Affaire n° : IT-95-14/2-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Wolfgang Schomburg, Président
M. le Juge Fausto Pocar
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
19 avril 2004

LE PROCUREUR

c/

Dario KORDIC et Mario CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE DARIO KORDIC

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell
Mme Helen Brady

Les Conseils des Accusés

MM. Mitko Naumovski, Turner T. Smith et Stephen M. Sayers, pour Dario Kordic
MM. Bozidar Kovacic et Goran Mikulic, pour Mario Cerkez

I. Contexte

1. La Chambre d’appel du Tribunal international international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international ») est saisie de la demande de mise en liberté provisoire de Dario Kordic pour des raisons humanitaires (Dario Kordic’s Motion for Provisional Release on Compassionate Grounds ), la « Demande », déposée par les Conseils de Dario Kordic (« la Défense ») le 2 avril 2004 en application de l’article 65 I) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »). Après s’être vue accorder oralement une prorogation de délai1, l’Accusation a déposé une réponse à cette demande le 16 avril 20042. La Défense a déposé sa réplique le 19 avril 20043.

2. La Chambre d’appel doit à présent déterminer si la Demande satisfait aux conditions posées par l’article 65 I) du Règlement relatif à la mise en liberté provisoire.

3. Le 26 février 2001, la Chambre de première instance III a prononcé une peine de 25 années d’emprisonnement à l’encontre de Dario Kordic. La Chambre d’appel est actuellement saisie des appels du Jugement interjetés par la Défense et l’Accusation.

II. Droit applicable

4. L’article 65 I) du Règlement est ainsi rédigé :

I) Sans préjudice des dispositions de l'article 107 du Règlement, la Chambre d’appel peut accorder la mise en liberté provisoire de condamnés dans l’attente de leur jugement en appel ou pendant une période donnée pour autant qu’elle ait la certitude que :

i) s’il est libéré, l’appelant comparaîtra à l’audience en appel ou, le cas échéant, qu’il se présentera aux fins de détention à l’expiration de la période donnée ;
ii) s’il est libéré, l'appelant ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne et
iii) des circonstances particulières justifient cette mise en liberté. Les dispositions des paragraphes C) et H) de l’article 65 s’appliquent mutatis mutandis.

Les paragraphes C) et H) de l’article 65 susmentionné prévoient respectivement que  :

C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui. […]

III. Arguments des parties et discussion

5. Dans sa Demande la Défense prie la Chambre d’appel d’accorder à Dario Kordic une mise en liberté provisoire de cinq jours pour raisons humanitaires, afin de lui permettre de se rendre au chevet de sa mère très gravement malade et dont il pense le décès imminent. A cet effet la Défense soumet les rapports médicaux de trois spécialistes confirmant notamment que la mère de Dario Kordic a subi trois attaques cérébrales graves depuis 1994.

6. La Défense rappelle que Dario Kordic est détenu par le Tribunal international depuis six ans et demi et que tout au long de sa détention sa conduite a été exemplaire. Elle fait valoir que toute mise en liberté provisoire ou temporaire sera soumise à des garanties strictes de la part de la République de Croatie ainsi qu’aux autres conditions que la Chambre d’appel estimerait nécessaires. A cet effet la Défense soumet un engagement du Ministère de la justice croate indiquant que la République de Croatie est prête à prendre les dispositions nécessaires pour garantir que, s’il est libéré, Dario Kordic sera surveillé à tout moment, qu’il ne mettra en danger aucune victime, témoin ou autre personne et qu’il sera remis immédiatement au Tribunal international à l’issue de sa visite pour raisons humanitaires.

7. L’Accusation s’oppose à la Demande, notamment au motif que le risque de fuite de Dario Kordic est réel car il a été reconnu coupable de crimes extrêmement graves et qu’il occupait le premier rôle sur la scène politique de Bosnie centrale. L’Accusation fait également valoir qu’à l’issue de l’examen de l’appel la Chambre sera mieux à même d’évaluer la validité des deux appels et pourrait alors recevoir des informations supplémentaires sur l’état de santé de la mère de Dario Kordic et notamment sur l’aggravation nette de son état de santé depuis 1994.

8. Conformément aux conditions posées par l’article 65 I) du Règlement aux fins d’accorder une mise en liberté provisoire, la Chambre d’appel doit d’abord décider si elle a la certitude que, s’il est libéré, Dario Kordic ne prendra pas la fuite. La Chambre d’appel note que Dario Kordic a été condamné à une peine de 25 années d’emprisonnement ce qui, nonobstant les garanties proposées par la République de Croatie, pourrait fortement l’inciter à prendre la fuite puisque, même s’il a déjà passé plus de six ans en détention, il lui restera à purger une très longue peine si celle-ci est confirmée en tout ou partie. La Chambre note que bien que la peine puisse être réduite par suite de l’appel de Dario Kordic, elle peut tout autant être alourdie par suite de l’appel de l’Accusation. Nul ne peut préjuger de l’issue de la procédure. Comme le fait valoir la Défense, Mario Cerkez a déjà été remis en liberté provisoire à une occasion. Cependant les motifs sous-tendant cette remise en liberté ne s’appliquent pas à la présente Demande.4 On notera que la Chambre d’appel a récemment rejeté une demande de mise en liberté provisoire présentée par Mario Cerkez. La Chambre avait alors notamment tenu compte du fait qu’il avait été condamné à une peine de 15 ans d’emprisonnement en première instance, même s’il avait déjà passé six ans en détention.5 Dans ces circonstances, compte tenu tout particulièrement de la durée de la peine infligée par la Chambre de première instance, la Chambre d’appel n’a pas la certitude, que, s’il est libéré, Dario Kordic ne prendra pas la fuite, même s’il est placé sous une surveillance étroite.

9. En outre, la Chambre d’appel note que, bien que des circonstances indépendantes de la volonté du Tribunal international aient considérablement allongé les débats en l’espèce6, la détention de Dario Kordic reste proportionnée7. Le maintien en détention est nécessaire en raison de la gravité des crimes pour lesquels il a été condamné ; la prolongation de la privation de liberté est également proportionnée au sens strict. Cette mesure permet d’éviter, conformément à l’article 65 I) du Règlement, que, s’il est libéré, Dario Kordic ne se livre plus au Tribunal international et qu’il ne cause ainsi un retard supplémentaire dans le cadre de la procédure d’appel ou qu’il ne soit pas en détention si tout ou partie de sa condamnation est maintenue, en application de l’article 118 B) du Règlement. Aucune mesure plus clémente n’est opportune.

10. À la lumière de ce qui précède, la Chambre d’appel estime que la Demande ne satisfait pas à la première condition posée par l’article 65 I) i) du Règlement. Les conditions figurant à cet article étant cumulatives, si la Chambre d’appel estime que cette première condition posée par l’article 65 I) du Règlement n’est pas remplie, il n’est pas nécessaire qu’elle examine les autres arguments présentés par les parties.

IV. Dispositif

11. Par ces motifs et en application de l’article 65 I) du Règlement, la Demande est rejetée.

V. Observation additionnelle

12. La Chambre d’appel tient à indiquer que si des circonstances exceptionnelles devaient survenir, comme par exemple une importante dégradation de l’état de santé de la mère de Dario Kordic, la Défense pourrait déposer une demande détaillée aux fins d’obtenir l’autorisation pour Dario Kordic de rendre une visite surveillée et de durée limitée à sa mère. Le coût d’une telle visite serait à la charge de Dario Kordic.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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Le Président de la Chambre d’appel
Wolfgang Schomburg

Le 19 avril 2004
La Haye (Pays-Bas)


1 - Voir Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Prosecution’s Motion for Extension of Time to Respond to Dario Kordic’s Motion for Provisional Release, 7 avril 2004, ainsi que Dario Kordic’s Response to Prosecution’s 7 April 2004 Motion for Extension of Time, 8 avril 2004.
2 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Prosecution’s Response to Dario Kordic’s Motion for Provisional Release, 16 avril 2004 (déposée à titre confidentiel).
3 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Dario Kordic’s Reply to 16 April 2004 Response to his Motion for Provisional Release on Compassionate Grounds, 19 avril 2004 (déposée à titre confidentiel).
4 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Ordonnance relative à la requête de l’accusé Mario Cerkez aux fins de mise en liberté provisoire, 14 septembre 1999.
5 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Mario Cerkez, 12 décembre 2003, par. 8.
6 - Sur le droit d’être jugé sans retard excessif, voir Bottazzi c/ Italie, requête n° 7975/77, Commission européenne des droits de l’homme, décision du 13 décembre 1978 et, dans la même affaire, l’arrêt rendu le 28 juillet 1999 par la Cour européenne des droits de l’homme.
7 - Dans l’affaire Limaj et consorts, un collège de Juges de la Chambre d’appel a déclaré : « […] En droit international public, une mesure n’est proportionnelle que lorsqu’elle est 1) appropriée, 2) nécessaire et 3) d’un degré et d’une portée raisonnables par rapport à l’objectif envisagé. Une mesure procédurale ne doit jamais être arbitraire ni excessive. Si l’on peut se contenter d’une mesure plus clémente que la détention obligatoire, c’est celle-là qu’il faut appliquer ». Voir notamment Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, affaire n° IT-03-66-AR65, Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Fatmir Limaj, Affaire n° IT-03-66-AR65, 31 octobre 2003, par. 13 ; Le Procureur c/ Darko Mrdja, affaire n° IT-02-59-PT, Décision relative à la requête de Darko Mrda aux fins de mise en liberté provisoire, 15 avril 2002, par. 41 à 43 ; et Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, affaire n° IT-01-47-PT, Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Enver Hadzihasanovic, 19 décembre 2001.