Affaire n° : IT-01-47-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
Mme la Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Bert Swart

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
4 février 2005

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS D’OBTENIR DES ÉCLAIRCISSEMENTS CONCERNANT LES QUESTIONS POSÉES PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE AUX TÉMOINS

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Le Bureau du Procureur :

M. Daryl Mundis
Mme Tecla Henry-Benjamin
M. Stefan Waespi
M. Matthias Neuner

Le Conseil de l’Accusé :

Mme Edina Rešidovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE II (« Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »),

SAISIE de la « Requête déposée au nom d’Enver Hadzihasanovic aux fins d’obtenir des éclaircissements quant au but recherché par la Chambre de première instance dans les questions qu’elle pose aux témoins » déposée à titre confidentielle et ex parte par les conseils d’Enver Hadzihasanovic (« Défense de M. Hadzihasanovic ») le 7 janvier 2005 (« Requête »), dans laquelle la Défense de M. Hadzihasanovic demande à la Chambre, « dans le but d’obtenir de la Chambre des indications qui seront d’utilité pour ce qui concerne le choix futur et la présentation des éléments de preuve en faveur d’ [Enver Hadzihasanovic, de fournir...] des éclaircissements sur la motivation et le but de la Chambre dans les questions qu’elle pose aux témoins »1 ;

VU que la Chambre a invité la Défense de M. Hadzihasanovic à présenter des observations écrites concernant le domaine et le cadre des questions pouvant être posées par la Chambre aux témoins2, que la Défense de M. Hadzihasanovic reconnaît dans sa Requête qu’en vertu de l’article 85 B) du Règlement de procédure et de preuve (« Règlement »), la Chambre est en droit de poser toutes questions aux témoins à quelque stade de la procédure que ce soit3, qu’elle affirme toutefois ne pas comprendre « comment certaines questions posées aux témoins par la Chambre [...] seraient de nature à encourager le règlement équitable des questions litigieuses en l’espèce dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit »4, et soutient que « la méthode utilisée par la Chambre en ce qui concerne les questions posées aux témoins s’écarte, au moins à première vue, de la pratique suivie par d’autres Chambres de première instance dans des procès s’étant déroulés devant le Tribunal international »5 ;

VU que la Défense de M. Hadzihasanovic précise en particulier au paragraphe 10 de la Requête :

« [qu’elle] n’arrive pas à comprendre en quoi les catégories suivantes de questions posées aux témoins par la Chambre répondent à l’intérêt de la justice :

a) questions posées aux témoins experts qui n’ont ni fait l’objet du rapport présenté par l’expert ni été incluses dans ledit rapport et qui n’ont pas été soulevées par les parties au cours de l’interrogatoire principal et du contre-interrogatoire  ;

b) questions qui dépassent le cadre des dépositions des témoins, posées au motif qu’ils ont les qualifications nécessaires pour fournir les réponses, même s’ils n’ont ni examiné ni entendu parler des éléments de preuve afférents ;

c) questions qui mettent en cause la crédibilité des témoins bien que rien dans le dossier ne permette de tirer de telles conclusions à cet égard et que les parties n’aient pas jugé utile de les poser ;

d) questions qui jettent un doute sur la crédibilité des témoins en se servant de dépositions antérieures d’autres témoins figurant au dossier, de documents versés au dossier ou d’autre éléments de preuve dont la fiabilité s’est révélée douteuse ou même inexistante ;

e) questions liées à des documents présentés comme éléments de preuve auxquels les parties n’ont pas fait référence, dans le but [apparent] de rehausser leur valeur probante qui était pour le moins faible, en dépit du fait que la partie ayant présenté le document n’ait pas estimé nécessaire de les poser ;

f) questions qui révèlent ouvertement la thèse ou l’avis de la Chambre sur les questions controversées dans le but [apparent] d’obtenir une confirmation de la part des témoins  ;

g) questions posées aux témoins dans le but [apparent] de retirer aux réponses données aux parties leur poids ou leur pertinence ; et

h) questions posées aux témoins dans le but [apparent] de confirmer ou d’obtenir des preuves contre [Enver Hadzihasanovic] sans examiner les moyens correspondants pouvant le disculper »6 ;

VU enfin que la Défense de M. Hadzihasanovic explique que la Requête a été déposée à titre confidentiel et ex parte dans l’intérêt de la justice, à cause des références à des questions soulevées à huis clos, et parce que ladite Requête n’influe pas sur le rôle et les obligations du bureau du Procureur7 (« Accusation ») ; que la Défense de M. Hadžihasanovic indique toutefois ne pas s’opposer à ce que la Requête soit adressée aux autres parties au procès et soit rendue publique 8 ;

VU que la Chambre a levé le 11 janvier 2005 le caractère confidentiel et ex parte de la Requête et a demandé aux conseils d’Amir Kubura (« Défense de M. Kubura ») ainsi qu’à l’Accusation de faire connaître leurs observations concernant la Requête dans un délai de dix jours9  ;

VU que la Défense de M. Kubura a déposé le 20 janvier 2005 la « Réponse de la Défense d’Amir Kubura à la requête déposée au nom d’Enver Hadzihsanovic aux fins d’obtenir des éclaircissements – compte tenu du droit de l’Accusé à un procès équitable – quant au but recherché par la Chambre de première instance dans les questions qu’elle pose aux témoins » (« Précisions de la Défense de M. Kubura »), dans laquelle la Défense de M. Kubura indique qu’elle n’a pas d’observations à faire valoir car la Requête a été déposée par la Défense de M. Hadzihasanovic dans le cadre de la présentation des moyens de preuve de cette dernière ;10

VU que l’Accusation a déposé le 20 janvier 2005 les « Conclusions de l’Accusation concernant la requête de la Défense aux fins d’obtenir des éclaircissements » («  Réponse »), dans laquelle l’Accusation indique que bien que la Requête ait trait à proprement dit à la Défense de M. Hadžihasanovic et à la Chambre, l’Accusation souhaite faire valoir que ladite Requête n’a pas de fondement juridique11 ;

VU qu’à l’appui de sa conclusion, l’Accusation fait notamment valoir qu’ : 1) elle ne considère pas que les questions posées par la Chambre sont inappropriées12, 2) la Requête a concrètement pour but de demander à la Chambre de se justifier par rapport aux questions qu’elle pose aux témoins13, 3) en vertu de l’article 23 du Statut, les Juges de la Chambre doivent fournir un jugement écrit motivé à la fin du procès et l’article 85 B) du Règlement, permettant aux Juges de poser des questions à tout moment à un témoin, est un outil permettant aux Juges de s’acquitter de cette tâche14, 4) les Juges de la Chambre ont pour obligation d’apprécier tous les moyens de preuve disponibles 15, et 5) le Statut et le Règlement ne restreignent pas le champ des questions pouvant être posées par les Juges aux témoins16;

ATTENDU que l’article 85 B) du Règlement stipule qu’un Juge d’une Chambre de première instance peut poser toute question à un témoin à quelque stade d’un procès que ce soit ; qu’à ce titre la jurisprudence du Tribunal a rappelé qu’un « Juge ?du Tribunalg, en sa qualité d’arbitre indépendant, peut questionner un témoin durant l’interrogatoire principal, le contre-interrogatoire ou l’interrogatoire supplémentaire afin d’obtenir des éclaircissements sur tout point demeuré obscur après que le témoin a répondu aux questions »17 ;

ATTENDU en outre que la Chambre a toujours depuis le début du procès expliqué à chaque témoin pourquoi les Juges seraient amenés le cas échéant à poser des questions aux fins d’éclaircissement des réponses données aux questions posées et dans l’intérêt de la justice ;

ATTENDU qu’il ressort que la Chambre dispose donc d’une totale liberté dans son interrogatoire des témoins, et ce afin de satisfaire à son obligation de recherche de la vérité18 ; qu’en conséquence, la Chambre est habilitée à interroger les témoins sur les points évoqués aux paragraphes 10 a) à d) de la Requête ;

ATTENDU en tout premier lieu qu’il convient de constater que les questions posées aux témoins à décharge ont été également posées dans les mêmes conditions de forme et de fond aux témoins à charge ; qu’il s’ensuit que les Juges ont exercé leur office d’arbitre indépendant ;

ATTENDU qu’à l’appui de son argumentation au paragraphe 10, la Défense de M. Hadzihasanovic fait référence « entre autres »19 à des numéros de pages du procès-verbal de l’audience dans sa Requête, sans autre forme d’explication ; que dans ces conditions il n’y a pas lieu de répondre à ce stade à des allégations subjectives de la Défense de M. Hadžihasanovic ;

ATTENDU qu’une telle manière de procéder n’est pas appropriée aux griefs supposés et ne permet pas aux juges d’apprécier la pertinence de l’argumentation ;

ATTENDU cependant, compte tenu des points e), f), g) et h) du paragraphe 10 de la requête et afin d’éviter toute erreur d’interprétation sur le but recherché par les questions, qu’il convient de rappeler l’obligation de la Chambre à rechercher la vérité, y compris à travers les questions posées ;

ATTENDU que selon la jurisprudence du Tribunal, « d’un point de vue subjectif, le juge doit être dépourvu de préjugé [et...] d’un point de vue objectif, rien dans les circonstances ne doit créer une apparence de partialité »20 ; que l’impartialité doit être appréciée par rapport à la perception d’un observateur impartial hypothétique connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce pour en juger raisonnablement21 ; que cet observateur impartial hypothétique se trouve dans une position différente de celle des parties ;

ATTENDU que la Chambre indique que la procédure suivie devant ce Tribunal est une procédure sui generis combinant des éléments de la procédure accusatoire et de la procédure inquisitoire ; que la Chambre est uniquement tenue aux dispositions du Règlement qui priment sur toute autre pratique22 ;

ATTENDU qu’il est parfois difficile pour les parties de deviner le but recherché par la Chambre lorsqu’elle interroge les témoins ; que ce but ne peut être que la recherche de la manifestation de la vérité, comme par exemple lorsque la Chambre est confrontée à des contradictions entre les déclarations des témoins ou la déclaration d’un témoin par rapport à une pièce du dossier, ou comme par exemple pour avoir une appréciation du contenu d’un document ;

ATTENDU que dans ce processus de recherche, la Chambre accorde aux parties un droit élargi d’interrogation des témoins après les questions des Juges;

ATTENDU qu’ainsi, depuis le début du procès, la Chambre demande toujours aux parties d’interroger les témoins après les questions de la Chambre et de leurs présenter des moyens de preuve23 ; y compris par la présentation de documents non examinés lors de l’interrogatoire principal ou du contre-interrogatoire afin de permettre aux conseil des Accusés de faire valoir en dernier leur point de vue ; cette façon de procéder dans le respect du contradictoire permet à la Défense de M. Hadzihasanovic par ses questions de faire valoir sa thèse ;

ATTENDU que cette faculté des parties à interroger les témoins tout à la fin des dépositions permet à celles-ci d’introduire des éléments susceptibles de corriger ou de compléter les réponses données par les témoins aux questions des juges de la Chambre ; qu’ainsi l’argumentation générale développée au paragraphe 10 est totalement dénuée de tout fondement ;

ATTENDU qu’en outre lors de son interrogatoire des témoins, après les questions des juges, la Chambre permet aussi aux parties d’intervenir pour apporter toutes précisions additionnelles factuelles susceptibles de l’éclairer dans ses questions24 ;

ATTENDU que comme la Chambre l’a rappelé tout au long du procès, la valeur probante à accorder aux éléments de preuve ne pourra être déterminée qu’à la fin du procès, au vu de l’ensemble des moyens versés à la procédure25 ;

PAR CES MOTIFS,

DIT avoir apporté, dans la mesure du possible, tous les éclaircissements utiles à la Défense de M. Hadzihasanovic quant au but recherché par les questions posées par la Chambre aux témoins de l’Accusation et de la Défense de M. Hadzihasanovic.

 

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

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Le Président de la Chambre
Jean-Claude Antonetti

Le 4 février 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête, para. 13.
2 - Requête, para. 3.
3 - Requête, para. 8.
4 - Requête, para. 9.
5 - Requête, para. 11.
6 - Requête, para. 10.
7 - Requête, para. 1.
8 - Requête, paras. 2.
9 - T. 13929 - 13930.
10 - Précisions de la Défense de M. Kubura, para. 2.
11 - Réponse, para. 16.
12 - Réponse, para. 9.
13 - Réponse, para. 6.
14 - Réponse, para. 7.
15 - Réponse, para. 8.
16 - Réponse,, para. 8.
17 - Le Procureur c/ Delalic et consorts, IT-96-21-T, Décision relative à la requête concernant la présentation de moyens de preuve par l’Accusé Esad Landzo, 1er mai 1997, para. 26.
18 - Ce point est reconnu par la Défense de M. Hadzihasanovic. Voir Requête, para. 8.
19 - Requête, para. 10, note en bas de page n. 3.
20 - Le Procureur c/ Anto Furundzija, IT-95-17/1-A, Arrêt, 21 juillet 2000, para. 189.
21 - Voir Le Procureur c/ Radoslav Brdanin et Momir Talic, IT-99-36-T, Décision relative à la demande de récusation d’un juge de la Chambre de première instance présentée par Momir Talic, 18 mai 2000, para. 15 et Le Procureur c/ Momcilo Krajisnic, IT-00-39-T, Décision relative à la demande de récusation d’un juge présentée par la Défense, 22 janvier 2003, para. 14. Voir aussi Le Procureur c/ Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda, ICTR-96-3-A, Arrêt, 26 mai 2003, paras. 36 à 125 et Le Procureur c/ Ignace Bagilishema, ICTR-95-1A-A, Motifs de l’Arrêt, 3 juillet 2002, para. 100.
22 - Il convient de rappeler que le Règlement donne au Juge dans le cours du procès un rôle spécifique, qu’à cet égard il n’est pas inutile de rappeler la disposition de l’article 98 qui permet à une Chambre d’ordonner la production de moyens de preuve supplémentaires par l’une ou l’autre des parties et qu’elle peut citer d’office des témoins.
23 - Voir par exemple T. 1190 et 13763 – 13836.
24 - Voir par exemple T. 14403.
25 - Voir par exemple la Décision finale relative au constat judiciiare de faits admis dans d’autres affaires du 20 avril 2004.