Affaire n° : IT-02-62-AR54bis
& IT-02-62-AR108bis

 

    LA CHAMBRE D’APPEL

    Composée comme suit :
    M. le Juge Claude Jorda, Président
    M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
    M. le Juge David Hunt
    M. le Juge Mehmet Güney
    M. le Juge Fausto Pocar

    Assistée de :
    M. Hans Holthuis, Greffier

    Décision rendue le : 29 novembre 2002

    LE PROCUREUR

    c/

    JANKO BOBETKO

    _____________________________________________________________________

    DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE LA RÉPUBLIQUE DE CROATIE CONTESTANT LA DÉCISION PORTANT CONFIRMATION DE L’ACTE D’ACCUSATION ET LE MANDAT D’ARRÊT PORTANT ORDRE DE TRANSFÈREMENT _____________________________________________________________________

    Le Bureau du Procureur :
    Mme Carla Del Ponte

    L’Appelant :
    La République de Croatie, représentée par M. Goran Mikulicic

    Rappel de la procédure

    1. Le 17 septembre 2002, le Juge Liu a confirmé l’acte d’accusation établi à l’encontre de Janko Bobetko. Les 17 et 20 septembre 2002, le Juge a délivré des mandats d’arrêt portant ordre de transfèrement par lesquels il ordonnait (entre autres) à la République de Croatie (la « Croatie ») de rechercher Bobetko, de l’arrêter et de le transférer au Tribunal international.

    2. Le 30 septembre 2002 fut déposée la « Requête de la République de Croatie aux fins d’autorisation d’interjeter appel interlocutoire du mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement délivré le 20 septembre 2002 » (la « Première requête »). Le 4 octobre 2002 fut déposée la « Requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision du 17 septembre portant confirmation de l’acte d’accusation établi à l’encontre de Janko Bobetko, et du mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement délivré le 20 septembre 2002 » (la « Deuxième requête »). Le 11 octobre 2002, le Président a rendu une ordonnance portant nomination de Juges à la Chambre d’appel , et joignant les deux requêtes de la Croatie afin qu’elles soient examinées comme une seule demande( 1 ). L’Accusation a déposé une réponse à chacune de ces requêtes les 10 et 21 octobre 2002 respectivement . La Croatie a déposé des répliques à ces réponses les 21 et 29 octobre 2002 respectivement .

    3. Le 11 octobre 2002, le Premier Substitut du Procureur a adressé un courrier confidentiel au Greffe demandant que soit levée la confidentialité de certains éléments figurant dans la « Réponse de l’accusation à la Requête de la République de Croatie aux fins d’autorisation d’interjeter appel interlocutoire du mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement délivré le 20 septembre 2002 »( 2 ). Le 17 octobre 2002, la Croatie a déposé le dossier médical de Bobetko, accompagné du compte rendu de son examen médical. Enfin, le 18 octobre 2002, la Croatie a adressé une lettre à la Chambre d’appel l’informant que M. Goran Mikulicic avait été nommé pour la représenter (comme conseiller juridique) dans cette affaire.

    Arguments des parties

    4. La forme des deux requêtes de la Croatie et la terminologie employée sont erronées ou, pour le moins, confuses. Plutôt que de les rejeter pour vice de forme, la Chambre d’appel a examiné chacune de ces requêtes sur le fond par rapport aux véritables questions qu’elles soulèvent, et sans tenir compte de leur intitulé ni de la terminologie usitée.

    5. La Croatie a soulevé les questions suivantes dans ses requêtes :

    i) le Statut ou le Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») accordent ils le droit de faire appel de la décision d’un juge de confirmation ou d’en demander l’examen ?

    ii) si tel est le cas, la Croatie a-t-elle qualité pour déposer une telle requête  ?

    iii) l’Accusation était-elle tenue, avant de délivrer le mandat d’arrêt, d’interroger l’accusé potentiel ?

    iv) le juge de confirmation aurait-il dû demander à l’Accusation de présenter des preuves justifiant la nécessité de procéder à l’arrestation de l’accusé ?

    v) le juge de confirmation aurait-il dû adopter une procédure moins contraignante que la délivrance d’un mandat d’arrêt si elle aboutissait aux mêmes résultats ? En particulier, si l’accusé satisfait aux conditions requises pour la mise en liberté provisoire, fautil toujours procéder à son arrestation ?

    6. L’Accusation estime que les articles 54 et 108 bis ne confèrent pas le droit d’interjeter appel de la décision d’un juge unique de confirmer un acte d'accusation et de délivrer un mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement, ni d’en demander l’examen. Elle soutient que la Croatie n’a pas qualité pour agir en ce qui concerne cette question. Elle ajoute, contrairement à ce qu’avance la Croatie, que les articles  54, 47 H), I) et 55 A) ne prévoient pas de régime facultatif pour la délivrance des mandats d’arrêt. L’Accusation soutient qu’il est erroné de la part de la Croatie de se fonder sur l’article 54 bis du Règlement pour étayer son argument qu’un juge doit exiger que l’Accusation lui soumette une demande écrite motivée avant de délivrer un mandat d’arrêt. Elle avance également qu’aucune disposition du Statut ou du Règlement n’exige que l’on épuise les autres mesures permettant de garantir la comparution d’un accusé devant le Tribunal avant de recourir à un mandat d’arrêt , ni n’oblige un juge à se mettre en rapport avec un État avant de délivrer un mandat d’arrêt à l’encontre d’un de ses ressortissants.

    Argumentation

    7. La Première requête de la Croatie a été déposée en vertu de l’article 54, 54  bis, 73 D) et 73 E) du Règlement. L’article 54 confère aux juges et aux chambres la compétence générale de délivrer des ordonnances et des mandats d’arrêt, mais ne confère en aucun cas le droit d’interjeter appel. L’article 54 bis ne s’applique en aucun cas à la présente question, puisqu’il concerne les « Ordonnances adressées aux États aux fins de production de documents » (non souligné dans l’original) et dès lors n’autorise pas la Croatie à former un recours contre une décision et un mandat d’arrêt émanant d’un juge de confirmation. Les paragraphes D) et E) de l’article 73 n’étaient plus en vigueur lors du dépôt de la requête.

    8. La Deuxième requête de la Croatie a été déposée en vertu de l’article 108  bis du Règlement. Cette disposition autorise un État directement concerné par une décision interlocutoire d’une Chambre de première instance à demander son examen par la Chambre d'appel si cette décision porte sur des questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal. En l’espèce, il y a lieu de rejeter cette requête pour plusieurs raisons.

    9. Premièrement, la décision et le mandat d’arrêt contestés dans la requête de la Croatie ont été délivrés par un juge de confirmation et non pas par une Chambre de première instance tel que prévu à l’article 108 bis.

    10. Deuxièmement, la confirmation d’un acte d'accusation n’est pas une décision interlocutoire aux fins de cet article puisqu’au moment de la confirmation, l’instance dans laquelle doit être déposé l’acte d'accusation n’a pas encore débuté( 3 ). Ce n’est qu’après la confirmation de l’acte d'accusation que les poursuites sont engagées contre l’accusé, et ce n’est qu’à ce moment qu’une Chambre ou un juge peut rendre une décision interlocutoire. Le Tribunal n’examine pas les arguments avancés par un accusé ou par un conseil s’exprimant pour le compte d’un accusé avant que ce dernier ne comparaisse devant lui( 4 ). À supposer que la Chambre d'appel ait estimé que l’article 108 bis autorisait un État à interjeter appel d’un mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement délivré à l’encontre d’un de ses ressortissants, elle ne connaîtrait pas en tout état de cause d’un recours formé contre le mandat d’arrêt délivré avant la comparution de l’accusé devant le Tribunal.

    11. Troisièmement et en tout état de cause, même si la Chambre d'appel était convaincue que le mandat d’arrêt était une décision interlocutoire aux fins de l’article 108  bis, elle ne reconnaît pas que la Croatie a qualité pour déposer cette requête . L’article 108 bis a été adopté afin de permettre aux États directement concernés par une décision interlocutoire rendue par une Chambre de première instance d’en demander l’examen lorsqu’ils affirment que cette décision a porté atteinte à leurs droits juridiques, comme lorsqu’il est enjoint à un État de produire des documents ou des informations conservés dans ses archives. Cette disposition ne s’applique pas lorsqu’un État prétend que ses intérêts politiques légitimes ont été touchés ou lorsqu’il s’inquiète vraiment de l’exactitude historique des faits allégués dans l’acte d'accusation( 5 ). Ce n’est qu’au procès que l’authenticité des faits allégués dans un acte d'accusation est examinée.

    12. L’article 29 du Statut prévoit que les États doivent collaborer avec le Tribunal et répondre sans retard à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance émanant de celui-ci. En particulier, l’article 29 d) dispose expressément que cette obligation générale implique notamment qu’ils doivent se conformer à toute demande ou ordonnance concernant « l’arrestation ou la détention des personnes ». En répondant à une telle demande ou ordonnance, la Croatie assume le rôle tout à fait non-discrétionnaire consistant à exécuter le mandat d’arrêt et à procéder à l’arrestation et à la mise en détention de l’accusé, tel qu’ordonné par le Tribunal. Un État auquel il est enjoint d’arrêter et de mettre en détention un individu en application de l’article  29 d) n’a pas qualité pour contester cet ordre au fond.

    13. L’argument de la Croatie selon lequel l’Accusation doit entendre ou proposer d’entendre tout accusé potentiel avant de demander confirmation de l’acte d'accusation est dénué de fondement. L’Accusation peut interroger un accusé potentiel avant de demander confirmation de l’acte d'accusation établi à son encontre s’il souhaite être entendu et si elle le souhaite également, comme cela s’est déjà produit dans le passé, mais elle n’y est pas systématiquement tenue. Rien n’oblige l’Accusation à présenter des preuves justifiant la nécessité de procéder à l’arrestation d’un accusé potentiel avant qu’un juge ne confirme l’acte d'accusation, et rien n’oblige le juge à privilégier une procédure moins contraignante que la délivrance d’un mandat d’arrêt si elle aboutit aux mêmes résultats. Rien n’empêche l’Accusation et l’accusé de s’entendre sur la possibilité d’organiser la comparution initiale de ce dernier devant le Tribunal alors qu’il est encore en liberté. Récemment, la Chambre de première instance a autorisé une accusée, Biljana Plavsic, à prononcer son plaidoyer par vidéoconférence plutôt que de la remettre en détention à cette fin. Mais en l’absence d’un tel accord accepté par la Chambre de première instance, la procédure habituelle reste l’arrestation et la mise en détention de l’accusé jusqu’à ce que toute question relative à la mise en liberté provisoire soit tranchée.

    14. En outre, la Croatie a avancé qu’étant donné que Bobetko remplissait toutes les conditions requises pour la mise en liberté provisoire, il n’y avait aucune raison de l’arrêter puisqu’elle lui serait immédiatement accordée. La Chambre d'appel ne peut connaître de questions relatives à la mise en liberté provisoire en l’espèce avant d’être saisie d’un recours formé par l’accusé contre une décision relative à une demande de mise en liberté provisoire rendue par la Chambre de première instance . Dès lors, selon la Chambre d'appel, les arguments fondés sur des aspects liés à un recours formé aux fins de mise en liberté provisoire sont prématurés. La question de savoir si la Chambre de première instance devant laquelle pourrait comparaître Bobetko lui accorderait la liberté provisoire ne pourra qu’être tranchée par cette Chambre au vu des éléments qui lui seront alors présentés.

    15. La Chambre d'appel tient à souligner qu’un accusé qui a comparu devant le Tribunal dispose d’une voie de recours pour contester la délivrance de l’acte d'accusation établi à son encontre s’il est en mesure de prouver que celle-ci constitue un abus de procédure du Tribunal. Le Tribunal a le pouvoir inhérent de suspendre les actions constituant un abus de procédure, pouvoir qui découle de la nécessité pour le Tribunal d’exercer effectivement sa compétence sur le déroulement de la procédure( 6 ). Aucun des arguments avancés par la Croatie dans ses requêtes ne permet d’établir qu’il y a eu abus de procédure en l’espèce.

    Dispositif

    16. Par ces motifs, la Chambre d'appel rejette les deux requêtes de la Croatie.

    Fait en français et en anglais, la version en français faisant foi.

    Le 29 novembre 2002

    La Haye (Pays-Bas)

    M. le Juge Claude Jorda
    Président

    Le Président Jorda et le Juge Shahabuddeen joignent une Déclaration à cette décision .

    Le Juge Hunt et le Juge Pocar joignent une Opinion séparée à cette décision.

    [Sceau du Tribunal]


    1 - Ordonnance du Président portant nomination de Juges à la Chambre d’appel, 11 octobre 2002.
    2 - Aucune ordonnance n’a été rendue en réponse à cette demande.
    3 - La Chambre d'appel du TPIR a décidé qu’il ne pouvait être interjeté appel d’une décision portant confirmation d’un acte d'accusation : voir Le Procureur c/ Bagosora et consorts, Arrêt rendu sur la recevabilité de l’appel formé par le Procureur contre la décision d’un juge confirmateur rejetant un acte d'accusation contre Théoneste Bagosora et 28 autres accusés, 8 juin 1998 ; voir aussi Le Procureur c/ Kovacevic, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de rejeter l’acte d'accusation modifié qui a été confirmé, 3 juillet 1998.
    4 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Radovan Karadžic et Ratko Mladic, Décision portant rejet de la requête présentée par maîtres Medvene et Hanley III, avocats de Radovan Karadžic, 5 juillet 1996.
    5 - Deuxième requête, par. 8.
    6 - Voir Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1-AR77, Arrêt relatif aux allégations d’outrage formulées à l’encontre du précédent conseil, Milan Vujin, 31 janvier 2000, par. 13.