Page 342
1
2 (Vendredi 29 novembre 1996.)
3 (Audience de décision de sentence.)
4 (Audience publique.)
5 M. le Président: Veuillez vous asseoir.
6 L'audience est ouverte. Monsieur le Greffier, voulez-vous annoncer
7 l'affaire inscrite au rôle et faire entrer l'accusé?
8 M. Marro: Monsieur le Président, il s'agit du dossier IT-96-22, le
9 Procureur de ce Tribunal contre Drazen Erdemovic.
10 M. le Président: Est-ce que les cabines d'interprétation sont prêtes,
11 pendant que les photographes terminent?
12 Et est-ce que tout le monde m'entend? Maître Babic, vous m'entendez? Et le
13 Procureur m'entend? Monsieur Drazen Erdemovic, m'entendez-vous? Vous
14 m'entendez?
15 M. Erdemovic (interprétation): Oui.
16 M. le Président: Merci.
17 Je voudrais que soient identifiés les représentants du Bureau du
18 Procureur.
19 M. Ostberg (interprétation): Je m'appelle Eric Ostberg. Je représente le
20 Bureau du Procureur; je suis accompagné de M. Mark Harmon.
21 M. le Président: Qui représente l'accusé?
22 M. Babic (interprétation): Je m'appelle Jovan Babic, avocat venu de
23 Yougoslavie.
24 M. le Président: Merci.
25 Pour déterminer la sentence appropriée à l'égard de Drazen Erdemovic, la
Page 343
1 Chambre a fondé sa décision sur une argumentation de droit et une
2 argumentation de fait qu'elle se propose de résumer, dans ses grandes
3 lignes, étant rappelé que la décision dans son intégralité sera à la
4 disposition du public dans la version faisant foi, version française, dès
5 la fin de la présente audience.
6 Le dispositif de la décision elle même, dispositif qui porte prononcé de
7 la sentence, sera lu à la fin du présent résumé, l'accusé étant présent,
8 conformément aux dispositions de l'Article 101D du Règlement.
9 La décision, adoptée par les Juges, s'articule de la manière suivante.
10 Après un rappel historique de la procédure et avant toute argumentation,
11 la Chambre a estimé nécessaire dans la présente affaire d'examiner la
12 validité du plaidoyer de culpabilité de l'accusé. Elle a ensuite défini le
13 cadre juridique de sa compétence en identifiant le droit et les principes
14 qu'elle juge applicables en matière de crime contre l'humanité. Elle a
15 enfin analysé les faits reprochés à l'accusé, notamment sous l'angle des
16 circonstances atténuantes invoquées par lui au soutien de sa défense.
17 Compte tenu des circonstances qui ont entouré le plaidoyer de culpabilité
18 de Drazen Erdemovic, la Chambre a estimé qu'il était de sa compétence,
19 avant toute discussion au fond, d'examiner la validité de ce plaidoyer.
20 Elle s'est d'abord assurée que, dès sa comparution initiale, Drazen
21 Erdemovic avait plaidé coupable volontairement et en pleine connaissance
22 de la nature de l'accusation et de ses conséquences. La Chambre s'est
23 appuyée notamment sur les rapports des expertises mentales qu'elle avait
24 elle-même ordonnées. Mais l'accusé a invoqué, pour expliquer sa conduite,
25 la nécessité dans laquelle il s'est trouvé d'obéir à son supérieur
Page 344
1 militaire, et la contrainte physique et morale née des menaces exercées
2 sur sa propre vie et celle de sa femme et de son enfant.
3 La Chambre a légitimement pu se poser la question de savoir si les
4 éléments invoqués, susceptibles en soi d'atténuer la peine, peuvent
5 également et selon la force probante qui leur est conférée être considérés
6 comme des faits justificatifs de la conduite criminelle et, par là même,
7 affecter jusqu'à l'existence du crime lui-même. A cet égard, la Chambre
8 rappelle d'abord que le choix de plaider coupable participe chez un accusé
9 d'une ligne de défense qui lui est formellement reconnue dans la procédure
10 en vigueur au Tribunal. Cette stratégie a été pleinement et consciemment
11 assumée par la défense.
12 S'agissant de l'ordre du supérieur, seule hypothèse prévue au Statut, il
13 n'exonère pas l'accusé de sa responsabilité pénale. Tout au plus peut-il
14 justifier une diminution de la peine si le Tribunal l'estime conforme à la
15 justice.
16 Mais s'agissant de la contrainte physique et morale accompagnant l'ordre
17 du supérieur, et en l'absence de toute référence statutaire, la Chambre a
18 examiné comment le Tribunal militaire international de Nuremberg et les
19 tribunaux militaires internationaux de l'après-guerre avaient fait le
20 départ entre la contrainte exonératoire et justificative du crime, et la
21 contrainte considérée comme motif de diminution de la peine.
22 Or il s'avère que, si la justification tirée de la contrainte morale et de
23 l'état de nécessité, qui sont nés de l'ordre supérieur, n'est pas exclue
24 absolument, ses conditions d'application sont particulièrement strictes.
25 Les faits invoqués, à les supposer prouvés, doivent être analysés au
Page 345
1 regard de critères très rigoureux et appréciés "in concreto", faisant
2 intervenir notamment l'absence de choix moral de l'accusé mis en situation
3 de n'avoir pas pu y résister. Dès lors, dans son pouvoir souverain
4 d'appréciation, la Chambre a entendu se placer au niveau le plus exigeant
5 dès lors que le champ de compétence de ce tribunal est le jugement des
6 infractions les plus graves du droit international humanitaire.
7 Or les éléments tirés des faits de l'espèce et des débats à l'audience
8 n'ont pas permis aux Juges de considérer que la preuve avait été rapportée
9 pour l'exonération totale de la responsabilité de l'accusé. Les éléments
10 invoqués par sa défense seront dès lors pris en considération -comme nous
11 le verrons plus loin- à titre de circonstances atténuantes, si les faits
12 sont prouvées. Et c'est sur ces bases que la Chambre a donc, en
13 conclusion, confirmé la validité du plaidoyer de culpabilité de Drazen
14 Erdemovic.
15 Comme je l'ai annoncé, la Chambre va à présent définir le cadre juridique,
16 c'est-à-dire le droit et les principes applicables.
17 Si elle a estimé devoir le faire, c'est parce que la sentence rendue dans
18 la présente affaire est la première émanant du Tribunal pénal
19 international et relative à un crime contre l'humanité.
20 La Chambre a été dès lors confrontée à des questions d'ordre juridique
21 qu'elle a été dans la nécessité de résoudre préalablement à l'examen
22 proprement dit de la gravité des faits et de la situation de l'accusé. Ces
23 questions sont dans l'ordre logique où elles ont été traitées:
24 premièrement, l'échelle des peines applicables lorsque l'accusé est jugé
25 coupable d'un crime contre l'humanité; deuxièmement, les principes
Page 346
1 gouvernant la détermination de la peine; troisièmement, l'exécution de la
2 peine.
3 Premièrement, l'échelle des peines applicables lorsque l'accusé est jugé
4 d'un crime contre l'humanité. Aux termes du Statut et du Règlement, le
5 Tribunal impose à un accusé qui plaide ou est jugé coupable, exclusivement
6 des peines d'emprisonnement pouvant aller jusqu'à l'emprisonnement à vie.
7 Or, hormis la référence à la grille générale des peines d'emprisonnement
8 appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie -et qui sera discutée
9 plus loin-, aucune indication n'est particulièrement spécifiée dans les
10 textes sur la durée de la peine d'emprisonnement encourue pour crime
11 contre l'humanité. Aussi bien la Chambre a-t-elle identifié les
12 caractéristiques propres à ce crime et aux peines qui ont été attachées
13 par le droit international, ainsi que par les droits nationaux.
14 Comme cela a été dit à Nuremberg et comme cela a été rappelé par le
15 Conseil de sécurité, dans sa résolution créant le Tribunal pénal
16 international, les crimes contre l'humanité désignent des actes inhumains
17 d'une extrême gravité. Je cite: "Ces crimes lèsent l'être humain dans ce
18 qui lui est de plus essentiel. Ils transcendent l'individu, puisqu'en
19 attaquant l'homme, ils nient l'humanité elle même".
20 Or, que ce soit à Nuremberg où les peines les plus graves, allant jusqu'à
21 la peine de mort, ont été prononcées et appliquées, ou qu'il s'agisse des
22 Etats qui ont introduit le crime contre l'humanité dans leur législation
23 interne, ou enfin qu'il s'agisse de la législation pertinente de l'ex-
24 Yougoslavie, les peines les plus lourdes sont prévues pour le crime contre
25 l'humanité. Il s'agit là en quelque sorte de l'expression d'un principe
Page 347
1 général de droit, reconnu par l'ensemble des nations.
2 Quant au recours à la grille générale des peines d'emprisonnement
3 appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie et prévues au Statut, la
4 Chambre constate que le crime contre l'humanité n'entre pas strictement
5 dans les prévisions du code yougoslave de référence. Lequel prévoit -je
6 cite-, "le génocide et les crimes de guerre contre la population civile".
7 La jurisprudence des tribunaux de l'ex-Yougoslavie est de surcroît peu
8 significative, notamment en raison du nombre restreint de décisions.
9 Aussi bien la Chambre est-elle d'avis que la grille générale des peines
10 d'emprisonnement appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie est
11 dépourvue pour la Chambre de valeur contraignante. Les Juges considèrent
12 même que faire de cette grille l'unique référence, l'unique pour la
13 détermination de l'échelle des peines en raison d'un principe parfois
14 invoqué "nullum crimen nulla poena sine lege" reviendrait à méconnaître le
15 caractère criminel universellement attaché au crime contre l'humanité, ce
16 crime faisant partie, depuis déjà longtemps, de l'ordre juridique
17 international, ainsi que les peines les plus sévères qui y sont attachées.
18 En conséquence, les Juges se sont simplement inspirés de cette grille.
19 Deuxièmement, les principes gouvernant la détermination de la peine. La
20 Chambre a identifié successivement les facteurs d'individualisation
21 judiciaire de la peine et ensuite les finalités et fonctions de la peine,
22 en matière de crime contre l'humanité.
23 Les facteurs d'individualisation judiciaire de la peine: il s'agit
24 essentiellement aux termes des textes applicables de la gravité de
25 l'infraction, de la situation personnelle du condamné et de l'existence de
Page 348
1 circonstances aggravantes ou atténuantes, y compris le sérieux et
2 l'étendue de la coopération que l'accusé a apportée au Procureur.
3 La Chambre a d'abord écarté l'existence d'éventuelles circonstances
4 aggravantes. Outre que le Règlement ne les définit pas, la position de la
5 Chambre est que les circonstances propres à caractériser la gravité du
6 crime peuvent seulement faire échec à la mitigation résultant
7 d'éventuelles circonstances atténuantes.
8 La situation est tout autre pour ce qui est des circonstances atténuantes.
9 Le Statut et le Règlement prévoient, de manière non limitative, des
10 situations qui, si elles étaient prouvées, sont de nature à réduire le
11 degré de culpabilité de l'accusé et à justifier une diminution de la
12 peine. A cet égard, la Chambre retient, entre autres, le remords ou le
13 repentir. Comme cela a été rappelé plus haut, au moment où nous avons
14 examiné la validité du plaidoyer de culpabilité, seule l'atténuation de la
15 peine en raison de l'ordre reçu d'un supérieur hiérarchique est
16 expressément consacrée par le Statut, qui reprend sur ce point le statut
17 de Nuremberg. Le fait qu'un accusé ait agi en exécution d'un ordre du
18 supérieur hiérarchique fut fréquemment soulevée devant les tribunaux
19 militaires internationaux et nationaux à la suite de la Seconde Guerre
20 mondiale.
21 Le Tribunal de Nuremberg tint pour acquise la recevabilité de l'ordre
22 supérieur pour diminuer la peine. En soulignant néanmoins -je cite-:
23 "l'ordre reçu d'un soldat de tuer ou de torturer, en violation du droit
24 international de la guerre, n'a jamais été regardé comme justifiant ces
25 actes de violence; il ne peut s'en prévaloir que pour obtenir une
Page 349
1 réduction de la peine." Et le Tribunal précise -je cite à nouveau-: "le
2 vrai critérium de la responsabilité pénale n'est nullement en rapport avec
3 l'ordre reçu; il réside dans la liberté morale et dans la faculté de
4 choisir chez l'auteur de l'acte reproché."
5 Néanmoins, la Chambre est d'opinion que le rejet de l'ordre du supérieur,
6 retenu par le Tribunal de Nuremberg, s'expliquait par la position
7 d'autorité élevée des accusés et que, par conséquent, la valeur de
8 précédent du jugement à cet égard se trouve réduite dans le cas d'accusés
9 d'un rang subalterne.
10 Le Secrétaire général des Nations Unies, dans son rapport, a rapproché
11 l'ordre du supérieur de la question connexe de la contrainte, estimant -je
12 cite- que "l'ordre d'un gouvernement ou d'un supérieur pouvait être
13 examiné en même temps que d'autres excuses, telles que la coercition ou
14 l'absence de choix moral." Fin de citation. La Chambre s'en tiendra à
15 cette position, à la condition que les éléments qui sont de nature à
16 caractériser l'état de nécessité ou la contraindre invoqués par l'accusé
17 soient prouvés par lui et selon des critères de valeur probatoire qui
18 seront définis plus loin.
19 Enfin, compte tenu de la situation tout à fait singulière du Tribunal, qui
20 ne possède pas d'institution pénitentiaire propre, la Chambre relève
21 l'inévitable isolement dans lequel seront placées les personnes condamnées
22 exécutant ces peines dans des établissements souvent éloignés de leur lieu
23 d'origine.
24 Toujours dans les principes gouvernant la détermination de la peine, nous
25 avons examiné avec mes deux collègues, les finalités et les fonctions de
Page 350
1 la peine. Compte tenu du caractère unique et sans réel précédent de ce
2 Tribunal pénal international, la Chambre s'est interrogée sur les
3 finalités et fonctions de la peine pour crime contre l'humanité et
4 spécialement la peine d'emprisonnement. Là encore, ni le Statut, ni le
5 rapport du Secrétaire général, ni le Règlement ne déclinent expressément
6 les buts recherchés par l'imposition de cette peine d'emprisonnement.
7 Aussi convient-il de les identifier; cette identification se fera d'abord
8 en se référant à l'objet et aux buts mêmes de l'existence de ce présent
9 Tribunal.
10 La Chambre examinera ensuite les finalités et fonctions de la peine pour
11 crime contre l'humanité au regard des précédents en droit pénal
12 international, ainsi que des systèmes pénaux nationaux, y compris celui de
13 l'ex-Yougoslavie.
14 A travers les textes fondateurs du Tribunal pénal international, les
15 objectifs envisagés par le Conseil de sécurité: à savoir la dissuasion, la
16 réprobation, la rétribution ou le juste dû, ainsi que la réconciliation
17 collective sincère dans l'objectif plus large, du Conseil de sécurité de
18 maintenir la paix et la sécurité en ex-Yougoslavie.
19 Les seuls précédents en droit pénal international, les tribunaux de
20 Nuremberg et de Tokyo, n'indiquent pas expressément les finalités
21 recherchées par l'imposition des peines pour crime de guerre ou crime
22 contre l'humanité. Mais l'examen des déclarations des signataires de
23 l'accord de Londres, qui a créé le Tribunal, révèle que les peines
24 semblaient viser la dissuasion générale et la rétribution.
25 Pour les systèmes pénaux nationaux, les finalités et fonctions sont
Page 351
1 souvent difficiles à identifier avec précision. Il s'agit de finalités
2 multiples, auxquelles il est renvoyé à la décision. Ces finalités
3 multiples se retrouvent d'ailleurs en large partie codifiées sous d'autres
4 formes dans le Code pénal de la République fédérale de Yougoslavie.
5 Néanmoins, la Chambre fait observer que la compétence du Tribunal pénal
6 international est foncièrement différente de celle d'un tribunal national
7 qui, lui, est appelé à sanctionner tout type d'infraction et généralement
8 des crimes de droit commun. Aussi, à la lumière de l'examen de ce qui
9 précède, la Chambre retient l'importance signalée plus haut des concepts
10 de dissuasion et de rétribution à travers une peine, mais elle estime
11 qu'il faut insister surtout sur la réprobation comme finalité appropriée
12 de la peine pour crime contre l'humanité et la stigmatisation du
13 comportement criminel qui la sous-tend.
14 Nous allons examiner, après les principes gouvernant la détermination de
15 la peine, l'exécution de la peine.
16 L'une des difficultés majeures, auxquelles est confronté le Tribunal pénal
17 international, est celle relative au lieu et au régime de l'exécution de
18 la peine.
19 Au vu des textes, la Chambre constate que le mécanisme en vue de
20 l'exécution de la peine est fondé sur la désignation d'un Etat et le
21 contrôle par le Tribunal des conditions de réclusion s'exerçant sur le
22 territoire de cet Etat. La Chambre est d'avis dans ces conditions qu'il
23 appartient au Greffier, après consultation du Président du Tribunal et
24 avec l'approbation du Président de la Chambre qui a rendu la sentence, de
25 désigner l'Etat où la peine d'emprisonnement sera subie.
Page 352
1 Néanmoins, la Chambre a entendu prendre en considération la question du
2 lieu et des conditions d'exécution de la peine d'abord par souci du
3 principe de l'égalité d'une part, ensuite par souci d'une bonne
4 administration de la justice, et enfin par souci de l'égalité de
5 traitement des condamnés entre eux.
6 Tout accusé doit en effet connaître les conséquences éventuelles d'une
7 condamnation pour un crime international. Une certaine uniformité doit
8 être préservée dans l'exécution des sentences, quelque soit l'Etat dans
9 lequel le condamné purgera sa peine. Enfin la Chambre croit devoir
10 formuler un certain nombre d'orientations propres à assurer l'exécution
11 des décisions de justice dans un cadre international.
12 A cet égard la Chambre considère que compte tenu du principe de l'égalité
13 devant la loi, il ne peut y avoir de disparité substantielle d'un Etat à
14 l'autre dans l'exécution des peines. Elle recommande donc un certain degré
15 d'uniformité et de cohérence dans l'exécution des sentences pénales
16 internationales. Deux éléments lui paraissent à cet égard essentiels au
17 regard du caractère international des peines prononcées par le présent
18 Tribunal.
19 D'une part le respect de la durée de la peine, d'autre part le respect des
20 règles internationales relatives au traitement des prisonniers. Sur la
21 durée de la peine, la Chambre estime qu'aucune mesure ne saurait être
22 prise par un Etat qui pourrait avoir pour effet de mettre un terme à la
23 peine ou de la dénaturer par voie de réduction.
24 Sur le traitement des prisonniers le Tribunal peut exercer en vertu du
25 Statut du Règlement, un droit de regard sur la manière dont ces condamnés
Page 353
1 sont traités.
2 La Chambre considère que la sanction imposée et son exécution doivent
3 toujours se conformer aux principes d'humanité et de dignité qui inspirent
4 les normes internationales en matière de protection des droits des
5 condamnés.
6 La Chambre, ayant précisé ainsi le cadre juridique qui est le sien, va à
7 présent analyser les faits criminels qui lui sont soumis dans l'Acte
8 d'accusation établi à l'encontre de l'accusé Drazen Erdemovic, ainsi que
9 les circonstances ayant conduit à leur commission, afin d'arrêter la
10 sentence la plus appropriée.
11 Nous abordons donc la partie de la décision concernant l'espèce elle-même.
12 La Chambre expose d'abord les faits pertinents de l'affaire avant de
13 procéder à la discussion de leur caractère probant, notamment sous l'angle
14 des circonstances atténuantes qui ont été évoquées par l'accusé.
15 Premièrement, les faits pertinents: La Chambre rappelle que les faits
16 reprochés à Drazen Erdemovic s'inscrivent dans le cadre et le contexte des
17 événements qui ont suivi la chute de l'enclave de Srebrenica. Ces
18 événements ont été attestés publiquement au cours des audiences tenues en
19 application de l'Article 61 du Règlement dans les affaires suivies par le
20 Procureur contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic.
21 Les faits qui découlent de ces événements constituent des crimes contre
22 l'humanité à l'égard de ces deux inculpés et ont été corroborés par de
23 nombreux témoignages, y compris celui de l'accusé. Ils l'ont été à nouveau
24 par Drazen Erdemovic au cours de son plaidoyer de culpabilité, ils sont
25 rappelés dans la présente décision.
Page 354
1 D'après la déposition à l'audience de l'enquêteur du Bureau du Procureur,
2 les sites où se sont déroulés les massacres imputés à Drazen Erdemovic ont
3 été identifiés, corroborant ainsi les propres déclarations de l'accusé. Il
4 s'agit tout d'abord de la ferme de Branjevo à Pilica, où environ 1.200
5 Musulmans ont été exécutés par les soldats de l'unité à laquelle
6 appartenait Drazen Erdemovic, ce dernier ayant reconnu sa participation.
7 Il s'agit ensuite du bâtiment public de Pilica, où d'après la déposition
8 de l'accusé à l'audience, environ 500 Musulmans ont été exécutés par des
9 membres de la 10e Unité de sabotage.
10 Sur les faits imputés à Drazen Erdemovic lui-même, la Chambre s'attache à
11 les rappeler tels qu'ils ont été exposés dans l'Acte d'accusation et
12 formellement reconnus par l'accusé lors de son plaidoyer de culpabilité,
13 puis précisés à l'audience. Ils ne seront pas repris dans le présent
14 résumé. La Chambre s'est attachée par contre à les discuter notamment sous
15 l'angle de la gravité du crime commis et des circonstances atténuantes
16 invoquées par l'accusé.
17 Dans le cadre de la procédure sentencielle, cette discussion autour des
18 circonstances atténuantes sera le soutien essentiel de la motivation de la
19 sentence.
20 Deuxièmement, examen de la gravité des faits et des circonstances
21 atténuantes: la Chambre estime caractérisée l'extrême gravité du crime. La
22 participation au meurtre de 1.200 civils non armés, sur une période de
23 cinq heures, le 16 juillet 1995. Selon ses nombreuses affirmations, Drazen
24 Erdemovic est responsable du meurtre de dix à cent personnes.
25 S'agissant des circonstances atténuantes, la Chambre en a distingué deux
Page 355
1 catégories. D'une part, les circonstances atténuantes qui sont
2 contemporaines à l'accomplissement du fait criminel, à savoir l'état
3 d'incapacité mentale de l'accusé, l'extrême nécessité dans laquelle il se
4 serait trouvé au moment de commettre ces actes, ainsi que son niveau
5 subalterne dans la hiérarchie militaire.
6 D'autre part, deuxième série de circonstances atténuantes: ce sont celles
7 qui tiennent à l'attitude de l'accusé après la commission des faits, à
8 savoir le repentir manifesté, la volonté de se livrer au Tribunal pénal
9 international et la coopération avec le Bureau du Procureur.
10 Enfin, la Chambre a discuté certains éléments de la personnalité de Drazen
11 Erdemovic, à la lumière de son témoignage, des dépositions à l'audience
12 des témoins X et Y, ainsi que de la plaidoirie de son défenseur.
13 Tout d'abord, les circonstances atténuantes contemporaines à
14 l'accomplissement du fait criminel. La première d'entre elles: l'état
15 mental de l'accusé. La Chambre n'a pas retenu l'argumentation de la
16 défense relative à l'état mental de l'accusé au moment des faits. Rien
17 dans le dossier ou dans les expertises ne permet de tirer des conclusions
18 quant à l'état psychologique de l'accusé au moment du crime.
19 S'agissant maintenant toujours des circonstances atténuantes
20 contemporaines du fait criminel, l'extrême nécessité dans laquelle se
21 serait trouvé Drazen Erdemovic, extrême nécessité née de la menace en
22 forme de contrainte générée par l'ordre de son supérieur.
23 Pour en apprécier la valeur probante, la Chambre a identifié un certain
24 nombre de questions. L'accusé pouvait-il éviter la situation dans laquelle
25 il se trouvait? L'accusé a-t-il été confronté à un ordre insurmontable
Page 356
1 auquel il n'avait aucun moyen de se soustraire? L'accusé, ou l'un des
2 membres proches de sa famille, a-t-il été mis en danger de mort immédiat
3 ou à cours terme? L'accusé n'avait-il aucune liberté morale de s'opposer
4 aux ordres reçus? L'aurait-il, a-t-il tenté de s'opposer à ces ordres ?
5 La Chambre a d'abord noté qu'une certaine vraisemblance pouvait être
6 attachée au récit d'ensemble de l'accusé. Elle est consciente également du
7 climat général qui régnait à Srebrenica au moment de la chute de l'enclave
8 et des événements qui ont suivi.
9 Toutefois, sur les faits qui impliquent personnellement l'accusé et
10 pourraient fonder l'octroi de circonstances atténuantes, la défense n'a
11 produit aucun témoignage, expertise ou autre élément pouvant corroborer
12 les dires de Drazen Erdemovic.
13 Dés lors, les Juges ont estimé ne pas être en mesure d'accueillir le moyen
14 fondé sur l'extrême nécessité.
15 Toujours dans les circonstances contemporaines du fait criminel, la
16 troisième circonstance, le niveau subalterne dans la hiérarchie militaire:
17 selon ses dires, Drazen Erdemovic était sergent et a exercé à ce titre le
18 commandement d'une petite unité. Il aurait perdu son grade avant de
19 commettre les faits qui lui sont imputés. Mais aucun document n'établit
20 son rang dans la hiérarchie militaire avec exactitude.
21 L'Acte d'accusation, sur lequel l'accusé a plaidé coupable, le décrit
22 comme soldat de la 10e Unité de sabotage au moment des faits criminels. La
23 Chambre, néanmoins, considère que Drazen Erdemovic, décrit par le
24 Procureur comme un membre de rang inférieur de l'armée serbe de Bosnie,
25 n'occupait pas de position d'autorité au moment des faits.
Page 357
1 Nous allons examiner maintenant les circonstances atténuantes tenant à
2 l'attitude de l'accusé après la commission des faits.
3 Le premier élément de ces circonstances tient au remords et à la volonté
4 de se livrer. Le sentiment de remords de la part de Drazen Erdemovic pour
5 les faits qu'il a commis s'analyse à travers ses déclarations, d'une part,
6 son comportement, d'autre part, ainsi que les observations des experts
7 médicaux désignés par les Juges eux-mêmes.
8 La Chambre note que, de manière constante, l'accusé a exprimé sans
9 équivoque et de manière spontanée sa responsabilité dans le massacre de la
10 ferme de Branjevo ainsi que ses regrets. Le désir de soulager sa
11 conscience s'est traduit dans son comportement par sa volonté de se livrer
12 au Tribunal pour répondre de ses actes et, dans une certaine mesure, par
13 son plaidoyer de culpabilité. Les experts médicaux ont pu noter et
14 constater l'état dépressif dans lequel il se trouvait à son arrivée à La
15 Haye, accompagné de ce sentiment de culpabilité.
16 La Chambre retient le remords exprimé par l'accusé en vue de la
17 détermination de la peine.
18 S'agissant de la coopération avec le Bureau du Procureur, le Procureur a
19 mentionné à plusieurs reprises la coopération de l'accusé qu'il a qualifié
20 de substantielle, pleine et totale, et obtenue sans condition. Ainsi le
21 Procureur a révélé que, sans les déclarations de l'accusé, il n'aurait pu
22 avoir connaissance de quatre événements dont justement les massacres de la
23 ferme de Branjevo et ceux du bâtiment public de Pilica. D'autres
24 informations fournies par Drazen Erdemovic ont permis au Procureur de
25 mieux connaître la zone géographique où ont eu lieu les massacres, les
Page 358
1 moyens logistiques mis en œuvre, les noms et l'identité de nombre de
2 responsables de ces faits.
3 L'accusé a de surplus apporté un témoignage essentiel dans les audiences
4 suivies contre Radovan Karadzic et Ratko Mladic.
5 La Chambre est d'avis que la coopération de l'accusé avec le Bureau du
6 Procureur doit jouer d'une manière significative dans l'atténuation de la
7 peine.
8 Enfin, comme je l'avais annoncé, la Chambre a examiné un certain nombre
9 d'éléments de la personnalité de l'accusé. La Chambre a entendu l'accusé
10 sur son enfance, l'éducation qu'il a reçue, sa formation professionnelle
11 ainsi que sur sa situation familiale actuelle. Elle a recueilli les
12 déclarations des témoins de la défense X et Y, et pris connaissance des
13 conclusions des experts médicaux.
14 De l'ensemble de ces considérations, la Chambre est d'avis de privilégier
15 le relatif jeune âge de l'accusé au moment des faits, sa situation
16 familiale actuelle, son absence de dangerosité, le geste de secours à
17 l'endroit du témoin X et un ensemble de traits caractérisant une
18 personnalité amendable.
19 Aux termes de l'analyse des éléments portés à sa connaissance, la Chambre
20 a fondé sa conviction qu'en regard de la gravité intrinsèque de son crime,
21 il convenait de faire bénéficier Drazen Erdemovic de circonstances
22 atténuantes fondées sur, d'une part, l'âge de l'accusé au moment des faits
23 et son niveau subalterne dans la hiérarchie militaire au moment de ces
24 faits; d'autre part, le remords qu'il a manifesté, la volonté de se livrer
25 et la coopération qu'il a apportée au Bureau du Procureur, enfin son
Page 359
1 absence de dangerosité actuelle et le caractère amendable de sa
2 personnalité.
3 La Chambre de première instance I, et par ces motifs, statuant
4 publiquement contradictoirement et en premier ressort,
5 vu les Articles 23, 24 et 27 du Statut, les Articles 100, 101 et 103 du
6 Règlement;
7 vu l'Acte d'accusation confirmé le 29 mai 1996;
8 vu le plaidoyer de culpabilité de Drazen Erdemovic en date du 31 mai 1996
9 du chef de crime contre l'humanité prévu à l'Article 5 a) du Statut;
10 vu les mémoires des parties, entendu le Procureur dans ses réquisitions et
11 la défense en sa plaidoirie,
12 en répression de ce crime, condamne Drazen Erdemovic, né le 25 septembre
13 1971 à Tuzla, à la peine de dix ans d'emprisonnement,
14 dit que de la durée totale de cette peine soient déduites les périodes
15 pendant lesquelles le condamné a été gardé à vue et détenu provisoirement
16 en attendant d'être remis au Tribunal et d'y être jugé par la présente
17 Chambre, sur une période qui court depuis le 3 mars 1996 jusqu'à ce jour;
18 dit que le Greffier, après consultation du Président du Tribunal et avec
19 l'approbation du Président de la présente Chambre, désignera l'Etat où la
20 peine sera subie;
21 dit que la présente décision est immédiatement exécutoire, décision faite
22 en français et en anglais, la version française faisant foi, faite ce jour
23 le 29 novembre, et rendue ce jour, le 29 novembre 1996, à La Haye aux
24 Pays-Bas.
25 L'audience est levée.