LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
29 novembre 2000
LE PROCUREUR
C/
Radoslav BRDANIN et Momir TALIC
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LACCUSATION
AUX FINS DE MODIFICATION DE LA TROISIÈME DÉCISION
PORTANT MESURES DE PROTECTION
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Le Bureau du Procureur :
Mme Joanna Korner
M. Nicholas Koumjian
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland
Le Conseil de la Défense :
M. John Ackerman, pour Radoslav Brðanin
Maître Xavier de Roux et Maître Michel Pitron, pour Momir
Talic
1. Le 8 novembre 2000, la Chambre de première instance a rendu sa décision concernant la Troisième Requête de l'Accusation aux fins de mesures de protection pour des victimes et des témoins («la Troisième Requête»), qui traitait des obligations de communication que larticle 66 A) iii) du Règlement de procédure et de preuve («le Règlement») fait à lAccusation. La Chambre a ordonné comme suit :
L'Accusation est autorisée à expurger des déclarations de tous les témoins qu'elle entend citer à comparaître en l'espèce les coordonnées actuelles de chacun d'eux.1
Les deux accusés, Radoslav Brdanin («Brdanin») et Momir Talic («Talic»), ne se sont pas opposés à ce que pareille ordonnance soit rendue, le premier ayant simplement stipulé que ces informations devaient etre communiquées au plus tard soixante jours avant le procès. La Chambre a précisé quelle trancherait cette dernière question ultérieurement2.
2. LAccusation demande maintenant une modification de cette ordonnance3. Elle signale que sa Troisième Requête a été rédigée dans lintention de demander lautorisation dexpurger des déclarations de tous les témoins les coordonnées actuelles non seulement de tous les témoins qui ont fait une déclaration, mais également celles de tous les «témoins» mentionnés dans ces déclarations, même sils nont pas fait de déclaration en lespèce4. Le terme «individu» a ultérieurement remplacé le terme «témoin»5. LAccusation concède que ce point na peut-être pas été formulé aussi clairement que possible dans la Troisième Requête6.
3. La mesure demandée à présent par lAccusation dans sa Requête a trait aux obligations de communication que lui font non seulement le paragraphe ii) mais également le paragraphe i) de larticle 66 A) du Règlement. La Requête vise à obtenir7 :
[...] une auto
risation générale selon laquelle elle serait autorisée, s'agissant de la divulgation de l'identité des témoins, à expurger de leurs déclarations ou des résumés de déclarations :a) toute information révélant les coordonnées actuelles de l'auteur de la déclaration ou du résumé de déclaration et/ou celles de sa famille,
b) toute information figurant dans cette déclaration ou dans ce résumé révélant les coordonnées actuelles d'autres personnes mentionnées dans ladite déclaration ou ledit résumé, qui ont fait des déclarations que le Procureur a déjà divulguées ou qu'il a l'intention de divulguer,
c) toute information figurant dans les déclarations ou les résumés de déclarations révélant les coordonnées actuelles d'autres individus qui étaient présents lors des événements en cause, mais qui soit n'ont pas été contactés par l'Accusation, soit l'ont été mais ont refusé de lui prêter leur concours,
d) le numéro d'identification personnel attribué aux citoyens de l'ex-Yougoslavie, qui figure sur les déclarations recueillies par les autorités de Bosnie.
LAccusation a expliqué que les «résumés de déclaration» dont il était fait mention consistaient en des déclarations non signées jointes aux éléments justificatifs lors de la demande de confirmation de lacte daccusation8. Parce que ces documents ne sont pas signés, il semble que lAccusation préfère les désigner par le terme de «résumés de déclaration».
4. Talic et Brdanin ont répondu quils ne sopposaient pas r
ce que «lautorisation générale» demandée par lAccusation aux paragraphes a), b) et d) lui soit accordée, mais quils sopposaient à la délivrance de lordonnance demandée au paragraphe c)9, nommément à ce que soit accordée lautorisation dexpurger toute information susceptible de révéler les coordonnées actuelles des individus dont les déclarations attestent de la présence lors dun événement décrit dans ces déclarations, mais qui nont pas été contactés par lAccusation ou lont été mais ont refusé de lui prêter leur concours.5. Le seul moyen invoqué par lAccusation à lappui de sa demande est formulé dans les termes suivants10 :
[...] de nombreux témoins, ainsi que des personnes dont le concours a été demandé par le Bureau du Procureur, ont exprimé des préoccupations quant à leur sécurité et celle de leur fam
ille. Les personnes mentionnées dans les déclarations n'ont pas été consultées avant que leur identité et leurs coordonnées ne soient divulguées par les auteurs de ces déclarations, et n'ont pas eu la possibilité de donner leur accord ou de s'opposer à la divulgation de ces informations. Les mesures demandées ne consistent pas à expurger les noms des intéressés, mais à expurger toute mention de leurs coordonnés actuelles.Les conseils de la défense peuvent s'adresser à l'Accusation en vue d'obtenir ces informations s'ils estiment qu'il convient d'auditionner les personnes mentionnées.
6. LAccusation ne mentionne dans sa Requête aucune disposition du Règlement susceptible de justifier la mesure demandée au paragraphe c), bien quelle ait auparavant reconnu que la Chambre de première instance nétait pas satisfaite du degré dassistance quelle lui apportait dans le cadre de ses nombreuses requêtes aux fins de mesures de protection11. LAccusation est tenue de présenter à la Chambre de première instance les arguments qui étayent sa Requête. Si elle sen abstient, elle ne doit pas sattendre à être autorisée à présenter devant la Chambre dappel ce quelle a omis de présenter devant la Chambre de première instance. Ces requêtes, en particulier en ce quelle peuvent (comme en lespèce) entraîner dimportantes restrictions aux droits de laccusé, exigent la prise en compte de nombreux intérêts complexes et contradictoires. Elles ne peuvent être agréées au seul motif que lAccusation les a déposées. La Chambre de première instance estime malvenu le manquement, par lAccusation, à lui fournir lassistance quelle est fondée à recevoir dans le cadre de ces requêtes aux fins de mesures de protection, et le fait quil se prolonge ne peut que pousser la Chambre à le considérer désormais comme délibéré.
7. Sous réserve des dispositions des articles 53 et 59, larticle 66 A) ii) du Règlement exige de lAccusation quelle communique aux accusés les déclarations de tous les témoins quelle entend citer à laudience.
8. Larticle 69 («Protection des victimes et des témoins») ne traite, comme son titre lindique, que de la protection des victimes et des témoins. Si lon peut dire que les individus dont il est question ici ont assisté aux événements décrits dans les déclarations, on ne saurait les qualifier de «témoins» au sens de larticle 69 du Règlement, à moins que lAccusation nentende les citer en tant que tels au procès ou quils ne lui aient (pour le moins) fourni des déclarations dans lintention de venir témoigner au procès. Il est clair quaucun des individus dont il est question ici ne relève de ces deux catégories, et il na pas non plus été suggéré quils étaient des victimes.
9. Dans le cadre du Règlement, l'article 53 («non-divulgation») semble porter essentiellement sur les mesures de protection requises avant la comparution initiale de l'accusé. C'est plus particulièrement le cas pour l'article 53 C), qui prévoit que la Chambre de première instance peut à cet effet demander l'avis du Procureur12. Toutefois, les dispositions de l'article 66 A) sont expressément subordonnées à celles de l'article 53. Larticle 53 A) ne traite que de la non-divulgation dinformations au public, et non aux accusés et à leurs défenseurs. Larticle 53 B) ne sapplique pas en lespèce. Larticle 53 C) se lit comme suit :
Un juge ou une Chambre de première instance, après avis du Procureur, peut également ordonner la non-divulgation au public de tout ou partie de lacte daccusation, de toute information et de tout document particuliers, si lun ou lautre est convaincu quune telle ordonnance est nécessaire pour donner effet à une disposition du Règlement ou préserver des informations confidentielles obtenues par le Procureur ou encore que lintérêt de la justice le commande.
LAccusation na signalé aucune disposition qui puisse lui être dune quelconque assistance à cet égard.
10. Bien que dans sa Requête, lAccusation ne soulève explicitement aucune question de confidentialité, une déclaration préalable peut contenir des informations que son auteur a reçues sous le sceau de la confidentialité et il se peut que cette circonstance ait été ignorée au moment du recueil de ladite déclaration. Pareilles informations peuvent ressortir des termes de larticle 53 C), mais lAccusation serait alors tenue de le prouver chaque fois quelle demande la prise dune ordonnance en application de cet article. Elle na toutefois pas cherché à le faire en lespèce. Il se peut que des informations confidentielles aient été délibérément consignées dans la déclaration, en toute connaissance de leur confidentialité. LAccusation naurait pas beaucoup de difficultés à obtenir de la Chambre de première instance quelle ordonne la non-divulgation au public de ces informations en application de larticle 53 C). En revanche, une déclaration préalable est, à première vue, un document censé être communiqué à laccusé et à ses défenseurs et lAccusation pourrait avoir du mal à obtenir de la Chambre de première instance quelle ordonne la non-divulgation des informations confidentielles aux personnes même auxquelles la déclaration devait être communiquée. Là encore, lAccusation na pas cherché en lespèce à établir lexistence de pareille confidentialité.
11. La prescription «ou que lintérêt de la justice le commande», qui figure à larticle 53 C) du Règlement, a été discutée dans le contexte quelque peu différent de la Deuxième décision portant mesures de protection13. En cette occasion, lAccusation avait essayé dinterdire totalement aux accusés et à leurs défenseurs laccès à lidentité dun certain nombre de témoins dont les déclarations préalables avaient été soumises par erreur au juge de confirmation de lacte daccusation en tant quéléments de preuves pouvant être produits au procès en lespèce. Ce débat nest daucune utilité dans le cadre de la résolution de la question qui nous intéresse ici.
12. Lune des situations dans lesquelles lintérêt de la justice peut commander que soit ordonnée en application de larticle 53 C) la non-divulgation de lidentité ou des coordonnées actuelles dindividus dont le nom a été simplement mentionné dans une déclaration préalable se présente régulièrement dans le cas des déclarations recueillies par le Bureau du Procureur. Tous ceux qui ont lexpérience des procès pénaux dans ce Tribunal et des enquêtes qui les précèdent reconnaissent quau moment où les enquêteurs du Bureau du Procureur recueillent les déclarations pour la première fois, ils ne le font pas toujours dans la perspective des poursuites concernant un criminel ou un crime particulier. Les déclarations peuvent couvrir un large éventail dévénements, nombre desquels se révéleront finalement sans pertinence aucune dans le cadre du procès auquel seront cités les témoins qui ont fait les déclarations.
13. Lorsquune déclaration préalable qui doit être communiquée dans un certain procès identifie un individu qui a assisté à un événement décrit dans ladite déclaration mais qui na aucune pertinence en lespèce considérée, il serait en général facile de conclure que chaque fois que les individus nommés nont joué aucun rôle dans le recueil de la déclaration ou navaient pas connaissance davoir été nommés, lintérêt de la justice commande que leur identité ou leurs coordonnées actuelles ne soit pas communiquées, pas même à laccusé, qui na pas besoin de cette information.
14. Cependant, la Chambre de première instance ne voit pas comment autrement que dans des circonstances extraordinaires lintérêt de la justice pourrait commander de refuser à laccusé laccès à des individus qui ont assisté aux événements mêmes qui sont ou peuvent être lobjet du procès. Lorsque lAccusation suggère dans sa Requête que les accusés peuvent lui demander les coordonnées actuelles des individus en question, elle choisit très prudemment ses mots pour ne pas laisser entendre quelle livrera toujours ces informations. Bien que lAccusation nait pas cherché à réintroduire la réserve quelle avait essayé dimposer dans des circonstances similaires, nommément la condition que linformation serait communiquée à la Défense pour peu que cette dernière «présente une raison valable»14, le fait quelle affirme dans la Requête que ces individus «n'ont pas eu la possibilité de donner leur accord ou de s'opposer à la divulgation de ces informations» suggère quelle ne livrera pas toujours ces informations. LAccusation ne jouit daucun droit dexclusivité par rapport à ces individus et elle nest donc pas fondée à décider en dernier ressort si les accusés et leurs défenseurs doivent avoir accès à eux. Elle a eu toute latitude pour décider si elle souhaitait citer ces individus en tant que témoins et a choisi de sen abstenir. Comme ces individus ne vont pas témoigner pour le compte de lAccusation ou lui apporter leur concours de toute autre manière, rien ne permet à la Chambre de première instance de conclure quils ont besoin dune quelconque forme de protection. Si lun de ces individus souhaite ne pas parler aux défenseurs de lun des accusés, cest à lui (et non à lAccusation) den faire état. Les accusés doivent se voir donner loccasion dessayer de déterminer si ces individus peuvent leur prêter concours.
15. Il est surprenant que lAccusation prétende le contraire. Dans une autre affaire dont est saisie la présente Chambre de première instance, lAccusation a fortement insisté sur le fait quelle nentendait pas avancer pareil argument15. Certes, le fait que lAccusation choisisse une certaine position dans une affaire donnée ne signifie pas quelle soit tenue de la reprendre dans toutes les affaires, bien que sagissant de questions comme la protection des témoins, il serait préférable quelle adopte une approche uniforme. Il appert toutefois que certaines sections du Bureau du Procureur semblent avoir un meilleur sens des proportions en matière de mesures de protection.
16. La Chambre de première instance na pas lintention daccorder la mesure demandée telle quelle a été formulée au paragraphe c) de la requête de lAccusation, cest-à-dire dans des termes appelant une application universelle. La Chambre nest pas en position de déterminer elle-même si les coordonnées actuelles de tout individu nommé dans les déclarations doivent être communiquées. Elle ne dispose pas desdites déclarations. Elle ne sait pas non plus vraiment, en partie parce que largumentation de lacte daccusation est plutôt déficiente, quels événements sont ou pourraient être pertinents au regard des questions qui seront débattues au procès. Il appartiendra donc à lAccusation didentifier, parmi les événements décrits dans les déclarations devant être communiquées, ceux qui sont ou pourraient être pertinents lors du procès. LAccusation a tout à fait intérêt à sassurer que lors du procès, elle pourra verser des preuves concernant chaque événement qui est ou pourrait être pertinent. Elle doit donc comprendre que si elle nidentifie pas correctement les événements à cette hauteur de la procédure, sa cause pourrait en pâtir au moment où elle chercherait, lors du procès, à verser des preuves concernant un événement pour lequel les coordonnées actuelles de pareils individus nauraient pas été communiquées.
17. Il convient donc de communiquer le nom et les coordonnées actuelles de tout individu dont les déclarations attestent de la présence lors des événements identifiés comme pertinents ou potentiellement pertinents au regard des charges portées contre les accusés, que ces individus aient déjà été contactés ou non par lAccusation.
Dispositif
18. En conséquence, sagissant des obligations que font les paragraphes i) et ii) de larticle 66 A) du Règlement à lAccusation, la Chambre de première instance accorde à celle-ci «lautorisation générale» dexpurger des pièces jointes à lacte daccusation au moment de la demande de confirmation, ainsi que des déclarations préalables, sous serment ou certifiées des témoins quelle entend citer au procès :
a) toute information révélant les coordonnées actuelles de lauteur de lun quelconque de ces documents et/ou celles de sa famille ;
b) toute information figurant dans lun de ces documents et révélant les coordonnées actuelles dautres individus qui y sont nommés et qui ont fait à lAccusation des déclarations préalables quelle a déjà communiquées ou quelle a lintention de communiquer ;
c) toute information figurant dans lun de ces documents et révélant les coordonnées actuelles dautres individus qui y sont nommés, autres que ceux dont lun quelconque des documents atteste de la présence lors des événements évoqués dans lesdits documents et qui sont ou peuvent être pertinents au regard des questions qui seront débattues au procès ;
d) le numéro didentification personnel attribué aux citoyens de lex-Yougoslavie, qui figure sur les déclarations recueillies par les autorités de Bosnie.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait ce 29 novembre 2000,
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance
/signé/
M. le Juge David Hunt
[Sceau du Tribunal]