Affaire n° : IT-01-47-AR73.2

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
2 avril 2004

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

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DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERJETÉ CONTRE LA DÉCISION RELATIVE AU RAFRAîCHISSEMENT DE LA MÉMOIRE D’UN TÉMOIN

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell

Les Conseils des Accusés

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

 

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU l’« Appel interjeté par le Procureur contre la Décision de la Chambre de première instance relative au rafraîchissement de la mémoire d’un témoin et à une demande de certification d’appel datée du 19 décembre 2003 », déposé le 29 décembre 2003 (l’« Appel interlocutoire »), par lequel l’Accusation soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en interdisant l’utilisation de déclarations écrites antérieures pour rafraîchir la mémoire des témoins pendant l’interrogatoire principal,

VU la « Réponse conjointe de la Défense à l’Appel interjeté par le Procureur contre la Décision de la Chambre de première instance relative au rafraîchissement de la mémoire d’un témoin et à une demande de certification d’appel datée du 19 décembre 2003 », déposée conjointement le 5 janvier 2004 par les intimés Hadzihasanovic et Kubura, qui s’opposent à l’appel interlocutoire au motif, entre autres, qu’il n’entre pas dans la pratique du Tribunal de montrer à un témoin, lors de son interrogatoire principal, une déclaration écrite qu’il aura faite antérieurement, qu’une telle pratique permettrait au témoin de modifier ses réponses et qu’interdire pareille pratique ne compromet ni le déroulement équitable ni l’issue du procès,

VU la décision orale rendue le 4 décembre 2003, par laquelle la Chambre de première instance II a jugé que, puisque les débats doivent être oraux et que le Procureur peut demander à raviver les souvenirs du témoin avant l’audience ou par des questions, il est interdit à l’Accusation de rafraîchir la mémoire d’un témoin à charge pendant l’interrogatoire principal en lui montrant sa déclaration écrite antérieure recueillie par l’un de ses enquêteurs (la « Décision orale »)1,

VU la « Décision relative au rafraîchissement de la mémoire d’un témoin et à une demande de certification d’appel » datée du 19 décembre 2003 (la « Décision contestée ») dans laquelle la Chambre de première instance a pris en compte les éléments suivants pour confirmer sa Décision orale :

    1. le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») est muet sur cette question,

    2. la Défense s’est formellement opposée à l’admission de la déclaration écrite,

    3. la déclaration écrite ne présente pas les garanties juridiques prévues à l’article 92 bis B) i) et ii) du Règlement,

    4. le témoin est potentiellement un témoin-suspect car il a été précédemment entendu dans le cadre d’une procédure pénale nationale et, dans la mesure où il n’a pas été informé de ses droits ainsi que le prévoient les articles 90 E) et 91 A) du Règlement, il convient de refuser que des documents soient produits, lors de son interrogatoire oral, car ceux-ci pourraient être utilisés ultérieurement à charge pour le poursuivre, et

    5. l’Accusation a omis de poser des questions précises au témoin sans induire sa déclaration, dans le but d’atténuer d’éventuelles divergences entre le témoignage oral et la déclaration écrite, et

    6. les juges de la Chambre de première instance peuvent poser au témoin défaillant des questions pour lui rafraîchir la mémoire,

ATTENDU que, dans la Décision contestée, la Chambre de première instance a également certifié l’appel interlocutoire,

ATTENDU que la Chambre d’appel a déjà conclu qu’une déclaration écrite antérieure peut être utilisée pour rafraîchir la mémoire d'un témoin lors de son contre-interrogatoire2 et que la même conclusion peut s’appliquer lorsqu’il s’agit de rafraîchir la mémoire d’un témoin lors de l’interrogatoire principal,

ATTENDU que, s’il est permis de rafraîchir la mémoire d’un témoin, la Chambre de première instance peut examiner à cette occasion les moyens et les circonstances pour ce faire, lorsqu’elle évalue la fiabilité et la crédibilité du témoignage oral,

ATTENDU qu’il n’est pas nécessaire que la déclaration écrite antérieure montrée au témoin remplisse les conditions requises à l’article 92 bis du Règlement, puisque l’Accusation ne demande pas son versement au dossier au lieu et place du témoignage oral, mais seulement de clarifier ledit témoignage après avoir rafraîchi la mémoire du témoin3,

ATTENDU que, s’il est vrai qu’en vertu de l’article 90 E) du Règlement, un témoin peut refuser de répondre à une question qui risquerait de l’incriminer, rien ne s’oppose à ce qu’une partie utilise une déclaration antérieure pour raviver les souvenirs d’un témoin,

PAR CES MOTIFS,

ACCUEILLE l’appel et ANNULE la Décision contestée confirmant la Décision orale interdisant à l’Accusation de rafraîchir la mémoire d’un témoin à charge en lui montrant, pendant l’interrogatoire principal, sa déclaration écrite recueillie antérieurement par un enquêteur.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
_________
Theodor Meron

Le 2 avril 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Compte rendu d’audience, 4 décembre 2003, p. 531 et 532.
2. Le Procureur c/ Simic et consorts, « Décision relative aux appels interlocutoires interjetés par l’Accusation concernant l’utilisation de déclarations non admises en vertu de l’article 92 bis du Règlement pour contester la crédibilité d’un témoin et pour raviver ses souvenirs », 23 mai 2003, par. 18 et 20.
3. Idem.