LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
30 novembre 2000

LE PROCUREUR

C/

Radoslav BRDANIN et Momir TALIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE LA DÉLIVRANCE D'UNE ORDONNANCE AU CONSEIL DE LA DÉFENSE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
M. Nicholas Koumjian
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland

Le Conseil de la Défense :

M. John Ackerman, pour Radoslav Brdanin
Me Xavier de Roux et Me Michel Pitron, pour Momir Talic

 

1. L'Accusation, dans sa Quatrième Requête aux fins de mesures de protection pour des victimes et des témoins1, a demandé l'autorisation de ne pas communiquer aux accusés et aux équipes de la défense les noms de certains témoins dont les déclarations étaient jointes à l'Acte d'accusation lors de la demande de confirmation, et qui, sinon, auraient dû leur être communiqués en application de l'article 66 A) i) du Règlement de procédure et de preuve («le Règlement»).

2. Dans sa réponse à ladite Requête2, l'accusé Momir Talic («Talic») a indiqué que le témoignage d'un de ces témoins (désigné sous le numéro 7.15) était tel que les responsables de la Republika Srpska sauraient certainement de qui il s'agit -

[…] si la Défense, dans le cadre de son enquête et conformément au paragraphe 4 b) de la Décision [relative à la Requête de l'Accusation aux fins de mesures de protection] en date du 3 juillet 2000, leur présentait ce témoignage. En revanche, la Défense ignore l'identité de ce témoin et l'obstination du Procureur à ne pas la lui communiquer forcera la Défense à recourir à la possibilité qui lui est donnée par [ladite] Décision.

Il s'agissait de la Décision relative à la Requête de l'Accusation aux fins de mesures de protection rendue le 3 juillet 2000 par la Chambre de première instance («la Décision relative aux mesures de protection»). La référence au paragraphe 4 b) concerne de toute évidence le paragraphe 65.4 b) de celle-ci.

3. La Chambre de première instance a indiqué ce qui suit au sujet de ladite réponse3:

11. […] La Chambre de première instance part de l’hypothèse selon laquelle, même si ce propos peut être interprété comme une menace de présenter la déclaration expurgée à des responsables de la Republika Srpska afin de connaître l’identité du témoin, pareille interprétation n’était pas voulue. Mais, quel que soit le but recherché en montrant lesdites déclarations à des responsables de la Republika Srpska, il serait dangereux pour l’équipe de la défense de Talic de s’engager sur cette voie.

12. Aux termes du paragraphe 65.4 de la Décision sur les mesures de protection, les accusés et les équipes de la défense ne sont autorisés à communiquer au public soit l’identité d’un témoin soit la teneur de la déclaration de ce dernier que «si directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et la présentation de l’espèce». Mais, si la Défense présente une copie expurgée d’une déclaration de témoin à un responsable de Republika Srpska que l’équipe de la défense sait capable d’identifier ledit témoin à partir du contenu de la déclaration, c’est un acte qui constitue une communication délibérée à ce responsable non seulement de la teneur de la déclaration du témoin, mais également de l’identité d’un témoin pour lequel la Défense sait que des requêtes aux fins de mesures de protection ont été déposées. La communication de l’identité du témoin serait délibérée, même si l’équipe de la défense elle-même ignore l’identité dudit témoin. Sauf si une telle mesure est directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et la présentation ?du procès de Talicg, cet acte pourrait être assimilable à une atteinte délibérément et sciemment portée à l’administration de la justice du Tribunal, et par voie de conséquence, à un outrage au Tribunal4.

13. En outre, si la présentation des déclarations de témoins à des responsables de Republika Srpska est réellement envisagée par l’équipe de la défense de Talic comme «directement et spécifiquement nécessaire r la préparation et r la présentation de l’espèce», l’Accusation pourrait, quant à elle, arguer qu’un tel acte inciterait presque sûrement à intervenir auprès des témoins pour les empêcher de témoigner contre lesdits accusés. Si cet argument est avancé, et à supposer qu’il soit accueilli, les accusés ne pourront prendre connaissance de l’identité desdits témoins que très peu de temps avant l’ouverture du procès, afin de réduire autant que faire se peut les possibilités de pression sur les témoins.

4. à l'occasion d'une conférence de mise en état qui s'est tenue récemment, l'Accusation a indiqué qu'elle avait fait part de ses préoccupations aux conseils de la défense quant au fait qu'ils auraient déjà montré certaines des déclarations expurgées à des responsables de la Republika Srpska «aux seules fins de déterminer l'identité du témoin» ayant fait ladite déclaration, et le conseil de Talic (Maître Pitron) a indiqué qu'il allait procéder à des recherches5. L'Accusation a alors souhaité obtenir de la part du conseil l'assurance qu'aucune de ces déclarations n'avaient été montrées à des responsables de la Republika Srpska à ces fins6. Le juge de la mise en état, après avoir émis des doutes quant au fait qu'il soit judicieux de soumettre une telle question, a demandé au conseil de la défense7:

[…] pouvez-vous nous informer, ayant procédé à certaines investigations, pouvez-vous nous dire si ces déclarations écrites ont été soumises ou montrées à un responsable quelconque de la Republika Srpska aux seules fins de déterminer l'identité du témoin ?

Maître de Roux a répondu dans les termes suivants8:

Nous touchons depuis un certain temps ce problème d'avoir accès au dossier de l'accusation. Depuis le premier jour nous cherchons à avoir accès au dossier de l'accusation. Vous avez encore entendu à l'instant l'accusation refuser, bien entendu, de nous présenter les charges réelles qui peuvent à son avis exister contre le général Talic.

Depuis, vous avez rendu trois décisions concernant la question des témoins. Deux de ces décisions sont maintenant frappées d'appel. J'ai l'impression qu'on veut se lancer dans une guerre de tranchées ici plutôt que de poursuivre quelqu'un d'arrêté, et maintenant on tente de s'en prendre directement aux défenseurs du général Talic.

Il est bien évident, et nous avons lu, Monsieur le Président, votre décision, il est bien évident que nous sommes tenus par notre déontologie et par les Règles du Tribunal et que nous nous y tenons. C'est la réponse que je peux faire à Mme Korner.

5. Par la suite, le même jour, l'Accusation a écrit à Maître de Roux, et lui a demandé de manière officielle de fournir une réponse «sans équivoque» à la question suivante : «la Défense a-t-elle montré des déclarations [de témoins] à des représentants officiels de la Republika Srpska afin qu’ils en identifient l’auteur»9. La réponse qu'elle a reçue allait dans le même sens que la déclaration de Maître de Roux en audience, et lui faisait en sus grief de s'immiscer dans l'organisation de la défense de l'accusé10. L'Accusation a ensuite demandé à la Chambre de première instance de rendre une ordonnance enjoignant le conseil de l'accusé Momir Talic «de répondre à la question posée de manière non équivoque»11, faisant valoir que cette question devait être réglée au plus vite, compte tenu «de l’impact qu’elle pourrait avoir sur d’autres questions relatives à la protection des témoins»12.

6. La question posée à différents stades de la conférence de mise en état comprenait, selon le cas, les termes suivants : «aux fins d'identification du témoin auteur de la déclaration écrite» ou «aux seules fins de déterminer l'identité du témoin». On ignore si l'omission d'un tel qualificatif dans la lettre adressée à Me de Roux était intentionnelle ou non. En tout état de cause, cela revient probablement au même, étant donné que, indépendamment du fait que cela soit ou non le seul objectif de la question posée, à supposer que cet objectif ait au moins une certaine importance, la divulgation de l'identité des témoins aurait été délibérée, dans le sens où l'entend la Décision relative à la Quatrième Requête aux fins de mesures de protection. Dans ces circonstances, si la Chambre rendait une ordonnance enjoignant aux membres du conseil de la défense d'indiquer s'il ont effectivement montré à quiconque des déclarations de témoins à cet effet, ils seraient contraints d'admettre des faits qui pourraient (comme l'indique la Décision relative à la Quatrième Requête) amener la Chambre à les reconnaître coupables d'outrage au Tribunal.

7. Dans la première des nombreuses requêtes aux fins de mesures de protection que l'Accusation a déposées, celle-ci demandait à la Chambre de rendre une ordonnance stipulant que l'équipe de la défense de chaque accusé doit tenir un registre mentionnant le nom, l’adresse et la fonction de chaque personne ou entité qui recevra des informations au sujet de l'identité d'un témoin à charge ou du contenu (ou la teneur) de la déclaration d'un tel témoin, ainsi que la date de communication13. La procédure envisagée était la suivante : en cas de «violation perçue» d'une ordonnance, la Chambre de première instance ou une personne désignée, un juge de permanence par exemple, examinera le registre des informations divulguées de sorte à pouvoir prendre les mesures «appropriées»14.

8. Lorsqu'elle a examiné les mesures demandées15, la Chambre de première instance a fait observer que celles-ci semblaient avoir pour seul objectif de servir de base en vue de prendre les mesures «appropriées» à l'encontre des équipes de la défense qui auraient failli à leur obligation de tenir le registre, que les mesures «appropriées» pourraient inclure des poursuites pour outrage au Tribunal, et que, si un membre de l'équipe de la défense était poursuivi pour outrage au Tribunal, il ou elle bénéficierait, au même titre qu'un autre accusé, de la présomption d'innocence et du droit à garder le silence16. L’obligation de conserver le registre qui serait à l’origine de la poursuite exigerait que la personne accusée fournisse des éléments de preuve contre elle-même, ce qui est contraire à l’article 21 du Statut du Tribunal. La Chambre a refusé de rendre l'ordonnance demandée17.

9. La Chambre de première instance ne voit aucune différence, sur le plan du principe, entre la requête ayant été rejetée dans la Décision relative aux mesures de protection et les mesures demandées dans la présente Requête. Si la Chambre rendait une ordonnance enjoignant aux conseils de répondre à la question posée dans la lettre adressée à Me de Roux, cela pourrait fort bien les contraindre à fournir des éléments de preuve contre eux-mêmes. La demande aux fins d'une ordonnance les enjoignant à y répondre est rejetée.

10. Toutefois, la Chambre de première instance réitère les arguments avancés dans sa Décision relative à la Quatrième Requête, à savoir que le fait de montrer des déclarations de témoins à des responsables de la Republika Srpska pourrait très bien entraîner des pressions exercées sur les témoins pour les empêcher de témoigner. Comme l'a indiqué la Chambre, il serait dangereux pour l'équipe de la défense de Talic de s'engager sur cette voie. La Chambre serait extrêmement préoccupée quant à la sécurité des témoins à charge s'il y avait une possibilité réelle que l'équipe de la défense de Talic montre à des responsables de la Republika Srpska des déclarations de témoins permettant d'en identifier l'auteur, même si cela est «directement et spécifiquement nécessaire à la préparation et à la présentation ?de la défense de Talicg». L'argument avancé dans la Réponse de Talic, s'il n'est pas explicité, pourrait être interprété comme un élément dont on peut déduire qu'il existe effectivement un risque que lesdites déclarations soient montrées aux responsables susmentionnés.

11. étant donné qu'il serait difficile pour la Chambre de première instance de siéger entre la fin de la semaine en cours et le début de la session de 2001 (un de ses membres étant absent pour cause de congé dans les foyers), elle a statué sur la présente Requête avant de recevoir une réponse de la part de Talic.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 30 novembre 2000
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
(signé)
Le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1. 21 septembre 2000
2. Réponse à la Requête du Procureur aux fins de mesures de protection en date du 21 septembre 2000, 10 octobre 2000 («la Réponse de Talic»), par. 4.
3. Décision relative à la Quatrième Requête du Procureur aux fins de mesures de protection, 15 novembre 2000 («Décision relative à la Quatrième Requête», par. 11 à 13.
4. [Cité dans l'original] Le Procureur c/ Tadic, Affaire N° IT-94-1-A-R77, Arrêt relatif aux allégations d’outrage formulées à l’encontre du précédent conseil, Milan Vujin, 31 janvier 2000, par. 26.
5. Conférence de mise en état, p. 56 et 57 du compte rendu.
6. Ibid., p. 57.
7. Ibid., p. 57 (correction).
8. Ibid., p.58.
9. Requête de l'Accusation aux fins de la délivrance d'une ordonnance adressée au conseil de Momir Talic, 27 novembre 2000 («la Requête»), par 4 et annexe A. Cette requête a été déposée à titre confidentiel, mais la présente Décision n'en mentionne aucun élément pouvant effectivement revêtir un caractère confidentiel.
10. Lettre datée du 27 novembre 2000, annexe A au Supplément à la Requête de l’Accusation aux fins de la délivrance d’une ordonnance adressée au conseil de Momir Talic, 28 novembre 2000.
11. Requête, par. 8.
12. Ibid., par. 7.
13. Requête aux fins de mesures de protection, 10 janvier 2000, par. 14 4).
14. Ibid., par. 14 4).
15. Décision relative à la Requête aux fins de mesures de protection.
16. Ibid., par. 47 et 48.
17. Ibid., par. 48 et 49.