Affaire No : IT-94-2-AR72

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Asoka de Zoysa Gunawardana
M. le Juge Fausto Pocar

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
9 janvier 2003

LE PROCUREUR
C/
DRAGAN NIKOLIC

__________________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’ACTE D’APPEL

___________________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Upawansa Yapa

Le Conseil de la Défense :

M. Howard Morrison
Mme Tanja Radosavljevic

 

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (la « Chambre d’appel » et le « Tribunal »),

VU l’« Acte d’appel, déposé en application de l’article 108 du Règlement de procédure et de preuve, contre la Décision datée du 9 octobre 2002 rendue par la Chambre de première instance II relativement à l’exception d’incompétence soulevée par la Défense » déposé par Dragan Nikolic (« l’Appelant ») le 7 novembre 2002 (« l’Acte d’appel ») contre la « Décision relative à l’exception d’incompétence du Tribunal soulevée par la Défense » rendue par la Chambre de première instance II le 9 octobre 2002 (la « Décision attaquée »),

VU la « Requête présentée le 7 novembre 2002 en application de l’article 127, et en référence aux articles 72 et 108, relative à l’Acte d’appel déposé en application de l’article 108 du Règlement de procédure et de preuve, contre la Décision datée du 9 octobre 2002 rendue par la Chambre de première instance II relativement à l’exception d’incompétence soulevée par la Défense » déposée par l’Appelant le 8 novembre 2002 (la « Requête déposée en application de l’article 127 »), par laquelle il demande, au cas où l’appel aurait dû être introduit en application de l’article 72 et non de l’article 108 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), la modification des délais de dépôt afin que l’Acte d’appel déposé soit considéré comme relevant de l’article 72,

VU la Réponse de l’Accusation aux deux documents de la Défense déposés le 8 novembre 2002 et présentés comme étant respectivement un Acte d’appel en application de l’article 108 et une Requête aux fins de prorogation de délai en application de l’article 127 (« Prosecution Response to the Two Defence Documents filed on 8 November 2002 purporting to be a Notice of Appeal pursuant to Rule 108 and a Motion for Extension of Time under Rule 127 Respectively ») déposée le 18 novembre 2002, par laquelle l’Accusation fait valoir que l’article 108 du Règlement est manifestement inapplicable et que l’exception préjudicielle soulevée par la Défense revient à contester la compétence du Tribunal à l’égard de l’accusé et semble donc à première vue relever de l’article 72 D) i),

VU l’Ordonnance du Président portant nomination d’un collège de juges de la Chambre d’appel (« Order of the President Assigning Judges to a Bench of the Appeals Chamber ») rendue le 29 novembre 2002, par laquelle le Président a précisé qu’un appel interjeté en application de l’article 108 du Règlement doit être examiné par un collège de cinq juges de la Chambre d’appel, tandis qu’un appel interjeté en application de l’article 72 du Règlement est examiné par un collège de trois juges avant d’être tranché en dernier ressort par un collège de cinq juges, et a nommé un collège de cinq juges pour examiner l’Acte d’appel et la Requête déposée en application de l’article 127,

ATTENDU que l’article 108 du Règlement s’applique uniquement aux appels de jugements finals,

CONSIDÉRANT, par conséquent, que l’article 108 du Règlement ne saurait servir de fondement à un appel interjeté contre la Décision attaquée,

ATTENDU que l’article 72 B) i) du Règlement prévoit que les décisions relatives aux exceptions d’incompétence peuvent faire l’objet d’un appel interlocutoire,

ATTENDU qu’en application des articles 72 D) et E) du Règlement, un appel peut être interjeté en application de l’article 72 B) i) uniquement si la décision attaquée concerne une objection selon laquelle l’acte d’accusation ne se rapporte pas :

i) à l’une des personnes mentionnées aux articles 1, 6, 7 et 9 du Statut
ii) aux territoires mentionnés aux articles 1, 8 et 9 du Statut
iii) à la période mentionnée aux articles 1, 8 et 9 du Statut
iv) à l’une des violations définies aux articles 2, 3, 4, 5 et 7 du Statut ;

ATTENDU que la Décision attaquée a été rendue relativement à une Requête qui contestait la compétence du Tribunal à juger l’Appelant en raison de l’illégalité présumée de l’arrestation de ce dernier, mais qui ne contestait l’acte d’accusation sur la base d’aucun des moyens énumérés ci-dessus,

ATTENDU, par conséquent, que l’article 72 du Règlement ne peut servir de fondement à un appel de la Décision attaquée,

ATTENDU que l’Appelant aurait dû déposer sa requête initiale devant la Chambre de première instance en application de l’article 73 du Règlement, et qu’il peut solliciter de la Chambre toute prorogation de délai nécessaire aux fins de demander la certification prévue à l’article 73 B),

REJETTE l’Acte d’appel et la Requête déposée en application de l’article 127.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
_________________
Theodor Meron

Le 9 janvier 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Juge Shahabuddeen joint une Opinion dissidente à la présente Décision.

[Sceau du Tribunal]


OPINION DISSIDENTE DU JUGE SHAHABUDDEEN

1. Si j’accueille avec intérêt la position de la Chambre d’appel selon laquelle l’Appelant ne peut interjeter appel en application de l’article 72 D) i) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») mais doit se fonder sur l’article 73 pour ce faire, je n’y adhère malheureusement pas et je vais m’en expliquer ci-après.

A. Introduction

2. Le 17 mai 2001, l’accusé a déposé devant la Chambre de première instance II une requête contestant son arrestation au motif qu’elle faisait suite à un enlèvement illicite. Après débats des parties, l’accusé a déposé le 29 octobre 2001 une deuxième requête aux mêmes fins mais exposant de façon plus précise les questions en cause. La Chambre de première instance a rejeté cette requête le 9 octobre 2002.

3. La Chambre de première instance a rendu sa décision un an après le dépôt de la deuxième requête ; il s’agit d’une décision motivée et considérable, d’une quarantaine de pages. Au paragraphe 2, la Chambre de première instance a indiqué qu’« [e]n l’espèce, Nikolic conteste la compétence du Tribunal à connaître des allégations portées à son encontre en application de l’article 72 A) i) du Règlement ». Les parties ont adopté la même position, à savoir qu’elles se sont toutes deux prévalues de cette disposition ; aucune référence n’a été faite à l’article 73. Rien ne permet de penser que la Chambre de première instance a cru qu’elle exerçait ses fonctions dans le cadre de l’article 73 ; on doit donc raisonnablement en déduire qu’elle pensait agir sur la base de l’article 72. On est libre de penser qu’elle aurait dû se fonder sur une autre disposition ; mais c’est une autre question que celle de savoir en application de quelle disposition elle pensait agir.

4. Le 7 novembre 2002, l’accusé a déposé un acte d’appel, qu’il a présenté comme relevant de l’article 108 du Règlement, relatif aux appels de jugements finals. Lors d’une conférence de mise en état tenue plus tard le même jour, le Juge Agius a soulevé la question de savoir si l’appel aurait dû être introduit en application de l’article 72. Le 8 novembre 2002, l’accusé a alors déposé une nouvelle requête dont le titre commence par « Requête présentée […] en application de l’article 127, et en référence aux articles 72 et 108 » (la « Requête déposée en application de l’article 127 »).

5. Dans sa Requête déposée en application de l’article 127, l’accusé a demandé à la Chambre d’appel une prorogation de délai en vue d’introduire un appel interlocutoire en application de l’article 72. La Chambre d’appel rejette maintenant l’Acte d’appel et la Requête déposée en application de l’article 127 au motif que l’Appelant ne peut interjeter d’appel interlocutoire sur la base de l’article 72 ; elle considère qu’il a le droit d’interjeter un tel appel mais uniquement en application de l’article 73, si l’appel a été certifié.

6. Selon l’approche retenue par la Chambre d’appel, la question qui se pose est celle de savoir si l’Appelant est fondé à interjeter un appel interlocutoire, sur certification, en application de l’article 73 ; dans la négative, peut-il se prévaloir de l’article 72 ? Y a-t-il lieu d’entendre les parties avant que la Chambre d’appel ne statue sur ces questions ? Nous allons examiner ces différents points ci-après.

B. Dispositions applicables

Article 72
Exceptions préjudicielles

A) Les exceptions préjudicielles, à savoir :

i) l’exception d’incompétence,
ii) l’exception fondée sur un vice de forme de l’acte d’accusation,
iii) l’exception aux fins de disjonction de chefs d’accusation joints conformément à l’article 49 ci-dessus ou aux fins de disjonction d’instances conformément au paragraphe B) de l’article 82 ci-après ou
iv) l’exception fondée sur le rejet d’une demande de commission d’office d’un conseil formulée aux termes de l’article 45 C),

doivent être enregistrées par écrit et au plus tard trente jours après que le Procureur a communiqué à la défense toutes les pièces jointes et déclarations visées à l’article 66 A) i). La Chambre se prononce sur ces exceptions préjudicielles dans les soixante jours suivant leur dépôt et avant le début des déclarations liminaires visées à l’article 84 ci-après.

B) Les décisions relatives aux exceptions préjudicielles ne pourront pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion :

i) des exceptions d’incompétence,
ii) des cas où la Chambre de première instance a certifié l’appel, après avoir vérifié que la décision touche une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure.

C) […]

D) Aux fins des paragraphes A) i) et B) i) supra, l’exception d’incompétence s’entend exclusivement d’une objection selon laquelle l’acte d’accusation ne se rapporte pas :

i) à l’une des personnes mentionnées aux articles 1, 6, 7 et 9 du Statut
ii) aux territoires mentionnés aux articles 1, 8 et 9 du Statut
iii) à la période mentionnée aux articles 1, 8 et 9 du Statut
iv) à l’une des violations définies aux articles 2, 3, 4, 5 et 7 du Statut.

E) L’appel interjeté en application du paragraphe B) i) supra est rejeté si une formation de trois juges, nommée par le Président du Tribunal, décide que le recours n’est pas susceptible de remplir l’une des conditions mentionnées au paragraphe D).

Article 73
Autres requêtes

A) Chacune des parties peut, à tout moment après que l’affaire a été attribuée à une Chambre de première instance, saisir celle-ci d’une requête, autre qu’une exception préjudicielle, en vue d’une décision ou pour obtenir réparation. Les requêtes peuvent être écrites ou orales au gré de la Chambre de première instance.

B) Les décisions relatives à toutes les requêtes ne pourront pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion des cas où la Chambre de première instance a certifié l’appel, après avoir vérifié que la décision touche une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure.

C) […]

C. L’article 73 n’ouvre pas droit à un appel interlocutoire en l’espèce

7. À mon humble avis, trois raisons portent à penser de la sorte. Premièrement, l’article 73 traite de l’introduction d’« autres requêtes ». Aux termes de son paragraphe A), une « autre requête » peut être introduite « à tout moment ». Sous réserve de l’approbation de la Chambre de première instance, un accusé peut donc attendre le dernier moment d’un long procès pour introduire une « autre requête ». Dans un cas comme celui qui nous occupe, où l’on cherche à empêcher l’ouverture du procès, on peut s’attendre à ce que la requête doive être introduite au stade préliminaire de la procédure. Cette exigence figure à l’article 72. Sans indiquer à partir de quand les exceptions préjudicielles peuvent être déposées, cet article prévoit qu’elles « doivent être enregistrées … au plus tard trente jours après que le Procureur a communiqué à la défense toutes les pièces jointes et déclarations visées à l’article 66 A) i) » et que la « Chambre se prononce sur ces exceptions préjudicielles dans les soixante jours suivant leur dépôt et avant le début des déclarations limitatives visées à l’article 84 ». Quant à savoir s’il a été satisfait à cette exigence en l’espèce, c’est une autre question.

8. Deuxièmement, le paragraphe B) de l’article 73 évoque « une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, [et dont le] règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure » ; un appel interlocutoire doit donc se limiter à de telles questions. Ce libellé, comme celui de l’article 72 B) ii), suppose que l’on ne met pas en cause une condition première de l’existence ou de l’exercice de la compétence du tribunal à connaître de l’affaire. L’objet de cette disposition est autre : c’est de « l’équité et la rapidité du procès ou son issue » qu’il est question. On peut concevoir qu’elle permette le non-lieu au bénéfice de l’accusé si un élément affecte l’équité ou la rapidité des procédures. Mais il ne s’agit pas ici de déterminer si l’instance aurait dû être engagée : le fondement des poursuites n’est pas en cause. Ceci ressort également clairement de l’article 72 B) ii), qui ne s’applique qu’aux paragraphes A) i), ii) et iii) du même article ; ceux-ci, comme nous l’avons dit précédemment, concernent respectivement les vices de forme de l’acte d’accusation, la disjonction de chefs d’accusation et la commission d’office d’un conseil. Ils ne portent en rien sur des questions qui peuvent affecter l’existence d’une compétence ab initio ou l’exercice de cette compétence.

9. Troisièmement, l’article 72 A) exige que les exceptions préjudicielles se fassent « par écrit », alors qu’aux termes de l’article 73 A), les « autres requêtes » peuvent être « écrites ou orales au gré de la Chambre de première instance ». De toute évidence, une requête susceptible d’empêcher l’ouverture du procès est suffisamment importante pour justifier qu’elle se fasse par écrit. Le pouvoir discrétionnaire de décider si une « autre requête » doit introduite par écrit ou peut l’être oralement, que l’article 73 A) confère à la Chambre de première instance, ne s’applique pas à une requête qui pourrait empêcher l’ouverture du procès : la question ne porte pas sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire mais sur le fait de savoir si celui-ci a été accordé au départ. Par conséquent, une requête visant à empêcher l’ouverture du procès ne peut prendre la forme d’un appel interlocutoire en application de l’article 73.

D. L’article 72 ouvre droit à un appel interlocutoire en l’espèce

10. L’article 72 D) i) n’est peut-être pas aussi bien rédigé qu’il aurait pu l’être. Il n’en reste pas moins que, même si ses dispositions ont manifestement pour objet de limiter le droit à un appel interlocutoire, il n’a pas été conçu pour supprimer entièrement ce droit. Un appel peut être interjeté en application de l’article 72 D) i), ii) et iii) ; il devrait également pouvoir se faire en application de l’alinéa i) de l’article. Cependant, le droit d’appel que l’alinéa i) était censé ouvrir est illusoire s’il ne concerne pas une situation de ce type : un candidat appelant est, dans tous les cas concrets, une personne au sens de cette disposition et n’a donc pas le droit d’interjeter appel, sauf s’il n’est pas une personne au sens de cette disposition parce que, pour quelque raison que ce soit, le Tribunal ne peut ab initio exercer sa compétence à son égard. Si ce n’est pas le cas, l’appel interlocutoire peut se faire en vertu des alinéas ii), iii) et iv) de l’article 72 D) mais non de l’alinéa i).

11. Une personne privée à tort de sa liberté avant le dépôt d’un acte d’accusation peut introduire une requête de type habeas corpus avant le dépôt de l’acte d’accusation indépendamment du Règlement de procédure et de preuve, car la compétence pour entendre et trancher une question aussi fondamentale existe incontestablement1. Toutefois, on peut raisonnablement considérer que, si une personne utilise une telle voie de droit après le dépôt d’un acte d’accusation, elle le fera sous la forme d’une exception préjudicielle en application du Règlement, puisqu’il est logique que, lorsqu’un acte d’accusation a été déposé, comme c’est le cas ici, l’exception d’incompétence soit liée à l’acte d’accusation sur la base duquel on demande au Tribunal d’exercer sa compétence.

12. Le Règlement de procédure et de preuve permet donc d’exciper de son enlèvement après le dépôt d’un acte d’accusation. La Chambre d’appel en convient parce qu’elle estime que, sous réserve de certification, un appel peut être interjeté en application de l’article 73. Cependant, si, pour les raisons exposées précédemment, l’article 73 du Règlement ne peut s’appliquer, l’article 72 s’applique à plus forte raison en tant que dernière disposition applicable. Il y a donc tout lieu d’interpréter l’article 72 comme permettant un appel interlocutoire dans un tel cas. Dans le cas contraire, l’article 72 D) i), en permettant un appel interlocutoire ex facie mais non dans les faits, serait lettre morte.

13. J’ai étudié l’argument selon lequel un appel comme ceux interjetés dans les affaires Barayagwiza2 et Semanza3 serait maintenant exclu par une disposition telle que celle de l’article 72 D) i) et que le cas présent s’y apparenterait en ce qu’il concerne la légalité de certains actes. Je ne suis pas convaincu qu’il y ait là une similarité pertinente.

14. Dans ces espèces, comme dans les affaires Rwamakuba4 et Kajelijeli5, aucune allégation d’enlèvement n’a été formulée6. Certes, ces affaires et la présente instance ont de commun qu’elles comportent une allégation d’arrestation illégale s’accompagnant d’une violation des droits de l’homme. Cependant, dans les espèces citées, l’illégalité alléguée avait trait à la manière dont le Tribunal avait accompli des actes qu’il était habilité à accomplir. Dans le cas présent, l’argument de l’appelant est que, pour une raison ou pour une autre, le Tribunal doit être considéré comme responsable de l’enlèvement allégué. Le Tribunal n’a jamais été habilité à procéder à des enlèvements, et il ne peut donc y avoir de discussion sur la légalité d’un enlèvement effectué correctement. On peut difficilement justifier qu’une personne enlevée ne puisse soutenir qu’elle n’est pas une personne « mentionnée aux articles 1, 6, 7 et 9 du Statut » au sens de l’article 72 D) i), que pour cette raison le Tribunal ne peut exercer sa compétence à son égard, et que par conséquent elle a le droit d’interjeter appel en application de l’article 72 B) i).

15. Il convient de se rappeler qu’au TPIR, les dispositions correspondant à l’article 73 du Règlement du TPIY ne permettent pas d’interjeter appel. Si un accusé enlevé ne peut interjeter appel en application de l’équivalent au TPIR de l’article 72 D) i) du Règlement du TPIY, il n’a donc aucun droit d’appel – même si l’espèce comporte une allégation d’enlèvement. On ne pourrait, au TPIR, recourir à l’argumentation compensatoire de la Chambre d’appel selon laquelle un appel est possible en l’espèce, sous réserve de certification, en vertu de l’article 73 du Règlement du TPIY.

16. Il reste à examiner un argument, évoqué dans la présente décision, selon lequel la thèse de l’Appelant est fondée sur « l’illégalité présumée de l’arrestation de ce dernier, mais […] ne contestait l’acte d’accusation sur la base d’aucun des moyens » énumérés à l’article 72 D). Cela laisse entendre que l’Appelant a mis en cause la légalité de son arrestation mais n’a pas contesté l’acte d’accusation sur la base de l’un desdits moyens. La question est donc de savoir ce qu’il a fait valoir devant la Chambre de première instance.

17. Il est assez clair que la Chambre de première instance a compris, à juste titre, que l’Appelant contestait la validité de l’acte d’accusation au motif que ce dernier était vicié du fait de l’enlèvement présumé ; s’il contestait la validité de l’acte d’accusation à proprement parler, il ne pouvait le faire qu’en vertu de l’article 72 D) i). Cette position adoptée par l’Appelant ressort clairement du paragraphe 1 de sa requête du 17 mai 2001, introduite devant la Chambre de première instance, et dans laquelle il a affirmé que la décision qu’il appelait de ses vœux « s’attacherait à la compétence telle que prévue à l’article 72 A) i) du Règlement de procédure et de preuve ... en ce sens que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Chambre de première instance déciderait de renoncer à exercer sa compétence ou à l’étendre à l’acte d’accusation et/ou au défendeur ». La référence faite par l’Appelant à l’article 72 A) i) a été comprise comme restreinte par l’article 72 D) et, en particulier, par l’alinéa i) de cette disposition.

18. Il appartiendra en dernière analyse à la Chambre d’appel de dire si des réserves actuelles à l’adage male captus, bene detentus doivent à leur tour être nuancées par l’obligation mise par l’article 29 du Statut à la charge de l’État concerné de renvoyer immédiatement l’accusé au Tribunal si ce dernier a dû remettre l’accusé en liberté dans les limites du territoire de cet État7 ­ plus particulièrement compte tenu du fait qu’à la période concernée, on pouvait constater que ledit État manquait à son obligation de coopérer avec le Tribunal telle qu’elle découlait de cet article du Statut. En fin de compte, ce serait également à la Chambre d’appel de dire si le renvoi de l’article 72 B) i) à une exception d’incompétence inclut le cas où il y a compétence, mais où la bonne administration de la justice exige que la Chambre de première instance, dans le cadre de ses pouvoirs discrétionnaires, suspende indéfiniment l’exercice de cette compétence. Ces questions peuvent cependant être étudiées plus tard ; elles ne doivent pas empiéter sur l’examen de la question de savoir si l’appel est fondé en vertu de l’article 72 ou s’il ne peut être interjeté qu’en vertu de l’article 73, sous réserve d’obtenir la certification.

E. La nécessité d’entendre les parties

19. En tant que principe général du droit, il ne semble pas approprié que la Chambre d’appel décide, sans donner aux parties la possibilité d’être entendues sur la question, que l’Appelant n’a pas le droit d’interjeter appel en vertu de l’article 72 mais que, sous réserve d’obtenir la certification, il pourrait le faire en vertu de l’article 73.

20. Il y a, entre les deux articles, une différence légère mais significative. L’article 73 B) dispose expressément que les décisions ne pourront « pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion des cas où la Chambre de première instance a certifié l’appel ». On peut penser qu’il est probable que la certification (et toute prorogation de délai nécessaire) soit accordée par la Chambre de première instance ; cependant, c’est une question qui doit être tranchée par elle. Si la Chambre de première instance ne fait pas droit à la demande de certification, les voies de droit sont épuisées : il n’y a pas droit à interjeter un appel interlocutoire. Par contre, les articles 72 B) i) et D) i), selon l’interprétation que j’en fais, prévoient bien ce droit. Tel est mon avis, bien que le membre de phrase « pour lesquelles un appel des deux parties est de droit » ait été supprimé du libellé de cet article en avril 2002 : ces mots visaient le mode d’exercice du droit en question et non son existence même. Il est vrai que, conformément à l’article 72 E), l’appel peut être rejeté par une formation de trois juges faisant filtrage (qui sont toujours, dans la pratique, des membres de la Chambre d’appel)8 s’ils estiment que le recours n’est pas susceptible de remplir l’une des conditions mentionnées au paragraphe D) ; mais cette faculté de rejet ne change rien au fait qu’un « appel » aura été interjeté ou que ce qui aura été rejeté est un « appel ». Par conséquent, l’Appelant a le droit de s’adresser à un collège de 3 juges de la Chambre d’appel.

21. Il s’ensuit que la question de savoir si la disposition applicable est l’article 72 ou bien l’article 73 est une question de fond. Puisque les deux parties, tout comme la Chambre de première instance, ont agi en vertu du premier article et non du second, il ne paraît pas être opportun que la Chambre d’appel poursuive la procédure en se fondant sur l’applicabilité en l’espèce de l’article 73, sans au moins donner d’abord la possibilité aux parties d’être entendues.

F. Conclusion

22. La Chambre d’appel rejette l’Acte d’appel de l’Appelant et la Requête qu’il a déposée en application de l’article 127. La Chambre en a décidé ainsi parce qu’elle estime qu’un appel peut être interjeté, sous réserve d’obtenir la certification, en vertu de l’article 73, et non pas en vertu de l’article 72. Pour les raisons précédentes, je regrette de ne pouvoir souscrire à la décision prise par la Chambre d’appel ou au point de vue selon lequel cette décision devait être prise sans donner dans un premier temps la possibilité aux parties d’être entendues sur la question spécifique faisant l’objet de la décision.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

______________
Mohamed Shahabuddeen

Le 9 janvier 2003
La Haye (Pays-Bas)


1 - Voir Barayagwiza c/ le Procureur, ICTR-97-19-AR72 du 3 novembre 1999, par. 88, et Semanza c/ le Procureur, ICTR-97-20-A du 31 mai 2000, par. 112.
2 - ICTR-97-19-AR72 du 3 novembre 1999.
3 - ICTR-97-20-A du 31 mai 2000.
4 - ICTR-98-44-A du 11 juin 2001.
5 - ICTR-98-44-A-T du 16 novembre 2001.
6 - Une allégation d’enlèvement a été faite dans Simic, affaire n° IT-95-9-PT, 18 octobre 2000, mais la question n’a pas été portée devant la Chambre d’appel. Voir Simic, IT-95-9-AR108bis, 27 mars 2001.
7 - Voir paragraphe 104 de la Décision attaquée.
8 - Plus tard, en décembre 2002, l’article a été modifié de sorte à indiquer clairement qu’il était envisagé de recourir à des juges de la Chambre d’appel seulement.