LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
25 juillet 2000
LE PROCUREUR
c/
Radoslav BRÐANIN et Momir TALIC
_____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE RADOSLAV BRDANIN AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Joanna Korner
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland
Le Conseil de la Défense :
M. John Ackerman, pour Radoslav Brdanin
Me Xavier de Roux et Me Michel Pitron, pour Momir Talic
Introduction
1. En application de larticle 65 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»), laccusé Radoslav Brdanin sollicite sa mise en liberté provisoire pendant son procès1. LAccusation conteste la requête2. Brdanin sest fondé sur des témoins à lappui de sa requête et les deux parties ont demandé la tenue dune audience3. Le Conseil de Brdanin a éprouvé des difficultés à obtenir les déclarations de témoins quil entend citer 4 et, en raison des autres engagements de la Chambre de première instance, la requête na pu être tranchée que plus tard du fait de la demande daudience. Laudience sest tenue le 20 juillet 2000.
2. Brdanin est accusé, conjointement avec Momir Talic, de plusieurs crimes qui auraient été commis dans la région de Bosnie-Herzégovine connue sous le nom de Republika Srpska. On peut regrouper ces crimes comme suit :
i) génocide5 et complicité dans le génocide6,
ii) persécutions7, extermination8, expulsion9 et transfert par la force (qui constituent des actes inhumains)10, en tant que crimes contre lhumanité,
iii) torture, en tant que crime contre lhumanité11 et dinfraction grave aux Conventions de Genève12,
iv) homicide intentionnel13 et destruction et appropriation de biens, non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire14, en tant quinfractions graves aux Conventions de Genève et
v) destruction sans motif de villes et de villages ou dévastations que ne justifient pas les exigences militaires15 et destruction ou endommagement délibéré dédifices consacrés à la religion16, en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre.
Il est allégué que chacun des accusés est responsable pour ces crimes tant à titre individuel quen qualité de supérieur hiérarchique.
3. Les allégations portées contre les deux accusés font état de leur participation à un plan visant à procéder au «nettoyage ethnique» du nouveau territoire serbe proposé (la région connue à présent comme la Republika Srpska) en déplaçant quasiment toute la population musulmane de Bosnie et croate de Bosnie des zones revendiquées pour ce territoire17. Entre avril et décembre 1992, des forces sous le contrôle des autorités serbes de Bosnie (qui comprenaient des unités de larmée, de forces paramilitaires, de la Défense territoriale et de la police) auraient causé la mort de centaines de Musulmans de Bosnie et de Croates de Bosnie habitant ces régions, et le départ forcé de milliers dautres18. Il est allégué que Brdanin a présidé la Cellule de crise de la Région autonome de Krajina («RAK»), lun des organes chargés de la coordination et de lexécution de la plus grande partie de la phase opérationnelle du plan visant à créer le nouveau territoire serbe, quil disposait (à ce titre) du plus haut pouvoir exécutif dans la RAK et quil a été chargé de la gestion des activités de la Cellule de crise ainsi que de lexécution et de la coordination des décisions de ladite Cellule19. Les allégations sont décrites de manière plus détaillée dans une Décision rendue antérieurement en lespèce20.
4. Brdanin a été arrêté le 6 juillet 1999. Depuis, il a demandé, sans succès, à faire retirer lacte daccusation à son encontre au motif que le Tribunal est incompétent 21 et a demandé, sans succès, une ordonnance dhabeas corpus, arguant que sa détention était illégale22.
2 La disposition pertinente
5. Larticle 65 A) dispose quun accusé ne peut être mis en liberté provisoire que sur ordonnance dune Chambre.
Larticle 65 B) prévoit que :
La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance quaprès avoir entendu le pays hôte, et pour autant quelle ait la certitude que laccusé comparaîtra et, sil est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.
3 Les pièces produites par les parties
6. Brdanin a déposé une «Garantie personnelle» par laquelle il accepte (sagissant de ce qui est à présent pertinent) de remettre son passeport au bureau de lÉquipe internationale de police à Banja Luka, de rester dans les limites des municipalités de Banja Luka et Celinac, de se présenter tous les jours au poste de police, de recevoir des visites occasionnelles et impromptues de lÉquipe internationale de police pour vérifier sa présence et de navoir aucun contact, quel quil soit, avec tout éventuel témoin à charge. Il déclare comprendre que tout manquement de sa part à lune quelconque de ces conditions «donne le droit à lAccusation de demander (s(on retour immédiat à La Haye»23.
7. Brdanin a également déposé une «Garantie du Gouvernement de la Republika Srpska », signée de Milorad Dodik en qualité de «Premier ministre», par laquelle le Gouvernement :
[...] sengage à respecter toutes les ordonnances de la Chambre de première instance pour que M. Radoslav Brdanin puisse à tout moment et sur ordre de ladite Chambre comparaître devant le Tribunal pénal international.
Plus spécifiquement, le Gouvernement reconnaît que ses «garanties et engagements » impliquent
[...] que dans le cas où laccusé tenterait de prendre la fuite ou denfreindre lune des conditions, quelle quelle soit, relatives à sa mise en liberté provisoire (que le Tribunal a notifiées à la République de Bosnie-Herzégovine), il sera immédiatement mis en détention et le Tribunal international en sera informé afin de prendre les mesures nécessaires pour son retour à La Haye24.
8. Brdanin a produit le témoignage de son épouse, Mira Brdanin, sous forme de déclaration certifiée, démontrant quil a été sans emploi de mars 1995 à février 1999. Lorsquil a été arrêté (en juillet 1999), Brdanin travaillait au Bureau central pour la reconstruction de la Republika Srpska. Elle a exposé les difficultés financières auxquelles elle est confrontée du fait de la détention de son mari et a dit que pour ses deux enfants (âgés de vingt-deux et seize ans) et elle-même vivaient dans des «conditions insupportables ». Elle est persuadée que son mari respectera toute condition imposée pour sa mise en liberté provisoire, quil ninquiétera pas, ne menacera pas ou ne dérangera pas , de quelque manière que ce soit, toute personne susceptible de témoigner à charge et quil comparaîtra à son procès. LAccusation na pas souhaité procéder au contre -interrogatoire de Mme Brdanin sur cette déclaration.
9. Milan Trbojevic («Trbojevic») a également témoigné à lappui de la requête. Trbojevic est actuellement conseiller auprès du Premier ministre de la Republika Srpska, après avoir été Ministre de la justice et, auparavant, juge pendant de nombreuses années et avocat à Sarajevo. Il connaît Brdanin depuis 1991 alors quils étaient députés et déclare avoir été amené à le connaître «très bien» durant cette période. En 1996 , suite aux Accords de paix de Dayton, Brdanin et Trbojevic ont créé un parti politique (le «parti populaire de Republika Srpska») dont Trbojevic a fait partie jusquà fin 1997 ou début 1998. Par la suite, ils se sont rencontrés quelques fois en ville à Banja Luka25.
10. Trbojevic décrit Brdanin comme un homme exceptionnel qui tient parole et honore ses obligations. Il dit être convaincu que Brdanin, sil est mis en liberté, nharcèlerait pas, ni nintimiderait ou dérangerait de toute autre manière, directement ou indirectement , les témoins ou témoins potentiels à charge. Il est certain que Brdanin comparaîtra au Tribunal quand on le lui demandera et se présentera aux autorités comme on le lui demandera26. Trbojevic a cependant reconnu quil nest pas en mesure de garantir que Brdanin agirait de la sorte. Il a dit avoir lu lacte daccusation initialement notifié à Brdanin (qui ne déclinait quun chef, le crime contre lhumanité) et lon ne sait pas sil sait que Brdanin est à présent inculpé de génocide aux termes de lacte daccusation modifié27. LAccusation na déposé aucune conclusion quant à savoir si Trbojevic est au courant ou non des charges pesant sur Brdanin.
11. Trbojevic a dit quen qualité de Ministre de la justice, il a contribué à la politique du Gouvernement de la Republika Srpska concernant les garanties accordées aux personnes détenues par le Tribunal et que ces garanties seront strictement et absolument appliquées. Cette politique, selon lui, est expliquée à chaque personne détenue qui demande une telle garantie28.
4. Les arguments des parties, analyse et conclusions
a) La modification récente de larticle 65
12. Avant décembre 1999, larticle 65 B) imposait à la personne sollicitant la mise en liberté provisoire détablir des «circonstances exceptionnelles» en plus des conditions qui figurent au présent article. Brdanin a fait valoir que, cette exigence retirée, la mise en liberté provisoire ne doit plus être considérée comme lexception 29, et que la mise en liberté provisoire est donc présumée être désormais la situation normale (ou la norme)30. LAccusation répond que la modification na pas pour effet dériger la mise en liberté provisoire en règle, la détention nétant que lexception, car laccusé reste tenu de convaincre la Chambre de première instance que celui-ci, selon les termes de larticle 65 B), «comparaîtra et, sil est libéré, ne mettra pas en danger une victime , un témoin ou toute autre personne»31 ) (pour les besoins de la présente démonstration, on peut ne pas tenir compte de lexigence dentendre le pays hôte). La Chambre de première instance considère, à linstar de lAccusation, que la modification de larticle 65 nérige pas la mise en liberté provisoire en règle. Les circonstances particulières de chaque affaire doivent être examinées à la lumière des dispositions actuelles de larticle 6532.
13. Brdanin a également fait valoir que la modification de larticle 65 a eu pour effet, une fois que la personne détenue a établi quelle comparaîtra et ne mettra personne en danger, dimposer à lAccusation la charge de prouver les circonstances exceptionnelles commandant le rejet de la requête33. Cette proposition est inexacte. Il ressort clairement des termes de larticle 65 B) quà tout moment, cest au demandeur quincombe la charge de démontrer son droit à la mise en liberté provisoire34.
b) Comparution au procès
14. Brdanin se fonde sur les pièces mentionnées à la troisième partie de la présente Décision pour démontrer quil comparaîtra au procès. Il fait aussi observer que sa famille réside à Banja Luka et quil ne prendrait pas volontairement le risque de perdre le contact avec celle-ci en prenant la fuite35.
15. LAccusation soutient que la «Garantie» du Gouvernement de la Republika Srpska ne devrait pas suffire à convaincre la Chambre de première instance que Brdanin, sil est libéré, comparaîtra au procès, étant donné que jusquà présent, la Republika Srpska a totalement manqué à ses obligations essentielles de respect des ordonnances du Tribunal en matière darrestation et de transfert des personnes36. Si la Republika Srpska a bien transféré quelques personnes qui se sont rendues , lAccusation a raison en ce qui concerne le manquement de la Republika Srpska à lobligation darrestation des personnes mises en accusation. La Chambre de première instance accepte quà cet égard, les actes en disent plus long que les mots. Brdanin était un responsable politique de haut rang à lépoque où se sont produits les faits mis à sa charge. Lacte daccusation modifié décrit Brdanin comme ayant été nommé en 1992 Ministre des travaux publics, des transports et des services publics et Vice-Président par intérim du Gouvernement de la Republika Srpska37. Même si lon admet quil a été démis de sa fonction de ministre en 1995, Brdanin dispose immanquablement dinformations très précieuses quil pourrait communiquer au Tribunal, sil était enclin à coopérer avec lAccusation en vue datténuer sa peine38. Cela dissuaderait considérablement la Republika Srpska de se conformer à sa garantie darrêter sur son territoire, pour la première fois, une personne mise en accusation 39. La seule sanction dont dispose le Tribunal en cas de manquement de la Republika Srpska à sa «Garantie» est den faire rapport au Conseil de sécurité des Nations Unies. Les rapports antérieurs de non-respect par la Republika Srpska de ses obligations envers le Tribunal darrêter les personnes quil a mises en accusation nont eu aucun effet sur le manquement total par cette entité de sacquitter de ses obligations 40.
16. LAccusation a également fait valoir que la «Garantie personnelle» signée de Brdanin ne suffit pas à établir quil comparaîtra, compte tenu de ses intérêts personnels évidents41. Elle rappelle que Brdanin est accusé de crimes extrêmement graves pour lesquels, sil est condamné, il encourt une longue peine demprisonnement en raison du rang élevé quil occupait dans le contexte de ces crimes42. En réponse , Brdanin a fait valoir que la nature du crime reproché ne constitue pas une circonstance exceptionnelle dont lAccusation peut se prévaloir pour demander le refus de la mise en liberté provisoire43. Cet argument repose sur une mauvaise interprétation de largument de lAccusation. On sait par expérience que plus les allégations sont graves, plus les peines encourues en cas de condamnation seront sévères et plus les raisons de ne pas comparaître sont importantes44. Cest vers cette question (pour laquelle la charge de la preuve incombe au demandeur) quétait orienté largument du Procureur. La Chambre de première instance accepte que, nonobstant le témoignage de Trbojevic, Brdanin a suffisamment de raisons pour ne pas vouloir comparaître au procès. Encore une fois, lexpérience montre que lon peut sattendre à ce que toute personne placée dans sa situation, même innocente, tire parti du refuge quoffre actuellement la Republika Srpska à dautres accusés de haut niveau .
17. Il est nécessaire dévoquer une question généralement soulevée dans ces requêtes , ne serait-ce que pour lécarter en lespèce. Lorsquune personne sest livrée de plein gré au Tribunal, et suivant les circonstances de laffaire particulière , on accorde souvent une grande valeur à ce fait pour déterminer si laccusé comparaîtra au procès45. Inversement, et encore suivant les circonstances de laffaire particulière, une grande valeur serait accordée au fait que laccusé ne sest pas livré de son plein gré au Tribunal pour trancher cette question. En lespèce, Brdanin a été arrêté en vertu dun acte daccusation sous scellés. Rien ne laisse à supposer quil en connaissait lexistence. Il na donc pas eu la possibilité de se livrer au Tribunal, sil lavait voulu, et il ne peut bénéficier de la présomption favorable quune telle reddition lui aurait conféré à cet égard. Il sagit dune conséquence malheureuse de lutilisation dactes daccusation sous scellés, puisquon ne peut supposer que, sil en avait eu la possibilité, Brdanin se serait livré ou pas. Par conséquent, il est important de souligner que dans ce cas, faute de preuve spécifique à cet égard, la Chambre de première instance ne peut tenir compte du fait que le demandeur ne sest pas livré de plein gré et quelle ne la pas fait en lespèce.
18. Le fait que le Tribunal ne dispose daucun pouvoir darrestation sur le demandeur en ex-Yougoslavie dans lhypothèse où il ne comparaît pas au procès, et quil doit compter sur les autorités locales du territoire ou sur des organes internationaux pour procéder aux arrestations pour son compte, impose un lourd fardeau au demandeur qui veut convaincre la Chambre de première instance quil comparaîtra effectivement au procès sil est libéré. Il ne sagit pas de réintroduire la condition antérieure imposant au demandeur dapporter la preuve de circonstances exceptionnelles pour se voir accorder la mise en liberté provisoire. Il sagit simplement daccepter la situation où se trouvent le Tribunal et les personnes qui demandent la mise en liberté provisoire. Brdanin na pas convaincu la Chambre de première instance quil comparaîtra au procès.
c) Intimidation de témoins
19. LAccusation attire lattention sur les faits suivants : Brdanin demande à être libéré en vue de retourner dans lune des localités où les crimes allégués ont été commis, et (lAccusation ayant été enjointe à produire des déclarations non expurgées des témoins qui nont pas bénéficié de mesures de protection)46 il connaît lidentité de plusieurs témoins, accroissant par là même sa capacité dexercer des pressions sur des témoins et victimes47. La Chambre de première instance nadmet pas que cette capacité accrue dexercer des pressions sur les victimes et témoins suggère en soi quil les mettra en danger48. On ne saurait supposer simplement que toute personne accusée dun crime en application du Statut du Tribunal , si elle est libérée, mettra en danger les victimes, témoins, ou autres personnes 49. En effet, lAccusation recourt à une logique étrange, selon laquelle, une fois quelle sest acquittée de ses obligations prévues par larticle 66 de communiquer à laccusé les pièces jointes à lacte daccusation et les déclarations de témoins quelle entend citer, laccusé ne saurait par la suite se voir accorder la mise en liberté provisoire en raison du fait quil est mieux en mesure dexercer des pressions sur ces témoins. La Chambre de première instance ne souscrit pas à cette logique.
20. LAccusation déclare également que le simple fait que Brdanin soit libre dentrer en contact direct ou indirect avec les témoins «pourrait facilement remettre en cause la volonté de ceux-ci de témoigner dans cette affaire ou dans dautres»50. Il ne sagit cependant pas du «danger» auquel larticle 65 B) fait référence. La Chambre de première instance naccepte pas que cette simple possibilité, que la volonté des témoins de déposer soit affectée par la mise en liberté provisoire de laccusé suffise à fonder le refus daccorder la mise en liberté provisoire si la Chambre est par ailleurs convaincue que laccusé ne mettra pas en danger les témoins. Si un demandeur convainc la Chambre quil ne représentera pas un tel risque, il appartient à lAccusation de rassurer ses témoins. Il serait manifestement injuste envers ce demandeur de le maintenir en détention parce que les témoins à charge pourraient réagir au simple fait quil a été mis en liberté provisoire. Sagissant des témoins à charge dans dautres affaires, la Chambre réitère ce quelle a dit dans sa Décision relative aux mesures de protection, à savoir quil est difficile de voir comment les droits de laccusé dans laffaire particulière pourraient être dûment réduits de manière significative pour la simple raison que lAccusation craint de rencontrer des difficultés lorsquil sagira de trouver des témoins prêts à déposer dans dautres affaires51.
21. Au vu de la conclusion défavorable selon laquelle Brdanin na pas convaincu la Chambre quil comparaîtra au procès52, il nest pas nécessaire de déterminer si laccusé, une fois libéré, constituera une menace pour toute victime, témoin ou autre personne. Cependant, il convient dobserver que daprès ce quexpose actuellement lacte daccusation modifié, nous sommes en présence dune affaire où lAccusation nallègue pas de proximité particulière entre Brdanin et les événements allégués, la véritable question étant le rapport entre Brdanin et les personnes qui ont commis les actes pour lesquels on cherche à le rendre responsable53. LAccusation fait valoir que les témoins qui mettent directement en cause la responsabilité de laccusé pour ces actes (en tant que complice ou en tant que supérieur hiérarchique ) sont ceux dont il convient de préserver lanonymat jusquau dernier moment54. Lapplication de cette proposition en lespèce est une question qui reste à trancher , mais le délai de communication de lidentité des témoins pourrait dépendre du fait que laccusé est en détention ou non. La Chambre de première instance ne propose pas de rejeter la demande au motif que Brdanin ne la pas convaincue quil ne mettra personne en danger. Simplement, elle ne se prononce pas sur cette question.
d) Considérations relevant du pouvoir discrétionnaire de la Chambre
22. Il nest pas contesté que larticle 65 B), par lusage du terme «peut», confère à la Chambre de première instance un pouvoir discrétionnaire dordonner la mise en liberté provisoire. Mais il doit être clairement entendu que la Chambre a ainsi un pouvoir discrétionnaire de refuser dordonner la mise en liberté provisoire même lorsque le demandeur répond aux deux conditions déclinées par cet article55. Il ne sagit pas, généralement, dun pouvoir discrétionnaire de délivrer lordonnance même si le demandeur nest pas parvenu à démontrer lune ou lautre des deux conditions56.
23. Brdanin a démontré que sa détention entraînait des difficultés financières pour son épouse57. Il a également soutenu que sa préparation au procès serait considérablement renforcée sil était en liberté provisoire, en raison des difficultés liées à sa détention à La Haye, loin du lieu où il est allégué que se sont déroulés les événements sur lesquels il faut enquêter 58. La Chambre de première instance admet quil sagit de considérations qui valent pour tout accusé. Mais celles-ci ne sauraient permettre à une personne détenue dêtre mise en liberté provisoire si la Chambre de première instance nest pas convaincue quelle comparaîtra au procès .
24. Une autre question soulevée par Brdanin en lespèce se rapporte à la durée de sa détention préventive. Il a été arrêté le 6 juillet 1999. Il est improbable que le procès commence avant le début 2001. Il ne ressort pas toujours clairement des décisions rendues avant la modification de larticle 65 B) si la durée de la détention préventive à été considérée comme relevant des circonstances exceptionnelles ou du pouvoir discrétionnaire, bien quil semble généralement quon lait traitée comme un question de circonstances exceptionnelles. Brdanin a fait valoir que les retards dans louverture des procès, comme en connaît actuellement le Tribunal, sont un facteur pertinent sagissant des demandes aux fins de mise en liberté provisoire 59, mais il ne précise pas les questions pour lesquelles ces retards sont considérés pertinents. LAccusation na pas non plus identifié comment ils peuvent être pertinents. Logiquement, les retards dans la phase préalable au procès devraient relever de lexercice par la Chambre de première instance de son pouvoir discrétionnaire, de manière que larticle 5 3) de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales soit dûment pris en compte, ledit article garantissant le droit dune personne accusée dêtre jugé dans un délai raisonnable, ou libéré pendant la procédure, ainsi que le prévoient dautres normes internationales en la matière.
25. Néanmoins, il est difficile denvisager des circonstances probables où un accusé serait élargi en raison de la durée probable de sa détention préventive lorsquil na pu établir quil comparaîtra au procès. En droit interne, la mise en liberté sous caution ou sous une autre forme est normalement accordée lorsquil est clair que la durée de la détention préventive risque de dépasser la durée de la peine encourue, mais deux raisons sopposent à ce que le Tribunal adopte une telle conduite. Premièrement, on a vu60 que le Tribunal ne dispose daucun pouvoir darrêter le demandeur en ex-Yougoslavie sil ne comparaît pas au procès, et le Tribunal doit sen remettre aux autorités locales du territoire ou sur des organes internationaux pour procéder aux arrestations pour son compte. Deuxièmement, étant donné la gravité des crimes jugés par ce Tribunal , il est très improbable que les peines prononcées soient de courte durée61.
26. LAccusation a soutenu que la période probable en lespèce (dix-neuf ou vingt mois) nenfreint ni le Statut du Tribunal, ni les «normes reconnues du droit international » et elle a cité deux décisions de la Cour européenne des droits de lhomme et de la Commission européenne des droits de lhomme qui ont considéré que des détentions préventives dune durée supérieure étaient raisonnables au sens de larticle 5 3 )62. LAccusation se réfère souvent à ces décisions au sujet de requêtes telles que la présente, mais il faut se garder de leur accorder trop de valeur pour déterminer ce qui constitue une durée raisonnable dans la juridiction dune cour pénale internationale ou dun tribunal pénal international , plutôt que dans une juridiction interne en Europe.
27. Ce qui constitue une durée raisonnable de détention préventive doit être interprété , pour ce qui concerne ce Tribunal, au vu des circonstances dans lesquelles il est tenu de fonctionner. Il faut tenir compte de ce que le Tribunal ne peut arrêter les personnes mises en liberté provisoire en ex-Yougoslavie si elles ne comparaissent pas au procès, et il est inutile de répéter ce qui a été énoncé à ce sujet. Par ailleurs, la période considérée comme raisonnable par les deux organes européens , qui ont un rôle de surveillance, résulte dans une certaine mesure du degré de déférence quils accordent aux pratiques des pouvoirs judiciaires et législatifs internes particuliers lorsque ces organes européens se prononcent sur des questions telles que le caractère raisonnable des durées de détention préventive dans les diverses juridictions internes européennes, reconnaissant que les autorités nationales sont mieux placées pour évaluer les circonstances locales dans lesdites juridictions 63. Le Tribunal peut être amené à considérer comme raisonnables des durées plus longues ou plus courtes, selon quil se fonde respectivement sur la première considération ou la deuxième.
28. En supposant (sans quil soit nécessaire de trancher) que la durée de la détention préventive demeure pertinente dans le cas des requêtes aux fins de mise en liberté provisoire présentées depuis la modification de larticle 65 B), la Chambre de première instance est convaincue que la période probable de détention préventive en lespèce ne dépasse pas ce qui est raisonnable dans ce Tribunal. On peut regretter que les ressources limitées du Tribunal ne permettent pas que les détenus voient leur procès souvrir plus tôt, mais il na pas été démontré que la période probable de détention préventive de Brdanin soit excessive.
5 Dispositif
29. Pour les raisons susmentionnées, la requête de Radoslav Brdanin aux fins de mise en liberté provisoire pendant son procès est rejetée.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 25 juillet 2000
La Haye (Pays-Bas)
Le Président
(signé)
Juge David Hunt
[Sceau du Tribunal]
1- Requête aux fins de mise en liberté provisoire
de Radoslav Brdanin, 27 avril 2000 («Requête»), déposée le 28 avril 2000.
2- Réponse du Procureur à la «Requête aux fins de mise en liberté
provisoire de Radoslav Brdanin», 9 mai 2000 («Réponse»).
3- Requête, p. 7 ; Réponse, par. 19.
4- Requête aux fins de prorogation de délai, 25 mai 2000,
déposée le 26 mai 2000.
5- Chef 1, article 4 3) a) du Statut du Tribunal.
6- Chef 2, article 4 3 e).
7- Chef 3, article 5 h).
8- Chef 4, article 5 b).
9- Chef 8, article 5 d).
10- Chef 9, article 5 i).
11- Chef 6, article 5 f).
12- Chef 7, article 2 b).
13- Chef 5, article 2 a).
14- Chef 10, article 2 d).
15- Chef 11, article 3 b).
16- Chef 12, article 3 d).
17- Acte daccusation modifié, par. 6 et 7.
18- Ibid., par. 16.
19- Ibid., par. 14 et 19.
20- Décision relative aux requêtes de Momir Talic aux fins
de la disjonction dinstance et aux fins dautorisation de dépôt dune
réplique, 9 mars 2000, par. 4.
21- Décision relative à la requête aux fins de rejeter lacte
daccusation, 5 octobre 1999 ; appel interlocutoire rejeté :
Décision relative à lappel interlocutoire interjeté de la décision relative
à la requête aux fins de rejeter lacte daccusation déposée en application
de larticle 72, 16 novembre 1999.
22- Décision relative à la demande aux fins dune ordonnance
dhabeas corpus au nom de Radoslav Brdanin, 8 décembre 1999 ;
autorisation dinterjeter appel refusée et demande dordonnance de
mandamus à la Chambre de première instance II rejetée : Décision relative
à la demande dautorisation dinterjeter appel, 23 décembre 1999.
23- Garantie personnelle de Radoslav Brdanin, non daté, p. 2
et 3.
24- Garantie du Gouvernement de la Republika Srpska, 8 mars
2000, p. 1 et 2.
25- Audience, 20 juillet 2000, compte rendu p. 152 à 154.
26- Ibid., p. 154 à 156.
27- Ibid., p. 156.
28- Ibid., p. 154 à 156.
29- Requête, par. 7.
30- Compte rendu daudience, p. 161.
31- Compte rendu daudience, p. 162. Cf. Le Procureur
c/ Kvocka, affaire n( IT-98-30-PT, Décision relative à la requête aux fins
de mise en liberté provisoire de Miroslav Kvocka, 2 février 2000 («Décision
Kvocka»), p. 4. Cf. aussi Le Procureur c/ Kordic, affaire n° IT-95-14/2-T,
Ordonnance relative à la requête de Dario Kordic aux fins de mise en liberté
provisoire en application de larticle 65 du Règlement, 17 décembre
1999, («Décision Kordic»), p. 4 ; Le Procureur c/ Aleksovski, affaire
n° IT-95-14/1-A, Ordonnance portant rejet dune demande de mise en
liberté provisoire, 18 février 2000, p. 2 ; Le Procureur c/ Simic,
affaire n° IT-95-9-PT, Décision relative à la demande de mise en liberté
provisoire de Miroslav Tadic, 4 avril 2000, («Décision Tadic»), p. 8 ;
Le Procureur c/ Simic, affaire n° IT-95-9-PT, Décision relative à la demande
de mise en liberté provisoire de laccusé Simo Zaric, 4 avril 2000 («Décision
Zaric»), p. 8 ; lautorisation dinterjeter appel des Décision
Tadic et Zaric a été refusée car aucune erreur navait été démontrée :
Le Procureur c/ Simic, affaire n° IT-95-9-AR65, Décision relative à la
requête aux fins dautorisation dinterjeter appel, 19 avril 2000
(«Décision Tadic/Zaric relative à lappel»), p. 3 ; Le Procureur
c/ Simic, affaire n° IT-95-9-PT, Décision relative à la requête déposée
par Milan Simic aux fins de mise en liberté provisoire, 29 mai 2000 («Décision
Simic»), p. 5.
32- Décision Kvocka, p. 4 ; Décision Kordic, p. 4 ;
Décision Tadic, p. 8 ; Décision Zaric, p. 7.
33- Compte rendu daudience, p. 161, 164.
34- Cela ressort également des décisions citées à la note 31.
35- Compte rendu daudience, p. 166.
36- Réponse, par. 11 ; compte rendu daudience,
p. 163. Cf. aussi Le Procureur c/ Kovacevic, affaire n( IT-97-24-PT,
Décision relative à la requête de la Défense aux fins de mise en liberté provisoire,
20 janvier 1998, par. 27.
37- Acte daccusation modifié, par. 17.
38- Cf. article 101 B) ii).
39- La valeur à accorder à une garantie du Gouvernement de
la Republika Srpska peut être différente lorsque ce nest pas un accusé
de haut rang qui doit être livré.
40- Quatrième rapport annuel du Tribunal (1997), par. 183
à 187 («la Republika Srpska refuse purement, simplement et manifestement de
sacquitter des obligations auxquelles elle a souscrit en signant lAccord
de paix de Dayton, dans lequel elle sest engagée à coopérer avec le Tribunal» :
par. 187) ; cinquième rapport annuel du Tribunal (1998), p. 81 à 83
(bien quil soit rapporté que le Premier ministre de la Republika Srpska
a invité les personnes visées par un acte daccusation à se livrer au Tribunal) ;
sixième rapport annuel du Tribunal (1999), par. 106 (refus par la Republika
Srpska dexécuter les mandats darrêt).
41- Réponse, par. 12.
42- Ibid., par. 14 ; compte rendu daudience,
p. 162.
43- Compte rendu daudience, p. 160.
44- Décision Kordic, p. 4.
45- Décision Tadic, p. 8 ; Décision Zaric, p. 8 ;
autorisation dinterjeter appel refusée car aucune erreur navait
été démontrée : Décision Tadic/Zaric relative à lappel, p. 3 ;
Décision Simic, p. 6. La mise en liberté provisoire a été refusée dans
une affaire, bien que le demandeur se soit livré, en partie parce que les circonstances
de la reddition étaient contestées : Décision Kordic, p. 5.
46- Décision relative à la requête de lAccusation aux
fins de mesures de protection, 3 juillet 2000 («Décision relative aux mesures
de protection»), par. 65.2.
47- Réponse, par. 15 et 16.
48- La Décision de la Chambre de première instance dans laffaire
Le Procureur c/ Blaskic, n° IT-95-14-T, Décision portant rejet dune
demande de mise en liberté provisoire, 25 avril 1996 (version en anglais
déposée le 1er mai 1996), sur laquelle lAccusation se fonde, ne contredit
pas ce point.
49- Le Procureur c/ Delalic, affaire n° IT-96-21-T, Décision
relative à la requête de laccusé Delalic aux fins de mise en liberté provisoire,
25 septembre 1996 (déposée le 1er octobre 1996), par. 34.
50- Réponse, par. 16.
51- Décision relative aux mesures de protection, par. 29
et 30.
52- Paragraphe 18 ci-dessus.
53- Cf. Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT,
Décision relative à lexception préjudicielle pour vices de forme de lacte
daccusation modifié, 11 février 2000, par. 18.
54- Décision relative aux mesures de protection, par. 34.
55- Cf. par exemple, la Décision Kordic (p. 4), où la
Chambre de première instance a tenu compte, pour refuser daccorder la
mise en liberté provisoire, en partie du fait que la requête avait été introduite
au cours du procès et quun élargissement pourrait perturber le reste de
la procédure.
56- Dans Le Procureur c/ Djukic, affaire n° IT-96-20-T,
Décision portant maintien de lacte daccusation et mise en liberté
provisoire, 24 avril 1996, p. 4, la Chambre de première instance a accordé
la mise en liberté provisoire de laccusé pour de seuls motifs humanitaires
à la lumière de son état de santé très grave, celui-ci souffrant dune
maladie incurable en phase terminale.
57- Requête, par. 12 et 13 ; cf. aussi la 3ème partie
de la présente Décision.
58- Requête, par. 11.
59- Requête, par. 10.
60- Paragraphe 18, ci-dessus.
61- Dans laffaire Le Procureur c/ Aleksovski, n° IT-95-14/1-A,
Arrêt, 24 mars 2000, par. 185, la Chambre dappel a déclaré que les
sentences du Tribunal doivent clairement montrer que la communauté internationale
nest pas disposée à tolérer les graves violations du droit international
humanitaire et des droits de lhomme. Le Tribunal a été créé en vue de
juger les personnes présumées responsables de telles violations graves :
Statut du Tribunal, article 1.
62- Réponse, par. 9. La décision de la Commission mentionnée
est Ventura contre Italie, rapport de la Commission européenne des droits de
lhomme du 15 décembre 1980, Requête n° 7438/76, Décisions
et Rapports, volume 23, p. 5, statuant sur une détention préventive
de 5 ans, 7 mois et vingt-sept jours (par. 194). La Décision
de la Cour mentionnée est laffaire «Neumeister», arrêt du 27 juin 1968,
série A, n° 8. LAccusation avance que dans cette affaire, la Cour
a conclu quune période de détention préventive de 3 ans était «conforme
à la Convention européenne de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés
fondamentales» : Réponse, par. 9. Il nen est rien. La période
pertinente examinée par la Cour était de deux ans, deux mois et quatre jours
et la Cour a conclu que larticle 5 3) avait été enfreint, la
durée de la détention préventive du demandeur ayant cessé dêtre raisonnable
dès lors quil était devenu évident que des garanties appropriées pour
le retour du demandeur, sil était libéré, pareraient au risque que celui-ci
senfuie (par. 4, 6, 12 et 15).
63- Ce degré de déférence est explicitement reconnu dans la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de lhomme, comme la «marge
dappréciation» : affaire Handyside, série A, n° 24, arrêt du
7 décembre 1976, par. 48 et 49.