Affaire n° : IT-99-36-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président

Mme le Juge Ivana Janu
Mme le Juge Chikako Taya

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
30 juin 2003

LE PROCUREUR

c/

RADOSLAV BRDJANIN

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEUXIÈME REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS D’ENJOINDRE À JONATHAN RANDAL DE COMPARAÎTRE

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
M. Andrew Cayley

Les Conseils de l’accusé :

M. John Ackerman
M. David Cunningham

Les Conseils de Jonathan Randal :

M. Geoffrey Robertson
M. Steven Powles

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (la « Chambre de première instance ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la deuxième requête de l’Accusation aux fins d’enjoindre à Jonathan Randal de comparaître (Prosecution’s Second Request for a Subpoena of Jonathan Randal) et de ses annexes 1 et 2 ( la « Requête »)1, déposées le 29 janvier 2003 à titre confidentiel par le Bureau du Procureur (l’« Accusation »).

1. INTRODUCTION

1. Jonathan Randal (« Randal ») a travaillé comme correspondant du Washington Post durant une partie du conflit en ex-Yougoslavie2. Le 11 février 1993, le Washington Post a publié un article de Randal (l’«  Article ») contenant des déclarations attribuées à Radoslav Brdjanin (l’« Accusé  ») sur la détresse des populations non serbes de Banja Luka et des environs3. Randal, qui ne parle pas serbo-croate4, avait interviewé l’Accusé avec l’aide d’un autre journaliste qui, lui, parle cette langue5, et sera ici dénommé « X ». Le 17 août 2001, Randal a fait une déclaration à l’Accusation (la « Déclaration  ») dans laquelle il a dit qu’en tant que journaliste, il hésitait à déposer devant le Tribunal mais que s’il le fallait, il était prêt à attester que les propos attribués à l’Accusé étaient « authentiques et exacts6  ».

2. L’Accusation a demandé que l’Article soit admis au dossier. Les conseils de l’Accusé (la « Défense ») s’y sont opposés, indiquant que si tel était le cas, ils demanderaient à interroger Randal7. L’Accusation a alors demandé à Randal de témoigner volontairement8. Celui-ci ayant refusé, elle a demandé à la Chambre de première instance d’adresser à Randal une injonction de comparaître, ce qu’elle a fait le 29 janvier 20029. L’Injonction de comparaître a été débattue aux audiences des 26 et 28 février, et des 1er et 18 mars 2002 devant la Chambre de première instance.

3. Le 9 mai 2002, Randal a déposé une requête par laquelle il contestait l’Injonction de comparaître, invoquant notamment qu’en tant que journaliste, il jouissait d’une dispense liée à l’intérêt public et qu’on ne pouvait le contraindre à témoigner10. L’Accusation a déposé une réponse11. Après avoir entendu les parties, la Chambre de première instance a rendu une décision par laquelle elle a rejeté la demande de Randal aux fins d’annuler l’Injonction de comparaître, refusant d’accorder aux journalistes une dispense de témoigner lorsque la protection de sources confidentielles n’est pas en jeu (« Décision de la Chambre de première instance de confirmer l’Injonction de comparaître »)12. Randal a alors demandé et obtenu une certification de l’acte d’appel13.

4. Le 11 décembre 2002, la Chambre d’appel a rendu sa « Décision relative à l’appel interlocutoire » (la « Décision de la Chambre d’appel »)14, décidant que la Chambre de première instance n’avait pas employé le critère juridique approprié pour contraindre les correspondants de guerre à témoigner et a donc fait droit à l’appel interjeté par Randal contre la Décision de la Chambre de première instance de confirmer l’Injonction de comparaître. Elle a annulé l’Injonction de comparaître, sous la réserve que, si l’une ou l’autre des parties à l’espèce souhaitait toujours que Randal soit cité à comparaître, elle dépose une nouvelle requête devant la Chambre de première instance, qui l’examinerait en tenant compte des principes énoncés dans la Décision de la Chambre d’appel15.

5. Le 29 janvier 2003, l’Accusation a déposé sa Requête, par laquelle elle demande que soit adressée à Randal une injonction le sommant de venir déposer devant la Chambre de première instance16.

6. L’Accusation a soutenu que Randal n’avait pas le droit d’être entendu à ce stade de la procédure, mais a accepté que la Requête lui soit communiquée17. Le 14 mars 2003, Randal a déposé à titre confidentiel sa réponse à la Deuxième requête de l’Accusation aux fins de lui enjoindre de comparaître (Response to Prosecution’s Second Request for a Subpoena of Jonathan Randal) (la « Réponse »)18. L’Accusation a reçu l’autorisation de répliquer19  ; le 17 mars 2003, elle a déposé confidentiellement sa réplique à la Réponse de Randal à la Deuxième requête de l’Accusation aux fins d’enjoindre à Jonathan Randal de comparaître (Prosecution’s Reply to Randal’s Response to Prosecution’s Request for a Subpoena of Jonathan Randal) (la « Réplique »).

7. La Défense a signalé à la Chambre de première instance qu’elle ne répondrait ni à la Requête20 ni à la Réponse21.

8. La Chambre de première instance a rejeté la Requête par une décision orale rendue à l’audience du 6 juin 2003, indiquant que sa décision motivée par écrit suivrait 22.

II. CONCLUSIONS DES PARTIES ET EXAMEN

9. La Chambre de première instance se propose de traiter les arguments des parties au cours de son examen, son point de départ étant la Décision de la Chambre d’appel. La Chambre de première instance est tenue par les décisions de la Chambre d’appel 23.

A. La Décision de la Chambre d’appel

10. La Chambre d’appel a estimé que la Chambre de première instance n’avait pas appliqué le critère juridique approprié en adressant à Randal l’Injonction de comparaître. Elle a examiné les aspects qu’il convient de prendre en compte avant d’enjoindre à des correspondants de guerre de témoigner devant le Tribunal. Elle a défini les « correspondants de guerre » comme « les individus qui se rendent dans une zone de conflit pendant une période donnée pour diffuser les informations ayant trait au conflit en question (ou pour enquêter à cette fin)24  ». La Chambre d’appel a estimé que deux conditions doivent être réunies pour qu’une Chambre de première instance délivre une injonction de comparaître à un correspondant de guerre qui refuse de déposer lorsqu’on le lui a demandé. « Premièrement, la partie requérante doit démontrer que le témoignage demandé présente un intérêt direct et d’une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire concernée. Deuxièmement, Sla partie requéranteC doit prouver que ce témoignage ne peut raisonnablement être obtenu d’une autre source25 ».

11. Selon la Chambre d’appel, ce critère se justifie par la nécessité de garantir que tous les témoignages « réellement importants pour une cause » soient mis à la disposition de la Chambre de première instance et d’empêcher que les correspondants de guerre soient inutilement cités à comparaître26. La Chambre d’appel a estimé que contraindre les correspondants de guerre à témoigner régulièrement devant le Tribunal international pourrait avoir de graves conséquences pour leur capacité d’obtenir des informations27. Selon elle, « l’idée que les correspondants de guerre puissent être contraints à témoigner contre les personnes qu’ils ont interviewées », qui est ce qui importe vraiment, risque 1) de nuire à leur capacité d’obtenir des observations importantes et 2) de mettre leur vie en danger28.

12. Tout en reconnaissant qu’il appartenait à la Chambre de première instance d’appliquer aux circonstances de l’espèce les principes définis par la Décision de la Chambre d’appel29, la Chambre d’appel a émis quelques observations se rapportant à l’espèce, qui sont examinées ci-après.

13. Le Juge Shahabuddeen a joint une opinion individuelle, dans laquelle il approuve la décision de la majorité d’annuler l’Injonction de comparaître, mais uniquement parce que le témoignage de Randal ne satisfait pas au second critère. Mis à part le fait que, de son avis, ce témoignage pouvait raisonnablement être obtenu d’une autre source, à savoir X, le Juge Shahabuddeen a convenu avec la Chambre de première instance que le témoignage demandé, en admettant qu’il présente un intérêt direct, pouvait être exigé30.

B. Examen

14. L’Accusation demande qu’une injonction de venir déposer devant la Chambre de première instance soit adressée à Jonathan Randal. La question qui se pose à la Chambre de première instance est de savoir si le témoignage que l’Accusation souhaite obtenir de Randal satisfait aux critères fixés par la Chambre d’appel pour qu’une telle injonction puisse lui être adressée. À cet égard, la Chambre d’appel a fait observer que, quelle que soit la position de la Chambre de première instance concernant la valeur probante de l’Article, c’est à cette dernière qu’il appartient de déterminer si le témoignage de Randal satisfait lui-même aux critères fixés par la Chambre d’appel31.

15. L’Accusation étant la partie requérante, c’est à elle qu’il incombe de démontrer que le témoignage demandé remplit les conditions nécessaires. Le témoignage que L’Accusation souhaite obtenir de Randal ne porterait que sur « les déclarations que l’Accusé a faites à Randal, ainsi que les éléments d’information complémentaires que ces dernières pourraient apporter à propos du comportement de l’Accusé et des circonstances dans lesquelles ces déclarations ont été faites » (le « Témoignage demandé »)32.

16. La Chambre d’appel a fait observer que « SpCour déterminer s’il y a lieu de délivrer une injonction de comparaître, la Chambre de première instance doit tout d’abord prendre en compte la recevabilité et la valeur potentielle des éléments de preuve recherchés », conformément aux article 89 C) et 89 D) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »)33. Ce n’est que lorsqu’il a été répondu à cette question qu’interviennent les dispenses de témoigner, telles que la dispense relative dont jouissent les correspondants de guerre34. Pour les raisons exposées plus bas, la Chambre de première instance estime que le Témoignage demandé présente un intérêt et comporte à première vue une valeur probante, conformément à l’article 89 C) du Règlement35.

17. En outre, il est indéniable que Randal est un correspondant de guerre aux termes de la définition énoncée par la Chambre d’appel. En tant que tel, il jouit de la dispense de témoigner relative envisagée par la Décision de la Chambre d’appel. La question est donc de savoir si le Témoignage demandé présente un intérêt direct et d’une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire et, si c’est le cas, s’il peut raisonnablement être obtenu d’une autre source. La Chambre de première instance estime que le Témoignage demandé touche une question fondamentale de l’affaire parce que si les déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article sont reconnues comme authentiques, elles concernent directement la responsabilité pénale de l’Accusé, en particulier son intention36. Pour répondre à la question de savoir si le Témoignage demandé présente un intérêt direct et d’une particulière importance pour ladite question fondamentale, il est utile à ce stade d’en scinder le contenu.

1. L’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article

18. Les déclarations attribuées à l’Accusé dans l’article ont déjà été reproduites intégralement dans la Décision de la Chambre de première instance de confirmer l’Injonction de comparaître37.

19. La Chambre d’appel a déterminé que pour savoir si le Témoignage demandé présente un intérêt direct et important pour une question fondamentale, il faut que la Chambre de première instance statue sur les faits, conformément à ses prérogatives. La majorité s’est toutefois permis de faire observer que, s’agissant précisément de vérifier l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article, « étant donné que SRandalC ne parle pas serbo-croate, et qu’il s’est donc fondé sur l’interprétation faite par un autre journaliste, S…C il est difficile d’imaginer en quoi le témoignage pourrait revêtir un intérêt direct et une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire concernée38  ». La Chambre d’appel a toutefois reconnu « que les arguments curieusement contradictoires avancés par l’Appelant concernant sa capacité à attester de l’exactitude des déclarations tirées de l’Article SavaientC placé la Chambre de première instance dans une situation délicate39 ».

20. L’Accusation a initialement fait valoir 1) que la déposition de Randal sur cette question constitue une preuve directe aux termes de la Décision de la Chambre d’appel parce qu’elle reflète les propres propos et comportement de l’Accusé et 2) que les préoccupations de Chambre d’appel évoquées précédemment sont non fondées, dans la mesure où les aptitudes linguistiques de X n’ont pas été contestées et, comme on peut le lire dans sa déclaration, Randal s’en portait garant40.

21. Comme la Chambre d’appel, Randal conclut principalement qu’il serait incapable de confirmer l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article. Il affirme qu’il ne pourrait rien faire de plus que d’attester des aptitudes linguistiques de X en serbo-croate et de son intégrité en tant que journaliste, témoignage qui pourrait raisonnablement être obtenu d’autres sources41.

22. Il a eu un certain désaccord quant à savoir si le Témoignage demandé constituait sur ce point un témoignage indirect. L’Accusation n’a toutefois pas soutenu que ce n’était pas le cas42. Un témoignage indirect a été défini comme « un témoignage portant sur des faits non pas constatés par le témoin lui-même, mais rapportés par d’autres, et qui dépend donc de la crédibilité d’autres personnes que le témoin43  ». Il est de jurisprudence constante au Tribunal d’admettre les éléments de preuve indirects44. En effet, une partie considérable des témoignages que pourraient en général apporter les correspondants de guerre sont, pour des raisons évidentes, des éléments de preuve indirects. Ces deux éléments jouent en faveur de l’idée selon laquelle, nonobstant l’observation faite précédemment par la Chambre d’appel, l’inclusion du mot « direct » ne semble pas à priori exclure la possibilité qu’un témoignage indirect satisfasse aux critères qu’elle a fixés. Dans son opinion individuelle, le Juge Shahabuddeen, a d’ailleurs estimé que « direct » signifie ici « en rapport avec la question posée »45.

23. Les parties ont avancé des arguments concernant la fiabilité du Témoignage demandé quant à l’exactitude des déclarations.

24. Randal affirme que 1) son témoignage indirect est dépourvu d’une série d’indices de fiabilité et serait donc irrecevable au sens de l’article 89 C) du Règlement46 et 2) même si la Chambre de première instance décidait de lui donner du poids, il présente tellement peu d’intérêt qu’il n’apporterait à l’Accusation qu’une aide insignifiante, de sorte que la Chambre de première instance devrait tenir compte à la fois de cette considération et du dommage qu’il pourrait causer au travail d’investigation des correspondants de guerre et à leur intégrité physique47.

25. L’Accusation aborde la question des éléments de preuve indirects dans sa Réplique, avançant, entre autres indices de fiabilité du Témoignage demandé concernant l’exactitude des déclarations, 1) que les déclarations attribuées à l’Accusé ont été suivies de questions posées par X et Randal, 2) que les déclarations en question ont été faites peu après les événements en cause, 3) qu’elles ont été corroborées par d’autres éléments qui prouvent les vues discriminatoires de l’Accusé et 4) que Randal était prêt à mettre sa réputation en jeu pour attester de la fiabilité de la traduction de X48. L’Accusation soutient également que le témoignage que Randal pourrait apporter sur les circonstances dans lesquelles a eu lieu l’interview améliorerait d’autant la fiabilité de son témoignage concernant l’exactitude des déclarations49.

26. Dans son Opinion individuelle, le Juge Shahabuddeen a estimé que « si l’on affirme que Randal ne peut témoigner sur l’exactitude des déclarations, on pose la question de la pertinence de son témoignage et non celle de savoir si le fait de l’obliger à comparaître transgresse la dispense relative dont il jouit. Un témoignage qui n’est pas pertinent est à exclure sur la seule base de son défaut de pertinence  »50. La majorité des juges a toutefois estimé que lorsqu’on pose la question de savoir si Randal, qui ne parle pas le serbo-croate, peut effectivement témoigner sur l’exactitude des déclarations, on pose la question de la valeur probante du Témoignage demandé, et plus particulièrement celle de savoir s’il remplit le critère énoncé par la Chambre d’appel51. Par conséquent, de l’avis de la Chambre de première instance, il y a lieu, à ce stade, de déterminer la valeur probante du Témoignage demandé, pour déterminer non seulement sa recevabilité en application de l’article 89 C) du Règlement, mais également son « intérêt direct », tel que prévu dans le critère fixé par la Chambre d’appel. Les conditions pour satisfaire au critère de l’intérêt direct sont bien entendu plus strictes.

27. La controverse a notamment porté sur le rôle exact de X en tant qu’interprète : l’Accusation et Randal ont chacun exposé leur propre thèse52 et n’étaient pas d’accord sur la question de savoir qui, en fin de compte, est à même de fournir la meilleure preuve : un interprète ou la personne qui reçoit l’information 53. Vu le peu d’information dont elle dispose quant à la nature exacte de l’interprétation fournie par X, la Chambre de première instance estime qu’il est plutôt inutile de se livrer à ce genre de spéculation. Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c’est que X, qui a également écrit un article où il mentionne l’interview avec l’Accusé54, a joué un rôle actif dans l’interview en formulant ses propres questions55.

28. Cela dit, la Chambre de première instance estime que Randal a tort de dire que le Témoignage demandé sur l’exactitude des déclarations est irrecevable en application de l’article 89 C) du Règlement parce qu’il ne comporte pas les indices de fiabilité nécessaires. La position de Randal, telle qu’expliquée au paragraphe 24 ci-dessus, est en contradiction avec l’esprit qui préside à la dispense relative que la Chambre d’appel reconnaît aux correspondants de guerre, à savoir qu’ils servent un intérêt général en fournissant des informations exactes provenant d’une zone de conflit56. Contrairement à ce qu’affirme Randal, les indices de fiabilité porteraient plutôt à conclure que le Témoignage demandé sur l’exactitude des déclarations est suffisamment fiable aux fins de l’article 89 C) du Règlement. Ces indices sont les suivants : 1) Randal n’est pas un amateur qui a par hasard interviewé quelqu’un qu’il a rencontré accidentellement. Randal est un correspondant de guerre qui est allé voir l’Accusé et l’a interviewé57 ; 2) Randal était présent, s’est entretenu avec l’Accusé et a pu vérifier ses réponses sur place ou poser des questions bien précises ; 3) Randal a par la suite publié son interview dans un journal renommé, risquant ainsi sa réputation professionnelle sur l’exactitude des déclarations ; 4) Randal a déclaré à l’Accusation que «toutes les citations [dans l’article] attribuées à [l’Accusé] reprennent ses propres mots […] les citations attribuées à [l’Accusé] sont authentiques et exactes […] » et que X « parle couramment serbo-croate »58. Cela étant, même s’il venait à être considéré comme un élément de preuve indirect, le témoignage de Randal sur les déclarations attribuées à l’Accusé serait, a priori, fiable. Comme l’a fait observer le Juge Shahabuddeen, si elle s’avançait davantage à cet égard, la Chambre de première instance préjugerait du poids à accorder au témoignage59, ce qu’elle ne peut faire à ce stade. La Chambre de première instance pense, comme le Juge Shahabuddeen, que le poids à accorder au témoignage, et notamment sa véritable crédibilité, peut dépendre de tous les autres éléments de preuve déjà présentés ou à venir60. C’est précisément pour cette raison, et pour celle avancée par la Chambre d’appel au paragraphe 19 ci-dessus, que le pouvoir qu’il est demandé à la Chambre de première instance d’exercer est considérablement limité.

29. La Chambre de première instance comprend la position de l’Accusation s’agissant de la fiabilité du Témoignage demandé sur l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé. Ces indices de fiabilité étaient toutefois connus de la Chambre d’appel lorsque celle-ci a fait observer qu’étant donné que Randal ne parle pas le serbo -croate, il est difficile d’imaginer en quoi le témoignage pourrait revêtir un intérêt direct et une importance particulière pour une question fondamentale en l’espèce. Au vu de ce qui précède, et bien que la Chambre d’appel lui ait laissé le soin de déterminer les faits, la Chambre de première instance estime qu’elle peut difficilement s’écarter de l’opinion de la majorité des juges de la Chambre d’appel sans procéder dès maintenant à une évaluation des éléments de preuve et des faits, ce qu’elle ne peut faire à ce stade du procès.

2. Témoignage sur l’attitude de l’Accusé durant son interview avec Randal

30. D’après l’Accusation, cette partie du Témoignage demandé couvrirait les points suivants61 : l’assurance de l’Accusé et son empressement à parler aux interviewers, son plaisir à être comparé à Ariel Sharon et son sourire de connivence lorsqu’il a été fait référence à la « solution finale »62. Ces aspects du Témoignage demandé n’ont pas été examinés dans la Décision de la Chambre d’appel.

31. L’Accusation avance que cette partie du Témoignage demandé démontre l’intention discriminatoire de l’Accusé et laisse entrevoir son intention de commettre un génocide 63. Qui plus est, d’après l’Accusation, le témoignage de Randal sur l’attitude de l’Accusé à l’interview satisfait pleinement à la première condition du critère de la Chambre d’appel car 1) il n’est pas tributaire des aptitudes linguistiques de X64 et 2) même s’il s’agit d’un témoignage rendant l’opinion de Randal, une opinion n’est pas irrecevable en tant qu’élément de preuve65.

32. Randal affirme que son témoignage à cet égard ne serait que l’expression de son opinion qui, en réalité, se fonde sur des éléments de preuve indirects, c’est -à-dire sur « les propos que X a attribués à l’Accusé »66.

33. L’attitude d’un accusé est généralement appréciée indépendamment de ce qu’il dit. Il est toutefois manifeste que le Témoignage demandé sur deux aspects de l’attitude de l’Accusé, à savoir son plaisir à être comparé à Ariel Sharon et son sourire de connivence en réaction aux mots « solution finale », dépend considérablement de la perception que Randal avait de ce qui se disait à ce moment-là67. Par conséquent, toute conclusion au sujet de l’attitude de l’Accusé dépendra nécessairement de le la façon dont Randal aura compris les paroles échangées entre l’Accusé et X. Comme Randal ne parle pas le serbo-croate, et comme il n’est donc pas en mesure d’offrir un témoignage fiable sur les échanges entre l’Accusé et X en rapport avec ses observations sur l’attitude de l’Accusé, la Chambre de première instance estime que, pour les raisons exposées ci-avant, le Témoignage demandé ne revêtirait à cet égard aucun intérêt direct pour une question fondamentale en l’espèce. Cela rejoint les observations de la Chambre d’appel auxquelles il est fait référence au paragraphe 19 ci-dessus. Quant aux autres témoignages demandés par l’Accusation au sujet de l’attitude de l’Accusé, la Chambre de première instance ne voit pas comment le Témoignage demandé sur l’assurance de l’Accusé et son empressement à parler satisferait de lui-même à la première condition du critère de la Chambre d’appel puisqu’il ne revêt pas une réelle importance et qu’il est nécessairement lié à la teneur de l’interview.

3. Témoignage sur le contexte et les circonstances dans lesquelles l’Accusé aurait tenu de tels propos

34. L’Accusation cite à titre d’exemple de ce sur quoi pourrait porter le Témoignage demandé ce passage tiré de la Déclaration de Randal: « [L’Accusé] voulait créer un ‘espace ethniquement pur au moyen d’un départ volontaire’. Compte tenu du climat de terreur et de coercition qui régnait à Banja Luka et aux alentours depuis des mois, l’expression  ‘départ volontaire’  m’a paru un sinistre euphémisme »68.

35. La majorité des juges siégeant à la Chambre d’appel n’ont pas abordé ce point puisqu’il repose sur des constatations factuelles qu’il revient à la Chambre de première instance de faire69. Le Juge Shahabuddeen a abordé cette question dans son Opinion individuelle, et a déclaré que « [s]’agissant du contexte dans lequel les déclarations ont été faites, le témoignage proposé ne présentait pas un intérêt direct et d’une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire : la question de fond qui a été soulevée avait trait à l’exactitude des déclarations »70.

36. D’après l’Accusation, le Témoignage demandé sur le contexte et les circonstances dans lesquels l’Accusé aurait fait ses déclarations permettrait à la Chambre de première instance 1) de mieux comprendre les propos attribués à l’Accusé et 2) de mieux déterminer la valeur probante à attribuer au Témoignage demandé71. Elle affirme qu’il s’agit d’une preuve directe puisqu’elle ne dépend pas des aptitudes linguistiques de X72.

37. Randal estime qu’il ne devrait pas être contraint à témoigner uniquement sur des questions relatives au contexte, car comme il n’est pas un témoin expert, il ne pourra évidemment pas répondre aux questions relatives au contexte, alors qu’il y a une « pléthore » de témoins potentiels que « la Défense » pourrait appeler à témoigner en vue d’établir le contexte73. L’Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen appuie la position de Randal74.

38. La Chambre de première instance ne voit pas comment un témoignage portant sur le contexte et les circonstances pourrait de lui-même constituer un élément de preuve d’une particulière importance pour une question fondamentale en l’espèce. Un tel témoignage ne pourrait revêtir une importance dans la détermination d’une question fondamentale de l’espèce que s’il est pris en conjonction avec la teneur de l’interview, qui n’est pas mis à la disposition de la Chambre de première instance pour les raisons avancées aux paragraphes 28 et 29 ci-dessus.

C. Conclusion

39. L’Accusation affirme qu’elle essaye à présent d’obtenir de Randal davantage qu’une simple confirmation de l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article ; elle cherche à obtenir qu’il témoigne sur le contexte et l’attitude de l’Accusé, éléments qui, prétend-elle, ne dépendent nullement de l’interprétation fournie par X et qui satisfont aux critères énoncés par la Chambre d’appel75. Comme il a été précédemment observé, le témoignage sur l’attitude de l’Accusé que l’Accusation souhaite obtenir de Randal dépendrait considérablement de l’impression qu’a eue ce dernier de ce qui se disait durant l’interview. Un témoignage portant sur les circonstances entourant l’interview ne saurait donc être considéré comme ayant une importance telle qu’il satisfait aux critères énoncés par la Chambre d’appel. La Chambre de première instance partage l’avis du Juge Shahabuddeen selon lequel  « la question de fond qui a été soulevée avait trait à l’exactitude des déclarations »76. La Chambre de première instance estime donc que si la raison invoquée pour citer Randal à comparaître, à savoir confirmer l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article, devait ne pas suffire, parce que, comme Randal ne parle pas le serbo-croate, son témoignage à cet égard ne serait pas d’un intérêt direct et d’une particulière importance pour une question fondamentale de l’espèce, alors les autres raisons (autres que l’exactitude des déclarations) invoquées par l’Accusation pour obtenir la déposition de Randal devraient également ne pas suffire : a) parce que des parties de cette déposition dépendraient fortement de l’impression qu’a eue Randal de ce qui se disait à ce moment-là et b) parce que les autres parties de la déposition ne revêtiraient pas suffisamment d’importance pour satisfaire aux critères établis par la Chambre d’appel.

40. « Un correspondant de guerre ne perd le bénéfice de sa dispense relative de témoigner que si les deux conditions du critère retenu par la Chambre d’appel sont remplies par la partie requérant la délivrance de l’injonction de comparaître »77. L’Accusation n’a pas rempli la première condition du critère. À cet égard, il n’est donc pas nécessaire de déterminer s’il est raisonnable de penser que les éléments de preuve recherchés dans le Témoignage demandé peuvent s’obtenir ailleurs.

41. Reste toutefois à savoir si l’Article doit être admis même si Randal ne comparaît pas pour témoigner. D’après la Chambre d’appel, l’impossibilité pour les parties de vérifier l’exactitude des propos cités dans l’Article en procédant au contre- interrogatoire de son auteur ne signifie pas pour autant que l’Article doit être exclu, mais influerait plutôt sur le poids à lui accorder78. Elle a fait observer que la recevabilité de l’Article dépend de sa valeur probante au regard de l’article 89 C) du Règlement et de l’arbitrage à faire entre cette valeur probante et les atteintes qui pourraient être portées à l’équité du procès, tel qu’envisagé à l’article 89 D). Elle a également affirmé que « SdCans la mesure où l’Article est un élément de preuve indirect, la Chambre de première instance voudra également examiner les indices de fiabilité ou de non-fiabilité qu’il présente  »79. La Chambre d’appel a en outre précisé que le fait d’admettre l’Article sans contraindre l’Appelant à déposer ne porte pas nécessairement atteinte aux droits de l’accusé car 1) la Défense peut encore mettre en doute l’exactitude de l’Article et 2) la Chambre de première instance prendra en compte l’absence de l’Appelant pour décider du poids à accorder à l’Article 80.

42. La Chambre de première instance estime, pour les mêmes raisons que celles énoncées au paragraphe 28 ci-dessus au sujet des indices de fiabilité du Témoignage demandé, que l’Article est recevable en application de l’article 89 C) du Règlement. En outre, la Chambre de première instance est convaincue que l’exigence d’un procès équitable ne l’emporte pas de façon sensible sur les considérations relatives à la valeur probante de l’Article, puisque la non-comparution de Randal et la contestation par la Défense de l’exactitude des propos attribués à l’Accusé seront, entre autres, pris en compte par la Chambre d’appel lorsqu’elle décidera du poids à accorder à l’Article. Selon la Chambre de première instance, le poids à attribuer à l’Article dépendra dans une large mesure des éléments présentés pour établir les aptitudes linguistiques de X en serbo-croate au moment où l’interview a eu lieu.

D. Confidentialité des dépôts

43. L’Accusation et Randal demandent la levée de la confidentialité de la Requête et des autres documents y afférents étant donné, notamment, l’intérêt général que suscite cette question81. La Chambre de première instance estime que rien ne justifie que l’on maintienne la confidentialité de ces documents, à l’exception des passages susceptibles de révéler l’identité de X. Elle a soigneusement examiné la Réponse et vérifié qu’elle ne contient aucune information susceptible de révéler l’identité de X. Elle ordonnera donc la levée de la confidentialité de ce document. L’Accusation, quant à elle, est invitée à déposer une version publique des documents qu’elle a déposés à titre confidentiel, après en avoir supprimé les informations susceptibles de révéler l’identité de X.

III. DISPOSITIF

Par ces motifs,

EN APPLICATION DE l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

i) Rejette la Requête,

ii) Admet l’Article, sans préjudice du poids que lui accordera la Chambre de première instance au moment de rendre son jugement,

iii) Invite l’Accusation à déposer une version publique des documents suivants  :

1. La Requête
2. La Réplique, et

iv) Ordonne au Greffe de lever la confidentialité de la Réponse.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

____________
Juge Carmel Agius
Président de la Chambre de première instance

Mme le Juge Taya joint une opinion individuelle à la présente Décision.

Fait le 30 juin 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE CHIKAKO TAYA

1. Je souscris à la décision de la Chambre de première instance de rejeter la «  Deuxième requête de l’Accusation aux fins d’enjoindre à Jonathan Randal de comparaître  » au motif que le témoignage demandé à Randal ne remplit pas le critère devant être rempli, selon la Chambre d’appel, pour qu’un correspondant de guerre puisse être contraint à témoigner devant le Tribunal. Je suis également d’accord pour que l’Article de Randal soit admis au dossier, étant entendu que son poids sera apprécié à la lumière de tous les éléments de preuve disponibles au procès. J’aimerais toutefois m’exprimer sur le critère défini dans la Décision de la Chambre d'appel et sur son application, dans le cadre de la présente espèce, au Témoignage demandé sur l’attitude de l'Accusé lors de l'interview.

A. Immunité dispensant les correspondants de guerre de témoigner à propos d'éléments non publiés

2. Au paragraphe 29, la décision de la Chambre de première instance expose ce qui, selon l’Accusation, constituerait la partie du Témoignage demandé relative à l’attitude de l'Accusé. Je ne partage pas l'analyse de la majorité sur ce témoignage, notamment à propos du plaisir que l'Accusé aurait eu à être comparé avec Ariel Sharon et de son sourire entendu lorsqu’il a été question de la « solution finale82  ».

3. La Chambre de première instance a appliqué sans autre forme d'analyse le critère défini dans la Décision de la Chambre d'appel au Témoignage demandé sur l'attitude de l'Accusé. Or, dans sa Décision, la Chambre d’appel n’a pas envisagé que le Témoignage demandé porte sur l’attitude de l’Accusé, ni considéré que cet élément est absent de l'Article et apparaît uniquement dans la Déclaration de Randal au Bureau du Procureur.

4. La Chambre d’appel a reconnu qu’il est impossible de savoir avec certitude si, et dans quelle mesure, le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner porte atteinte à leur travail d’investigation. Elle a conclu le simple fait que les éléments demandés au correspondant de guerre concernent des informations publiées et non des sources confidentielles ne permet pas d’écarter cette possibilité 83. S’agissant de la portée de la dispense à accorder aux correspondants de guerre en matière de témoignage, la Chambre d'appel a estimé dans sa Décision « que le degré de protection qui devrait être accordé aux correspondants de guerre est directement proportionnel aux conséquences que leur témoignage devant le Tribunal international pourrait avoir sur leur travail d’investigation84 ». Enfin la Chambre d’appel a estimé que « ce qui importe vraiment, c’est l’idée que les correspondants de guerre puissent être contraints à témoigner contre les personnes qu’ils ont interviewées », concluant que « SsCi les correspondants de guerre étaient considérés comme des témoins à charge potentiels, cela entraînerait deux conséquences. Premièrement, ils pourraient éprouver des difficultés à obtenir des informations importantes parce que les personnes interviewées, en particulier celles qui commettent des violations des droits de l’homme, risqueraient de leur parler moins librement et de leur refuser l’accès aux zones de conflit. Deuxièmement, les correspondants de guerre pourraient perdre leur statut d’observateurs d’individus commettant des violations des droits de l’homme et devenir leurs cibles, mettant ainsi leur vie en danger ». En conséquence, la Chambre d’appel a déclaré que deux conditions, exposées au paragraphe 9 de l’opinion majoritaire, devaient être réunies pour qu’un correspondant puisse être contraint à témoigner devant le Tribunal85.

5. Lorsque la Chambre d’appel a défini ces conditions, elle a uniquement pris en compte les parties du Témoignage demandé concernant l’exactitude des propos attribués à l’Accusé dans l’Article et le contexte et les circonstances dans lesquelles l’Accusé a fait ses révélations. Dans sa Décision, la Chambre d'appel n’a pas spécifiquement envisagé un éventuel témoignage de Randal sur les informations non publiées concernant l’attitude de l’Accusé pendant l’interview, car il s’agit-là d’une question soulevée pour la première fois dans la Requête. Dans la Requête, l’Accusation affirme que le fait d’admettre uniquement l’Article publié au dossier ne lui serait pas utile, et que Randal doit être contraint à témoigner, entre autres, non seulement au sujet de l’exactitude des déclarations attribuées à l’Accusé dans l’Article, mais également au sujet d’éléments non publiés concernant l'attitude de l'Accusé, à savoir le plaisir que lui a procuré le fait d'être comparé à Ariel Sharon, et son sourire entendu lorsqu'il a été question de la « solution finale86  ». Or cette partie du témoignage est peut-être utile, mais n'est pas forcément nécessaire pour apprécier l'exactitude des propos que l'Accusé aurait tenus lors de l'interview. L'Accusation met l'accent sur ces deux aspects de l’attitude de l’Accusé, affirmant aujourd’hui que cette partie du témoignage prouve que l’Accusé était animé de l’intention de commettre le génocide87.

6. Je considère que ce n’est que dans des circonstances véritablement exceptionnelles que les correspondants de guerre peuvent être contraints à témoigner sur des éléments non publiés mis à la charge de personnes qu’ils ont interviewées. Le public fait confiance aux reportages des correspondants de guerre, qu’il perçoit comme des professionnels se portant garants de la fiabilité de ce qu’ils publient et assumant la responsabilité de toute information erronée. De plus, il me semble que l’on attend des correspondants de guerre qu’ils ne divulguent pas d’éléments non publiés, particulièrement dans un procès pénal contre des personnes qu’ils ont interviewées. Cela reste vrai lorsque ces éléments ont été laissés de côté lors de la rédaction ou de la mise en forme, et même s’ils ne sont pas de nature confidentielle ou de source confidentielle. Contraindre un correspondant de guerre à témoigner au sujet de faits non publiés réserverait des surprises de mauvais aloi, non seulement pour la personne interviewée mais également pour le public, qui risquerait ainsi de ne plus faire confiance aux correspondants de guerre.

7. De ce point de vue, éviter « l’idée que les correspondants de guerre puissent être contraints à témoigner contre les personnes qu’ils ont interviewées » n’est que la première des préoccupations. La deuxième est liée au fait que les personnes susceptibles d’être interviewées partent du principe que les correspondants de guerre défendront ce qu’ils auront publié mais rien d’autre, même si les éléments recueillis mais non publiés ne sont pas confidentiels ou de source confidentielle.

8. S’agissant de cette deuxième préoccupation, il ne suffit pas d’appliquer le critère défini dans la Décision de la Chambre d’appel : un critère plus strict est nécessaire. Les correspondants de guerre devraient être dispensés de témoigner à propos d’éléments non publiés, sauf lorsque leur témoignage est essentiel pour apporter la preuve de la culpabilité ou de l'innocence d’un accusé, et qu’il n’existe aucun autre moyen de satisfaire l’intérêt général à la libre circulation des informations et à ce que tous les éléments de preuve soient mis à la disposition du Tribunal.

9. De ce point de vue, il est utile de se référer à la politique du Département de la justice des États-Unis en matière de délivrance d’injonctions de témoigner ou de produire à des membres des médias. Selon cette politique, « la délivrance d'injonctions à des personnes travaillant pour les médias doit, sauf dans des circonstances pressantes, être limitée à la vérification d'informations publiées et aux circonstances touchant à l'exactitude des informations publiées88  ». Il est vrai que dans certaines circonstances, des informations non publiées, y compris des éléments concernant l’attitude de l’informateur ou l’impression que celle-ci a donné au correspondant de guerre, sont utiles pour évaluer l'exactitude des informations publiées. Mais même dans ces cas-là, la simple utilité ne satisfait pas aux critères de cette directive – l'existence de circonstances urgentes est nécessaire pour autoriser le témoignage sur des informations non publiées. Ces directives internes sont l'expression du principe sous-jacent qui veut que les correspondants de guerre ne doivent pas être contraints à témoigner sur autre chose que sur leurs publications – sauf si un tel témoignage est essentiel pour apporter la preuve de la culpabilité ou de l'innocence – afin de sauvegarder leur indépendance aux yeux du public, y compris des personnes qu'ils pourraient interviewer, et d’éviter d’empiéter sur leur travail d’investigation au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour une bonne administration de la justice.

10. Il est selon moi implicite que le critère défini dans la Décision de la Chambre d’appel s’applique uniquement à la vérification d’informations publiées et aux circonstances se rapportant à l'exactitude des informations publiées. Un critère plus strict doit s’appliquer aux informations non publiées.

11. Étant donné qu’il n’est pas essentiel d’obtenir un témoignage sur l’attitude de l’Accusé, notamment sur les deux aspects exposés à la section B ci-dessous, et qu’un tel témoignage sortirait du cadre et du propos de l’Article publié, Randal peut se prévaloir de la dispense de témoigner accordée aux correspondants de guerre pour refuser de témoigner sur l’attitude de l’Accusé pendant l’interview. Je souscris, par ailleurs, à l’opinion de la majorité selon laquelle Randal ne peut être contraint à fournir le témoignage demandé sur l’attitude de l’Accusé, même si l'on applique à la lettre le critère établi par la Chambre d'appel, parce que la première condition ne serait pas remplie.

B. Témoignage demandé à Randal sur l’attitude de l’Accusé au cours de l’interview

12. La majorité conclut au paragraphe 32 que le témoignage demandé à Randal sur le plaisir que l’Accusé aurait eu à être comparé avec Ariel Sharon et sur son sourire entendu lorsqu’il a été question de la « solution finale » dépend en grande partie de ce que Randal a compris de ce qui se disait à ce moment-là, et que comme Randal ne comprend pas le serbo-croate, son témoignage à cet égard ne satisfait pas au critère défini par la Chambre d’appel, parce qu’il ne présente pas un intérêt direct et d’une importance particulière pour une question fondamentale de l'affaire.

13. Bien que je partage la conclusion selon laquelle le témoignage de Randal sur ces deux aspects de l’attitude de l’Accusé ne satisfait pas à la première condition définie par la Chambre d’appel, j’estime que l’analyse menant à cette conclusion mérite d’être examinée plus en détail.

14. L’Accusation affirme, entre autres, que l'observation faite par Randal dans sa Déclaration, selon laquelle l'Accusé était ravi d'être comparé à Ariel Sharon, prouve qu'il était animé de l'intention de commettre le génocide89. Toutefois, ainsi que l’a fait observer la majorité, cet aspect de l’attitude de l'Accusé, dépend essentiellement de la formulation exacte de la comparaison faite entre l'Accusé et Ariel Sharon. De plus, le témoignage de Randal sur l’air satisfait de l’Accusé, bien qu’il soit admissible comme preuve par opinion, est fondé sur l’hypothèse que l’Accusé savait que Sharon avait été impliqué dans le massacre de centaines de civils palestiniens à Sabra et Chatila en 1982.

15. De même, l’Accusation affirme que la remarque faite par Randal dans sa Déclaration selon laquelle l’Accusé lui aurait adressé un sourire entendu lorsque ses actes ont été comparés à l’équivalent local de la « solution finale » prouve, entre autres, l’intention de l’Accusé de commettre le génocide. En conformité avec l’avis de la majorité, l’observation formulée par Randal sur la signification de ce sourire dépend encore davantage de la compréhension que Randal avait de ce qui se disait, parce que l'on ignore comment X a pu traduire l'expression « solution finale ».

16. De plus, il est possible que l’attitude de l’Accusé n’ait eu aucun rapport avec ce qui se disait, mais qu’elle reflétait des idées toutes autres ayant pu lui traverser l’esprit à ce moment-là.

17. À la lumière de ce qui précède, on est forcé de conclure qu'à la différence du témoignage demandé à Randal sur l'exactitude des propos attribués à l'Accusé, ces deux aspects de l'attitude de l'Accusé dépendent non seulement de la compréhension que Randal avait de ce qui se disait, mais également des facteurs exposés ci-dessus. Nul ne peut affirmer que les observations de Randal sur l'air satisfait de l'Accusé et sur son sourire entendu sont sans ambiguïté. L'intention de commettre le génocide, ou même celle de provoquer le départ forcé des non-Serbes de la région, ne découle pas nécessairement de l'attitude de l'Accusé. Pour toutes ces raisons, le témoignage demandé à Randal sur ces deux aspects n’est pas d’un intérêt direct et important pour trancher une question centrale de l’affaire.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

___________
Chikako Taya

Fait le 30 juin 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin, affaire n° IT-99-36-T, Prosecution’s Second Request for a Subpoena of Jonathan Randal, 29 janvier 2003.
2 - Déclaration du témoin Jonathan Randal à l’Accusation, 17 août 2001, p. 2, Annexe 1 à la Requête.
3 - Jonathan C. Randal, “Preserving the Fruits of Ethnic Cleansing; Bosnian Serbs, Expulsion Victims See Campaign as Beyond Reversal”, Washington Post, 11 février 1991, p. A34.
4 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin, affaire n° IT-99-36-T, Response to Prosecution’s Second Request for a Subpoena of Jonathan Randal, 14 mars 2003, par 19.
5 - Déclaration du témoin Jonathan Randal à l’Accusation, 17 août 2001, p. 2, Annexe 1 à la Requête.
6 - Déclaration, p. 3, Annexe 1 à la Requête.
7 - Comte rendu d’audience (« CR »), p. 652 et 653, 21 janvier 2002, et p. 927, 28 janvier 2002.
8 - Requête, par. 7.
9 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, Injonction de comparaître, confidentiel, 29 janvier 2002 (l’« Injonction de comparaître »).
10 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l'annulation de l'injonction à comparaître confidentielle datée du 29 janvier 2002 », 8 mai 2002.
11 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Réponse de l'accusation aux "conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l'annulation de l' 'injonction à comparaître' confidentielle datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002.
12 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Décision relative à la requête aux fins d'annulation d'une injonction à comparaître confidentielle », 7 juin 2002.
13 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Requête aux fins de certification par la Chambre de première instance de l'appel de la "décision relative à la requête aux fins d'annulation d'une injonction à comparaître confidentielle" », 14 juin 2002 ; Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Décision certifiant la nécessité de former appel contre la "Décision relative à la requête aux fins d'annulation d'une injonction de comparaître confidentielle" rendue par la Chambre de première instance », 19 juin 2002.
14 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Décision relative à l’appel interlocutoire », 11 décembre 2002 ; voir également l’opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, 11 décembre 2002. Pour le rappel de la procédure, voir la Décision relative à l’appel interlocutoire, par. 6 et 7.
15 - Décision de la Chambre d’appel, par. 55.
16 - Requête, par. 48.
17 - Requête, note 43.
18 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin, affaire n° IT-99-36-T, Response to Prosecution’s Request for a Subpoena of Jonathan Randal, 14 mars 2003. La Chambre de première instance, lors d’une séance à huis clos partiel, avait accordé à Randal un délai de 14 jours pour répondre à la Requête : CR, p. 14409, 10 février 2003 (huis clos partiel). Le 24 février 2003, Randal a déposé publiquement une réponse à la Requête. La Chambre de première instance a donné instruction au Greffier de s’abstenir de diffuser cette réponse en attendant que Randal explique pourquoi il l’avait déposée en infraction de la confidentialité qu’elle aurait dû revêtir : CR, p. 14797 et 14798, 25 février 2003 (huis clos partiel). La Chambre de première instance a pris note des explications de Randal sur les raisons pour lesquelles il avait à tort déposé publiquement sa réponse.
19 - CR, p. 15421, 7 mars 2003 (huis clos partiel).
20 - CR, p. 14006, 31 janvier 2003 (huis clos partiel).
21 - CR, p. 15421, 7 mars 2003 (huis clos partiel).
22 - CR, p. 17195 et 17196, 6 juin 2003.
23 - Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, affaire n° IT-95-14-1/A, « Arrêt », 24 mars 2000, par. 113.
24 - Décision de la Chambre d’appel, par. 29.
25 - Décision de la Chambre d’appel, par. 50.
26 - Décision de la Chambre d’appel, par. 48.
27 - Même s’il est impossible de déterminer avec certitude si c’est le cas, et dans quelle mesure : voir la Décision de la Chambre d’appel, par. 44.
28 - Décision de la Chambre d’appel, par. 42 et 43.
29 - Décision de la Chambre d’appel, par. 51
30 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 31 et 37.
31 - Décision de la Chambre d’appel, par. 54.
32 - Réplique, par. 16. Dans sa Réplique, l’Accusation a précisé qu’« elle n’a pas demandé et ne demande pas maintenant que Randal dépose sur des questions sortant du cadre de l’Article et de sa déclaration de témoin » ; Ibid., par. 18. Cet éclaircissement était nécessaire, au vu de l’ambiguïté de la déclaration suivante, contenue dans la Requête : « le témoignage [de Randal] ne se limitera pas à l’Article mais traitera également d’autres aspects de l’interview de l’Accusé, notamment ceux abordés dans sa déclaration de témoin », Requête, par. 45.
33 - Décision de la Chambre d’appel, par. 32.
34 - Décision de la Chambre d’appel, par. 32. Voir aussi l’opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 37.
35 - Voir les par. 22 à 29 ci-après.
36 - Voir la Requête, par. 24 à 26. Voir également les arguments développés devant la Chambre de première instance, décrits dans la Décision de la Chambre de première instance de confirmer l’Injonction de comparaître, par. 4 et 5.
37 - Décision de la Chambre de première instance de confirmer l’Injonction de comparaître, par. 28 A ii.
38 - Décision de la Chambre d’appel, par. 54.
39 - Décision de la Chambre d’appel, note 46.
40 - Requête, par. 29 et 40 ; Réplique, par. 5.
41 - Réponse, par. 16.
42 - Requête, par. 28 ; Réplique, par. 16.
43 - B.A. Garner (éd.), Black’s Law Dictionnary, 1999, 7e édition, p. 726.
44 - Voir Le Procureur c/ Dusko Tadic, affaire n° IT-94-1-T, « Décision concernant la requête de la Défense sur les éléments de preuve indirects », 5 août 1996, par. 7. : « [a]ux termes de notre Règlement, plus précisément de son article 89, paragraphe C), la Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante ». Voir également l’opinion individuelle du Juge Stephen concernant la requête de la Défense sur les éléments de preuve indirects, 5 août 1996.
45 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 28.
46 - Randal fonde sa conclusion sur Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, affaire n° IT-95-14/2-AR73.5, « Décision relative à l'appel concernant la déclaration d'un témoin décédé », 21 juillet 2002, par. 24, dans laquelle la déclaration en question a été jugée à ce point peu fiable qu’elle a dû être exclue comme n’ayant aucune valeur probante au sens de l’article 89 C) du Règlement.
47 - Réponse, par. 25 et 26.
48 - Réponse, par. 5. L’Accusation fonde ses conclusions sur Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, affaire IT-95-14/1-AR73, « Arrêt relatif à l'appel du procureur concernant l'admissibilité d'éléments de preuve », 16 février 1999, (l’ « Arrêt Aleksovski »), par. 15.
49 - La question du Témoignage demandé concernant les circonstances dans lesquelles les propos de l’Accusé auraient été tenus est abordée ci-après aux pages 15 et 16.
50 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 36.
51 - Voir la Décision de la Chambre d’appel, par. 54, citée au par. 19 ci-dessus.
52 - D’après l’Accusation, le rôle de X consistait à interpréter en simultanée ; Réplique, par. 13.
53 - Requête, par. 41 ; Réponse, par. 32 ; Réplique, par. 13 et 14.
54 - Voir par exemple le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, Affaire n° IT-99-36-T, Réponse de Brdjanin aux conclusions déposées au nom de Jonathan Randal en réponse au Mémorandum de M. Ackerman déposé devant la Chambre d’appel et la Chambre de première instance le 7 octobre 2002, 28 novembre 2002, par. 3.
55 - Déclaration, p. 2 à l’Annexe 1 de la Requête.
56 - Décision de la Chambre d’appel, par. 36.
57 - Déclaration, p. 2 à l’Annexe 1 de la Requête.
58 - Déclaration, p. 2 et 3, Annexe 1 à la Requête.
59 - Voir l’Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 19.
60 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 22.
61 - Requête, par. 29.
62 - Déclaration, p. 2, à l’Annexe 1 de la Requête.
63 - Requête, par. 24.
64 - Requête, par. 44.
65 - Réplique, par. 10.
66 - Réponse, par. 8.
67 - Voir par. 29. ci-dessus.
68 - Requête, par. 29 ; Déclaration, p. 2, à l’Annexe 1 de la Requête.
69 - Voir la Décision de la Chambre d’appel, par. 54.
70 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 37.
71 - Requête, par. 29.
72 - Requête, par. 44.
73 - I.E., « the prevailing situation at the time the quotes were made », Réponse, par. 13.
74 - Réponse, par. 14, citant l’Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 14.
75 - Requête, par. 44.
76 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 37.
77 - Opinion individuelle du Juge Shahabuddeen, par. 34.
78 - Décision de la Chambre d’appel, par. 52. Cf. Décision rendue par la Chambre d’appel dans l’affaire Aleksovski, par. 15.
79 - Décision de la Chambre d’appel, par. 52.
80 - Décision de la Chambre d’appel, par. 53.
81 - Réplique, note 23 ; Réponse, par. 45 et 46.
82 - « Je me souviens également que BRDJANIN était absolument ravi quand [X] l’a comparé à son homologue Ariel Sharon, alors Ministre israélien du logement, mais bien plus connu pour sa participation controversée au massacre de centaines de civils palestiniens à Sabra et Chatila en 1982. BRDJANIN m’a lancé ce que j’ai pris pour un sourire de connivence lorsque je lui ai demandé s’il pensait que ce qu’il faisait était un équivalent local de la "solution finale" » ; Déclaration, p. 2, Annexe 1 à la Requête.
83 - Décision de la Chambre d’appel, par. 40.
84 - Décision de la Chambre d’appel, par. 41.
85 - Voir également Décision de la Chambre d’appel, par. 50.
86 - Voir Requête, par. 44.
87 - Requête, par. 24.
88 - 28 CFR § 50.10 (non souligné dans l’original).
89 - Requête, par. 24.