Affaire n° : IT-03-73-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
M. le Juge Kevin Parker

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
29 avril 2004

LE PROCUREUR

c/

IVAN CERMAK
MLADEN MARKAC

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DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES D’IVAN CERMAK ET DE MLADEN MARKAC AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur :

M. Mark Ierace
Mme Laurie Sartorio

Les Conseils des Accusés :

M. Cedo Prodanovic et Mme Jadranka Slokovic, pour Ivan Cermak
MM. Miroslav Separovic et Goran Mikulicic, pour Mladen Markac 

A. Contexte

1. L’acte d’accusation inculpe Ivan Cermak et Mladen Markac de crimes contre l’humanité, en vertu de l’article 5 du Statut du Tribunal international (le « Statut »), et de violations des lois et coutumes de guerre, en vertu de l’article 3 du Statut, pour des crimes qui auraient été commis dans la région de la Krajina, en République de Croatie, entre le 4 août et le 15 novembre 1995. L’acte d’accusation a été confirmé le 24 février 2004. Le 9 mars 2004, le Président du Tribunal a confié l’affaire à la Chambre de première instance II. Les deux Accusés ont été transférés au siège du Tribunal le 11 mars 2004 et leur comparution initiale a eu lieu le lendemain.

2. Le 12 mars 2004, la Défense d’Ivan Cermak (la « Défense de Cermak ») et la Défense de Mladen Markac (la « Défense de Markac ») ont déposé des requêtes en application de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve, aux fins de la mise en liberté provisoire d’Ivan Cermak et de Mladen Markac, respectivement. Les deux requêtes étaient appuyées par une lettre jointe en annexe, émanant du Ministre croate de la justice, qui présentait des garanties offertes par le Gouvernement croate pour la comparution des deux Accusés. Le 25 mars 2004, le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a déposé sa réponse aux requêtes susmentionnées, affirmant que les requêtes devaient être rejetées et que les mesures demandées devaient être refusées. Des arguments oraux ont été entendus le 1er avril 2004. Le 13 avril 2004, une lettre des autorités néerlandaises a été déposée auprès du Greffe. Cette lettre indiquait que le pays hôte n’avait aucune objection à la mise en liberté provisoire des deux Accusés, à condition qu’ils quittent les Pays-Bas aussitôt.

B. Arguments des parties

3. À l’appui de sa requête, la Défense de Cermak soutient notamment qu’il n’y a aucun risque que l’Accusé ne se présente pas à son procès, étant donné qu’il s’est livré volontairement au Tribunal peu de temps après avoir appris qu’un acte d’accusation avait été délivré à son encontre. La Défense affirme qu’il n’y a aucun risque que l’Accusé, s’il est mis en liberté, mette en danger des victimes ou des témoins, étant donné que nombre d’entre eux vivent hors du territoire de la République de Croatie, et que rien ne permet de penser qu’il ait tenté d’influencer ceux qui vivent en Croatie, bien qu’il eût été en position de le faire depuis la commission des crimes allégués. La Défense soutient en outre qu’il n’y a aucun risque que l’Accusé entrave la bonne marche de la justice, puisqu’il a coopéré avec l’Accusation. La preuve en est, selon la Défense, qu’il s’est prêté à trois interrogatoires avec l’Accusation depuis 1998 et qu’il a fourni 132 documents au cours de l’instruction.

4. La Défense de Markac soutient entre autres que Mladen Markac s’est livré volontairement au Tribunal après avoir appris qu’un acte d’accusation avait été délivré à son encontre, qu’il n’y a aucun risque qu’il mette en danger des victimes ou des témoins à charge, puisque rien ne permet de penser qu’il ait entrepris de telles actions bien qu’il eût été en mesure de le faire avant d’être inculpé officiellement, et qu’il a coopéré avec l’Accusation durant l’instruction. Lors de la présentation de ses arguments oraux, la Défense a soutenu qu’il ne serait pas juste envers l’Accusé d’établir un lien entre son affaire et une autre découlant sensiblement des mêmes circonstances, à savoir l’affaire contre Ante Gotovina, et de tirer des conclusions négatives du refus de Gotovina de coopérer avec le Tribunal. La Défense soutient également que, selon les pratiques en vigueur dans les pays européens et d’après la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la détention est la mesure la plus sévère qui puisse être appliquée à un accusé, qu’elle doit donc être utilisée avec discernement, et que lorsque les effets de la détention peuvent être obtenus par des mesures moins restrictives, de telles mesures doivent être appliquées. Enfin, la Défense de Markac soutient que la pratique du Tribunal a évolué vers l’adoption de mesures moins restrictives s’agissant de la mise en liberté provisoire, puisque la condition selon laquelle la mise en liberté provisoire devait être accordée uniquement dans des « circonstances exceptionnelles » a été supprimée de l’article pertinent du Règlement.

5. Dans sa réponse, l’Accusation s’oppose aux requêtes, notamment aux motifs que chaque Accusé est inculpé de violations extrêmement graves du droit international humanitaire et est susceptible d’être condamné à une peine d’emprisonnement qui pourrait représenter une partie importante du restant de ses jours. Selon elle, cela constitue pour chacun d’eux une raison suffisante de ne pas se présenter au procès. L’Accusation fait également valoir qu’au vu de l’incapacité du Gouvernement croate d’exécuter un mandat d’arrêt contre Ante Gotovina, et du fait que le Ministre de la justice a publiquement proclamé l’innocence des Accusés, il convient d’émettre des réserves quant à l’engagement du gouvernement et à sa capacité à respecter les garanties offertes. L’Accusation soutient que la position d’autorité des Accusés, et s’agissant d’Ivan Cermak, sa richesse, contribuerait à ce qu’ils puissent exercer une influence sur des victimes ou des témoins. En outre, au vu des preuves importantes contre chaque Accusé, preuves qui vont leur être communiquées seulement maintenant, la probabilité est aujourd’hui plus grande que les Accusés ne reviendraient pas volontairement au siège du Tribunal s’ils étaient mis en liberté à ce stade.

6. Le Ministre de la justice de la République de Croatie, Mme Vesna Skare-Ozbolt, a affirmé devant la Chambre l’engagement du Gouvernement croate actuel de coopérer avec le Tribunal et en veut pour preuve la position du gouvernement s’agissant des actes d’accusation les plus récents délivrés par le Tribunal à l’encontre de citoyens de la République de Croatie. Elle a également affirmé que le gouvernement se conformerait aux ordonnances du Tribunal et couvrirait les frais et les dépenses liées à la comparution de chaque Accusé devant le Tribunal. Il s’agit là d’une évolution encourageante.

C. Examen

7. La Chambre de première instance admet que certains signes indiquent bien que le niveau de coopération entre le Gouvernement croate et le Tribunal s’est amélioré dernièrement. La présence du Ministre de la justice à l’audience consacrée aux demandes de mise en liberté provisoire en l’espèce n’en est qu’un exemple. Cependant, la Chambre de première instance ne doit pas perdre de vue qu’il s’agit là d’une évolution assez récente, qui devra se confirmer, et ce, dans un certain nombre d’affaires, avant que l’on puisse réellement s’y fier. La Chambre de première instance a également conscience qu’un autre accusé inculpé pour des crimes qui découleraient des mêmes circonstances factuelles qui fondent l’acte d’accusation dressé à l’encontre d’Ivan Cermak et de Mladen Markac, à savoir Ante Gotovina, est toujours en liberté en dépit des efforts déployés par les autorités croates pour l’arrêter. L’expérience récente de l’affaire Gotovina démontre le poids indéniable de l’argument présenté par l’Accusation devant la Chambre selon lequel, dans les circonstances actuelles, l’on ne saurait avoir une confiance aveugle en l’efficacité avec laquelle le Gouvernement croate est en mesure de remplir ses engagements.

8. La Défense a cherché à invoquer la modification de l’article 65 du Règlement, par laquelle a été supprimée la condition expresse de l’existence de « circonstances exceptionnelles », et elle soutient que la pratique du Tribunal s’agissant de la mise en liberté provisoire a changé par voie de conséquence. S’il est vrai que le critère des « circonstances exceptionnelles » a bien été supprimé dudit article, la Chambre de première instance n’accepte pas l’argument selon lequel cette modification reflète ou a entraîné une pratique différente. La signification générale de l’article sous sa forme actuelle est qu’un accusé ne peut être mis en liberté une fois qu’il a été détenu, sauf sur ordre d’une Chambre. La mise en liberté ne peut être ordonnée par une Chambre, entre autres, que si cette dernière est convaincue :

• que l’accusé comparaîtra au procès, et

• que s’il est mis en liberté, l’accusé ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

L’article n’a toutefois ni pour objet ni pour conséquence de rendre la mise en liberté systématique ou obligatoire dès lors qu’une Chambre est convaincue de ces points. Son application exclut plutôt la prise d’une ordonnance de mise en liberté à moins que la Chambre ne soit convaincue desdits points. Si tel est le cas (et si les autres critères sont également remplis), il revient alors à la Chambre d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Cette discrétion doit être exercée à la lumière de toutes les circonstances de l’espèce. Ces circonstances doivent être évaluées par la Chambre, et doivent la convaincre que la mise en liberté provisoire est justifiée en l’espèce. Si tel n’est pas le cas, la Chambre n’ordonnera pas la mise en liberté. Ainsi, si la modification de l’article 65 a bien supprimé ce qui était une condition expresse supplémentaire, à savoir la nécessité de l’existence de « circonstances exceptionnelles » avant que la mise en liberté ne puisse être ordonnée, l’accusé doit toujours convaincre la Chambre que sa mise en liberté est justifiée dans une affaire particulière.

9. On l’a dit, des références à la pratique actuellement en vigueur dans les États européens et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ont été faites. Il est évident que le cadre juridique dans lequel opèrent la Cour européenne des droits de l’homme et les juridictions des États européens n’est pas celui qui s’applique au Tribunal. Néanmoins, tous ont en commun des principes sous-jacents, notamment le souci de la liberté individuelle et la nécessité de la mettre en balance avec une administration efficace de la justice, par la poursuite des personnes accusées de crimes. Le Tribunal prend en compte la pratique de la Cour européenne des droits de l’homme1. Bien qu’il soit reconnu que la détention est la mesure la plus sévère qui puisse être imposée à un accusé et qu’elle doit être utilisée uniquement lorsque aucune autre mesure ne peut parvenir aux mêmes effets, il est reconnu que cela n’exclut pas le recours à la détention quand cela est justifié2.

10. Il est important de garder à l’esprit que ce Tribunal connaît spécifiquement d’infractions telles que des violations graves du droit international humanitaire et particulièrement des Conventions de Genève de 1949, le génocide, des violations graves des lois ou coutumes de guerre et des crimes contre l’humanité. La nature et les circonstances des infractions portées devant ce Tribunal sont intrinsèquement graves. Il est donc probable qu’en cas de reconnaissance de culpabilité, la peine appropriée sera sévère. Cela contraste dans une certaine mesure avec les juridictions nationales, qui ont généralement une compétence qui s’étend également à un large éventail d’infractions moins graves.

11. En outre, tandis que les juridictions nationales bénéficient du soutien de la police et d’autres organismes au sein de l’État auquel ils appartiennent et qu’il existe des moyens reconnus d’assurer l’exécution de leurs ordonnances sur le territoire dudit État, la situation du Tribunal est différente. Le Tribunal est dépendant de la coopération effective et de l’appui des gouvernements et des organismes des États. Dès lors, pour le Tribunal, la perspective d’une mise en liberté provisoire dans l’attente du procès et les risques potentiels que cela implique pour les victimes, les témoins et la bonne administration de la justice peuvent avoir une portée différente, à maints égards, de celle qu’ils revêtent normalement pour une juridiction nationale.

12. La Chambre fait également remarquer que la nature des accusations portées contre chaque Accusé en l’espèce est à première vue très grave. La teneur et les détails des éléments de preuve sur lesquels l’Accusation entend se fonder doivent encore être communiqués aux Accusés, conformément à la procédure en vigueur au Tribunal. L’appréciation par ces derniers de la solidité du dossier de l’Accusation et de leurs chances au procès est susceptible de changer quant ils seront davantage au fait de ces questions. Dès lors, la manière dont ils se sont comportés par le passé n’est pas nécessairement un indicateur fiable de leur comportement futur dans le cadre de ce procès.

13. Étant donné toutes les circonstances de l’espèce telles qu’elles sont connues par la Chambre de première instance, notamment eu égard à l’apparente gravité des accusations portées contre chaque Accusé, la Chambre de première instance n’est pas convaincue, s’agissant des deux Accusés, que, s’ils sont mis en liberté, ils comparaîtront au procès et ne mettront pas en danger une victime ou un témoin. La Chambre de première instance n’est pas persuadée que les Accusés devraient être mis en liberté provisoire.

14. Par ces motifs, les requêtes sont rejetées.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 29 avril 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
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Carmel Agius

[Sceau du Tribunal]
1. Voir par exemple Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et consorts, affaire n° IT-01-47-PT, Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Amir Kubura, 19 décembre 2001 ; voir également Le Procureur c/ Rahim Ademi, affaire n° IT-01-46-PT, Ordonnance relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002.