Affaire n° : IT-01-48-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Amin El Mahdi

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
1er septembre 2005

LE PROCUREUR

c/

SEFER HALILOVIC

_________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Philip Weiner
Mme Sureta Chana
M. David Re
M. Manoj Sachdeva

Les Conseils de l’Accusé :

M. Peter Morrissey
M. Guénaël Mettraux

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A, (la « Chambre de première instance  ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

SAISIE de la demande de mise en liberté provisoire (Motion for Provisional Release), déposée le 22 août 2005 (la « Demande »), dans laquelle la Défense demande la mise en liberté provisoire de Sefer Halilovic (l’« Accusé ») entre la date de clôture des débats et celle du prononcé du jugement en l’espèce,

VU la réponse présentée oralement par l’Accusation le 30 août 2005, dans laquelle celle-ci prie la Chambre de rejeter la Demande,

VU la décision de la Chambre de première instance en date du 22 juillet 20051, faisant droit à la nouvelle demande de mise en liberté provisoire (Renewed Motion for Provisional Release), déposée par la Défense le 6 juillet 2005,

VU la requête de l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision concernant la mise en liberté provisoire de Sefer Halilovic (Prosecution’s Application for Leave to Appeal Decision Concerning Provisional Release of Sefer Halilovic), déposée le 29 juillet 2005, et la réponse à ladite requête (Response to Prosecution Motion for Leave to Appeal Decision of Provisional Release), déposée par la Défense le 5 août 2005,

VU l’Ordonnance portant désignation de juges dans une affaire dont est saisie la Chambre d’appel, rendue le 15 août 2005 (l’« Ordonnance du Président »), par laquelle le Président, prenant acte des modifications apportées au Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») le 1er août 2005 et entrées en vigueur le 8 août 2005, « lesquelles dispensent de demander l’autorisation à un collège de trois juges de la Chambre d’appel d’interjeter appel d’une décision rendue en application de l’article 65 et autorisent de plein droit l’appel devant une formation de cinq juges de la Chambre d’appel », a ordonné qu’en l’espèce, le « délai imparti aux parties pour déposer un acte d’appel cour[ait] à compter de la date de dépôt de la présente ordonnance portant désignation »,

ATTENDU que l’Accusation n’a pas déposé de mémoire en appel,

VU la Décision relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire avant l’ouverture du procès, rendue le 13 décembre 2001 par la Chambre de première instance III, saisie de l’affaire à l’époque, qui fait droit à ladite requête,

VU la décision de la Chambre de première instance en date du 21 avril 2005, laquelle rejette la demande de mise en liberté provisoire (Motion for Provisional Release), déposée à titre confidentiel par la Défense le 1er avril 2005, au motif qu’il n’était pas opportun, au vu des circonstances de l’espèce, d’accorder une mise en liberté provisoire à ce stade de la procédure, à savoir avant la fin de la présentation des moyens à charge2,

ATTENDU que, donnant suite à une requête de la Défense, la Croix-Rouge a répondu le 9 mai 2005 qu’elle n’était pas en mesure d’aider financièrement M. Halilovic pour permettre à son épouse et à ses enfants de se rendre à La Haye, et que le Greffier avait déjà informé la Défense qu’il ne pourrait lui accorder un soutien financier à cet effet3,

ATTENDU que les principaux arguments de la Défense à l’appui de sa Demande sont les suivants :

1. toutes les conditions requises pour une mise en liberté provisoire sont remplies en l’espèce et l’octroi de la Demande n’aurait aucune conséquence pour la procédure4,

2. les conditions posées à l’article 65 du Règlement étaient remplies à la date de l’octroi de la mise en liberté provisoire avant l’ouverture du procès, et les circonstances ayant conduit à cette constatation n’ont pas changé5,

3. la mise en liberté provisoire de l’Accusé avant l’ouverture du procès était soumise à certaines conditions auxquelles l’Accusé a satisfait pleinement pendant une période de plus de deux ans6,

ATTENDU que la Défense fait également état de circonstances exceptionnelles qui, sans constituer une condition préalable à la mise en liberté provisoire, militent cependant en faveur de la présente Demande, à savoir :

i) un membre de la famille de M. Halilovic a fait l’objet de menaces graves7,

ii) étant donné que M. Halilovic est indigent et qu’il ne bénéficie d’aucune assistance financière des autorités ou de la Croix-Rouge, il ne peut financer le voyage de sa famille à La Haye, et celle-ci n’a pas les ressources nécessaires pour payer le voyage et le séjour à la Haye. Ainsi, dès lors que M. Halilovic dispose du droit d’entretenir des contacts personnels avec sa famille, de bénéficier de la présomption d’innocence et de la mise en liberté provisoire à moins qu’il ne soit absolument nécessaire de le maintenir en détention, il devrait être autorisé, dans la mesure où toutes les autres conditions sont remplies, à se rendre à Sarajevo pour séjourner avec sa famille8,

iii) M. Halilovic demande l’autorisation de retourner à Sarajevo pour être en mesure de contribuer financièrement au bien-être de sa famille9,

iv) le comportement de M. Halilovic à l’égard du Tribunal avant et pendant le procès est exemplaire, et il s’est efforcé de coopérer en toutes circonstances avec le Tribunal et de se conformer à toute décision du Tribunal et à toute restriction ou condition imposée par celui-ci ; par ailleurs, son comportement à l’égard du Tribunal et des témoins est digne et respectueux10,

v) entre la date de dépôt du mémoire en clôture de la Défense et celle du prononcé de la sentence, les membres de l’équipe de la Défense retournent dans leurs pays respectifs et M. Halilovic ne recevra aucune visite au quartier pénitentiaire, ce qui sera non seulement « injuste », mais également « injustifié et disproportionné  »11,

ATTENDU que les arguments principaux de l’Accusation à l’appui de sa Réponse sont les suivants :

1. La politique du Bureau du Procureur consiste à s’opposer à toute demande de mise en liberté provisoire « entre la fin de la présentation des moyens à charge et à décharge, et le prononcé du jugement » car « c’est à ce moment […] qu’un accusé est le plus susceptible […] de se soustraire à la juridiction [du Tribunal] ou de prendre la fuite »12,

2. De l’avis du Bureau du Procureur, « ce n’est pas un choix judicieux que d’autoriser […] la mise en liberté provisoire d’accusés avant le prononcé du jugement » car « le public peut constater [que] des personnes [ …] accusées de crimes extrêmement graves […] sont simplement remises en liberté ». Dès lors, « le Tribunal risque de perdre la confiance du public »13,

VU l’ensemble des arguments soulevés par les parties,

ATTENDU qu’en application des articles 20 et 21 du Statut du Tribunal (le « Statut »), la Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée,

ATTENDU qu’en application de l’article 65 B) du Règlement, une Chambre ne peut ordonner la mise en liberté provisoire qu’après avoir donné au pays hôte et au pays où l’Accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant que les deux conditions suivantes soient remplies : i)  l’accusé comparaîtra et, ii) s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne14,

ATTENDU en outre que l’article 65 C) du Règlement dispose que « [l]a Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui »,

ATTENDU que le pouvoir d’appréciation de la Chambre de première instance dans le cadre de l’article 65 du Règlement doit s’exercer en tenant compte des circonstances de l’espèce,

ATTENDU que l’Accusé s’est livré volontairement au Tribunal le 25 septembre  2001,

ATTENDU que l’Accusé a respecté toutes les conditions qui lui étaient imposées lors de sa mise en liberté provisoire avant l’ouverture du procès et au cours de celui-ci,

ATTENDU que l’Accusé s’est comporté respectueusement envers le Tribunal tout au long du procès,

ATTENDU que le Greffe a transmis une copie de la Demande aux autorités néerlandaises compétentes, lesquelles ne se sont pas opposées à la mise en liberté provisoire de l’Accusé,

VU la garantie écrite offerte par les autorités de la Fédération de Bosnie -Herzégovine, datée du 25 août 2005 et déposée le 29 août 2005 par la Défense, indiquant que « les organes compétents de la Fédération de Bosnie-Herzégovine veilleront à ce que Sefer Halilovic réponde à toute convocation du Tribunal à La Haye ou en tout autre lieu que la Chambre de première instance fixera, et qu’il se conformera à toutes les mesures ordonnées par la Chambre dans sa décision »15,

ATTENDU que la jurisprudence du Tribunal prend en compte la situation personnelle de l’Accusé pour décider d’accorder sa mise en liberté provisoire, et que la Chambre de première instance estime que de telles considérations ne devraient pas être limitées à la phase préparatoire au procès16,

ATTENDU qu’un accusé est présumé innocent jusqu’au prononcé du jugement,

VU les circonstances dont fait état la Défense à l’appui de sa Demande, notamment l’impossibilité pour la famille de l’Accusé de financer un voyage à La Haye,

ATTENDU que les mémoires en clôture ont été déposés le 25 août 2005 et que le réquisitoire et les plaidoiries ont été prononcés les 30 et 31 août 2005, en présence de l’Accusé,

ATTENDU que la présence de l’Accusé au siège du Tribunal n’est plus nécessaire jusqu’au prononcé du jugement,

ATTENDU que les mémoires en clôture ainsi que le réquisitoire et les plaidoiries ne mettent aucunement en cause la présomption d’innocence, étant donné qu’ils ne présument pas de l’issue de l’affaire, laquelle ne se concrétise qu’à la fin des délibérations,

ATTENDU qu’il est courant de voir l’argumentation de l’Accusation évoluer au cours de la présentation des moyens et trouver son aboutissement dans les mémoires en clôture ainsi que dans le réquisitoire et les plaidoiries, mais que la question de la mise en liberté provisoire demeure régie par les conditions fixées par l’article  65 du Règlement, à savoir : le pouvoir discrétionnaire de la Chambre de première instance de déterminer, selon l’hypothèse la plus probable, si l’Accusé comparaîtra et, s’il est libéré, s’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne,

ATTENDU qu’au vu des circonstances en l’espèce, notamment de la situation personnelle de l’Accusé, la Chambre de première instance est convaincue que celui-ci, s’il est libéré, comparaîtra pour le prononcé du jugement et qu’il ne mettra en danger pas une victime, un témoin ou toute autre personne,

ATTENDU que, compte tenu des menaces graves pesant sur un membre de la famille proche de l’Accusé, la Chambre de première instance demande expressément aux autorités de la Fédération de Bosnie-Herzégovine d’assumer la responsabilité de la sécurité personnelle de l’Accusé durant sa permission de sortie, et de prendre toutes les mesures nécessaires à cet effet,

PAR CES MOTIFS,

FAIT DROIT à la Demande et ORDONNE la mise en liberté provisoire de Sefer Halilovic dès que possible, au plus tard du 5 septembre 2005 au 7 novembre  2005, à moins que la Chambre de première instance n’avance la date de son retour, selon les conditions suivantes :

1. L’Accusé sera conduit à l’aéroport de Schiphol (Pays-Bas) par les autorités néerlandaises.

2. À l’aéroport de Schiphol, l’Accusé sera provisoirement placé sous la garde d’un fonctionnaire désigné du Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine, lequel accompagnera l’Accusé tout au long de son voyage vers la Féderation de Bosnie-Herzégovine (la « Bosnie-Herzégovine ») jusqu’à son lieu de résidence à Sarajevo.

3. À son retour, l’Accusé sera accompagné du fonctionnaire désigné du Gouvernement de Bosnie-Herzégovine, qui remettra l’Accusé à la garde des autorités néerlandaises à l’aéroport de Schiphol le 7 novembre 2005, lesquelles reconduiront l’Accusé au quartier pénitentiaire des Nations Unies.

4. Au cours de sa mise en liberté provisoire, l’Accusé devra se plier à certaines conditions et les autorités de Bosnie-Herzégovine veilleront à leur respect, à savoir :

a) au plus tard 24 heures après son arrivée, communiquer son adresse à la police locale et au Greffier du Tribunal et indiquer tout changement d’adresse au Greffier dans les 24 heures,

b) remettre son passeport aux autorités de Bosnie-Herzégovine,

c) demeurer dans les limites de la ville de Sarajevo,

d) se présenter une fois par semaine à la police locale de Sarajevo,

e) consentir à ce que des fonctionnaires du Gouvernement de Bosnie-Herzégovine contrôlent sa présence auprès de la police locale, et à ce que ces fonctionnaires ou une personne désignée par le Greffier procèdent occasionnellement à des visites impromptues chez l’Accusé,

f) s’abstenir de tout contact quel qu’il soit avec une victime ou un témoin potentiel dans toute affaire dont est saisie le Tribunal ou de faire pression sur eux par quelque moyen que ce soit ou d’entraver de quelque manière que ce soit la procédure ou le cours de la justice,

g) s’abstenir d’évoquer sa cause en public, notamment avec les médias,

h) respecter scrupuleusement toute condition posée par les autorités de Bosnie-Herzégovine, pour leur permettre de s’acquitter de leurs obligations en application de l’ordonnance de mise en liberté provisoire et de leurs propres garanties,

i) retourner au quartier pénitentiaire des Nations Unies le 7 novembre 2005,

j) se conformer strictement à toute ordonnance de la Chambre de première instance modifiant les conditions de sa mise en liberté provisoire ou y mettant fin,

DEMANDE au Gouvernement de Bosnie-Herzégovine d’assumer les responsabilités suivantes :

1. Prendre en charge les frais de voyage de l’Accusé de l’aéroport de Schiphol jusqu’à son lieu de résidence, à l’aller comme au retour,

2. Assurer la sécurité personnelle de l’Assuré au cours de sa liberté provisoire,

3. Signaler immédiatement au Greffier du Tribunal la nature de toute menace à la sécurité de l’Accusé et présenter un rapport complet sur les enquêtes y relatives,

4. Placer immédiatement l’Accusé en détention s’il enfreint une quelconque condition de sa mise en liberté provisoire et signaler immédiatement pareille infraction à la Chambre de première instance,

5. Respecter la primauté du Tribunal au regard de toute instance présente ou future à l’encontre de l’Accusé en Bosnie-Herzégovine,

PRIE le Greffier du Tribunal de consulter le Ministère de la justice des Pays-Bas ainsi que les autorités de Bosnie-Herzégovine au sujet des dispositions pratiques relatives à l’élargissement de l’Accusé,

DEMANDE aux autorités de tous les États que traversera l’Accusé :

1. d’assurer la garde de l’Accusé tant que celui-ci sera en transit à l’aéroport,

2. de procéder à l’arrestation et à la détention de l’Accusé en cas de tentative d’évasion dans l’attente de son transfert au quartier pénitentiaire des Nations Unies.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Liu Daqun

Le 1er septembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Décision relative à la nouvelle demande de mise en liberté provisoire, 22 juillet 2005.
2 - Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire, 21 avril 2005.
3 - Demande, par. 5 et 13 ii).
4 - Demande, par. 9.
5 - Demande, par. 12.
6 - Demande, par. 12.
7 - Demande, par. 13 i).
8 - Demande, par. 13 ii).
9 - Demande, par. 13 iii).
10 - Demande, par. 13 v).
11 - Demande, par. 13 vi).
12 - Audience, 30 août 2005, session de l’après-midi, CR p. 112.
13 - Audience, 30 août 2005, session de l’après-midi, CR p. 112.
14 - Voir également l’affaire nº IT-03-73-PT, Le Procureur c/ Ivan Cermak et Mladen Markac, Décision relative aux deuxièmes requêtes d’Ivan Cermak et de Mladen Markac aux fins de mise en liberté provisoire, 14 septembre 2004, par. 7, dans laquelle la Chambre conclut qu’une mise en liberté provisoire peut être accordée « si les [deux conditions] sont remplies et si elle est également convaincue qu’une telle mesure est appropriée dans le cas donné ».
15 - Annex to Addendum Re Motion for Provisonal Release, déposé par la Défense le 29 août 2005.
16 - La Chambre de première instance relève qu’en application de l’article 65 I) du Règlement, la Chambre d’appel peut accorder la mise en liberté provisoire de condamnés dans l’attente de leur jugement en appel ou pendant une période donnée pour autant qu’elle ait la certitude que certaines conditions sont remplies.