Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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2 (Vendredi 29 novembre 1996.)

3 (Audience de décision de sentence.)

4 (Audience publique.)

5 M. le Président: Veuillez vous asseoir.

6 L'audience est ouverte. Monsieur le Greffier, voulez-vous annoncer

7 l'affaire inscrite au rôle et faire entrer l'accusé?

8 M. Marro: Monsieur le Président, il s'agit du dossier IT-96-22, le

9 Procureur de ce Tribunal contre Drazen Erdemovic.

10 M. le Président: Est-ce que les cabines d'interprétation sont prêtes,

11 pendant que les photographes terminent?

12 Et est-ce que tout le monde m'entend? Maître Babic, vous m'entendez? Et le

13 Procureur m'entend? Monsieur Drazen Erdemovic, m'entendez-vous? Vous

14 m'entendez?

15 M. Erdemovic (interprétation): Oui.

16 M. le Président: Merci.

17 Je voudrais que soient identifiés les représentants du Bureau du

18 Procureur.

19 M. Ostberg (interprétation): Je m'appelle Eric Ostberg. Je représente le

20 Bureau du Procureur; je suis accompagné de M. Mark Harmon.

21 M. le Président: Qui représente l'accusé?

22 M. Babic (interprétation): Je m'appelle Jovan Babic, avocat venu de

23 Yougoslavie.

24 M. le Président: Merci.

25 Pour déterminer la sentence appropriée à l'égard de Drazen Erdemovic, la

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1 Chambre a fondé sa décision sur une argumentation de droit et une

2 argumentation de fait qu'elle se propose de résumer, dans ses grandes

3 lignes, étant rappelé que la décision dans son intégralité sera à la

4 disposition du public dans la version faisant foi, version française, dès

5 la fin de la présente audience.

6 Le dispositif de la décision elle même, dispositif qui porte prononcé de

7 la sentence, sera lu à la fin du présent résumé, l'accusé étant présent,

8 conformément aux dispositions de l'Article 101D du Règlement.

9 La décision, adoptée par les Juges, s'articule de la manière suivante.

10 Après un rappel historique de la procédure et avant toute argumentation,

11 la Chambre a estimé nécessaire dans la présente affaire d'examiner la

12 validité du plaidoyer de culpabilité de l'accusé. Elle a ensuite défini le

13 cadre juridique de sa compétence en identifiant le droit et les principes

14 qu'elle juge applicables en matière de crime contre l'humanité. Elle a

15 enfin analysé les faits reprochés à l'accusé, notamment sous l'angle des

16 circonstances atténuantes invoquées par lui au soutien de sa défense.

17 Compte tenu des circonstances qui ont entouré le plaidoyer de culpabilité

18 de Drazen Erdemovic, la Chambre a estimé qu'il était de sa compétence,

19 avant toute discussion au fond, d'examiner la validité de ce plaidoyer.

20 Elle s'est d'abord assurée que, dès sa comparution initiale, Drazen

21 Erdemovic avait plaidé coupable volontairement et en pleine connaissance

22 de la nature de l'accusation et de ses conséquences. La Chambre s'est

23 appuyée notamment sur les rapports des expertises mentales qu'elle avait

24 elle-même ordonnées. Mais l'accusé a invoqué, pour expliquer sa conduite,

25 la nécessité dans laquelle il s'est trouvé d'obéir à son supérieur

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1 militaire, et la contrainte physique et morale née des menaces exercées

2 sur sa propre vie et celle de sa femme et de son enfant.

3 La Chambre a légitimement pu se poser la question de savoir si les

4 éléments invoqués, susceptibles en soi d'atténuer la peine, peuvent

5 également et selon la force probante qui leur est conférée être considérés

6 comme des faits justificatifs de la conduite criminelle et, par là même,

7 affecter jusqu'à l'existence du crime lui-même. A cet égard, la Chambre

8 rappelle d'abord que le choix de plaider coupable participe chez un accusé

9 d'une ligne de défense qui lui est formellement reconnue dans la procédure

10 en vigueur au Tribunal. Cette stratégie a été pleinement et consciemment

11 assumée par la défense.

12 S'agissant de l'ordre du supérieur, seule hypothèse prévue au Statut, il

13 n'exonère pas l'accusé de sa responsabilité pénale. Tout au plus peut-il

14 justifier une diminution de la peine si le Tribunal l'estime conforme à la

15 justice.

16 Mais s'agissant de la contrainte physique et morale accompagnant l'ordre

17 du supérieur, et en l'absence de toute référence statutaire, la Chambre a

18 examiné comment le Tribunal militaire international de Nuremberg et les

19 tribunaux militaires internationaux de l'après-guerre avaient fait le

20 départ entre la contrainte exonératoire et justificative du crime, et la

21 contrainte considérée comme motif de diminution de la peine.

22 Or il s'avère que, si la justification tirée de la contrainte morale et de

23 l'état de nécessité, qui sont nés de l'ordre supérieur, n'est pas exclue

24 absolument, ses conditions d'application sont particulièrement strictes.

25 Les faits invoqués, à les supposer prouvés, doivent être analysés au

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1 regard de critères très rigoureux et appréciés "in concreto", faisant

2 intervenir notamment l'absence de choix moral de l'accusé mis en situation

3 de n'avoir pas pu y résister. Dès lors, dans son pouvoir souverain

4 d'appréciation, la Chambre a entendu se placer au niveau le plus exigeant

5 dès lors que le champ de compétence de ce tribunal est le jugement des

6 infractions les plus graves du droit international humanitaire.

7 Or les éléments tirés des faits de l'espèce et des débats à l'audience

8 n'ont pas permis aux Juges de considérer que la preuve avait été rapportée

9 pour l'exonération totale de la responsabilité de l'accusé. Les éléments

10 invoqués par sa défense seront dès lors pris en considération -comme nous

11 le verrons plus loin- à titre de circonstances atténuantes, si les faits

12 sont prouvées. Et c'est sur ces bases que la Chambre a donc, en

13 conclusion, confirmé la validité du plaidoyer de culpabilité de Drazen

14 Erdemovic.

15 Comme je l'ai annoncé, la Chambre va à présent définir le cadre juridique,

16 c'est-à-dire le droit et les principes applicables.

17 Si elle a estimé devoir le faire, c'est parce que la sentence rendue dans

18 la présente affaire est la première émanant du Tribunal pénal

19 international et relative à un crime contre l'humanité.

20 La Chambre a été dès lors confrontée à des questions d'ordre juridique

21 qu'elle a été dans la nécessité de résoudre préalablement à l'examen

22 proprement dit de la gravité des faits et de la situation de l'accusé. Ces

23 questions sont dans l'ordre logique où elles ont été traitées:

24 premièrement, l'échelle des peines applicables lorsque l'accusé est jugé

25 coupable d'un crime contre l'humanité; deuxièmement, les principes

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1 gouvernant la détermination de la peine; troisièmement, l'exécution de la

2 peine.

3 Premièrement, l'échelle des peines applicables lorsque l'accusé est jugé

4 d'un crime contre l'humanité. Aux termes du Statut et du Règlement, le

5 Tribunal impose à un accusé qui plaide ou est jugé coupable, exclusivement

6 des peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement à vie.

7 Or, hormis la référence à la grille générale des peines d'emprisonnement

8 appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie -et qui sera discutée

9 plus loin-, aucune indication n'est particulièrement spécifiée dans les

10 textes sur la durée de la peine d'emprisonnement encourue pour crime

11 contre l'humanité. Aussi bien la Chambre a-t-elle identifié les

12 caractéristiques propres à ce crime et aux peines qui ont été attachées

13 par le droit international, ainsi que par les droits nationaux.

14 Comme cela a été dit à Nuremberg et comme cela a été rappelé par le

15 Conseil de sécurité, dans sa résolution créant le Tribunal pénal

16 international, les crimes contre l'humanité désignent des actes inhumains

17 d'une extrême gravité. Je cite: "Ces crimes lèsent l'être humain dans ce

18 qui lui est de plus essentiel. Ils transcendent l'individu, puisqu'en

19 attaquant l'homme, ils nient l'humanité elle même".

20 Or, que ce soit à Nuremberg où les peines les plus graves, allant jusqu'à

21 la peine de mort, ont été prononcées et appliquées, ou qu'il s'agisse des

22 Etats qui ont introduit le crime contre l'humanité dans leur législation

23 interne, ou enfin qu'il s'agisse de la législation pertinente de l'ex-

24 Yougoslavie, les peines les plus lourdes sont prévues pour le crime contre

25 l'humanité. Il s'agit là en quelque sorte de l'expression d'un principe

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1 général de droit, reconnu par l'ensemble des nations.

2 Quant au recours à la grille générale des peines d'emprisonnement

3 appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie et prévues au Statut, la

4 Chambre constate que le crime contre l'humanité n'entre pas strictement

5 dans les prévisions du code yougoslave de référence. Lequel prévoit -je

6 cite-, "le génocide et les crimes de guerre contre la population civile".

7 La jurisprudence des tribunaux de l'ex-Yougoslavie est de surcroît peu

8 significative, notamment en raison du nombre restreint de décisions.

9 Aussi bien la Chambre est-elle d'avis que la grille générale des peines

10 d'emprisonnement appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie est

11 dépourvue pour la Chambre de valeur contraignante. Les Juges considèrent

12 même que faire de cette grille l'unique référence, l'unique pour la

13 détermination de l'échelle des peines en raison d'un principe parfois

14 invoqué "nullum crimen nulla poena sine lege" reviendrait à méconnaître le

15 caractère criminel universellement attaché au crime contre l'humanité, ce

16 crime faisant partie, depuis déjà longtemps, de l'ordre juridique

17 international, ainsi que les peines les plus sévères qui y sont attachées.

18 En conséquence, les Juges se sont simplement inspirés de cette grille.

19 Deuxièmement, les principes gouvernant la détermination de la peine. La

20 Chambre a identifié successivement les facteurs d'individualisation

21 judiciaire de la peine et ensuite les finalités et fonctions de la peine,

22 en matière de crime contre l'humanité.

23 Les facteurs d'individualisation judiciaire de la peine: il s'agit

24 essentiellement aux termes des textes applicables de la gravité de

25 l'infraction, de la situation personnelle du condamné et de l'existence de

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1 circonstances aggravantes ou atténuantes, y compris le sérieux et

2 l'étendue de la coopération que l'accusé a apportée au Procureur.

3 La Chambre a d'abord écarté l'existence d'éventuelles circonstances

4 aggravantes. Outre que le Règlement ne les définit pas, la position de la

5 Chambre est que les circonstances propres à caractériser la gravité du

6 crime peuvent seulement faire échec à la mitigation résultant

7 d'éventuelles circonstances atténuantes.

8 La situation est tout autre pour ce qui est des circonstances atténuantes.

9 Le Statut et le Règlement prévoient, de manière non limitative, des

10 situations qui, si elles étaient prouvées, sont de nature à réduire le

11 degré de culpabilité de l'accusé et à justifier une diminution de la

12 peine. A cet égard, la Chambre retient, entre autres, le remords ou le

13 repentir. Comme cela a été rappelé plus haut, au moment où nous avons

14 examiné la validité du plaidoyer de culpabilité, seule l'atténuation de la

15 peine en raison de l'ordre reçu d'un supérieur hiérarchique est

16 expressément consacrée par le Statut, qui reprend sur ce point le statut

17 de Nuremberg. Le fait qu'un accusé ait agi en exécution d'un ordre du

18 supérieur hiérarchique fut fréquemment soulevée devant les tribunaux

19 militaires internationaux et nationaux à la suite de la Seconde Guerre

20 mondiale.

21 Le Tribunal de Nuremberg tint pour acquise la recevabilité de l'ordre

22 supérieur pour diminuer la peine. En soulignant néanmoins -je cite-:

23 "l'ordre reçu d'un soldat de tuer ou de torturer, en violation du droit

24 international de la guerre, n'a jamais été regardé comme justifiant ces

25 actes de violence; il ne peut s'en prévaloir que pour obtenir une

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1 réduction de la peine." Et le Tribunal précise -je cite à nouveau-: "le

2 vrai critérium de la responsabilité pénale n'est nullement en rapport avec

3 l'ordre reçu; il réside dans la liberté morale et dans la faculté de

4 choisir chez l'auteur de l'acte reproché."

5 Néanmoins, la Chambre est d'opinion que le rejet de l'ordre du supérieur,

6 retenu par le Tribunal de Nuremberg, s'expliquait par la position

7 d'autorité élevée des accusés et que, par conséquent, la valeur de

8 précédent du jugement à cet égard se trouve réduite dans le cas d'accusés

9 d'un rang subalterne.

10 Le Secrétaire général des Nations Unies, dans son rapport, a rapproché

11 l'ordre du supérieur de la question connexe de la contrainte, estimant -je

12 cite- que "l'ordre d'un gouvernement ou d'un supérieur pouvait être

13 examiné en même temps que d'autres excuses, telles que la coercition ou

14 l'absence de choix moral." Fin de citation. La Chambre s'en tiendra à

15 cette position, à la condition que les éléments qui sont de nature à

16 caractériser l'état de nécessité ou la contraindre invoqués par l'accusé

17 soient prouvés par lui et selon des critères de valeur probatoire qui

18 seront définis plus loin.

19 Enfin, compte tenu de la situation tout à fait singulière du Tribunal, qui

20 ne possède pas d'institution pénitentiaire propre, la Chambre relève

21 l'inévitable isolement dans lequel seront placées les personnes condamnées

22 exécutant ces peines dans des établissements souvent éloignés de leur lieu

23 d'origine.

24 Toujours dans les principes gouvernant la détermination de la peine, nous

25 avons examiné avec mes deux collègues, les finalités et les fonctions de

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1 la peine. Compte tenu du caractère unique et sans réel précédent de ce

2 Tribunal pénal international, la Chambre s'est interrogée sur les

3 finalités et fonctions de la peine pour crime contre l'humanité et

4 spécialement la peine d'emprisonnement. Là encore, ni le Statut, ni le

5 rapport du Secrétaire général, ni le Règlement ne déclinent expressément

6 les buts recherchés par l'imposition de cette peine d'emprisonnement.

7 Aussi convient-il de les identifier; cette identification se fera d'abord

8 en se référant à l'objet et aux buts mêmes de l'existence de ce présent

9 Tribunal.

10 La Chambre examinera ensuite les finalités et fonctions de la peine pour

11 crime contre l'humanité au regard des précédents en droit pénal

12 international, ainsi que des systèmes pénaux nationaux, y compris celui de

13 l'ex-Yougoslavie.

14 A travers les textes fondateurs du Tribunal pénal international, les

15 objectifs envisagés par le Conseil de sécurité: à savoir la dissuasion, la

16 réprobation, la rétribution ou le juste dû, ainsi que la réconciliation

17 collective sincère dans l'objectif plus large, du Conseil de sécurité de

18 maintenir la paix et la sécurité en ex-Yougoslavie.

19 Les seuls précédents en droit pénal international, les tribunaux de

20 Nuremberg et de Tokyo, n'indiquent pas expressément les finalités

21 recherchées par l'imposition des peines pour crime de guerre ou crime

22 contre l'humanité. Mais l'examen des déclarations des signataires de

23 l'accord de Londres, qui a créé le Tribunal, révèle que les peines

24 semblaient viser la dissuasion générale et la rétribution.

25 Pour les systèmes pénaux nationaux, les finalités et fonctions sont

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1 souvent difficiles à identifier avec précision. Il s'agit de finalités

2 multiples, auxquelles il est renvoyé à la décision. Ces finalités

3 multiples se retrouvent d'ailleurs en large partie codifiées sous d'autres

4 formes dans le Code pénal de la République fédérale de Yougoslavie.

5 Néanmoins, la Chambre fait observer que la compétence du Tribunal pénal

6 international est foncièrement différente de celle d'un tribunal national

7 qui, lui, est appelé à sanctionner tout type d'infraction et généralement

8 des crimes de droit commun. Aussi, à la lumière de l'examen de ce qui

9 précède, la Chambre retient l'importance signalée plus haut des concepts

10 de dissuasion et de rétribution à travers une peine, mais elle estime

11 qu'il faut insister surtout sur la réprobation comme finalité appropriée

12 de la peine pour crime contre l'humanité et la stigmatisation du

13 comportement criminel qui la sous-tend.

14 Nous allons examiner, après les principes gouvernant la détermination de

15 la peine, l'exécution de la peine.

16 L'une des difficultés majeures, auxquelles est confronté le Tribunal pénal

17 international, est celle relative au lieu et au régime de l'exécution de

18 la peine.

19 Au vu des textes, la Chambre constate que le mécanisme en vue de

20 l'exécution de la peine est fondé sur la désignation d'un Etat et le

21 contrôle par le Tribunal des conditions de réclusion s'exerçant sur le

22 territoire de cet Etat. La Chambre est d'avis dans ces conditions qu'il

23 appartient au Greffier, après consultation du Président du Tribunal et

24 avec l'approbation du Président de la Chambre qui a rendu la sentence, de

25 désigner l'Etat où la peine d'emprisonnement sera subie.

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1 Néanmoins, la Chambre a entendu prendre en considération la question du

2 lieu et des conditions d'exécution de la peine d'abord par souci du

3 principe de l'égalité d'une part, ensuite par souci d'une bonne

4 administration de la justice, et enfin par souci de l'égalité de

5 traitement des condamnés entre eux.

6 Tout accusé doit en effet connaître les conséquences éventuelles d'une

7 condamnation pour un crime international. Une certaine uniformité doit

8 être préservée dans l'exécution des sentences, quelque soit l'Etat dans

9 lequel le condamné purgera sa peine. Enfin la Chambre croit devoir

10 formuler un certain nombre d'orientations propres à assurer l'exécution

11 des décisions de justice dans un cadre international.

12 A cet égard la Chambre considère que compte tenu du principe de l'égalité

13 devant la loi, il ne peut y avoir de disparité substantielle d'un Etat à

14 l'autre dans l'exécution des peines. Elle recommande donc un certain degré

15 d'uniformité et de cohérence dans l'exécution des sentences pénales

16 internationales. Deux éléments lui paraissent à cet égard essentiels au

17 regard du caractère international des peines prononcées par le présent

18 Tribunal.

19 D'une part le respect de la durée de la peine, d'autre part le respect des

20 règles internationales relatives au traitement des prisonniers. Sur la

21 durée de la peine, la Chambre estime qu'aucune mesure ne saurait être

22 prise par un Etat qui pourrait avoir pour effet de mettre un terme à la

23 peine ou de la dénaturer par voie de réduction.

24 Sur le traitement des prisonniers le Tribunal peut exercer en vertu du

25 Statut du Règlement, un droit de regard sur la manière dont ces condamnés

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1 sont traités.

2 La Chambre considère que la sanction imposée et son exécution doivent

3 toujours se conformer aux principes d'humanité et de dignité qui inspirent

4 les normes internationales en matière de protection des droits des

5 condamnés.

6 La Chambre, ayant précisé ainsi le cadre juridique qui est le sien, va à

7 présent analyser les faits criminels qui lui sont soumis dans l'Acte

8 d'accusation établi à l'encontre de l'accusé Drazen Erdemovic, ainsi que

9 les circonstances ayant conduit à leur commission, afin d'arrêter la

10 sentence la plus appropriée.

11 Nous abordons donc la partie de la décision concernant l'espèce elle-même.

12 La Chambre expose d'abord les faits pertinents de l'affaire avant de

13 procéder à la discussion de leur caractère probant, notamment sous l'angle

14 des circonstances atténuantes qui ont été évoquées par l'accusé.

15 Premièrement, les faits pertinents: La Chambre rappelle que les faits

16 reprochés à Drazen Erdemovic s'inscrivent dans le cadre et le contexte des

17 événements qui ont suivi la chute de l'enclave de Srebrenica. Ces

18 événements ont été attestés publiquement au cours des audiences tenues en

19 application de l'Article 61 du Règlement dans les affaires suivies par le

20 Procureur contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic.

21 Les faits qui découlent de ces événements constituent des crimes contre

22 l'humanité à l'égard de ces deux inculpés et ont été corroborés par de

23 nombreux témoignages, y compris celui de l'accusé. Ils l'ont été à nouveau

24 par Drazen Erdemovic au cours de son plaidoyer de culpabilité, ils sont

25 rappelés dans la présente décision.

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1 D'après la déposition à l'audience de l'enquêteur du Bureau du Procureur,

2 les sites où se sont déroulés les massacres imputés à Drazen Erdemovic ont

3 été identifiés, corroborant ainsi les propres déclarations de l'accusé. Il

4 s'agit tout d'abord de la ferme de Branjevo à Pilica, où environ 1.200

5 Musulmans ont été exécutés par les soldats de l'unité à laquelle

6 appartenait Drazen Erdemovic, ce dernier ayant reconnu sa participation.

7 Il s'agit ensuite du bâtiment public de Pilica, où d'après la déposition

8 de l'accusé à l'audience, environ 500 Musulmans ont été exécutés par des

9 membres de la 10e Unité de sabotage.

10 Sur les faits imputés à Drazen Erdemovic lui-même, la Chambre s'attache à

11 les rappeler tels qu'ils ont été exposés dans l'Acte d'accusation et

12 formellement reconnus par l'accusé lors de son plaidoyer de culpabilité,

13 puis précisés à l'audience. Ils ne seront pas repris dans le présent

14 résumé. La Chambre s'est attachée par contre à les discuter notamment sous

15 l'angle de la gravité du crime commis et des circonstances atténuantes

16 invoquées par l'accusé.

17 Dans le cadre de la procédure sentencielle, cette discussion autour des

18 circonstances atténuantes sera le soutien essentiel de la motivation de la

19 sentence.

20 Deuxièmement, examen de la gravité des faits et des circonstances

21 atténuantes: la Chambre estime caractérisée l'extrême gravité du crime. La

22 participation au meurtre de 1.200 civils non armés, sur une période de

23 cinq heures, le 16 juillet 1995. Selon ses nombreuses affirmations, Drazen

24 Erdemovic est responsable du meurtre de dix à cent personnes.

25 S'agissant des circonstances atténuantes, la Chambre en a distingué deux

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1 catégories. D'une part, les circonstances atténuantes qui sont

2 contemporaines à l'accomplissement du fait criminel, à savoir l'état

3 d'incapacité mentale de l'accusé, l'extrême nécessité dans laquelle il se

4 serait trouvé au moment de commettre ces actes, ainsi que son niveau

5 subalterne dans la hiérarchie militaire.

6 D'autre part, deuxième série de circonstances atténuantes: ce sont celles

7 qui tiennent à l'attitude de l'accusé après la commission des faits, à

8 savoir le repentir manifesté, la volonté de se livrer au Tribunal pénal

9 international et la coopération avec le Bureau du Procureur.

10 Enfin, la Chambre a discuté certains éléments de la personnalité de Drazen

11 Erdemovic, à la lumière de son témoignage, des dépositions à l'audience

12 des témoins X et Y, ainsi que de la plaidoirie de son défenseur.

13 Tout d'abord, les circonstances atténuantes contemporaines à

14 l'accomplissement du fait criminel. La première d'entre elles: l'état

15 mental de l'accusé. La Chambre n'a pas retenu l'argumentation de la

16 défense relative à l'état mental de l'accusé au moment des faits. Rien

17 dans le dossier ou dans les expertises ne permet de tirer des conclusions

18 quant à l'état psychologique de l'accusé au moment du crime.

19 S'agissant maintenant toujours des circonstances atténuantes

20 contemporaines du fait criminel, l'extrême nécessité dans laquelle se

21 serait trouvé Drazen Erdemovic, extrême nécessité née de la menace en

22 forme de contrainte générée par l'ordre de son supérieur.

23 Pour en apprécier la valeur probante, la Chambre a identifié un certain

24 nombre de questions. L'accusé pouvait-il éviter la situation dans laquelle

25 il se trouvait? L'accusé a-t-il été confronté à un ordre insurmontable

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1 auquel il n'avait aucun moyen de se soustraire? L'accusé, ou l'un des

2 membres proches de sa famille, a-t-il été mis en danger de mort immédiat

3 ou à cours terme? L'accusé n'avait-il aucune liberté morale de s'opposer

4 aux ordres reçus? L'aurait-il, a-t-il tenté de s'opposer à ces ordres ?

5 La Chambre a d'abord noté qu'une certaine vraisemblance pouvait être

6 attachée au récit d'ensemble de l'accusé. Elle est consciente également du

7 climat général qui régnait à Srebrenica au moment de la chute de l'enclave

8 et des événements qui ont suivi.

9 Toutefois, sur les faits qui impliquent personnellement l'accusé et

10 pourraient fonder l'octroi de circonstances atténuantes, la défense n'a

11 produit aucun témoignage, expertise ou autre élément pouvant corroborer

12 les dires de Drazen Erdemovic.

13 Dés lors, les Juges ont estimé ne pas être en mesure d'accueillir le moyen

14 fondé sur l'extrême nécessité.

15 Toujours dans les circonstances contemporaines du fait criminel, la

16 troisième circonstance, le niveau subalterne dans la hiérarchie militaire:

17 selon ses dires, Drazen Erdemovic était sergent et a exercé à ce titre le

18 commandement d'une petite unité. Il aurait perdu son grade avant de

19 commettre les faits qui lui sont imputés. Mais aucun document n'établit

20 son rang dans la hiérarchie militaire avec exactitude.

21 L'Acte d'accusation, sur lequel l'accusé a plaidé coupable, le décrit

22 comme soldat de la 10e Unité de sabotage au moment des faits criminels. La

23 Chambre, néanmoins, considère que Drazen Erdemovic, décrit par le

24 Procureur comme un membre de rang inférieur de l'armée serbe de Bosnie,

25 n'occupait pas de position d'autorité au moment des faits.

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1 Nous allons examiner maintenant les circonstances atténuantes tenant à

2 l'attitude de l'accusé après la commission des faits.

3 Le premier élément de ces circonstances tient au remords et à la volonté

4 de se livrer. Le sentiment de remords de la part de Drazen Erdemovic pour

5 les faits qu'il a commis s'analyse à travers ses déclarations, d'une part,

6 son comportement, d'autre part, ainsi que les observations des experts

7 médicaux désignés par les Juges eux-mêmes.

8 La Chambre note que, de manière constante, l'accusé a exprimé sans

9 équivoque et de manière spontanée sa responsabilité dans le massacre de la

10 ferme de Branjevo ainsi que ses regrets. Le désir de soulager sa

11 conscience s'est traduit dans son comportement par sa volonté de se livrer

12 au Tribunal pour répondre de ses actes et, dans une certaine mesure, par

13 son plaidoyer de culpabilité. Les experts médicaux ont pu noter et

14 constater l'état dépressif dans lequel il se trouvait à son arrivée à La

15 Haye, accompagné de ce sentiment de culpabilité.

16 La Chambre retient le remords exprimé par l'accusé en vue de la

17 détermination de la peine.

18 S'agissant de la coopération avec le Bureau du Procureur, le Procureur a

19 mentionné à plusieurs reprises la coopération de l'accusé qu'il a qualifié

20 de substantielle, pleine et totale, et obtenue sans condition. Ainsi le

21 Procureur a révélé que, sans les déclarations de l'accusé, il n'aurait pu

22 avoir connaissance de quatre événements dont justement les massacres de la

23 ferme de Branjevo et ceux du bâtiment public de Pilica. D'autres

24 informations fournies par Drazen Erdemovic ont permis au Procureur de

25 mieux connaître la zone géographique où ont eu lieu les massacres, les

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1 moyens logistiques mis en œuvre, les noms et l'identité de nombre de

2 responsables de ces faits.

3 L'accusé a de surplus apporté un témoignage essentiel dans les audiences

4 suivies contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic.

5 La Chambre est d'avis que la coopération de l'accusé avec le Bureau du

6 Procureur doit jouer d'une manière significative dans l'atténuation de la

7 peine.

8 Enfin, comme je l'avais annoncé, la Chambre a examiné un certain nombre

9 d'éléments de la personnalité de l'accusé. La Chambre a entendu l'accusé

10 sur son enfance, l'éducation qu'il a reçue, sa formation professionnelle

11 ainsi que sur sa situation familiale actuelle. Elle a recueilli les

12 déclarations des témoins de la défense X et Y, et pris connaissance des

13 conclusions des experts médicaux.

14 De l'ensemble de ces considérations, la Chambre est d'avis de privilégier

15 le relatif jeune âge de l'accusé au moment des faits, sa situation

16 familiale actuelle, son absence de dangerosité, le geste de secours à

17 l'endroit du témoin X et un ensemble de traits caractérisant une

18 personnalité amendable.

19 Aux termes de l'analyse des éléments portés à sa connaissance, la Chambre

20 a fondé sa conviction qu'en regard de la gravité intrinsèque de son crime,

21 il convenait de faire bénéficier Drazen Erdemovic de circonstances

22 atténuantes fondées sur, d'une part, l'âge de l'accusé au moment des faits

23 et son niveau subalterne dans la hiérarchie militaire au moment de ces

24 faits; d'autre part, le remords qu'il a manifesté, la volonté de se livrer

25 et la coopération qu'il a apportée au Bureau du Procureur, enfin son

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1 absence de dangerosité actuelle et le caractère amendable de sa

2 personnalité.

3 La Chambre de première instance I, et par ces motifs, statuant

4 publiquement contradictoirement et en premier ressort,

5 vu les Articles 23, 24 et 27 du Statut, les Articles 100, 101 et 103 du

6 Règlement;

7 vu l'Acte d'accusation confirmé le 29 mai 1996;

8 vu le plaidoyer de culpabilité de Drazen Erdemovic en date du 31 mai 1996

9 du chef de crime contre l'humanité prévu à l'Article 5 a) du Statut;

10 vu les mémoires des parties, entendu le Procureur dans ses réquisitions et

11 la défense en sa plaidoirie,

12 en répression de ce crime, condamne Drazen Erdemovic, né le 25 septembre

13 1971 à Tuzla, à la peine de dix ans d'emprisonnement,

14 dit que de la durée totale de cette peine soient déduites les périodes

15 pendant lesquelles le condamné a été gardé à vue et détenu provisoirement

16 en attendant d'être remis au Tribunal et d'y être jugé par la présente

17 Chambre, sur une période qui court depuis le 3 mars 1996 jusqu'à ce jour;

18 dit que le Greffier, après consultation du Président du Tribunal et avec

19 l'approbation du Président de la présente Chambre, désignera l'Etat où la

20 peine sera subie;

21 dit que la présente décision est immédiatement exécutoire, décision faite

22 en français et en anglais, la version française faisant foi, faite ce jour

23 le 29 novembre, et rendue ce jour, le 29 novembre 1996, à La Haye aux

24 Pays-Bas.

25 L'audience est levée.