LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
15 novembre 2000

LE PROCUREUR

c/

Radoslav BRDANIN
Momir TALIC

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DEUXIÈME DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE RADOSLAV BRDANIN ET MOMIR TALIC AUX FINS D’ACCÈS À DES DOCUMENTS CONFIDENTIELS

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland

Le Conseil de la Défense :

M. John Ackerman, pour Radoslav Brdjanin
Me Xavier de Roux et Me Michel Pitron, pour Momir Talic

 

1 Contexte de la demande

1. L’accusé Momir Talic («Talic») a introduit une requête, à laquelle son coaccusé Radoslav Brdjanin («Brdjanin») s’est joint ultérieurement, sollicitant l’accès aux documents et comptes rendus d’audiences relatifs à quatre autres affaires portées devant ce Tribunal - deux closes et deux en cours -, dont les faits se sont déroulés dans la même région géographique et à la même période que ceux de l’espèce1. Ces quatre affaires sont les suivantes : Le Procureur c/ Tadic2 jugée par la Chambre de première instance II, Le Procureur c/ Kovacevic3, dont la Chambre de première instance II était saisie avant le décès de l’accusé, Le Procureur c/ Kvocka 4, dont le procès se déroule actuellement devant la Chambre de première instance I et Le Procureur c/ Sikirica5, en instance devant la Chambre de première instance III.

2. Pour fonder leur requête, Brdjanin et Talic ont fait valoir que l’accès à ces documents, déjà à la disposition de l’Accusation, les placerait sur le même pied d’égalité que la partie adverse et pourrait avoir une valeur considérable pour la préparation de leur cause6. Cette demande ne concernait que des pièces confidentielles - c’est-à-dire non accessibles au public , soit parce que ce sont des témoignages entendus à huis clos, partiel ou total, soit parce que ces pièces ont été déposées sous le sceau de la confidentialité. Avant que l’accès à ces documents puisse être accordé, il s’avérerait nécessaire de modifier les ordonnances qui, dans ces quatre affaires, ont conféré un caractère confidentiel aux pièces visées. Il s’agit généralement en l’occurrence d’ordonnances portant mesures de protection accordées à des témoins ou des victimes aux termes des articles 53, 69 ou 75 du Règlement de procédure et de preuve («le Règlement»).

3. L’Accusation s’est opposée à la requête des accusés en soutenant notamment (i ) qu’il s’agissait d’une «pêche aux informations» (fishing expedition) visant à essayer de trouver des arguments que les accusés pourraient invoquer et (ii) que la Chambre de première instance n’était pas compétente pour accorder la mesure requise 7. L’Accusation n’a pas indiqué dans ses conclusions sous quelles conditions l’accès demandé devrait, le cas échéant, être autorisé.

4. Le premier argument de l’Accusation a été rejeté. La Chambre estime en effet qu’il est fort probable que les comptes rendus et pièces à conviction relatifs à d’autres affaires jugées devant le Tribunal, nées d’événements qui auraient eu lieu dans la même région et à la même époque que celles de l’espèce, soient de nature à aider considérablement les accusés dans la préparation de leur dossier8. Le second argument a pour sa part été accueilli car, en conformité avec l’article 75 D) 9 du Règlement, cette Chambre de première instance n’a pas le pouvoir de modifier ou d’annuler des mesures de protection octroyées dans une affaire examinée par une autre chambre, ou par elle -même si sa composition s’avérait différente10. Le Greffier a dès lors été invité à transmettre la Requête de Talic aux Chambres de première instance I et III afin qu’elles se prononcent sur la demande de modification relative à des mesures de protection qu’elles ont ordonnées dans d’autres affaires , ainsi qu’au Président du Tribunal pour qu’il se prononce sur cette même demande relative cette fois à des mesures de protection que la présente Chambre (différemment constituée) a accordées dans d’autres affaires11.

5. La Chambre de première instance III a examiné et rejeté la demande de modification pour ce qui est de l’affaire Le Procureur c/ Sikirica, au motif que les seuls éléments confidentiels de l’instance étaient des audiences tenues à huis clos se rapportant à des questions touchant les accusés personnellement, comme les conditions de détention, et que ces informations ne sauraient avoir une valeur considérable pour la préparation de la défense en l’espèce12.

6. Le Président du Tribunal a également examiné la Requête de Talic dans la mesure où elle concernait les affaires Le Procureur c/ Tadic et Le Procureur c/ Kovacevic. Il a enjoint au Greffier (i) de communiquer à Talic et à Brdjanin les pièces à conviction et les comptes rendus d’audiences confidentiels relatifs à ces deux affaires et (ii) de prescrire les mêmes mesures de protection, mutatis mutandis, dont bénéficiaient les pièces et les comptes rendus d’audiences confidentiels relatifs à ces affaires13. L’Accusation a ensuite introduit une requête auprès du Président pour qu’il reconsidère sa décision , notamment au motif qu’elle n’a pas eu l’occasion d’exprimer ses vues avant qu’il ne se prononce sur la question, sans doute dans le but de faire valoir les arguments qu’elle n’a pas présentés lorsque la Requête de Talic a été soumise devant cette Chambre 14. Le Président n’a pas encore statué sur cette requête de l’Accusation, mais sa décision n’appelle aucune action de la part de cette Chambre. Dès lors, la présente décision ne traite pas des deux affaires examinées par le Président du Tribunal.

7. Enfin, la Chambre de première instance I a examiné la Requête de Talic dans la mesure où elle concernait l’affaire Le Procureur c/ Kvocka. Elle a aussi indiqué que les pièces pourraient avoir une valeur considérable pour les accusés et a ordonné que :

[...] les comptes rendus, pièces à conviction et autres pièces confidentiels présentés à ce jour dans l’affaire Kvocka soient communiqués à la Chambre de première instance II à toutes fins jugées utiles en conformité avec sa pratique. Ladite Chambre peut autoriser la communication de ces pièces à la Défense dans l’affaire Talic et Brdanin, sous réserve de mesures garantissant aux témoins — en consultation avec la Division d’aide aux victimes et aux témoins — et, si nécessaire, aux éléments de preuve documentaires ou autres, mutatis mutandis, le même degré de protection qu’auparavant et si nécessaire des mesures supplémentaires telles que l’adoption de pseudonymes différents et l’interdiction de mentionner, le cas échéant, qu’un témoin a déjà été entendu par le Tribunal [...]15.

La présente décision se rapporte à la question ainsi confiée à cette Chambre de première instance : déterminer les conditions d’accès de Brdjanin et Talic aux pièces confidentielles de l’affaire Kvocka.

2 Les conditions d’accès

8. L’Accusation demande seulement que soient expurgées les parties des documents visés susceptibles de révéler l’identité des témoins à charge avant qu’ils ne soient communiqués à Brdjanin et Talic. Elle fait remarquer que la communication de comptes rendus non expurgés d’audiences à huis clos, partiel ou total, reviendrait à divulguer l’identité d’un témoin qui avait bénéficié de mesures de protection dans le procès Kvocka «sans que ?Brdjanin et Talic aientg indiqué la raison pour laquelle ?ilsg demandent la communication de l’identité d’un témoin, qui ne sera peut-être jamais cité à comparaître au procès», et sans que le témoin en ait été informé ou ait donné son accord 16. L’Accusation ajoute que si Brdjanin et Talic souhaitent joindre un témoin, l’Accusation se chargera «de ?l’gen informer 17». En réponse , Talic soutient que la conclusion selon laquelle l’accès à ces documents renforcerait considérablement son dossier18 suffit pour obtenir ces documents sous une forme non expurgée19. Brdjanin fait valoir qu’il existe une différence fondamentale entre la communication au public et «le type de communication partielle qui est sollicité en l’espèce»20.

9. Il convient de souligner que la requête des accusés n’est pas une demande visant à accéder aux déclarations préalables de témoins qui déposeront contre eux au procès. Ce qu’ils veulent, c’est accéder à des témoignages entendus dans d’autres affaires, et rien ne laisse entendre qu’il s’agira de témoignages à charge en l’espèce . L’obligation de communication à laquelle est tenue l’Accusation au titre de l’article 66 A) du Règlement, à propos de laquelle un grand nombre d’écritures ont récemment été déposées dans cette procédure21, ne s’applique pas à ces témoignages. Cette requête ne vise pas non plus des éléments de preuve à décharge qui pourraient être inclus dans les témoignages confidentiels présentés dans d’autres affaires et dont l’accès est demandé. L’obligation de communication qui incombe à l’Accusation aux termes de l’article 68 du Règlement (Communication des moyens de preuve à décharge) s’applique à tout élément à décharge qui pourrait figurer dans ces témoignages22, et rien dans ce qui suit ne se rapporte à de tels éléments de preuve à décharge.

10. La situation qui fait l’objet de la présente décision diffère largement de celle que règlent les articles 66 A) ou 68 du Règlement. Brdjanin et Talic ont introduit leur demande d’accès à ces pièces car, comme indiqué, les faits examinés dans les quatre affaires précitées se déroulent dans la même région géographique et à la même période que les événements qui leurs sont reprochés dans l’acte d’accusation de l’espèce. À ce stade de la procédure, Brdjanin et Talic n’ont pas besoin de connaître l’identité des témoins qui ont fait ces dépositions pour déterminer si une partie précise de leurs déclarations les aiderait à préparer leur cause. Si, après avoir pris connaissance de ces témoignages, les accusés souhaitent en examiner une partie de manière plus approfondie, avec l’intention soit d’en citer l’auteur au procès soit de l’interroger pour obtenir des informations supplémentaires, ils seront à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, en mesure de justifier une demande visant à ce qu’on leur divulgue l’identité de ce témoin protégé.

11. Dans cette situation très différente, l’obligation de se justifier est inversée par rapport à la procédure de communication de pièces imposée à l’Accusation aux articles 66 A) et 68 du Règlement. S’agissant de l’identité des témoins à charge appelés à comparaître au procès, ou des personnes dont les déclarations étaient jointes à l’acte d’accusation lors de sa demande de confirmation - que l’Accusation est tenue de communiquer en application de l’article 66 A) -, ou encore de l’identité des témoins qui ont comparu dans d’autres affaires et dont les dépositions doivent être communiquées par l’Accusation en application de l’article 68 du Règlement, c’est à l’Accusation qu’il revient de justifier son refus de communiquer ces pièces , et non à l’accusé de justifier leur communication23. En revanche, s’agissant de l’identité de témoins protégés dans d’autres instances , pour lesquelles l’article 68 ne s’applique pas, il appartient au requérant de se justifier, et non aux parties impliquées dans ces autres affaires de justifier leur refus de communication. L’objectif des mesures de protection accordées en faveur de témoins entendus dans les autres affaires perdrait tout effet si le bénéfice de ces mesures pouvait être perdu simplement parce qu’il est fort probable que leurs dépositions soient d’une aide considérable pour un accusé dans une autre instance .

12. Lorsqu’on peut démontrer que

(1) l’accès aux dépositions d’un témoin peut, d’une manière précise, considérablement aider un accusé dans la conduite de sa défense (comme indiqué au paragraphe 10 ci -dessus) et que

(2) l’accusé ne peut raisonnablement pas bénéficier de cette aide autrement,

il convient d’examiner

(a) la question de savoir si l’accès à des témoignages directs ou indirects devrait être accordé ainsi que

(b) la nature de toutes les modifications des mesures de protection octroyées à des témoins protégés qui s’avèrent nécessaires.

Cela ne peut être démontré qu’une fois que l’accusé demandant la communication a pris connaissance des témoignages visés dans leur forme expurgée.

13. Qui plus est, la Chambre de première instance ne ferait que gaspiller les ressources du Tribunal si elle demandait à la Section d’aide aux victimes et aux témoins, en vertu de l’article 69 B) du Règlement, de joindre chaque témoin qui a comparu en l’espèce, en vue de l’informer ensuite des mesures de protection à prendre dans le cadre de la communication de leur identité à Brdjanin et Talic, si celle-ci était autorisée. En revanche, une fois que la liste des témoins est limitée aux personnes pour lesquelles Brdjanin et Talic peuvent démontrer un réel besoin de connaître l’identité, la Chambre de première instance sera alors en mesure de consulter la Section d’aide aux victimes et aux témoins pour qu’à son tour elle entre en rapport avec ces témoins. (Brdjanin et Talic pourraient présenter cette liste à la Chambre de première instance ex parte de sorte que l’Accusation ne soit pas informée trop tôt des arguments qu’ils souhaiteraient invoquer.) La Chambre de première instance pourra à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, (en se fondant sur les informations fournies par la Section d’aide aux victimes et aux témoins) décider si l’identité de ces témoins peut être divulguée aux accusés et sous quelles conditions . Rien dans la Décision aux fins d’accès ne tranche pour l’instant cette question en faveur des accusés.

3 Dispositif

14. En conséquence et par ces motifs, la Chambre de première instance II accorde à Brdjanin et Talic ce qui suit :

(1) l’accès aux pièces produites par la Chambre de première instance I après l’expurgation par le Greffe des éléments mentionnant l’identité de l’un quelconque des témoins ayant déposé pour l’une des parties à titre confidentiel, et

(2) l’autorisation d’introduire en temps voulu une demande justifiant la divulgation de l’identité d’un témoin particulier.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 15 novembre 2000
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance

/signé/
le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1- Requête aux fins d’accès à des informations confidentielles, 12 juillet 2000 («Requête de Talic») ; Requête visant à se joindre à la Requête aux fins d’accès à des informations confidentielles, présentée par Momir Talic, 1er août 2000.
2- Affaire n° IT-94-1-T.
3- Affaire n° IT-97-24-T.
4- Affaire n° IT-98-30-T.
5- Affaire n° IT-95-8-PT.
6- Requête de Talic, par. 1.
7- Réponse de l’Accusation à la Requête aux fins d’accès à des informations confidentielles déposées par le conseil de Momir Talic, 26 juillet 2000, par. 6 à 10.
8- Décision relative à la Requête de Momir Talic aux fins d’accès à des informations confidentielles, 31 juillet 2000 («Décision aux fins d’accès»), par. 8.
9- L’article 75 D) du Règlement dispose que : «Une fois que des mesures de protection ont été accordées en faveur d’une victime ou d’un témoin, seule la Chambre les ayant accordées peut les modifier ou les annuler ou autoriser la communication de pièces confidentielles à une autre Chambre pour leur utilisation dans une autre instance. Si, à la date de la requête aux fins de modification ou de communication, la Chambre initiale n’est plus constituée des mêmes juges, la Président peut autoriser la modification ou la remise».
10- Décision aux fins d’accès, par. 9.
11- Ibid., par. 11.
12- Le Procureur c/ Sikirica, affaire n° IT-95-8-PT, Ordonnance relative à la Requête aux fins d’accès à des informations confidentielles, 4 août 2000.
13- Ordonnance relative aux requêtes de Momir Talic et Radoslav Br|anin aux fins d’accès à des informations confidentielles des affaires Le Procureur c/ Tadic et Le Procureur c/ Kovacevic, 11 septembre 2000, p. 4.
14- Requête de l’Accusation aux fins de réexaminer l’ordonnance rendue le 11 septembre 2000, 22 septembre 2000, par. 11 à 14.
15- Le Procureur c/ Kvocka, Décision relative à la Requête de la Défense aux fins d’accès à des informations confidentielles, 3 octobre 2000 («Décision Kvocka»), p. 3.
16- Conclusions de l’Accusation relatives à la Décision de la Chambre de première instance I en date du 3 octobre 2000 («Conclusions de l’Accusation»), par. 2. Ces conclusions ont été déposées sous le sceau de la confidentialité, mais la présente décision ne se réfère à aucune partie de ce document qui pourrait très bien être l’objet de la confidentialité.
17- Conclusions de l’Accusation, par. 5.
18- Décision aux fins d’accès, par. 8.
19- Réponse aux Conclusions du Procureur en date du 30 octobre 2000, 7 novembre 2000 («Réponse de Talic»), par. 3.
20- Réponse aux Conclusions confidentielles de l’Accusation relative à la Décision de la Chambre de première instance en date du 3 octobre 2000, 10 novembre 2000, par. 2.
21- Décision relative à la Requête du Procureur aux fins de mesures de protection, 3 juillet 2000 («Décision relative à des mesures de protection ; Décision relative à la Deuxième Requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection, 27 octobre 2000 (Deuxième Décision relative à des mesures de protection») ; Décision relative à la Troisième Requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection, 8 novembre 2000 («Troisième Décision relative à des mesures de protection»).
22- L’article 68 du Règlement dispose ce qui suit : «Le Procureur informe la défense aussitôt que possible de l’existence d’éléments de preuve dont il a connaissance qui sont de nature à disculper en tout ou en partie l’accusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des éléments de preuve de l’accusation».
23- Décision aux fins de mesures de protection, par. 16 ; Deuxième Décision aux fins de mesures de protection, par. 31 ; Troisième Décision aux fins de mesures de protection, par. 4.