de

  8   certaines entités qui ont su faire preuve d’une véritable

  9   coopération avec le Tribunal et ont, la Chambre le sait,

 10   fourni aux parties de masses considérables d’information.

 11         En total, il aura fallu sept mois à la Chambre

 12   pour se prononcer, sept mois pour vérifier, élément de

 13   preuve par élément de preuve, témoignage par témoignage, si

 14   en dans quelle mesure la responsabilité du Général Blaskic

 15   dans les faits qui lui sont reprochés était établie.

 16         Avant d’expliquer, il convient sans doute de

 17   rappeler les crimes qui lui ont été reprochés par

 18   l’Accusation, rappeler aussi les principaux arguments de sa

 19   défense.

 20         La Chambre précisera ensuite dans quel cadre le

 21   conflit en cause s’inscrit et comment il doit être

 22   qualifié.

 23         Puis, elle rappellera brièvement les faits, en

 24   tout cas certains des faits les plus marquants du conflit.

 25         Enfin, la Chambre présentera ses conclusions quant


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  1   à la responsabilité de l’accusé au regard des crimes commis

  2   et de leur caractère discriminatoire.

  3         Les crimes reprochés à l’accusé.  Tihomir Blaskic

  4   est accusé d’avoir entre le 1er mai 1992 et le 31 janvier

  5   1994 commis, ordonné, planifié ou aidé et encouragé un

  6   crime contre l’humanité, de persécution, pour meurtres,

  7   atteintes graves à l’intégrité physique, attaques contre

  8   les agglomérations, destructions et pillages de biens,

  9   traitements inhumains de civils, transferts forcés de

 10   civils, des crimes contre l’humanité pour meurtres et

 11   atteintes à l’intégrité des personnes, des infractions

 12   graves aux Conventions de Genève et des violations des lois

 13   ou coutumes de la guerre.  Le chef 2 a été abandonné par

 14   l’Accusation.  Je n’en parlerai pas.

 15         Ces violations aux lois ou coutumes de guerre

 16   concernent des homicides, des atteintes graves à

 17   l’intégrité physique, destructions et pillages de biens,

 18   destructions d’édifices consacrés à l’enseignement ou à la

 19   religion, traitements inhumains ou cruels infligés à des

 20   détenus, y compris prise d’otages, et utilisation comme

 21   boucliers humains, et tout ce, tout ceci, tous ces crimes

 22   commis au préjudice de la population musulmane de Bosnie

 23   centrale et notamment de la vallée de la Lasva, c’est-à-

 24   dire plus précisément dans les municipalités de Vitez,

 25   Busovaca et Kiseljak et dans une certaine mesure de Zenica.


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  1         Il est également reproché au Général Blaskic de ne

  2   pas avoir, sachant ou ayant des raisons de savoir que des

  3   crimes étaient sur le point d’être commis ou l’avaient été,

  4   il lui est reproché de ne pas avoir pris les mesures

  5   raisonnables permettant de les empêcher ou d’en punir les

  6   auteurs.

  7         Ceci était le rappel des crimes qui sont soutenus

  8   par l’Accusation.

  9         À ces crimes, comment a répondu le Général

 10   Blaskic ?

 11         Le Général Blaskic a présenté une série

 12   d’arguments que la Chambre évidemment ne peut ici que

 13   rappeler sommairement mais qui ont été longuement exposés

 14   tout au long du procès, plus spécialement d’ailleurs lors

 15   du témoignage de l’accusé et naturellement dans les

 16   conclusions finales remises à la Chambre.

 17         Ces arguments touchent d’abord aux circonstances

 18   de l’époque.  Le Général Blaskic se trouvait selon lui dans

 19   une position d’assiégé en quelque sorte, en butte aux

 20   attaques des forces musulmanes, dont l’objectif des forces

 21   musulmanes était de prendre le contrôle de la vallée de la

 22   Lasva en séparant les municipalités les unes des autres.

 23         Dans ces conditions et malgré ses efforts, il lui

 24   était impossible d’assurer un système de commandement

 25   approprié, notamment du fait de la difficulté de


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  1   communiquer de l’une des municipalités à l’autre.

  2         La Défense a souligné en outre que les exactions

  3   commises par les forces musulmanes expliquent le

  4   comportement désordonné des troupes croates, « troupes

  5   croates » étant prises dans un sens général, lesquelles

  6   n’étaient constituées pour l’essentiel que de soldats mal

  7   entraînés, ayant tendance à obéir aux autorités locales

  8   plutôt qu’à ses ordres.

  9         Bien plus, les exactions commises auraient été le

 10   plus souvent, notamment dans le cas de Ahmici, la ville de

 11   Ahmici, ou pour le camion piégé de Stari Vitez, le fait

 12   d’unités ne relevant pas de sa chaîne de commandement,

 13   qu’il s’agisse de la police militaire ou d’unités spéciales

 14   comme les Vitezovis.

 15         En tout état de cause, le Général Blaskic n’aurait

 16   jamais donné l’ordre de commettre des crimes.

 17         L’attaque sur Grbavica, qui est un autre village,

 18   démontre selon elle que lorsque l’accusé ordonne une

 19   attaque, celle-ci s’organise dans le cadre des lois de la

 20   guerre, les exactions ayant suivi cette attaque n’étant que

 21   le fruit des actes commis par des civils animés d’un esprit

 22   de vengeance et laissés libres d’agir de par la carence des

 23   autorités de police.

 24         Au demeurant, le Général Blaskic aurait toujours

 25   pris soin de rappeler par de nombreux ordres écrits la


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  1   nécessité du respect du droit humanitaire.  Il ne lui

  2   aurait pas été interdit de détenir des civils, ne serait-ce

  3   que pour assurer leur protection.

  4         Enfin, la Défense soutient que les lois

  5   applicables à l’époque permettaient d’utiliser des équipes

  6   de travail pour le creusement des tranchées.

  7         Nous allons maintenant aborder les conclusions de

  8   la Chambre.

  9         Avant d’aborder la responsabilité de l’accusé

 10   proprement dite, la Chambre tracera le cadre géographique,

 11   politique et militaire de cette affaire et rappellera les

 12   crimes spécifiques qui ont été perpétrés.

 13         Le cadre général dans lequel s’est inscrit le

 14   conflit est un cadre à la fois géographique, un cadre

 15   politique et militaire.

 16         La vallée de la Lasva, telle qu’elle est envisagée

 17   dans l’acte d’accusation, est une zone qui se situe à

 18   environ 30 kilomètres au nord-ouest de Sarajevo en Bosnie-

 19   Herzégovine.  Il s’agit d’une région qui est traversée par

 20   une route qui suit du sud-est au nord-ouest le trajet

 21   Sarajevo-Kiseljak, se poursuit vers Busovaca, et reprend

 22   vers Vitez, puis vers Travnik.  La distance séparant

 23   Kiseljak de Vitez est d’environ 30 kilomètres.  La route se

 24   situe en contrebas des collines.

 25         La Défense a présenté une maquette qui, si elle


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  1   exagère les hauteurs des collines avoisinantes – la Défense

  2   a précisé que les hauteurs avaient été multipliées par

  3   trois – permet de se rendre compte de l’importance de cette

  4   route pour toute la région, en particulier sur le plan

  5   économique et militaire.

  6         L’ensemble des municipalités de Vitez, Busovaca et

  7   Kiseljak correspond à un espace étroit qui s’étendrait par

  8   exemple de La Haye, Schiphol et Haarlem.

  9         Cette région présente également une autre

 10   particularité, c’est de comprendre une importante

 11   population croate.  Selon le recensement de 1991, les

 12   populations musulmanes et croates se répartissaient de la

 13   manière suivante.  Pour la municipalité de Vitez, 11 514

 14   musulmans et 12 675 Croates; pour la municipalité de

 15   Busovaca, 8 451 musulmans et 9 093 Croates; pour la

 16   municipalité de Kiseljak, 12 550 Croates et 9 778

 17   musulmans; la ville de Zenica pour sa part comptait une

 18   majorité de musulmans, 45 pour cent pour 16 et demi de

 19   Croates.

 20         S’agissant du cadre politique et militaire, la

 21   Chambre estime que les crimes perpétrés dans la région que

 22   nous venons d’évoquer ont été commis certes dans le

 23   contexte d’un conflit armé entre musulmans et Croates de

 24   Bosnie mais surtout dans le cadre d’un conflit armé

 25   international.


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  1         Au début de l’année 1992, Tihomir Blaskic est en

  2   Vienne en Autriche après avoir démissionné de l’armée ex-

  3   yougoslave, la JNA.  En février 1992, il est, selon ses

  4   déclarations, rappelé à Kiseljak, d’où il est originaire,

  5   par le conseil municipal qui compte s’assurer de ses

  6   services pour organiser la défense de la municipalité

  7   contre les Serbes.

  8         À son arrivée, Croates et musulmans coopèrent à

  9   cette fin.  Mais la situation se dégrade rapidement.  Dès

 10   le 8 avril 1992, les Croates de Bosnie, organisés au sein

 11   de la Communauté démocratique de Herceg-Bosna, que nous

 12   appelons désormais HZ-HB, qui avait été créée le 18

 13   novembre 1991, donc ces Croates de Bosnie organisés de

 14   cette façon instituent le HVO.  On peut traduire Conseil de

 15   défense croate, qui est une structure à la fois militaire

 16   et politique.

 17         Le lendemain, 9 avril 1992, les musulmans créent

 18   la Défense territoriale, la TO, qui deviendra à la fin de

 19   1992, l’armée musulmane de Bosnie-Herzégovine, ou encore,

 20   la BiH.

 21         Par ailleurs, je rappellerais que le 6 avril 1992,

 22   la République de Bosnie-Herzégovine déclare son

 23   indépendance.  Dès le 7 avril, la Croatie reconnaît la

 24   Bosnie-Herzégovine comme étant indépendante, mais en même

 25   temps, la Croatie accorde la citoyenneté croate aux membres


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  1   de la nation croate de Bosnie-Herzégovine qui en feraient

  2   la demande.

  3         Le 18 mai, le Conseil de Sécurité des Nations

  4   Unies recommande l’admission de la République de Croatie

  5   aux Nations Unies, et le 20 mai, celle de la République de

  6   Bosnie-Herzégovine.

  7         Au même moment, le Conseil de Sécurité demande que

  8   cesse les interventions extérieures sur le territoire de la

  9   Bosnie-Herzégovine et que les unités de la JNA ou celles de

 10   l’armée croate – que nous appellerons la HV – s’y trouvant

 11   s’en retirent ou se placent sous l’autorité du gouvernement

 12   de Bosnie-Herzégovine, ou soient dissoutes, ou soient

 13   désarmées.  C’est la Résolution 752 du Conseil de Sécurité. 

 14   Nous sommes donc en mai 1992.

 15         La présence de forces extérieures est donc avérée

 16   d’une manière générale.  Mais qu’en est-il de la région qui

 17   nous préoccupe ?

 18         Les éléments de preuve présentés offrent des

 19   visions apparemment contradictoires et floues que la

 20   Chambre s’est efforcée de clarifier.  Il en résulte un

 21   tableau assez simple malgré la diversité des situations

 22   locales.

 23         Comme la Chambre l’a indiqué, la vallée de la

 24   Lasva est une zone où les Serbes ne représentent qu’une

 25   minorité de la population mais les forces serbes ne sont


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  1   guère éloignées.  Elles sont à Jajce à l’ouest de Travnik. 

  2   Elles se rapprochent de Kiseljak au sud-est.  Il faut tenir

  3   le front.  Il s’agit donc de contrôler les armes, de les

  4   prendre où elles se trouvent dans les casernes de l’ex-JNA

  5   comme à Kiseljak ou à Kaonik.  Il faut ensuite les

  6   distribuer et cela va être la source de conflits, conflits

  7   qui vont être d’autant plus violents que les nationalismes

  8   vont s’exacerber.

  9         Certains Croates de Bosnie sont particulièrement

 10   virulents.  La HZ-HB, Communauté croate de Herceg-Bosna, je

 11   le rappelle, connaît des dissensions internes entre les

 12   partisans du multi-ethnisme, en tout cas d’une cohabitation

 13   avec les musulmans, et les nationalistes croates les plus

 14   durs.  Ces derniers reçoivent incontestablement le soutien

 15   de Zagreb.

 16         Conflit international : c’est la caractéristique

 17   du conflit en cause.  Il s’agit bien d’un conflit armé

 18   international.

 19         La République de Croatie ne s’est pas contentée

 20   d’un rôle de spectateur, ni même de chercher à seulement

 21   protéger ses frontières.  Elle est intervenue dans le

 22   conflit opposant les musulmans et les Croates de Bosnie

 23   centrale.

 24         Rappelons : Franjo Tudjman et Slobodan Milosevic

 25   se sont rencontrés en mars 1991 pour discuter d’un partage


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  1   de la Bosnie-Herzégovine qui aurait conduit à la

  2   disparition de celle-ci, au moins en tant qu’entité

  3   distincte.

  4         Selon un témoin de la Défense, la Croatie

  5   nourrissait des ambitions sur les territoires considérés

  6   comme croates de la Bosnie-Herzégovine depuis 150 ans.

  7         Le nationalisme du Président Tudjman et ses

  8   ambitions territoriales sont en tout état de cause apparus

  9   évidents à nombre de ses interlocuteurs, qu’il s’agisse de

 10   Lord Owen ou des témoins Paddy Ashdown, II et X, entendus

 11   par la Chambre.  Vous concevrez que nous sommes obligés de

 12   protéger toujours par leur pseudonyme certains des témoins

 13   qui sont venus jusqu’ici.

 14         La Croatie, comme certains de ses officiers les

 15   plus hauts gradés comme le Général Bobetko, l’Admiral

 16   Domazet ou le Général Petkovic l’ont reconnu, a envoyé des

 17   troupes au sud de la Bosnie-Herzégovine en territoire

 18   bosniaque.  Mais elle ne s’est pas limitée à cela.

 19         Les éléments de preuve rappelés par la Chambre

 20   dans son jugement le démontrent.  Les troupes de l’armée de

 21   Croatie, la HV, ont été repérées en de nombreuses endroits

 22   du territoire bosniaque, y compris dans la vallée de la

 23   Lasva.

 24         Les documents montrent que de très nombreux

 25   soldats de la HV ont servi au sein du HVO et des ordres


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  1   leur avaient été donnés pour qu’ils retirent leurs insignes

  2   de la HV et les remplacent par ceux du HVO.  La plupart des

  3   officiers du HVO étaient en fait des officiers de la HV. 

  4   Le Général Blaskic, qui faisait exception à l’époque,

  5   n’est-il pas lui-même aujourd’hui inspecteur de

  6   l’inspection générale de l’armée de la République de

  7   Croatie.  Cette présence des hommes fut renforcée par une

  8   aide matérielle importante.

  9         La Chambre convient qu’une certaine aide a pu

 10   également être fournie par la Croatie à la Bosnie-

 11   Herzégovine dans son ensemble, mais cette aide s’est tarie,

 12   en tout cas dans la région pendant la période considérée,

 13   alors que le montant de l’aide de la Croatie à l’ensemble

 14   des structures de la Herceg-Bosna a été évaluée à 1 million

 15   de marks allemands par jour.

 16         Les objectifs des nationalistes croates de Croatie

 17   étaient partagés à l’évidence par de nombreux membres du

 18   HVO et de la Communauté croate de Herceg-Bosna : Mate

 19   Boban, Président de cette communauté, bien sûr, mais aussi

 20   Anto Valenta, Président du HDZ de l’Union démocratique

 21   croate de Vitez, puis Président du HDZ pour la HZ-HB, dont

 22   les écrits nationalistes sont révélateurs; Ignac Kostroman,

 23   Secrétaire-Général de la HZ-HB; Dario Kordic, Vice-

 24   président de la HZ-HB, dont les discours enflammaient les

 25   Croates de Bosnie.


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  1         La Chambre citera ici pour exemple le compte rendu

  2   d’une réunion du 12 novembre 1991, signé « Mate Boban et

  3   Dario Kordic ».  Je cite :

  4         « Le peuple croate de Bosnie-Herzégovine doit

  5   enfin opter pour une politique active de déterminée en vue

  6   de réaliser le rêve éternel : un État croate commun. »

  7         Toujours est-il qu’il n’est pas admissible pour

  8   ces nationalistes que les musulmans puissent vouloir

  9   disposer d’une défense.

 10         La Défense territoriale bosniaque, la TO, je l’ai

 11   rappelé tout à l’heure, est créée le 9 avril 1992.  Le 10

 12   avril, Mate Boban proscrit cette TO sur le territoire de la

 13   HZ-HB.

 14         Le Général croate Roso confirme cela par un ordre

 15   du 8 mai, et le 11 mai, Tihomir Blaskic met en œuvre cet

 16   ordre en déclarant la TO, la Défense territoriale, illégale

 17   sur le territoire de la municipalité ce Kiseljak, et nous y

 18   reviendrons.

 19         Abordons maintenant le conflit dans la vallée de

 20   la Lasva, de mai 1992 d’abord à janvier 1993.  Ensuite,

 21   nous parlerons de l’embrasement de la vallée de la Lasva en

 22   avril 1993.  Mais entre ces deux périodes, nous ferons un

 23   détour par un événement politique et diplomatique qui a

 24   joué un rôle important : c’est le Plan Vance-Owen.

 25         D’abord de mai 1992 à janvier 1993.


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  1         Je voudrais savoir si je ne vais pas trop vite

  2   pour les interprètes.  Ça va ?

  3         L’INTERPRÈTE :  Ralentissez un peu, Monsieur le

  4   Président.

  5         M. LE PRÉSIDENT :  D’accord.  Bien !

  6         De mai 1992 à janvier 1993.  Ainsi, à compter de

  7   mai 1992, les tensions entre les populations musulmanes et

  8   croates vont croître, les incidents éclatant plus

  9   particulièrement lorsqu’une partie croit pouvoir emporter

 10   un gain tactique ou stratégique : contrôle d’un village,

 11   d’une ville, d’anciens entrepôts militaires, d’une route.

 12         Les provocations et les incidents se multiplient,

 13   comme le fait de hisser le drapeau croate sur des bâtiments

 14   publics ou l’enlèvement d’officiers d’origine croate.

 15         L’on va assister aux premières destructions de

 16   mosquées et de maisons musulmanes, aux premiers meurtres de

 17   civils, aux premiers pillages.  Sur un territoire étroit,

 18   nous l’avons vu, on voit s’ajouter au mouvement de réfugiés

 19   croates mais surtout musulmans, chassés de leurs terres par

 20   les actions des forces serbes, les déplacements internes de

 21   populations musulmanes chassées de leurs habitations par

 22   les exactions croates.

 23         L’accusé, alors le Colonel Blaskic – il est

 24   toujours dit Général de l’armée de la République de Croatie

 25   et c’est le grade sous lequel la Chambre le connaît –


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  1   l’accusé donc est nommé commandant de la zone

  2   opérationnelle de Bosnie centrale le 27 juin 1992.

  3         Cette nomination est ordonnée par qui ?  Par le

  4   Général de l’armée de la République de Croatie, Ante Roso.

  5         La zone opérationnelle comprend notamment –

  6   conformément à l’ordre donné par qui ?  Par un Général

  7   croate, Milivoj Petkovic – cette zone comprend les

  8   municipalités qui nous concernent aujourd’hui, celles de

  9   Vitez, Busovaca et Kiseljak.

 10         En août 1992, de sérieux incidents éclatent autour

 11   du village de Duhri, au sud de Kiseljak, dont la mosquée

 12   sera détruite.

 13         À l’automne, la situation se dégrade rapidement. 

 14   Le HVO essaie de forcer les musulmans à remettre leurs

 15   armes.  Des coups de feu sont tirés à Vitez et dans les

 16   environs.

 17         Le 20 octobre 1992, les musulmans établissent un

 18   barrage sur la route à hauteur de Ahmici.  Selon eux les

 19   musulmans, il s’agissait d’empêcher les troupes du HVO de

 20   renforcer les positions croates à Travnik.  Les Croates

 21   pour leur part soutiennent que leurs forces montent au

 22   front contre les Serbes à Jajce.

 23         Quoiqu’il en soit, un soldat croate est tué, le

 24   barrage est renversé et les armes des musulmans sont

 25   confisquées.  Les tensions restent vives.  Alors que les


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  1   forces en présence s’organisent, l’accusé crée des

  2   brigades.  Dans le cadre d’une structure militaire, l’armée

  3   de Bosnie-Herzégovine crée son 3e corps, qui est basé à

  4   Zenica.

  5         J’ai dit que je ferais un détour par un élément de

  6   diplomatie qui a joué son rôle : c’est le Plan Vance-Owen.

  7         Le 2 janvier 1993 est présenté le Plan Vance-Owen. 

  8   Ce plan de paix définit entre autre une Bosnie-Herzégovine

  9   décentralisée, organisée en 10 provinces, chacune

 10   bénéficiant d’une autonomie substantielle et devant être

 11   administrée par un gouvernement local démocratiquement élu.

 12         Selon les déclarations d’un témoin de la Chambre,

 13   toute la logique du plan correspondait à un partage du

 14   pouvoir avec prédominance d’une nationalité dans certaines

 15   zones mais pas pour autant dénégation des autres

 16   nationalités.  Le pouvoir devait s’exercer dans le respect

 17   des minorités.

 18         Il faut comprendre que la vallée de la Lasva se

 19   retrouvait pour une grande partie dans la province 10, et

 20   pour le reste de cette vallée, la partie sud de la

 21   municipalité de Kiseljak, dans la province 7.

 22         Le plan qui était prévu revenait à attribuer les

 23   responsabilités principales dans la province 10 aux Croates

 24   et aux musulmans dans la province 7 mais dans l’esprit des

 25   nationalistes croates et notamment de Mate Boban, Président


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  1   de la HZ-HB, de la Communauté croate de Herceg-Bosna, cela

  2   signifiait que la province 10 était croate certes mais cela

  3   signifiait aussi que des territoires qu’on considérait

  4   comme historiquement croates selon lui allaient être inclus

  5   dans la province 7 à majorité musulmane, ce qui n’était pas

  6   acceptable à ses yeux.  Il convenait en tout cas d’assurer

  7   la domination croate dans les régions concernées.

  8         Il faut bien dire que le Plan Vance-Owen n’a

  9   jamais trouvé à s’appliquer en tant que tel sur le terrain,

 10   mais les Croates et notamment les Bosno-croates, en

 11   anticipant sa mise en œuvre, puis en voulant l’exécuter

 12   unilatéralement, portent une lourde responsabilité dans le

 13   déroulement du conflit.

 14         Dès le 15 janvier 1993, Mate Boban adressait un

 15   ultimatum aux musulmans, leur ordonnant notamment de

 16   remettre leurs armes.  Face à leur refus, les forces

 17   croates engagèrent des actions destinées à mettre en œuvre

 18   de force la croatisation des territoires.  Des centaines de

 19   musulmans furent arrêtés et pour beaucoup emprisonnés à

 20   Kaonik dans les anciens entrepôts de la JNA.  Nombreux sont

 21   ceux qui furent battus.  La plupart dut aller creuser des

 22   tranchées, souvent dans des conditions inhumaines, exposés

 23   au feu de l’ennemi, battus, voire tués, parfois servant de

 24   boucliers humains.

 25         Les efforts considérables déployés par la mission


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  1   de contrôle de la Commission européenne, l’ECMM, et les

  2   forces des Nations Unies de la FORPRONU permirent d’une

  3   part la libération des prisonniers et d’autre part le

  4   cantonnement du conflit.

  5         Mais cette situation ne devait pas durer et nous

  6   allons aborder, mes collègues et moi, la partie concernant

  7   l’embrasement de la vallée de la Lasva en avril 1993.

  8         Le 15 avril, les Croates, notamment par la voie de

  9   Dario Kordic lors d’une réunion publique télévisée,

 10   lançaient un nouvel ultimatum.  Tihomir Blaskic déclarait

 11   également à la télévision que des soldats du HVO avaient

 12   été attaqués à Nadioci.  Par ordre écrit, il ordonnait aux

 13   brigades du HVO et à l’unité spéciale des Vitezovis de

 14   riposter par le feu si elles étaient attaquées, puis aux

 15   brigades du HVO et au 4e bataillon de police militaire de

 16   se défendre contre ce qu’il appelait « les attaques

 17   terroristes des musulmans ».

 18         Le 16 avril à 1 h et demi du matin, le Colonel

 19   Blaskic à l’époque émettait un ordre de combat destiné à la

 20   brigade Vitez et aux unités indépendantes Tvrtko pour (je

 21   cite) « prévenir les attaques des forces musulmanes

 22   extrémistes. »  Les formations concernées devaient être

 23   prêtes (je cite) « à faire feu à 5 h 30 le 16 avril 1993 ».

 24         De fait, le 16 avril 1993 à 5 h 30 du matin puis

 25   dans les jours qui suivirent, la vallée de la Lasva


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  1   devenait le théâtre de multiples crimes : civils tués ou

  2   blessés, maisons incendiées, minarets abattus, mosquées

  3   détruites, femmes et enfants séparés des hommes et n’ayant

  4   d’autre choix que de fuir, femmes violées, hommes

  5   emprisonnés, frappés, conduits pour creuser des tranchées

  6   jusque sur le front.

  7         Partout, le même scénario ou presque : une attaque

  8   d’artillerie d’abord en n’utilisant sans aucune

  9   préoccupation quant aux conséquences les moyens parfois

 10   archisanaux – on a beaucoup parlé des BeBe bombes – puis

 11   attaque de l’infanterie.  Peu importe que l’objectif ait pu

 12   présenter au moins partiellement un intérêt militaire, il

 13   convient de faire en sorte qu’une fois le terrain conquis,

 14   les musulmans ne puissent plus y vivre.  C’est tellement

 15   vrai que des villages qui n’étaient pas défendus et qui ne

 16   constituaient pas un objectif militaire sont détruits.

 17         Le 16 avril 1993 : Ahmici, un village dont la très

 18   large majorité des habitants est musulmane, qui est connu

 19   pour l’intensité de la pratique et de l’enseignement de la

 20   religion musulmane, dont la plus grande des mosquées vient

 21   d’être reconstruite, un village en hauteur qui surplombe la

 22   route principale Busovaca-Vitez mais à quelque distance de

 23   celle-ci, un village où il n’y a pas d’armée musulmane.

 24         Il est 5 h 30 ce 16 avril : l’artillerie entre en

 25   jeu.  Les habitants croates sont partis la veille, la


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  1   veille au soir.  Seuls sont restés ceux qui sont armés et

  2   veulent tuer : tuer les musulmans affolés qui sont

  3   réveillés en plein nuit, sortent de chez eux pour fuir et

  4   tombés sous les balles des soldats qui les attendent, des

  5   musulmans, femmes, enfants et vieillards compris que l’on

  6   sort de force de chez eux pour les tuer, des musulmans qui

  7   se cachent sous leur lit dans leur cave qui meurent brûlés

  8   vifs dans l’incendie de leur maison.  Ces faits sont

  9   connus.

 10         La Défense a fini par admettre que ces faits

 11   n’étaient pas contestables dans leur matérialité.  La

 12   Défense, après beaucoup de tergiversation, a fini par

 13   clairement mettre au cause les troupes qui selon elle

 14   auraient commis tous ces crimes : la police militaire et

 15   notamment une unité spéciale de celle-ci, les Jokeris, dont

 16   le commandant est Vladimir Santic, assisté de Anto

 17   Furundzija, poursuivi par ailleurs devant ce Tribunal pour

 18   des faits en relation avec cette attaque.

 19         D’autres villages ou hameaux sont également

 20   attaqués en même temps : Nadioci, Pirici, Santici, qui se

 21   trouvent à proximité immédiate de Ahmici.

 22         Le même scénario se reproduit dans les

 23   municipalités de Busovaca.  L’artillerie du HVO pilonne les

 24   villages de Jelinak, Merdani, Putis.

 25         Le 17 avril 1993, les soldats du HVO et les


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  1   Jokeris entrent dans le village de Loncari et fouillent les

  2   maisons musulmanes à la recherche des hommes en âge de

  3   combattre et des armes.  Toutes les maisons et les étables

  4   appartenant à des musulmans sont incendiées.  Toutes les

  5   maisons des villages de Jelinak et Putis sont également en

  6   feu.  Les villages entiers sont en feu.  Les femmes, les

  7   enfants, les vieillards sont rassemblés puis chassés.  Des

  8   civils sont frappés.

  9         Le 19 avril, c’est au tour du village de Ocehnici

 10   d’être attaqué.  Des civils sont tués, dont des femmes. 

 11   Toutes les habitations musulmanes sont incendiées.

 12         C’est, il faut le constater, toujours la même

 13   tactique qui est appliquée dans la municipalité de

 14   Kiseljak.  D’abord, au nord de la ville de Kiseljak, du 18

 15   au 21 avril 1993, ce sont les villages de Behrici,

 16   Gomionica, Gromiljak, Hercezi, Polje Visnjica, Rotilj,

 17   Svinjarevo qui sont attaqués.

 18         Le village de Gomionica subira de nouveaux assauts

 19   en juin.  Les maisons sont incendiées.  Les mosquées de

 20   Behrici et Gomionica sont détruites.  Celles de Gromiljak

 21   seront endommagées par un incendie.  La mosquée de Visnjica

 22   est pillée.  De très nombreuses maisons musulmanes sont

 23   brûlées.  Les habitants sont chassés ou rassemblés pour

 24   être détenus.

 25         Sur ce point, il faut souligner que si certains


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  1   furent conduits à la caserne de Kiseljak où les mauvais

  2   traitements furent nombreux, un nombre plus important

  3   encore, y compris des femmes et des enfants, fut conduit au

  4   village de Rotilj.  Il n’était pas possible de sortir de ce

  5   village dans la mesure où les troupes croates contrôlaient

  6   les routes d’accès et où des tireurs embusqués veillaient

  7   pour anéantir toute tentative de fuite.  Les conditions de

  8   vie étaient difficiles, les musulmans manquant d’eau et de

  9   nourriture et devant s’entasser dans les maisons musulmanes

 10   restées intactes.  Les hommes détenus furent contraints

 11   d’aller creuser des tranchées, le plus souvent sur les

 12   lignes de front, subissant en même temps des violences.

 13         Au mois de juin 1993, c’est le sud de la

 14   municipalité qui voit les mêmes crimes se reproduire : à

 15   Grahovici, Han Ploca, Tulica.  Là encore, des civils sont

 16   tués et des maisons pillées et incendiées ou incendiées,

 17   des hommes amenés prisonniers, battus, forcés de creuser

 18   des tranchées.

 19         Pour revenir à la municipalité de Vitez, il faut

 20   aussi évoquer les attaques sur Vitez et notamment sur Stari

 21   Vitez, qui est le quartier musulman de la ville, en avril

 22   1993; sur Stari Vitez en juillet; sur Donja Veceriska et

 23   Gacice en avril; et sur Grbavica en septembre 1993.

 24         De ces attaques, la Chambre soulignera ici trois

 25   éléments en particulier.


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  1         Le premier c’est le recours à la terreur.  Ainsi,

  2   le 18 avril, c’est un camion bourré de centaines de kilos

  3   d’explosifs qui explose à la limite de Stari Vitez, à

  4   proximité d’une mosquée.  Selon la Défense, cette action

  5   aurait été décidée et menée par les Vitezovis commandés par

  6   Darko Kraljevic.

  7         Le second élément c’est que certaines attaques

  8   pouvaient – la Chambre l’explique plus en détail, bien sûr,

  9   dans son jugement – correspondre à une nécessité militaire. 

 10   Par exemple, une usine d’explosifs était située entre les

 11   villages de Donja Veceriska et Gacice.  Il n’en demeure pas

 12   moins que même dans ce contexte, des civils musulmans ont

 13   été tués, chassés et que des habitations musulmanes ont été

 14   détruites sans que les circonstances le justifient.

 15         De même, les observateurs se sont accordés à

 16   reconnaître que l’attaque sur Grbavica – que l’accusé a

 17   d’ailleurs reconnu avoir organisé – fut très bien menée,

 18   mais les destructions qui ont suivi ne répondaient là

 19   encore à aucune nécessité militaire.

 20         Le troisième élément que la Chambre voudrait

 21   souligner c’est que lors de l’attaque sur Vitez, les

 22   responsables, les principaux responsables politiques et

 23   intellectuels musulmans de la ville ont été arrêtés et

 24   détenus, comme un membre de l’ECMM a pu le constater.

 25         Enfin, la Chambre doit évoquer pour être complet


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  1   le bombardement de la ville de Zenica le 19 avril 1993

  2   lorsque plusieurs obus sont tombés vers midi hors de toute

  3   zone présentant un quelconque intérêt militaire, provoquant

  4   notamment la mort de nombreux civils.

  5         Compte tenu des circonstances, la probabilité que

  6   ce crime soit imputable au HVO apparaissait élevée. 

  7   Néanmoins, la Chambre considère que les éléments en sa

  8   possession ne permettent pas de conclure à la

  9   responsabilité de l’accusé dans cette attaque-ci, cette

 10   attaque criminelle.

 11         C’est la responsabilité de l’accusé que nous

 12   allons aborder maintenant.

 13         Pour tous les faits que je viens de narrer, autre

 14   que le bombardement de Zenica, comment doit s’apprécier la

 15   responsabilité de l’accusé ?

 16         À titre préliminaire, la Chambre souhaite

 17   souligner deux choses.

 18         La première c’est qu’il n’est pas reproché à

 19   l’accusé d’avoir lui-même commis le fait matériel

 20   constituant le fondement de l’un quelconque des crimes

 21   visés à l’acte d’accusation, en d’autres termes, il n’est

 22   pas reproché au Général Blaskic d’avoir par exemple tué de

 23   sa main un ou plusieurs musulmans.

 24         La seconde observation c’est que dans sa réflexion

 25   sur les crimes reprochés à l’accusé, la Chambre a bien pris


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  1   note des circonstances de l’époque et notamment de la

  2   possibilité que des crimes aient été commis par les forces

  3   musulmanes.

  4         À cet égard, la Chambre souligne que c’est elle

  5   qui a souhaité entendre les commandants de la 7e brigade

  6   musulmane dont le nom fut souvent associé à certains de ces

  7   crimes.  Il ne s’agit pas ici de les imputer ou non à telle

  8   ou telle unité musulmane, mais la Chambre considère qu’elle

  9   a reçu des preuves d’atrocités commises au préjudice de

 10   civils croates et que les auteurs de ces crimes doivent

 11   être poursuivis.

 12         Toutefois, et c’est fondamental, la Chambre

 13   dénonce l’argument qui voudrait excuser un crime par un

 14   autre.  La question essentielle qui se pose en réalité est

 15   de savoir si d’une part le Général Blaskic a ordonné que

 16   des crimes soient commis ou autrement failli à ses

 17   obligations de supérieur hiérarchique et si d’autre part

 18   ces crimes ont été commis dans le cadre d’une attaque

 19   massive ou systématique contre la population civile

 20   musulmane.

 21         L’accusé a ordonné que des attaques soient

 22   commises qui ont entraîné des crimes dont il est

 23   responsable ou en tout cas en a aidé ou facilité la

 24   commission, ou en tout état de cause n’a pas pris les

 25   mesures raisonnables qui auraient permis de prévenir que


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  1   des crimes soient commis ou même d’en punir les auteurs.

  2         La Chambre doit dire à cet égard qu’à s’en tenir

  3   aux seuls documents dont elle dispose, l’accusé a développé

  4   une activité remarquable par sa quantité et sa variété. 

  5   Outre le domaine strictement militaire, le Général Blaskic

  6   a pris des mesures touchant aussi bien à la protection des

  7   civils qu’à l’acheminement de l’aide humanitaire au

  8   relogement des Croates ou des musulmans.  Que ceci soit

  9   bien dit !

 10         Mais cette intense activité apparente cache mal la

 11   réalité des ordres qu’il adressait aux troupes sous son

 12   autorité et les lacunes de son autorité quant au

 13   comportement de ses propres troupes.  L’analyse des faits

 14   contredit ce que la Défense a présenté comme l’action d’un

 15   officier hautement professionnel n’ayant jamais ordonné que

 16   des crimes soient commis et ayant au contraire fait des

 17   efforts incessants pour tenter d’empêcher ou de réparer des

 18   crimes.

 19         Parlons d’abord de l’autorité de l’accusé.

 20         Il est symptomatique de relever que l’attention

 21   entre les communautés n’a cessé de monter de mai 1992 à

 22   janvier 1993.  Pourtant, les seules mesures véritablement

 23   efficaces qui sont prises par l’accusé consistent à mettre

 24   en place une chaîne de commandement solide dans l’ensemble

 25   des territoires dont il a la charge.  Les nombreux ordres


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  1   produits à l’audience démontrent amplement que l’accusé a

  2   voulu asseoir l’autorité des forces croates dans la région

  3   et sa propre autorité sur toutes ses forces.

  4         Dès le 11 mai 1992, il signe par exemple un ordre

  5   selon lequel (je cite) : « Les seules unités militaires

  6   légales dans la région de la municipalité de Kiseljak sont

  7   les unités du HVO. »  Dans le même temps, (je cite

  8   toujours) : « La TO » – c’est-à-dire la Défense

  9   territoriale – « est considérée comme illégale dans cette

 10   région. »

 11         Au demeurant, l’accusé a revendiqué s’être efforcé

 12   de professionnaliser une armée constituée de troupes mal

 13   formées et a imputé les crimes à des éléments incontrôlés

 14   ou ne relevant pas de son commandement.

 15         Si les éléments de preuve confirment que le

 16   Général Blaskic a effectivement eu le souci de bâtir une

 17   véritable armée bien structurée, ils infirment, des

 18   éléments de preuve infirment en revanche l’hypothèse du

 19   manque ou de l’absence d’autorité hiérarchique.  Au

 20   contraire, les informations fournies tant par l’Accusation

 21   que par la Défense montrent que l’accusé entendait

 22   intervenir dans tous les domaines en s’adressant à toutes

 23   les forces disponibles, y compris par exemple à la police

 24   civile le cas échéant.

 25         L’analyse des ordres qu’il a reçus ou qu’il a


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  1   donnés montre que le Général Blaskic commandait toutes les

  2   troupes du HVO mais également d’autres unités.  De plus,

  3   contrairement à son affirmation devant la Chambre, la

  4   chaîne de commandement fonctionnait de manière

  5   satisfaisante.

  6         Quelles étaient ces troupes et les autres unités

  7   qui étaient sous son autorité ?

  8         La Défense a présenté un tableau expliquant

  9   l’articulation des différentes unités entre elles et

 10   notamment le fait que la police militaire ou certaines

 11   unités indépendantes ou spéciales comme les Vitezovis ne

 12   relevaient pas de l’autorité de l’accusé mais directement

 13   du grand état-major à Mostar ou du ministère de la Défense

 14   de la Communauté croate de Herceg-Bosna.

 15         Si elles pouvaient être détachées – pour la

 16   défense, bien sûr – si elles pouvaient être détachées ces

 17   unités auprès du Général Blaskic pour des opérations

 18   ponctuelles, il ne pouvait, dit-il, ni leur donner d’ordres

 19   de combat, ni prendre de mesures disciplinaires à leur

 20   encontre.  En tout état de cause, l’autorité éventuelle du

 21   Général Blaskic ne pouvait s’exercer qu’à compter du moment

 22   où les forces concernées se plaçaient sous son

 23   commandement.

 24         La Chambre réfute catégoriquement ces arguments et

 25   notamment le débat sémantique qui ferait qu’une unité


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  1   détachée ne serait pas une unité rattachée et

  2   réciproquement.

  3         Prenons l’exemple de Ahmici.  Selon

  4   l’argumentation de la Défense et les explications de

  5   l’accusé lui-même, la police militaire, dont je rappelle

  6   que l’accusé a dit qu’elle était coupable des crimes commis

  7   dans ce village, lui aurait été rattachée qu’à 11 h 42 le

  8   16 avril 1993, date et heure de réception du rapport par

  9   lequel cette unité se serait placée sous l’autorité du

 10   Général Blaskic.

 11         La réalité est toute différente.  Plusieurs

 12   éléments de preuve en attestent.

 13         D’abord dès le 19 janvier 1993, le Général

 14   Petkovic a ordonné que les Vitezovis soient subordonnés à

 15   l’accusé et je cite : « à tous égards ».

 16         Bien plus, le 15 avril 1993 à 15 h 00, juste avant

 17   l’embrasement de la Bosnie centrale, les Vitezovis et la

 18   police militaire sont détachés auprès du Général Blaskic

 19   par ordre du même Général Petkovic.

 20         Le 15 avril dans l’après-midi vers 17 h 00,

 21   l’accusé organise, selon ses propres déclarations, une

 22   réunion avec les commandants de la police militaire et des

 23   Vitezovis.  Le 15 avril à 10 h 00 du matin déjà, le Général

 24   Blaskic avait adressé à la police militaire, aux Vitezovis

 25   et aux brigades du HVO de la zone opérationnelle (je


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  1   cite) : « un ordre préparatif de combat. »  Cet ordre

  2   demandait en particulier à la police militaire de veiller à

  3   ce que les forces musulmanes ne barrent pas la route

  4   principale reliant Travnik à Busovaca.

  5         Le 15 avril à 15 h 45, l’accusé s’adresse à la

  6   brigade du HVO de Vitez, la brigade Viteska commandée par

  7   Mario Cerkez, et au 4e bataillon de police militaire et

  8   leur ordonne notamment de passer au plus haut degré de

  9   préparation au combat, « d’organiser » (je cite toujours)

 10   « à tous les échelons un système de commandement sans

 11   interruption et de se tenir prêt » (je cite toujours) « à

 12   engager une action défensive.

 13         Le 16 avril à 1 h 30 du matin, le Général Blaskic

 14   émet un ordre de combat à la brigade Viteska ainsi qu’aux

 15   unités indépendantes Tvrtko.  Cet ordre leur dit d’occuper

 16   la région de défense, bloquer les villages et empêcher

 17   toute entrée et toute sortie des villages.  Il précise que

 18   les forces du 4e bataillon de police militaire, les forces

 19   de la brigade Nikola Subic-Zrinjski, la brigade du HVO de

 20   Busovaca et les forces de la police civile participeraient

 21   aussi au combat.

 22         L’ordre exige que les forces soient prêtes à faire

 23   feu à 5 h 30, et à 5 h 30, Ahmici et de nombreux autres

 24   villages sont attaqués.  En quelques heures à peine, nous

 25   le savons, une centaine de civils musulmans de Ahmici et


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  1   des autres villages seront tués, brûlés, et des dizaines de

  2   maisons incendiées.

  3         Ainsi, le Général Blaskic a décidé… il a ordonné. 

  4   Il a lancé ses troupes, des troupes régulières du HVO, les

  5   unités indépendantes ou spéciales Vitezovis et Tvrtko,

  6   l’unité Jokeris et les troupes de la police militaire ou

  7   même de la police civile à l’assaut de villes et de

  8   villages dont la plupart n’étaient pas ou peu défendus, et

  9   tout ce dans le but de faire de la vallée de la Lasva un

 10   territoire croate.

 11         Prenons les ordres que le Général Blaskic

 12   adressait pour les combats dans la zone de Kiseljak.

 13         Kiseljak.  L’accusé a prétendu qu’il en était

 14   isolé, qu’il avait des problèmes de communication et que

 15   cela rendait difficile le bon fonctionnement de la chaîne

 16   de commandement.  J’y reviendrai.

 17         Le 17 avril 1993 à 9 h 10, le Général Blaskic dit

 18   à la brigade du HVO de Kiseljak d’organiser le bouclage de

 19   certains villages et de prendre le contrôle de Gomionica et

 20   de Svinjarevo.

 21         Dans un deuxième ordre, le 17 avril à 23 h 45, il

 22   ordonne la capture de ces deux villages.  Il ordonne de

 23   lancer une attaque et de prendre Bilalovac et il écrit au

 24   commandant de la brigade qu’il faut utiliser la police

 25   militaire et la police civile pour (je cite) « le


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  1   nettoyage » – c’est le mot que le Général Blaskic emploie –

  2   le nettoyage du terrain.

  3         L’accusé veut être certain que ce nettoyage sera

  4   bien fait.  Alors dans ses ordres, il enflamme ses troupes

  5   en leur clamant qu’à Zenica, les forces musulmanes

  6   massacrent les Croates et les écrasent avec des chars et le

  7   Général Blaskic confie à ses hommes une mission historique. 

  8   Il leur dit (je cite) :  « Gardez à l’esprit que la vie des

  9   Croates de la région de la Lasva dépend de votre mission. 

 10   Cette région pourrait devenir notre tombe à tous si vous

 11   faites preuve d’un manque de résolution. »

 12         Enfin, l’accusé n’est pas aussi préoccupé de la

 13   qualité de ses subordonnés qu’il voudrait nous le faire

 14   croire.  La Défense a ainsi qualifié de mafiosi l’unité des

 15   Zutis.  C’est une unité de la brigade HVO Frankopan de Guca

 16   Gora.  Pourtant, le 4 juillet 1993, l’accusé nomme le chef

 17   de cette unité comme adjoint aux forces actives de la zone

 18   opérationnelle de Bosnie centrale.  La même police

 19   militaire qui selon les déclarations du Général Blaskic a

 20   commis les crimes de Ahmici en avril 1993 sera utilisée

 21   pour l’attaque sur Grbavica en septembre de la même année.

 22         Comment fonctionnait cette chaîne de

 23   commandement ?

 24         Pour démontrer que l’accusé ne disposait pas des

 25   moyens de communication permettant d’assurer le bon


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  1   fonctionnement de la chaîne de commandement, la Défense a

  2   pris argument en particulier de la situation d’isolement

  3   dans laquelle l’accusé se trouvait dans son quartier

  4   général de Vitez et de la faiblesse des effectifs

  5   d’officiers qualifiés à sa disposition.

  6         La Chambre est disposée à convenir que le Général

  7   Blaskic a pu rencontrer des difficultés de communication,

  8   au moins en apparence.  De nombreux documents font ainsi

  9   état de demandes d’escorte adressées par le Général Blaskic

 10   à la FORPRONU pour se rendre par exemple de Vitez à

 11   Kiseljak.  Mais la Chambre dispose de plus d’éléments de

 12   preuve qu’il ne serait nécessaire pour constater que la

 13   chaîne de commandement fonctionnait de manière

 14   satisfaisante.

 15         Le Général Blaskic n’a pas déploré de manque de

 16   communication avec ses supérieurs d’ailleurs mais plutôt

 17   avec ses subordonnés.  Ces difficultés sont au demeurant

 18   loin d’être aussi importantes que l’accusé l’a prétendu.

 19         La Chambre sait que des hélicoptères venaient à

 20   Vitez.  La Chambre peut accepter qu’il y avait relativement

 21   peu d’équipement radio mais toutes les lignes téléphoniques

 22   n’étaient pas coupées.  Le Général Blaskic pouvait au

 23   demeurant en plein conflit téléphoner par exemple

 24   directement au commandant des forces adverses.

 25         Plusieurs témoins ont attesté du contrôle des


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  1   autorités croates sur les lignes téléphoniques dans toute

  2   ou partie de la région.  Il y avait – nous en avons la

  3   preuve – des téléphones cellulaires.

  4         Surtout, l’analyse des documents écrits est riche

  5   d’enseignement.  Il est intéressant de noter certaines

  6   différences entre les mêmes documents selon qu’ils sont

  7   produits par l’Accusation ou produits par la Défense.

  8         Mais l’essentiel n’est pas là.  Il est dans

  9   l’incroyable quantité d’ordres et de rapports, à en juger

 10   par les seuls numéros de référence dont la Chambre dispose,

 11   que le Général Blaskic a reçus ou émis, et tout cela

 12   fonctionnait fort bien.

 13         Je reviens sur les événements de Kiseljak.  Par

 14   exemple, le Général a dit que les communications ne

 15   fonctionnaient pas bien, et pourtant, le 17 avril à 9 h 10,

 16   l’accusé à la brigade Ban Jelacic de Kiseljak de se

 17   préparer et de lui adresser un rapport avant 23 h 30.  Le

 18   17 avril, il reçoit ce rapport.  Le 17 avril à 23 h 45, le

 19   Général Blaskic donne l’ordre d’attaque pour le 18 avril à

 20   5 h 30.  Le 18 avril à 5 h 30, l’attaque commence

 21   effectivement.

 22         La chronologie des faits vient ainsi confirmer le

 23   caractère organisé des attaques en elles-mêmes et par le

 24   fait que l’accusé ne prend aucune mesure après que, comme

 25   il le reconnaît lui-même, il a eu connaissance des crimes.


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  1         Prenons par exemple la période d’avril à août

  2   1993.  Le 15 avril, le Général Blaskic est à Vitez et prend

  3   les ordres dont nous avons parlé.  Le 16 avril à 1 h 30 du

  4   matin, il donne ce qu’il appelle l’ordre de préparation au

  5   combat.

  6         Le 16 avril à 5 h 30 du matin, l’artillerie du HVO

  7   entre en jeu à Vitez, Stari Vitez, Ahmici, Santici, Pirici,

  8   Nadioci.  Ce pilonnage est immédiatement suivi d’attaque

  9   d’infanterie.

 10         Le 16 avril dans la matinée, les forces commandées

 11   par l’accusé attaquent dans la municipalité de Busovaca

 12   vers Jelinak, Merdani et Putis.

 13         Le 17 avril, les attaques se poursuivent et le

 14   Général Blaskic prépare celle de la municipalité de

 15   Kiseljak.

 16         Le 18 avril aux toutes premières heures, de

 17   nouveau l’artillerie entre en jeu, puis ce sont, selon un

 18   schéma bien établi, des attaques d’infanterie sur

 19   Svinjarevo, Gomionica, Visnjica.  Je n’insiste pas.

 20         Mais le 18 avril, pour briser la résistance des

 21   musulmans de Stari Vitez, c’est un camion bourré de

 22   centaines de kilos d’explosifs qui explose, et le 18 avril,

 23   c’est l’attaque sur Donja Veceriska, et le 20 avril, c’est

 24   l’attaque sur Gacice.

 25         Vers le 20 avril, le Général Blaskic contrôle la


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  1   situation.  Il lui faut renforcer ses défenses.  Il utilise

  2   et va utiliser les détenus musulmans pour creuser des

  3   tranchées, en particulier sur la ligne de front.

  4         Le sud de la municipalité de Kiseljak est une zone

  5   plus fragile car si l’on considère, pour simplifier, que le

  6   Général Blaskic et ses forces se trouvent à l’ouest, des

  7   forces serbes sont à l’est, mais les forces musulmanes sont

  8   au nord et au sud.

  9         L’accusé lance donc une nouvelle offensive en

 10   juin, toujours selon le même schéma, artillerie puis

 11   infanterie, et ce sont les villages de Grahovci, Han Ploca,

 12   Tulica qui sont les victimes des exactions de ses troupes.

 13         Et lorsque le Général Blaskic sait que des crimes

 14   ont été commis, que fait-il ?  Rien.

 15         Je passerai ici sur son affirmation qu’il ignorait

 16   tout de Ahmici jusqu’à ce que le Colonel Stewart de la

 17   FORPRONU lui écrive pour lui faire part des horreurs qu’il

 18   avait constatées et exige de lui une enquête.

 19         Mais qu’a donc fait le Général Blaskic ?  Aucune

 20   enquête sérieuse.  Une déclaration selon laquelle les

 21   crimes auraient été commis par des forces serbes infiltrées

 22   ou par des musulmans eux-mêmes.

 23         Et devant la Chambre lorsqu’il témoigne, quand il

 24   accuse, l’accusé, quand il accuse lui-même la police

 25   militaire, les Jokeris en particulier, qu’apporte l’accusé


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  1   comme éléments ?

  2         Il omet de dire que le commandant des Jokeris, de

  3   ces mêmes Jokeris qu’il accuse, ce commandant, Vladimir

  4   Santic, a son bureau à l’hôtel Vitez dans son quartier

  5   général, mais il affirme qu’il a demandé une enquête dès le

  6   24 avril.  En réalité, les témoins l’ont confirmé, le

  7   Général Blaskic ne le fait que le 8 mai au plus tôt, et il

  8   parle – je cite son ordre écrit du 10 mai – « des rumeurs »

  9   (dit au 10 mai), « les rumeurs qui courent dans le public

 10   concernant les événements de Ahmici ».

 11         L’accusé a expliqué ensuite que rien ne s’est

 12   passé, qu’il a fait un rappel, que le rapport qui lui a été

 13   transmis par le service d’information et de sécurité était

 14   incomplet.  Pourtant, il n’en redemande un que le 17 août

 15   1993 et il lui aurait finalement été répondu à lui le

 16   Général Blaskic que les informations avaient été transmises

 17   à Mostar, ce dont le Général Blaskic s’est contenté puisque

 18   même lorsque de juin à octobre 1994, devenu chef d’état-

 19   major adjoint du HVO en charge notamment d’enquêter sur les

 20   crimes de guerre, il ne fera aucune démarche significative.

 21         Finalement, aucun soldat du HVO, de la police

 22   militaire, des Jokeris ou d’une quelconque unité n’aura

 23   jamais été puni pour le massacre de Ahmici.

 24         Je rapprocherai cette attitude d’un élément très

 25   simple.  En plein conflit le 16 avril, jour même de


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  1   l’attaque sur Ahmici, le Général Blaskic adresse une

  2   protestation à la FORPRONU parce qu’un blindé des Nations

  3   Unies a renversé la clôture d’une église.

  4         Il s’agit d’une attaque massive ou systématique

  5   contre la population civile musulmane.  Les éléments de

  6   preuve présentés à la Chambre tant par l’Accusation que par

  7   la Défense démontrent que le Général Blaskic a ordonné des

  8   attaques et des actions qui ont entraîné des crimes dont il

  9   est responsable et qui s’étaient inscrits dans une logique

 10   de persécution de la population musulmane.

 11         Il y a d’abord une volonté politique et ensuite

 12   une politique de discrimination.

 13         La volonté politique d’abord.  Il convient en

 14   premier lieu de rappeler que le HVO n’est pas qu’une

 15   structure militaire.  C’est aussi une structure civile qui

 16   en tant que telle prend des décisions pour l’organisation

 17   de la vie dans la cité.

 18         Pour reprendre l’exemple de Kiseljak, la cellule

 19   de crise municipale décide le 25 juin (je cite) : « Le

 20   comité exécutif de l’assemblée municipal de Kiseljak prend

 21   dorénavant l’appellation de Conseil de défense croate, HVO

 22   de Kiseljak. »  La même cellule de crise avait le 25 mai

 23   annulé le compte de virement de la Défense territoriale et

 24   ordonné l’ouverture d’un compte de virement pour le HVO de

 25   Kiseljak.


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  1         En acceptant de prendre ses responsabilités de

  2   commandant HVO de la défense de Kiseljak mais surtout les

  3   responsabilités de commandant HVO de toute la zone

  4   opérationnelle de Bosnie centrale et de les exercer, le

  5   Général Blaskic sait donc parfaitement que le cadre de son

  6   activité n’est pas et ne peut pas être strictement

  7   militaire.

  8         Cette imbrication du militaire et du politique se

  9   retrouve dans les ultimatums lancés en janvier 1993 par

 10   Mate Boban et en avril 1993 par Dario Kordic.  Leur mot

 11   d’ordre ne s’arrête pas à revendiquer que les municipalités

 12   de Vitez, Busovaca ou Kiseljak reviennent aux Croates mais

 13   exigent aussi que les musulmans déposent leurs armes.

 14         D’ailleurs, le Général Blaskic participe à de

 15   nombreuses réunions publiques au côté d’hommes politiques

 16   aux visions nationalistes avérées.  De nombreuses

 17   photographies en attestent, dont plusieurs permettent de

 18   noter que ces politiques portent des uniformes militaires.

 19         Le 22 septembre 1992 par exemple, l’accusé fait

 20   partie de la présidence par intérim aux cotés de Dario

 21   Kordic, Anto Valenta, Ignac Kostroman, de la réunion du HVO

 22   des municipalités de Bosnie centrale à laquelle il

 23   participe et au cours de laquelle, entre autres, les

 24   participants demandent l’établissement d’une banque croate.

 25         En fait, le Général Blaskic est en contact


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  1   permanent avec les politiques.  D’ailleurs, Anto Valenta a

  2   son bureau à l’hôtel Vitez, quartier général de l’accusé,

  3   qui est encore une fois très proche, et lors des

  4   négociations avec la mission européenne ou la FORPRONU, le

  5   Général Blaskic est souvent aux cotés d’Ignac Kostroman.

  6         Un détail significatif.  Le 25 mai 1993, l’accusé

  7   écrivait une lettre avec Anto Valenta pour se plaindre

  8   auprès de la FORPRONU que celle-ci, l’ECMM, le HCR ou le

  9   CICR utilisaient trop de traducteurs musulmans.

 10         Le Général Blaskic sait donc parfaitement quelle

 11   est la politique poursuivie.

 12         Et cette politique, quelle est-elle ?

 13         C’est une politique de discrimination.  Elle est

 14   clairement discriminatoire à l’encontre des musulmans. 

 15   C’est en fait tout ce qui est musulman qui doit être

 16   supprimé ou remplacé.

 17         Je viens de parler du souhait formulé par les

 18   participants à une réunion co-présidée par l’accusé au

 19   cours de laquelle fut réclamée une banque croate.  Il est

 20   intéressant de noter que la banque musulmane de Vitez sera

 21   détruite par une explosion la veille de l’ouverture de la

 22   banque croate à Vitez.

 23         Les musulmans sont systématiquement exclus des

 24   organes de la vie politique, les lieux de culte musulmans

 25   sont détruits ou au moins endommagés ou pillés, qu’il


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  1   s’agisse des mosquées dont les minarets sont en particulier

  2   méthodiquement détruits ou des centres religieux ou même

  3   des lieux où les morts sont lavés avant d’être enterrés. 

  4   Finalement, la vie est rendue impossible aux musulmans

  5   puisque leurs habitations sont détruites.

  6         La Chambre souligne que ces destructions ne

  7   doivent rien au hasard ou à de prétendus nécessités

  8   militaires.  Les maisons musulmanes ont été précisément

  9   ciblées puisque comme le montre de nombreux documents, les

 10   maisons croates voisines elles sont restées presque

 11   toujours intactes.

 12         La culpabilité.

 13         Général Blaskic, je vais maintenant vous demander

 14   de vous lever, s’il vous plaît.

 15                     [L’accusé se lève]

 16         M. LE PRÉSIDENT :  En définitive, Général Blaskic,

 17   vous êtes reconnu coupable d’avoir commis l’ensemble des

 18   crimes qui vous sont reprochés, à l’exception du

 19   bombardement de la ville de Zenica.

 20         Vous êtes coupable, Général Blaskic, d’avoir entre

 21   le 1er mai 1992 et le 31 janvier 1994 ordonné dans les

 22   municipalités de Vitez, Busovaca et Kiseljak, et notamment

 23   dans les villes et villages de Ahmici, Nadioci, Pirici,

 24   Santici, Ocehnici, Vitez, Stari Vitez, Donja Veceriska,

 25   Gacice, Loncari, Grbavica, Behrici, Svinjarevo, Gomionica,


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  1   Gromiljak, Polje Visnjica, Visnjica, Rotilj, Tulica, Han

  2   Ploca et Grahovci, un crime contre l’humanité pour des

  3   persécutions contre les civils musulmans qui se sont

  4   traduits par des attaques contre des villes et des

  5   villages; des meurtres et des atteintes graves à

  6   l’intégrité physique; la destruction et le pillage de biens

  7   et en particulier d’édifices consacrés à la religion ou à

  8   l’enseignement; des traitements inhumains à l’égard de

  9   civils et notamment à leur prise en otage et leur

 10   utilisation comme boucliers humains; le transfert forcé de

 11   civils.

 12         Et par ces mêmes faits, comme la Chambre a dit

 13   qu’il s’agissait d’un conflit armé international, vous avez

 14   commis des violations des lois ou coutumes de la guerre qui

 15   se sont traduites par des attaques illégales contre des

 16   civils ou contre des biens de caractère civil; ou encore

 17   des violations des lois ou coutumes de la guerre qui se

 18   sont traduites par des meurtres; ou des infractions graves

 19   qui sont sanctionnées par l’Article 2 du Statut concernant

 20   les infractions aux Conventions de Genève qui se sont

 21   traduites par des homicides intentionnels – je ne reprends

 22   pas la numérotation des chefs d’accusation, vous le

 23   trouverez dans le jugement – par des assassinats, par des

 24   atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé.

 25         Vous avez également commis… vous vous êtes rendu


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  1   coupable d’infractions graves concernant des destructions

  2   qui peuvent être traduites comme des violations des lois ou

  3   coutumes de la guerre, des destructions de biens sur une

  4   grande échelle, et ceci sans justification ou exigence

  5   militaire, et par des pillages de biens publics ou privés.

  6         Vous vous êtes rendu responsable des violations

  7   des lois ou coutumes de la guerre notamment pour la

  8   destruction et l’endommagement délibéré d’édifices

  9   consacrés à la religion ou à l’enseignement.

 10         Enfin, nombre de crimes ont été commis sous vos

 11   ordres : des crimes liés à la détention des personnes qui

 12   étaient sous votre garde après les combats, traitements

 13   inhumains, traitements cruels, prises de civils en otages,

 14   boucliers humains.

 15         En tout état de cause, vous avez en tant que

 16   supérieur hiérarchique, de toute façon, omis de prendre les

 17   mesures nécessaires et raisonnables qui auraient permis

 18   d’empêcher que ces crimes soient commis ou d’en punir les

 19   auteurs.

 20         Pour fixer votre peine, Général Blaskic, la

 21   Chambre a tenu compte, comme elle l’explique dans son

 22   jugement, de l’ensemble des circonstances qui peuvent être

 23   considérées comme aggravantes ou atténuantes.

 24         Vous étiez très jeune à l’époque des faits et vous

 25   aviez la charge de la zone opérationnelle de Bosnie


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  1   centrale.  Les éléments de preuve présentés à la Chambre

  2   permettent de cerner quel a été votre rôle.  Ils font

  3   également apparaître que vous ne devez pas seul porter la

  4   responsabilité des atrocités commises, je le dis devant le

  5   banc du Procureur.

  6         Les faits que vous avez commis, Général Blaskic,

  7   sont d’une extrême gravité.  Ces actions de guerre menées

  8   au mépris du droit international humanitaire, dans la haine

  9   de l’autre, ces villages réduits à l’état de ruine, ces

 10   maisons et ces étables incendiées et détruites, ces

 11   personnes forcées de quitter leur foyer et ces vies

 12   perdues, brisées, sont inacceptables.

 13   La communauté internationale ne doit pas tolérer que de

 14   tels crimes soient commis ou qu’ils soient perpétrés, quels

 15   qu’en soient les auteurs, quels qu’en soient les motifs.

 16         Si conflit armé il doit y avoir, il appartient à

 17   ceux qui le décident comme à ceux qui le mènent de veiller

 18   au respect des règles les plus élémentaires du droit des

 19   gens et il appartient, bien sûr, aux juridictions

 20   internationales, ce Tribunal aujourd’hui, demain la Cour

 21   pénale internationale, de sanctionner comme il convient

 22   tous ceux et surtout les plus hauts responsables qui

 23   transgressent ces principes.

 24         Ces règles, Général Blaskic, vous les avez

 25   violées.  Vous le savez.


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  1         En conséquence, la Chambre vous condamne à la

  2   peine de 45 années d’emprisonnement dont, bien sûr, il sera

  3   déduit la période de détention pour le compte du Tribunal

  4   que vous avez effectuée depuis le 1er avril 1996, jour de

  5   votre arrivée à La Haye.

  6         L’audience est levée.  Vous pouvez vous asseoir.

  7         --- L’audience est levée à 11 h 43

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