Affaire no IT-99-36-PT
Devant :
M. le Juge David Hunt, Président
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
18 mai 2000
LE PROCUREUR
C/
Radoslav BRDANIN et Momir TALIC
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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE RÉCUSATION D’UN JUGE DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE PRÉSENTÉE PAR MOMIR TALIC
Le Bureau du Procureur :
Mme Joanna Korner
M. Michael Keegan
Mme Ann Sutherland
Le Conseil de la Défense :
M. John Ackermann, pour Radoslav Brdanin
Maître Xavier de Roux et Maître Michel Pitron, pour Momir Talic
1 Introduction
1. En application de l’article 15 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»), l’accusé Momir Talic («Talic») nous a présenté, en notre qualité de Président de la Chambre de première instance II, une demande de récusation du Juge Mumba de l’ensemble de l’affaire et de l’étude d’une exception préjudicielle soulevée en application de l’article 72 du Règlement dont cette Chambre est saisie 1. Talic soutient que Mme le Juge Mumba a «un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité» et qu’à ce titre, en vertu de l’article 15 A), elle ne saurait prendre part au procès ni à l’étude de la Requête de l’article 722.
2. La Requête de l’article 72 fait valoir que le présent acte d’accusation est entaché de vices de forme. L’un des motifs avancés est que, nonobstant le fait que Talic est inculpé d’infractions graves aux Conventions de Genève, l’Accusation ne démontre pas que les faits qu’il aurait commis se sont produits dans le cadre d’un conflit armé international. Cette requête soutient que l’arrêt Tadic relatif à l’exception préjudicielle d’incompétence exige que ce fait soit démontré afin de pouvoir établir que les actes de l’accusé étaient (au sens de l’article 2 du Statut) «dirigés contre des personnes [...] protégé[e]s aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente»3.
3. Dans sa Réponse, l’Accusation soutient avoir suffisamment exposé ce qui est exigé dans l’allégation suivante de l’acte d’accusation modifié4 :
Pendant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, la République de Bosnie-Herzégovine a été le théâtre d’un conflit armé et d’une occupation partielle. Tous les actes ou omissions désignés ici comme des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, reconnues par l’article 2 du Statut du Tribunal, se sont produits pendant ce conflit armé et cette occupation partielle.
En toute hypothèse, avance l’Accusation, dans Le Procureur c/ Tadic5 (une affaire dans laquelle la période de temps et la région concernées feraient «écho» à celles de l’espèce) la Chambre d’appel a conclu que le conflit armé en Bosnie-Herzégovine doit être qualifié de conflit armé international6 et que la Chambre de première instance est liée par cette décision7. Dans sa réplique à la Requête de l’article 72, Talic soutient que l’expression « conflit armé et occupation partielle» n’équivaut pas à une allégation de conflit armé international et que les références à l’acte d’accusation Tadic sont irrecevables8.
4. Dans la présente Demande, Talic soutient9 :
1) L’arrêt Tadic portant condamnation (auquel le Juge Mumba a participé) a conclu que le conflit armé en Bosnie-Herzégovine était international en acceptant que :
a) l’armée de la République Fédérale de Yougoslavie («RFY») et l’armée de la Republika Srpska partageaient des objectifs militaires10,
b) l’armée de RFY exerçait un contrôle global sur les forces des Serbes de Bosnie 11 et
c) pour ce qui est de la période visée en l’espèce, les forces armées de la Republika Srpska devaient être considérées comme agissant sous le contrôle global et au nom de la RFY12.
2) Pour parvenir à cette conclusion, la Chambre d’appel s’est appuyée sur ses conclusions concernant plusieurs faits accessoires liés à l’organisation, la structure, le rôle et les activités de l’armée de la Republika Srpska, que la Défense conteste en l’espèce.
3) La période pertinente dans Tadic était comprise entre le 23 mai et le 31 décembre 1992 et la région pertinente était l’opstina de Prijedor13. En l’espèce, la période pertinente est comprise entre avril et décembre 199214 et la région concernée est la Région autonome de Krajina («RAK»), qui comprenait la municipalité de Prijedor15.
4) Les mêmes faits que ceux examinés dans Tadic seront soumis au Juge Mumba pour examen en l’espèce. Talic conclut16 :
on ne voit pas, en effet, comment le Juge Mumba peut se départir de l’opinion qu’elle s’est constituée et qu’elle a déjà émise sur des faits identiques qui sont à nouveau soumis à son appréciation.
5) Dans sa Réponse, l’Accusation déclare se vouloir neutre quant à cette Demande 17. Talic, sans y avoir été autorisé, a déposé une réplique à cette Réponse18 et soutient, en réalité à titre de nouvelle réplique à la Réponse de l’article 72, que les décisions de la Chambre d’appel ne sont obligatoires pour les Chambres de première instance qu’en ce qui concerne les questions de droit et que c’est à la Chambre de première instance qu’il revient de déterminer le caractère international du conflit armé pour chaque espèce au vu des moyens de preuve qui lui sont produits19.
6. Si l’argument de l’Accusation est exact, à savoir que la Chambre de première instance est liée par les questions de fait de l’Arrêt Tadic, alors la Chambre de première instance ne sera pas autorisée à déterminer elle-même cette question et le fait que le Juge Mumba a siégé dans l’Arrêt Tadic n’est pas pertinent. Mais, sans trancher définitivement à ce stade, il nous semble que cet argument de l’Accusation pose problème. Bien que la Chambre soit tenue d’appliquer les critères juridiques ayant trait à l’existence d’un conflit armé international tels que la Chambre d’appel les a énoncés dans la partie juridique de son Arrêt, il peut paraître surprenant de faire valoir que la Chambre de première instance est également liée par l’Arrêt en ce qui concerne les questions de fait de cette affaire, alors que la Chambre d’appel a appliqué ces critères juridiques aux faits de cette affaire en particulier20.
7. Par conséquent, pour les besoins de l’espèce, nous acceptons l’argument de Talic selon lequel il convient que nous nous fondions, pour rendre cette décision, sur le fait que la Chambre de première instance devra déterminer si, au vu des moyens de preuve qui lui sont présentés en l’espèce, Talic a commis les actes qui lui sont reprochés dans le cadre d’un conflit armé international.
8. L’article 15 A) prévoit :
Un juge ne peut connaître en première instance ou en appel d’une affaire dans laquelle il a un intérêt personnel ou avec laquelle il a ou il a eu un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité. En ce cas, il doit se récuser dans cette affaire et le Président désigne un autre juge pour siéger à sa place.
D’un certain point de vue, cette disposition n’a trait qu’à l’existence d’un parti pris réel de la part du juge. Nous ne voyons pas la Demande comme faisant état d’un parti pris réel de la part du Juge Mumba. Selon nous, cependant, l’article 15 A) vise à reprendre les motifs plus larges de récusation uniformément reconnus dans les systèmes de common law et de tradition civiliste, ainsi que par la Convention européenne des droits de l’homme21, selon lesquels, comme nous allons le démontrer, un juge est récusé non seulement s’il existe réellement un parti pris, mais aussi si les parties peuvent raisonnablement suspecter l’existence d’un tel parti pris22. L’approche uniforme adoptée par ces juridictions aide considérablement à interpréter correctement l’article 15 A).
9. En common law, bien que la Chambre des Lords du Royaume Uni ait identifié le principe comme suit : un juge ne devrait pas siéger dans une affaire chaque fois qu’il y a un «danger réel» qu’il ne soit pas impartial23, ce critère a été critiqué en Australie, au Canada et en Nouvelle Zélande au motif qu’il porte atteinte à l’exigence énoncée dans la célèbre maxime de Lord Hewart CJ, à savoir qu’il est :
[...] d’une importance cruciale que non seulement justice soit faite, mais que l’on perçoive manifestement et indubitablement qu’il en est ainsi24.
Cependant, un examen, réalisé récemment au Royaume Uni, des différents critères qui y sont énoncés ainsi qu’en Australie (dans l’affaire Pinochet25) a permis de conclure que bien que ces critères soient formulés différemment, en pratique leur application est susceptible de produire des résultats si similaires qu’on ne peut plus les différencier26.
10. En Australie, le critère énoncé par les juridictions d’appel est qu’un juge devrait se récuser non seulement s’il a de fait un parti pris mais aussi si, en toutes circonstances, les parties ou le public peuvent raisonnablement douter qu’il fera preuve d’impartialité dans la résolution de la question soulevée en l’espèce27. Ce n’est pas la réaction du demandeur à proprement parler qu’il faut prendre en compte, mais la réaction que pourrait avoir un observateur impartial connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce pour en juger raisonnablement28.
11. La formulation du critère varie légèrement aux États-Unis. Pour récuser un juge, il faut démontrer que la personne raisonnable, connaissant les circonstances de l’affaire, s’attendrait à un préjugé de la part du juge29. Le critère a été codifié dans les termes suivants30 :
Tout juge des États-Unis doit se récuser d’une affaire dans laquelle son impartialité peut raisonnablement être mise en doute.
Selon nous, cette formulation, celles de l’Australie et du Royaume Uni ne présentent pas de différences de fond majeures.
12. Dans les systèmes de tradition civiliste, la question de la récusation est régie en grande partie par la loi qui prend généralement en compte non seulement l’existence de parti pris mais aussi la crainte, justifiée objectivement, de l’impartialité. En Allemagne, par exemple, un juge est récusé soit s’il a déjà participé à une affaire dans le cadre de ses attributions31, soit lorsqu’on le suspecte de parti pris, mais seulement s’il y a des raisons de douter de son impartialité32. En Suède, on trouve également des références similaires d’une part à la participation à une affaire et d’autre part aux circonstances qui suscitent un doute légitime quant à l’impartialité du juge33. En France, on trouve encore des références à la récusation si le juge a connu du procès dans le cadre de ses attributions, ou s’il est lié aux parties, de telle manière que l’on peut suspecter son impartialité34. En Italie, un juge est récusé si les circonstances sont telles qu’une personne raisonnable douterait de son impartialité en raison d’un intérêt personnel ou pour d’autres raisons35.
13. La Convention européenne des droits de l’homme prévoit, à l’article 6, que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue «par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi». La Cour européenne des droits de l’homme («CEDH») a interprété cette disposition comme exigeant la récusation soit en cas d’absence d’impartialité subjective (l’existence d’un parti pris), soit en cas d’absence d’impartialité objective (l’existence d’une crainte d’un parti pris). Dans la dernière hypothèse, il faut déterminer si la crainte d’un parti pris est justifiée objectivement, ou si le juge offre des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime36. L’article 6 et les arrêts de la Cour y relatifs semblent avoir considérablement influencé les juridictions internes en Europe. Par exemple, il a fallu que la Cour se prononce à plusieurs reprises contre la Belgique pour que celle-ci admette la partialité objective comme critère37. Les tribunaux du Danemark38, des Pays Bas39 et du Portugal40 ont également considéré que les termes de la Convention et les arrêts de la CEDH étaient applicables dans leur droit interne s’agissant de l’impartialité judiciaire.
14. Selon nous, les critères relatifs à la récusation des juges sont sensiblement les mêmes dans les différents systèmes juridiques. Nous acceptons que la crainte d’un parti pris tel qu’il est décrit par toutes ces sources suffit à justifier la récusation dans les systèmes de common law et de tradition civiliste ainsi qu’en application de la Convention européenne des droits de l’homme. Il nous semble que le motif de récusation énoncé à l’article 15 A) doit être interprété comme incluant la crainte de parti pris. C’est l’interprétation que nous adoptons.
15. La question soulevée par la Demande est donc de déterminer si un observateur impartial hypothétique (connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce pour en juger raisonnablement) considérerait que le Juge Mumba, ayant participé à l’Arrêt Tadic portant condamnation, n’est pas susceptible de porter un jugement impartial et dépourvu de préjudice sur le caractère international ou pas du conflit armé en Bosnie-Herzégovine durant la période et dans la région concernées en l’espèce.
16. L’observateur, au courant des circonstances de l’espèce, saurait notamment, de la jurisprudence admise du Tribunal, qu’il revient à chaque Chambre de première instance de déterminer, au vu des moyens de preuve produits dans une affaire donnée, si un conflit armé international existait à une période et dans une région données 41. Un tel observateur saurait également que, si les périodes considérées dans les deux affaires sont sensiblement les mêmes, les régions ne couvrent pas la même zone géographique (l’opstina de Prijedor ( la région considérée dans l’affaire Tadic) n’étant qu’une municipalité parmi plus de quinze comprises dans la RAK (la région considérée en l’espèce)(. Mais cet observateur se rendrait également compte que ce que l’on a précédemment décrit comme les conclusions sur les faits accessoires (l’organisation, la structure, le rôle et les activités de l’armée de la Republika Srpska42) serait pertinent à tout endroit de la RAK où l’armée de la Republika Srpska participait à un conflit contre des non-Serbes. Par conséquent et pour les besoins de l’espèce, nous acceptons l’argument de Talic selon lequel ces questions seront soulevées dans cette affaire.
17. Cet observateur s’interrogerait néanmoins sur la prétention de Talic selon laquelle les faits soumis à la Chambre de première instance en l’espèce sont «identiques» à ceux sur lesquels la Chambre d’appel a tranché dans l’affaire Tadic43. Ces faits doivent être déterminés au vu des éléments de preuve produits en l’espèce. Cet observateur présumerait que, en contestant le caractère international du conflit armé, les deux accusés de l’espèce (Talic, qui aurait été le chef d’état-major/Commandant en second du 5ème Corps de l’armée populaire yougoslave, avant d’en prendre le commandement 44 puis de devenir chef de l’état- major général de l’armée de la Republika Srpska)45 et son co-accusé, Radoslav Brdanin (qui aurait été Président de la Cellule de crise de la RAK puis Vice-président par intérim du Gouvernement de la Republika Srpska)46 (seraient dans une meilleure position que ne l’était Tadic (propriétaire d’un café et responsable politique local de moindre envergure) pour produire des éléments de preuve relatifs à ces questions dites accessoires et que, pratiquement, les moyens de preuve différeront de ceux que la Chambre d’appel a examinés dans Tadic. Enfin, cet observateur saurait que les juges de ce Tribunal sont des professionnels appelés à juger de plusieurs affaires liées aux mêmes événements et que l’on peut se fier à eux pour prendre en compte les éléments de preuve produits dans chaque affaire particulière.
18. Bien entendu, la question n’est pas de savoir si l’on peut raisonnablement suspecter que le Juge Mumba tranchera ces question comme elles l’ont été dans l’affaire Tadic. Comme Mason J (devenu Mason CJ par la suite) de la Haute cour d’Australie l’a exprimé47 :
Il faut déclarer clairement que le motif de récusation est l’appréhension raisonnable que l’officier de justice ne va pas trancher l’affaire de manière impartiale ou sans préjugé, et non qu’il va trancher contre l’intérêt de l’une des parties. On peut rencontrer beaucoup de cas dans lesquels on peut, au vu des décisions antérieures rendues par un officier de justice sur des questions de fait et de droit, s’attendre à ce qu’il tranche les questions dans une affaire donnée contre l’intérêt d’une partie. Mais cela ne signifie pas qu’il abordera les questions soulevées dans l’affaire autrement qu’avec impartialité et sans préjugés au sens où cette expression est utilisée dans les sources du droit ou que ses décisions antérieures constituent un fondement acceptable duquel on peut déduire l’existence d’une appréhension raisonnable qu’il abordera les questions de cette manière. Dans les affaires de ce type, la récusation n’est établie que s’il est démontré qu’il existe une appréhension raisonnable de parti pris du fait d’un jugement préjugé, qui doit être «solidement établi» [...]. Bien qu’il soit important que l’on perçoive que la justice est faite, il est important au même titre que les officiers de justice remplissent leur mission de siéger et n’encouragent pas les parties, en faisant droit trop facilement à des suggestions d’apparence de parti pris, à croire qu’en demandant la récusation d’un juge, leur litige sera tranché par quelqu’un qui serait plus susceptible de trancher en leur faveur. [Traduction non officielle]
19. Pour énoncer de nouveau la question, il s’agit de déterminer si un observateur impartial hypothétique (connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce pour en juger raisonnablement) considérerait que le Juge Mumba, ayant siégé dans l’appel Tadic relatif à la condamnation, n’est pas susceptible de trancher de manière impartiale et sans préjugés les questions soulevées en l’espèce identifiées aux paragraphes 4 et 15 ci-dessus. Il ne s’agit pas de déterminer si elle trancherait simplement dans le même sens que dans l’autre affaire. Cette distinction est importante.
20. Ayant examiné minutieusement la Demande de Talic, nous ne sommes pas convaincus qu’un observateur impartial estimerait que le Juge Mumba n’est pas susceptible de trancher les questions soulevées en l’espèce de manière impartiale et sans préjugés. Nous en avons conféré avec Mme le Juge Mumba, comme l’exige l’article 15 B). Comme nous, elle estime que sa participation à l’Arrêt Tadic portant condamnation ne justifie pas sa récusation en l’espèce. Aucun d’entre nous n’estime nécessaire de porter la question devant le Bureau.
21. La Demande est rejetée
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait le 18 mai 2000
La Haye (Pays Bas)
Le Président de la Chambre
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M. le Juge David Hunt
[Sceau du Tribunal]