Composée comme suit :
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Wolfgang Schomburg
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
2 décembre 2004
LE PROCUREUR
c/
Ivan CERMAK
et
DECISION RELATIVE A L’APPEL INTERLOCUTOIRE INTERJETE CONTRE LA DECISION DE LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE DE REFUSER LA MISE EN LIBERTE PROVISOIRE
_______________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Carla Del Ponte
M. Kenneth Scott
Les Conseils des Accusés :
M. Cedo Prodanovic et Mme Jadranka Slokovic pour Ivan Cermak
MM. Miroslav Separovic et Goran Mikulicic pour Mladen Markac
1. La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international ») est saisie d’appels interlocutoires interjetés par Mladen Markac (l’« Appelant Markac »)1 et Ivan Cermak (l’« Appelant Cermak »)2 contre la décision de la Chambre de première instance II rejetant leurs deuxièmes requêtes aux fins de mise en liberté provisoire, déposées respectivement le 22 et le 26 octobre 2004. L’Accusation a déposé sa réponse le 28 octobre 20043.
2. Le 14 septembre 2004, la Chambre de première instance II (la « Chambre de première instance ») a rejeté les requêtes des Appelants Cermak et Markac aux fins de mise en liberté provisoire4. Les Appelants ont demandé l’autorisation d’interjeter appel de cette décision en application de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »)5. Le 13 octobre 2004, un collège de trois Juges de la Chambre d’appel a accordé l’autorisation d’interjeter appel de la Décision attaquée6.
3. Après avoir examiné tous les moyens invoqués par les Appelants, la Chambre a accordé à ceux-ci l’autorisation d’interjeter appel au motif qu’ils avaient démontré que la Chambre de première instance avait peut-être commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en évaluant la fiabilité et l’efficacité des garanties présentées par la République de Croatie, à la lumière de la décision rendue par la Chambre de première instance I, confirmée par la Chambre d’appel, de mettre en liberté provisoire les accusés dans l’affaire Prlic et consorts7.
4. Avant d’examiner les arguments des Appelants, qui sont presque identiques, la Chambre d’appel fait observer que plusieurs paragraphes de l’opinion dissidente rendue par le Juge David Hunt dans l’affaire Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic ont été reproduits intégralement sans la moindre référence8. À toutes fins utiles, elle rappelle aux Appelants qu’ils sont tenus, dans toutes leurs écritures en appel, de renvoyer clairement et précisément à la jurisprudence du Tribunal international ou à toute autre source juridique invoquée9.
5. Les Appelants soutiennent que la Chambre de première instance : i) n’a pas accordé suffisamment de poids au fait que l’Accusation ne s’est pas opposée à leur mise en liberté provisoire ; ii) n’a pas reconnu que de nouvelles pièces avaient été présentées à l’appui de l’argument selon lequel ils ne mettraient pas en danger des victimes, des témoins ou d’autres personnes ; et iii) a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en évaluant la fiabilité et l’efficacité des garanties de la République de Croatie, en contradiction manifeste avec une décision de mise en liberté provisoire rendue par la Chambre de première instance I et confirmée par la Chambre d’appel, par laquelle les garanties présentées par les autorités croates avaient été acceptées10.
6. Les Appelants affirment que la Chambre de première instance a commis une erreur en concluant que l’Accusation avait une position ambiguë concernant leurs deuxièmes requêtes aux fins de mise en liberté provisoire. Selon eux, le fait pertinent est que l’Accusation ne s’oppose pas à cette mesure11. Concernant le fait que l’Accusation s’est associée à leur demande, ils soutiennent en outre que i) un accord conclu entre les parties sur un point de procédure ou de fait est généralement accepté comme un communis consensus12 ; ii) l’Accusation ne s’oppose pas à leur mise en liberté provisoire parce qu’ils ont démontré leur « entière et totale coopération », notamment en lui accordant des auditions supplémentaires, en lui fournissant des preuves documentaires et en concluant un accord de communication réciproque13, et iii) en vertu du principe in dubio pro reo, le fait que l’Accusation ne manifeste pas d’opposition devrait être interprété en leur faveur14.
7. Les Appelants soutiennent que la Chambre de première instance a commis une erreur en se fondant sur la gravité des accusations portées à leur encontre. À l’appui de cet argument, ils affirment que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la sévérité de la peine qui peut être infligée à un accusé s’il est reconnu coupable ne constitue pas un motif de refus de mise en liberté provisoire15.
8. L’Appelant Markac soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’il n’avait jamais tenté de s’enfuir avant sa reddition bien qu’il sût déjà qu’il était considéré comme un suspect et qu’il serait probablement mis en accusation par le Procureur. Il fait valoir en outre i) qu’il n’a jamais tenté de se cacher ; ii) qu’il a accordé plusieurs auditions à l’Accusation ; iii) qu’il s’est rendu volontairement ; et iv) qu’il a toujours coopéré avec l’Accusation « d’une manière qui démontre son intention sincère de comparaître au procès16 ».
9. L’Appelant Cermak soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait qu’il n’avait jamais tenté de s’enfuir avant sa reddition malgré le fait qu’il faisait l’objet d’enquêtes depuis six ans et savait par conséquent qu’il était considéré comme un suspect et qu’il serait probablement mis en accusation par le Procureur17. Il fait valoir en outre i) qu’il s’est rendu volontairement dès qu’il a été mis en accusation ; ii) qu’il a accepté d’être interrogé en 1998 (lorsque toute coopération avec le Tribunal international était considérée comme une trahison envers les intérêts nationaux), en 1999 et en 2001 ; iii) qu’il a fourni à l’Accusation plus de 150 documents ; iv) qu’il a accepté d’être interrogé une fois après sa reddition ; et v) qu’il a coopéré avec le Tribunal international durant plus de six ans18.
10. Les Appelants affirment qu’aucune preuve n’a été présentée dans la Décision attaquée à l’appui de l’assertion de la Chambre de première instance selon laquelle ils pourraient mettre en danger des victimes, des témoins ou d’autres personnes s’ils étaient mis en liberté19. Ils soutiennent que rien ne permet d’affirmer qu’ils ont mis en danger ne fût-ce qu’une seule victime ou un seul témoin au cours des dix années qui se sont écoulées depuis la date des crimes allégués20, et que la Chambre de première instance a commis une erreur en accordant trop peu de poids à leurs engagements écrits de ne pas tenter de joindre les témoins potentiels, les victimes ou toute autre personne concernée21.
11. Les Appelants affirment que le fait que les autorités croates n’ont pas arrêté Ante Gotovina pour le livrer au Tribunal international ne signifie pas que leur coopération n’est pas satisfaisante dans l’ensemble ou qu’elles ne les arrêteraient pas s’ils ne se représentaient pas au Tribunal international pour leur procès22. Ils soutiennent en outre que leur détention a pour but d’obliger Ante Gotovina à se rendre et que :
[a]ucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement parvenir à la même conclusion liant la fuite de Ante Gotovina au statut de détention des [Appelants]. Par cette conclusion, les [Appelants] sont en fait devenus [...] les otages du Tribunal23.
12. Ayant comparé l’espèce avec l’affaire Prlic et consorts24, les Appelants soulignent que le fait que deux Chambres de première instance ont abouti à des conclusions opposées sur les garanties présentées par les autorités croates pourrait entraîner une perte de confiance de la communauté internationale dans la manière dont le Tribunal international rend la justice25.
13. Tant dans l’affaire Prlic et consorts qu’en l’espèce, l’Accusation avait mis en cause la fiabilité des garanties présentées par le Gouvernement croate et s’était dite préoccupée par : i) les déclarations publiques de hauts responsables politiques croates, qui soutenaient les Appelants et les accusés et s’élevaient contre les actes d’accusation dressés contre eux dans les deux affaires26 ; et ii) le fait que les autorités croates n’ont pas arrêté Ante Gotovina pour le livrer au Tribunal international27. Cependant, l’Accusation s’est associée à la requête des Appelants aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision attaquée28.
14. L’Accusation réaffirme son désaccord avec les décisions rendues par la Chambre de première instance et la Chambre d’appel dans l’affaire Prlic et consorts, qui semblent être en contradiction directe avec la Décision attaquée29. Cependant, elle ne s’oppose pas à la mise en liberté des Appelants, qui « ont été globalement plus coopératifs » avec le Tribunal international30, et considère qu’aucun élément important ne justifie de maintenir les Appelants en détention dès lors qu’il a été décidé de mettre en liberté les accusés dans l’affaire Prlic et consorts31.
15. En dernier lieu, l’Appelant Markac affirme que la Chambre d’appel devrait se préoccuper d’avantage de son état de santé (il souffre de diabète et d’une maladie cardiaque), qui pourrait se détériorer encore plus s’il n’est pas mis en liberté provisoire32. Il ajoute qu’il est en détention au Tribunal international depuis plus de sept mois et soutient qu’il est injuste qu’il soit emprisonné en attendant l’« ouverture incertaine du procès 33 ».
16. Dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance fait observer que la plupart des arguments présentés par les Appelants figuraient déjà dans les requêtes aux fins de mise en liberté provisoire qu’ils avaient déposées le 12 mars 2004 et rappelle qu’elle avait conclu que ces arguments ne justifiaient pas leur mise en liberté provisoire. Elle souligne que les Appelants invoquent « seulement deux nouveaux éléments » à l’appui de leurs deuxièmes requêtes aux fins de mise en liberté provisoire, à savoir : i) qu’ils ont tous deux accordé de nouvelles auditions à l’Accusation après leur comparution initiale ; et ii) que le Président et le Procureur du Tribunal international ont mentionné, lors de leurs allocutions devant le Conseil de sécurité des Nations Unies le 29 juin 2004, que la coopération apportée par la Croatie s’était considérablement améliorée34.
17. La Chambre de première instance avait conclu précédemment qu’elle n’était pas convaincue que les Appelants comparaîtraient au procès s’ils étaient mis en liberté 35. Même si la Chambre de première instance ne s’est pas prononcée expressément sur ce point dans la Décision attaquée, il ressort de ses conclusions sur la gravité des accusations portées contre les Appelants et sur la coopération des autorités croates avec le Tribunal international que sa position n’a pas varié. La Décision attaquée se termine d’ailleurs par la conclusion suivante :
... la Chambre de première instance n’est pas convaincue que les circonstances aient suffisamment évolué pour justifier une modification de la Décision relative aux requêtes aux fins de mise en liberté provisoire qu’elle a rendue le 29 avril 2004 36.
18. Lorsque les Appelants ont demandé pour la première fois leur mise en liberté provisoire, l’Accusation s’y est opposée en invoquant, entre autres, la gravité des crimes allégués, le manque de coopération des autorités croates, le fait qu’Ante Gotovina n’avait pas été livré au Tribunal et le fait que les Appelants n’avaient pas démontré qu’ils ne mettraient en danger aucune victime, aucun témoin ni aucune autre personne s’ils étaient mis en liberté. La Chambre de première instance a souligné que, malgré le fait que les arguments présentés par les Appelants n’avaient pas varié, l’Accusation avait adopté une position ambiguë concernant les deuxièmes requêtes aux fins de mise en liberté provisoire37. Par conséquent, elle a conclu que :
L’Accusation n’a pas exposé à la Chambre les motifs qui la poussent à adopter aujourd’hui une position assez équivoque en ne s’opposant pas à la mise en liberté provisoire des accusés sans pour autant l’appuyer. Rien n’est avancé pour montrer que les arguments énumérés sur lesquels l’Accusation s’était alors fondée ont changé depuis, à l’exception des deux points mentionnés38.
19. La Chambre de première instance a jugé les conclusions de l’Accusation insatisfaisantes et inutiles39, soulignant qu’il fallait qu’elle soit convaincue que des changements significatifs étaient intervenus, justifiant que l’Accusation modifie sa position. Elle a conclu, dans la Décision attaquée :
ScelaC n’a pas été le cas avec les arguments, insuffisamment concluants, sur lesquels chaque accusé s’est fondé et auxquels l’Accusation n’a pas répondu40.
20. La Chambre d’appel observe que le fait que les Appelants ont accepté d’être interrogés après leur arrestation semble avoir été considéré par l’Accusation comme un élément important justifiant qu’elle modifie sa position, ainsi qu’il ressort de la réponse de l’Accusation aux requêtes aux fins de mise en liberté provisoire déposées par les Appelants le 23 juillet 2004 :
... dans le cadre de la politique du Procureur concernant la mise en liberté provisoire, à savoir que tous les accusés devraient se soumettre à une audition après leur arrestation avant que leur mise en liberté soit envisagée, leur maintien en détention n’est plus d’aucune utilité [non souligné dans l’original]41.
21. À cet égard, l’Accusation à ultérieurement soutenu, devant la Chambre d’appel, que :
Le Procureur se permet de contester les affirmations selon lesquelles il n’a pas indiqué clairement sa position [...] le Procureur a clairement signalé à la Chambre de première instance tous les changements et développements survenus depuis que celle-ci a rendu sa décision sur les premières requêtes des accusés aux fins de mise en liberté provisoire [...] Le Procureur n’a nullement laissé entendre ni affirmé qu’il s’agissait du seul élément que la Chambre devait prendre en compte, ni même qu’il s’agissait d’un élément déterminant. Il a aussi confirmé que « les relations entre le Gouvernement de la République de Croatie et le Procureur se sont considérablement améliorées au cours des derniers mois » [...] Pour le surplus, le Procureur a simplement indiqué que, dans l’ensemble, il ne s’opposait pas aux deuxièmes requêtes aux fins de mise en liberté provisoire...42
22. La Chambre d’appel a, dans une décision rendue précédemment dans l’affaire Sainovic et Ojdanic, dressé une liste non exhaustive d’éléments qu’une Chambre de première instance doit prendre en compte avant d’accorder une mise en liberté provisoire43. Le fait que les accusés avaient pour lors accepté d’être interrogés par le Bureau du Procureur était l’un de ces éléments44. La Chambre d’appel rappelle qu’un accusé peut, s’il le décide, coopérer avec le Bureau du Procureur, notamment en acceptant d’être interrogé par l’Accusation, mais qu’il n’est pas tenu de le faire et que, si toutes les autres conditions sont remplies, sa mise en liberté provisoire n’est pas subordonnée au fait qu’il accepte d’être interrogé 45.
23. La Chambre d’appel estime que la coopération des Appelants avec l’Accusation peut plaider en leur faveur, dans la mesure où elle indique leur disposition à coopérer avec le Tribunal international, et que cet élément entre en ligne de compte pour apprécier s’ils comparaîtront au procès une fois mis en liberté46. Dans la Décision attaquée, il n’apparaît pas que la Chambre de première instance ait accordé suffisamment de poids, ou même le moindre poids, à la volonté des Appelants de coopérer avec le Tribunal international et notamment avec le Bureau du Procureur.
24. Lorsque la Chambre de première instance a rendu sa première décision, refusant la mise en liberté provisoire des Appelants, elle s’est fondée principalement sur la gravité apparente des accusations portées à leur encontre47. Par la suite, elle a considéré que les éléments que l’Accusation avait invoqués au départ pour s’opposer à leur mise en liberté provisoire n’avaient pas varié et a conclu que « les accusations portées contre [les Appelants] demeur[ai]ent tout aussi graves48 ».
25. Il est raisonnable qu’une Chambre de première instance tienne compte de la gravité des infractions reprochées pour déterminer si la perspective d’une longue peine risque d’inciter un accusé à prendre la fuite49. Il est évident que plus la peine encourue est lourde, plus l’incitation à fuir est grande50. La Chambre d’appel n’est donc pas convaincue que la Chambre de première instance ait commis une erreur en se fondant sur la gravité des accusations portées à l’encontre des Appelants.
26. La Chambre d’appel rappelle toutefois que la gravité des accusations ne peut être le seul élément considéré pour statuer sur une demande de mise en liberté provisoire 51 et souligne qu’une Chambre de première instance doit prendre en compte la gravité des accusations en plus de plusieurs autres éléments52.
27. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance a considéré la sévérité possible de la peine comme étant déterminante et qu’elle lui a donc accordé un poids excessif pour justifier le maintien des Appelants en détention.
28. Ainsi qu’il a été observé dans la Décision accordant l’autorisation d’interjeter appel, la Chambre de première instance n’était pas convaincue que les autorités croates soient en mesure de garantir que les Appelants comparaîtraient devant le Tribunal international s’ils étaient mis en liberté provisoire53. La Chambre de première instance a constaté une amélioration de la coopération de la République de Croatie avec le Tribunal international, mais elle a conclu :
... c’est là un développement très récent qui, le temps aidant, inspirera manifestement une confiance accrue du Tribunal. À l’heure actuelle, nonobstant cette amélioration encourageante, le général Ante Gotovina n’a toujours pas été appréhendé54
29. Compte tenu de la décision d’accorder la mise en liberté provisoire aux accusés dans l’affaire Prlic et consorts, rendue par la Chambre de première instance I et confirmée par la Chambre d’appel, cette dernière a conclu, dans sa Décision accordant l’autorisation d’interjeter appel, que la Chambre de première instance II avait peut-être commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en évaluant la fiabilité et l’efficacité des garanties présentées par la République de Croatie en l’espèce55.
30. L’article 65 du Règlement n’oblige pas un accusé demandant sa mise en liberté provisoire à présenter les garanties d’un État comme condition préalable pour l’obtenir56. Cependant, la Chambre d’appel a jugé souhaitable qu’un organe gouvernemental présente des garanties57. L’article 65 C) habilite une Chambre à imposer des conditions en vue de la mise en liberté d’un accusé « pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui », et la présentation d’une garantie par un organe gouvernemental compétent a souvent été imposée à ce titre58.
31. Dans l’affaire Mrksic, la Chambre d’appel a jugé que la fiabilité de la garantie fournie par une autorité compétente doit être déterminée en fonction des circonstances propres à l’affaire concernée59. Or, on peut établir une distinction avec la présente affaire, dans la mesure où les Appelants ont démontré une attitude globale de coopération envers le Tribunal international avant et après leur reddition et ont déjà fourni au Bureau du Procureur des informations pertinentes.
32. La Chambre d’appel fait observer que, même si on ne saurait déterminer la fiabilité d’une garantie en se fondant uniquement sur une évaluation de la coopération fournie par l’autorité qui la présente, le niveau général de coopération de cette autorité avec le Tribunal international a une certaine pertinence pour déterminer si elle arrêterait l’accusé en question60. À cet égard, le Président et le Procureur du Tribunal international ont, ces derniers mois, évoqué publiquement, devant le Conseil de sécurité des Nations Unies, l’amélioration considérable de la coopération apportée par les autorités croates61. De fait, ainsi que l’a reconnu la Chambre de première instance, un exemple de cette coopération est l’engagement verbal du Ministre de la justice de la République de Croatie que son gouvernement se conformerait aux ordonnances du Tribunal international et couvrirait les frais et les dépenses liés à la comparution des Appelants devant celui-ci62.
33. Même si le fait qu’Ante Gotovina n’a pas été arrêté reste une question extrêmement préoccupante63, celle-ci ne peut constituer l’élément décisif pour déterminer si les garanties présentées par les autorités croates sont suffisamment fiables pour que l’on puisse être sûr que les Appelants comparaîtront au procès. La Chambre d’appel rappelle que la situation personnelle de chaque accusé doit être appréciée séparément dans la mesure où elle influe sur la probabilité qu’il se représentera. Le poids à accorder aux garanties fournies par un gouvernement peut dépendre de la situation personnelle du requérant64.
34. À la lumière de ce qui précède, la Chambre d’appel conclut que la Chambre de première instance a commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en appréciant la fiabilité et l’efficacité des garanties présentées par les autorités croates en l’espèce.
35. La Chambre d’appel fait observer que le fait que les Appelants n’ont jamais tenté de s’enfuir avant leur arrestation alors qu’ils savaient qu’ils seraient probablement mis en accusation et qu’ils pourraient recevoir une lourde peine s’ils étaient reconnus coupables, renforce la probabilité qu’ils comparaîtront au procès.
36. La Chambre de première instance a conclu à cet égard que :
... il n’a été présenté aucun nouveau document ou élément de preuve convaincant qui puisse avoir une incidence sur l’évaluation du danger possible que chaque accusé pourrait constituer pour les victimes, témoins et autres personnes, ce qui demeure un point significatif65.
37. Dans sa première appréciation des arguments présentés initialement par les Appelants à ce propos, la Chambre de première instance a été influencée par l’argumentation initiale de l’Accusation, à savoir que la position d’autorité des Appelants et la richesse de l’Appelant Cermak « contribueraiSenCt à ce qu’ils puissent exercer une influence sur des victimes ou des témoins 66 ».
38. La Chambre d’appel fait observer que les arguments suivants ont été présentés devant la Chambre de première instance : i) il n’y a aucun risque que les Appelants, s’ils sont mis en liberté, mettent en danger des victimes ou des témoins, puisque beaucoup de ceux-ci vivent en dehors de la Croatie et que les Appelants ignorent leurs adresses ; ii) les témoins potentiels qui vivent encore en Croatie sont des membres de l’armée ou de la police que les Appelants pouvaient joindre depuis 1995 ; iii) les Appelants n’ont jamais tenté de joindre ou d’influencer les témoins malgré le fait qu’ils savaient depuis plusieurs années qu’il se pouvait qu’ils soient mis en accusation ; iv) aucun des témoins n’a laissé entendre que les Appelants avaient tenté d’influencer sa déclaration, que ce soit directement ou indirectement67.
39. De surcroît, dans ses conclusions en appel, l’Accusation a ajouté que « ... le danger que les accusés dans l’affaire Prlic présentaient pour les témoins et d’autres personnes était plus sérieux, puisque plusieurs vivaient et travaillaient à proximité immédiate d’un grand nombre de témoins et de victimes68 ».
40. La Chambre d’appel considère que la Chambre de première instance ne disposait d’aucun élément de preuve lui permettant de rejeter ceux que les Appelants avaient présentés pour s’acquitter de l’obligation qui leur incombait de démontrer que, s’ils étaient mis en liberté, ils n’exerceraient pas de pression sur les témoins et les victimes.
41. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que la Chambre de première instance ait examiné dans leur ensemble les divers éléments à prendre en compte pour déterminer raisonnablement si les Appelants, s’ils étaient mis en liberté, comparaîtraient au procès et ne mettraient pas en danger des victimes, des témoins ou d’autres personnes.
42. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel considère que les conditions exigées à l’article 65 B) du Règlement pour la mise en liberté des Appelants ont été remplies.
43. Les Appelants ont demandé à pouvoir présenter des conclusions orales devant la Chambre d’appel69. Cependant, celle -ci estime que leurs mémoires suffisent et qu’il n’y a pas lieu de présenter des conclusions orales.
44. En conséquence, la Chambre d’appel fait droit à l’appel interjeté contre la Décision attaquée et ordonne que les Appelants soient mis en liberté provisoire aux conditions suivantes :
a) Les Appelants :
i) demeureront dans les limites de leur résidence en République de Croatie ;
ii) remettront leurs passeports au Ministère de l’intérieur de la République de Croatie ;
iii) communiqueront au Ministère de l’intérieur et au Greffier du Tribunal international, dans les trois jours de leur arrivée, l’adresse à laquelle ils séjourneront, et leur signaleront tout changement d’adresse dans les trois jours de ce changement ;
iv) se présenteront une fois par semaine au poste de police local ;
v) consentent à ce que leur présence soit contrôlée, notamment à ce que le Ministère de l’intérieur, des fonctionnaires du Gouvernement de la République de Croatie, des membres de la police locale ou une personne désignée par le Greffier du Tribunal international s’assurent de temps à autre de leur présence par des visites inopinées ;
vi) s’abstiendront de joindre les victimes ou les témoins potentiels ou d’exercer des pressions sur eux de quelque manière que ce soit, et d’entraver de toute autre manière la procédure ou le cours de la justice ;
vii) s’abstiendront de chercher à consulter directement des documents ou des archives ;
viii) s’abstiendront de détruire tout élément de preuve ;
ix) s’abstiendront de parler de l’affaire avec qui que ce soit – notamment les médias – sauf avec leurs conseils et les membres de leur proche famille ;
x) s’abstiendront de tout contact entre eux ou avec d’autres accusés devant le Tribunal international ;
xi) se conformeront rigoureusement à toute exigence jugée nécessaire par les autorités croates pour leur permettre de respecter les obligations que la présente décision met à leur charge ;
xii) reviendront en détention au Tribunal international à la date et à l’heure que la Chambre de première instance fixera ;
xiii) se conformeront strictement à toute ordonnance de la Chambre de première instance modifiant les conditions de leur mise en liberté provisoire ou mettant fin à celle -ci ;
xiv) s’abstiendront d’exercer toute fonction officielle en République de Croatie ;
xv) signaleront au Greffier du Tribunal international toute activité ou occupation, en précisant leur fonction et le nom et l’adresse de l’employeur, dans les trois jours du commencement de celle-ci ;
b) La Chambre d’appel prie les autorités de la République de Croatie de se charger :
i) d’assurer la sécurité personnelle des Appelants durant leur mise en liberté provisoire ;
ii) de veiller au respect des conditions imposées aux Appelants par la présente décision ;
iii) de régler tous les frais liés au transport des Appelants entre l’aéroport de Schiphol (ou tout autre aéroport aux Pays-Bas) et leur lieu de résidence en République de Croatie, à l’aller comme au retour ;
iv) de veiller à ce qu’à leur mise en liberté à l’aéroport de Schipol (ou tout autre aéroport aux Pays-Bas), des représentants désignés par les autorités croates (dont les noms auront été communiqués préalablement à la Chambre de première instance et au Greffe du Tribunal) prennent en charge les Appelants et les escortent pour le reste du trajet jusqu’à leurs lieux de résidence provisoires respectifs ;
v) de veiller à ce qu’un fonctionnaire désigné par les autorités croates (ou tout autre représentant désigné ou agréé par la Chambre de première instance) escorte les Appelants durant leur voyage de retour aux Pays-Bas et les remette aux mains des autorités néerlandaises à l’aéroport de Schiphol (ou tout autre aéroport aux Pays-Bas) à la date et à l’heure qui seront fixées par la Chambre de première instance ;
vi) de faciliter, à la demande de la Chambre de première instance ou des parties, tous les modes de coopération et de communication entre les parties et de garantir la confidentialité de ces communications ;
vii) de ne délivrer aux Appelants aucun nouveau passeport ou titre leur permettant de voyager ;
viii) de vérifier régulièrement la présence des Appelants aux adresses qu’ils auront indiquées au Greffe du Tribunal international et de tenir un registre des procès -verbaux dressés à cette occasion ;
ix) de soumettre chaque mois à la Chambre de première instance et au Greffe un rapport écrit70 sur la présence des Appelants et leur respect des conditions fixées dans la présente décision ;
x) de porter immédiatement à la connaissance du Greffier du Tribunal international la nature de toute menace pesant sur la sécurité des Appelants et de lui adresser des rapports complets sur les enquêtes menées à ce sujet ;
xi) de procéder à l’arrestation immédiate des Appelants au cas où ceux-ci enfreindraient l’une des conditions de leur mise en liberté provisoire, et d’informer sans délai le Greffe et la Chambre de première instance de telles infractions ;
xii) de respecter la primauté du Tribunal international par rapport à toute procédure concernant les Appelants engagée actuellement ou à l’avenir en République de Croatie ;
c) La Chambre d’appel prie le Greffier du Tribunal international :
i) de consulter le Ministère de la Justice des Pays-Bas, les autorités néerlandaises compétentes et les autorités croates compétentes quant aux modalités pratiques de la mise en liberté des Appelants ;
ii) de maintenir les Appelants en détention jusqu’à ce que les mesures nécessaires pour leur voyage aient été prises ;
iii) de transmettre la présente décision aux autorités nationales compétentes ;
d) La Chambre d’appel prie les autorités néerlandaises :
i) de conduire les Appelants à l’aéroport de Schiphol (ou tout autre aéroport aux Pays-Bas) dès que possible ;
ii) de remettre les Appelants, à l’aéroport de Schiphol (ou tout autre aéroport aux Pays-Bas), entre les mains du fonctionnaire désigné par la République de Croatie ;
iii) de s’assurer de la personne des Appelants à leur retour, à la date et à l’heure qui seront fixées par la Chambre de première instance, et de les ramener au Quartier pénitentiaire des Nations Unies ;
e) La Chambre d’appel prie les autorités des États de transit :
i) d’assurer la garde des Appelants tant que ceux-ci seront en transit à l’aéroport ;
ii) d’arrêter les Appelants en cas de tentative d’évasion et de les placer en détention dans l’attente de leur transfert au Quartier pénitentiaire des Nations Unies.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 2 décembre 2004
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre d’appel
___________
Florence Ndepele Mwachande Mumba
[Sceau du Tribunal]