TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

AFFAIRE N° IT-97-25-I

LE PROCUREUR DU TRIBUNAL

CONTRE

MILORAD KRNOJELAC
alias "Mico"

 

ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

 

Le Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 18 du Statut du Tribunal, accuse :

MILORAD KRNOJELAC

de CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ, d’INFRACTIONS GRAVES AUX CONVENTIONS DE GENÈVE (INFRACTIONS GRAVES) et de VIOLATIONS DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE, comme exposé ci-après :

 

CONTEXTE

1.1 La ville et la municipalité de Foca se situent en Bosnie-Herzégovine, au sud-est de Sarajevo, près de la frontière séparant la Serbie du Monténégro. Selon le recensement de 1991, Foca comptait 40 513 habitants, dont 51,6 % de Musulmans, 45,3 % de Serbes et 3,1 % d’appartenances diverses. Le 7 avril 1992, les forces militaires serbes, composées de Serbes de Bosnie et de citoyens d’ascendance serbe, originaires d’autres régions de l’ex-Yougoslavie, ont commencé à occuper la ville de Foca. Le 16 ou le 17 avril 1992, la ville était entièrement sous leur contrôle. Le siège des villages environnants s’est poursuivi jusqu’à la mi-juillet 1992.

1.2 Dès que les forces serbes ont eu la mainmise sur certains quartiers de Foca, la police militaire, accompagnée de soldats originaires ou non de la région, a commencé à arrêter des Musulmans et d’autres habitants non serbes. Jusqu’à la mi-juillet 1992, les autorités serbes ont continué à effectuer des rafles et à arrêter des villageois musulmans sur tout le territoire de la municipalité. Les autorités serbes séparaient les hommes et les femmes ; elles ont illégalement détenu des milliers de Musulmans et autres non-Serbes, parmi lesquels se trouvaient des intellectuels, des médecins et des journalistes. Le Foca Kazneno-Popravni Dom (KP Dom), l’une des plus grandes prisons de l’ex-Yougoslavie, est devenu le principal centre de détention pour hommes. À partir du 14 avril 1992 ou vers cette date, les autorités serbes civiles et militaires ont commencé à utiliser la prison pour la détention de Musulmans et de non-Serbes, principalement des hommes, ainsi que de quelques Serbes qui avaient essayé de se soustraire au service militaire. Les détenus serbes étaient séparés des détenus non serbes. En raison de la persistence de la vague d’arrestations, la prison a été surpeuplée durant les premiers mois, regroupant plus de 760 détenus. Pendant le reste de l’année 1992, la population du camp était approximativement de 600 détenus. La majeure partie des détenus a été échangée ou libérée en 1992 et 1993. Le KP Dom a cependant fonctionné comme centre de détention jusqu’au 5 octobre 1994.

1.3 La plupart des détenus, voire tous, étaient des civils qui n’étaient accusés d’aucun crime. La plupart étaient des hommes Musulmans de 16 à 80 ans. Parmi eux se trouvaient des handicapés mentaux et physiques ainsi que des personnes atteintes de maladies graves.

1.4 Le complexe pénitentiaire était entouré d’un mur de 3 mètres de haut, surmonté de fils de fer barbelés et jalonné de miradors équipés de mitrailleuses. La périphérie interne était minée. Les soldats et les gardes de la prison surveillaient les détenus depuis les miradors et effectuaient des patrouilles régulières. Les détenus étaient logés dans un bâtiment de quatre étages, qui comprenait des cellules communes et des cellules de détention au secret, d’une dimension de trois mètres sur trois. Le complexe comptait également des bâtiments administratifs, des ateliers et une fabrique de meubles.

 

L’ACCUSÉ

2.1 MILORAD KRNOJELAC, alias Mico, fils de Bogdan, est né le 25 juillet 1940 dans le village de Birotici près de Foca, où il réside actuellement. Enseignant avant la guerre, il avait également le grade de capitaine de première classe dans la JNA (Armée populaire yougoslave). D’avril 1992 jusqu’au mois d’août 1993, MILORAD KRNOJELAC a été commandant du KP Dom.

 

POUVOIRS HIÉRARCHIQUES

3.1 D’avril 1992 à août 1993, MILORAD KRNOJELAC était commandant du KP Dom et était le supérieur hiérarchique de l’ensemble du personnel du camp. En tant que commandant, il était chargé du fonctionnement du KP Dom de Foca comme camp de détention. MILORAD KRNOJELAC exerçait des pouvoirs et des fonctions conformes à sa position de supérieur hiérarchique. Il donnait quotidiennement des ordres et dirigeait le personnel de la prison. Il était en rapport avec les autorités militaires et politiques à l’extérieur de celle-ci. MILORAD KRNOJELAC était présent lors de l’arrivée des détenus, et lors de certaines séances de sévices corporels et il avait des contacts personnels avec certains des détenus.

 

ALLÉGATIONS GÉNÉRALES

4.1 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, la République de Bosnie-Herzégovine, sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, était la proie d’un conflit armé international et était partiellement occupée.

4.2 Tous les actes ou omissions ci-après qualifiés d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, et sanctionnés par l’article 2 du Statut du Tribunal, ont été commis au cours de ce conflit armé et de cette occupation partielle.

4.3 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, les détenus du KP Dom mentionnés dans les chefs d’accusation étaient des personnes protégées par les Conventions de Genève de 1949.

4.4 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, l’accusé était tenu de se conformer aux lois ou coutumes de la guerre.

4.5 Tous les actes et omissions allégués dans le présent Acte d’accusation ont eu lieu entre avril 1992 et août 1993, sauf mention expresse.

4.6 Pour chacun des chefs de torture, les actes ont été commis, encouragés ou approuvés, explicitement ou implicitement, par un responsable officiel ou une personne agissant en cette qualité, dans un ou plusieurs des buts suivants : obtenir des informations ou des aveux de la part d’une victime ou d’un tiers ; punir la victime pour un acte qu’elle ou un tiers avait commis ou était soupçonné avoir commis ; intimider ou exercer une contrainte sur la victime ou sur un tiers ; et/ou pour toute raison fondée sur une discrimination, de quelque nature qu’elle soit.

4.7 Pour chacun des chefs de crime contre l’humanité, les actes ou omissions faisaient partie d’une attaque généralisée, à grande échelle ou systématique, dirigée contre une population civile et, plus particulièrement, contre la population musulmane et croate de la municipalité de Foca.

4.8 Dans le présent Acte d’accusation, les témoins et les victimes sont identifiés par des noms de code ou des pseudonymes, comme FWS-137, ou par des initiales comme E.G.

4.9 D’avril 1992 à août 1993, MILORAD KRNOJELAC s’est rendu individuellement responsable des crimes que le présent Acte d’accusation lui reproche, en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal. La responsabilité pénale individuelle vise quiconque a commis, planifié, incité à commettre, ordonné ou aidé et encouragé la planification, la préparation ou l’exécution de tout acte ou omission exposé ci-après.

4.10 En tant que supérieur hiérarchique, MILORAD KRNOJELAC porte également, ou alternativement, en vertu de l’article 7 3) du Statut du Tribunal, la responsabilité pénale des actes commis par ses subordonnés. La responsabilité pénale du commandement se définit comme suit : tout supérieur hiérarchique porte la responsabilité pénale des actes commis par ses subordonnés s’il savait ou avait des raisons de savoir que les subordonnés s’apprêtaient à commettre ces actes ou l’avaient fait et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que lesdits actes ne soient commis ou en les auteurs.

 

CHEFS D’ACCUSATION

CHEF 1
(Persécutions)

5.1 D’avril 1992 à août 1993, alors qu’il commandait le camp de KP Dom à Foca MILORAD KRNOJELAC a persécuté des Musulmans et autres non-Serbes pour des raisons raciales, politiques et religieuses.

5.2 MILORAD KRNOJELAC a persécuté des hommes musulmans et d’autres non serbes en les soumettant à un emprisonnement ou à un confinement prolongés, à des tortures et des sévices corporels répétés, à d’innombrables homicides, à des travaux forcés prolongés et fréquents et à des conditions inhumaines dans le centre de détention du KP Dom. Dans le cadre de ces persécutions, MILORAD KRNOJELAC a participé à la déportation ou à l’expulsion de la majorité des hommes musulmans et non serbes de la municipalité de Foca.

5.3 Du fait de sa participation aux actes ou omissions décrits au paragraphe 5.2, MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 1 :

un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ, sanctionné par l’article 5 h) du Statut du Tribunal (persécutions pour des raisons politiques, raciales et/ou religieuses).

 

CHEFS 2 À 7
(Tortures et sévices corporels)
Sévices corporels infligés à l’arrivée dans la cour de la prison

5.4 À leur arrivée à la prison entre avril et décembre 1992, des détenus du KP Dom ont été battus dans la cour par les gardes de la prison ou par des soldats, en présence du personnel habituel de la prison, comme il est décrit aux paragraphes 5.5 et 5.6. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces sévices en permettant aux soldats d’approcher les détenus et en ordonnant aux gardes de ne pas intervenir. Il a également encouragé et approuvé des violences commises par les gardes.

5.5 Le 25 mai 1992, FWS-71 est arrivé au KP Dom, dans un groupe de 21 détenus arrêtés au Monténégro, dont la plupart étaient originaires de Foca. À leur arrivée au KP Dom, les soldats serbes les ont contraints à s’aligner le long du mur de la prison, les mains levées, puis les ont battus, leur ont donné des coups de pied et de crosse de fusil.

5.6 Le 1er juin 1992, FWS-46 et 47 autres habitants masculins de Jelec qui avaient été faits prisonniers à Kalinovik et provisoirement détenus à Bileca ont été transférés au KP Dom. À leur arrivée, ils ont été battus par les gardes.

Sévices corporels à la cantine

5.7 Entre mai et décembre 1992, des gardes du KP Dom et des soldats serbes venus de l’extérieur infligeaient couramment des violences aux détenus lorsqu’ils se rendaient à la cantine ou en revenaient ainsi qu’au cours des repas, comme il est décrit aux paragraphes 5.8 à 5.13. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces violences en permettant aux soldats d’approcher les détenus et en ordonnant aux gardes de ne pas intervenir. Il a également encouragé et approuvé les violences commises par les gardes.

5.8 En août 1992 (la date précise est inconnue), un groupe de 7 ou 8 membres non identifiés de la police militaire de Trebinje a pénétré dans la prison et a abordé un groupe de détenus qui revenait de la cantine. En présence de plusieurs gardes, ils ont infligé des sévices graves aux détenus. Dans un premier temps, les gardes ont regardé sans intervenir. Le commandant des gardes n’est intervenu qu’après avoir vu les hommes de Trebinje pointer leurs armes sur les détenus dans l’intention de les abattre.

5.9 En juin 1992 (la date précise est inconnue), le détenu E.G., handicapé d’un bras et d’une jambe et atteint d’épilepsie, s’est plaint des maigres rations de nourriture. En conséquence, trois gardes l’ont battu et lui ont donné des coups de pied.

5.10 En juillet 1992 (la date précise est inconnue), alors que le détenu P. ("Pace") faisait la queue à la cantine, il a été battu par le garde Pedrag Stefanovic.

5.11 À plusieurs reprises entre avril et décembre 1992, des soldats non identifiés extérieurs au KP DOM ont approché le détenu FWS-137 alors qu’il se rendait à la cantine ou en revenait avec un groupe de détenus et l’ont attaqué, ainsi que les autres détenus, sans que les gardes présents interviennent.

5.12 À une date inconnue, fin octobre ou début novembre 1992, en présence des gardes, des soldats non identifiés de Nivisenje ont agressé les détenus FWS-214 et FWS-113 alors que ces derniers quittaient la cantine.

5.13. À l’heure du déjeuner, le 30 octobre 1992, un groupe de 3 ou 4 soldats non identifiés extérieurs au KP Dom ont agressé FWS-215 et d’autres détenus qui se trouvaient devant la cantine. Ils les ont frappés avec des crosses de fusil et leur ont donné des coups de pied pendant une dizaine de minute en présence des gardes qui regardaient sans intervenir.

Sévices corporels arbitraires

5.14 Durant leur confinement, les détenus étaient soumis à des sévices corporels arbitraires et imprévus par des gardes ou des soldats extérieurs au KP Dom, pour des raisons inconnues. Généralement en soirée ou pendant la nuit, des membres des unités militaires et paramilitaires locales pénétraient dans la prison. Les gardes de la prison conduisaient alors les soldats vers les différentes cellules en vue de choisir des détenus pour leur infliger des sévices. Ces sévices sont décrits aux paragraphes 5.15 et 5.16 et dans la Liste A ci-jointe. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces sévices corporels en permettant à des militaires serbes de pénétrer dans la prison et, de se livrer à des voies de fait sur les détenus quand ils le désiraient et en ordonnant aux gardes de conduire les soldats aux cellules et de choisir des détenus pour les battre.

5.15 Le 10 juin 1992, le détenu Z.B. a été sévèrement battu par un soldat serbe extérieur au KP Dom. Après les sévices, qui lui ont fait perdre l’audition, Z.B. a été mis au secret pendant un mois environ.

5.16 Le 11 juin 1992, deux gardes ont fait sortir le détenu FWS-71 de sa cellule, l’ont conduit vers les cellules de confinement du bâtiment de détention et l’ont battu avec différents objets pendant une vingtaine de minutes, jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Lorsqu’il a repris connaissance dans sa cellule, FWS-71 avait le corps couvert d’ecchymoses.

Tortures et sévices corporels infligés à titre de punition

5.17 MILORAD KRNOJELAC, de concert avec d’autres responsables de la prison, a ordonné aux gardes de battre les détenus pour toute violation, même mineure, du règlement de la prison, comme il est décrit aux paragraphes 5.18 à 5.21.

5.18 Le détenu FWS-54 était chargé de distribuer la nourriture aux détenus. En lui confiant cette tâche, on lui avait interdit de donner toute portion supplémentaire aux détenus. Le 8 août 1992, FWS-54 a donné à un détenu une tranche de pain de plus. En guise de punition, le témoin à reçu des coups de pied et de matraque de la part d’un garde, puis il a été mis au secret pendant quatre jours.

5.19 À une date inconnue pendant l’été 1992, un garde, Dragomir Obrenovic (alias "Dragan", "Obren") a battu, en guise de punition, les détenus A.M., F.M., H.T. et S., qui faisaient circuler des messages entre eux.

5.20 À une date inconnue en avril ou mai 1993, vers 6 h 00 du matin, les gardes Dragomir Obrenovic (alias "Dragan”, “Obren”) et Zoran Matovic ont fait sortir les détenus FWS-71, FWS-76, I.I. et D.C. des pièces où ils se trouvaient et les ont conduit dans les cellules de confinement du bâtiment de détention. Dans le couloir, ces gardes ont battu les détenus pour les punir d’avoir volé du pain la veille à la cantine.

5.21 En juin, juillet ou août 1993, après la tentative d’évasion du détenu E.Z., qui travaillait à l’atelier de mécanique du KP Dom, MILORAD KRNOJELAC et ses subordonnés ont infligé une punition collective aux autres détenus. MILORAD KRNOJELAC, de concert avec d’autres responsables de la prison, a participé à la punition en l’ordonnant. Dès le début de leur emprisonnement, les détenus avaient été prévenus que toute tentative d’évasion était passible de mort. En guise de punition collective après l’évasion de E.Z., les rations alimentaires de tous les détenus du KP Dom ont été réduites de moitié pendant au moins 10 jours. FWS-73, FWS-110, FWS-144, FWS-210 et environ 10 autres détenus, tous compagnons de travail de l’évadé, ainsi que le détenu responsable de la chambrée de l’évadé, ont été conduits au bâtiment administratif où, en présence de MILORAD KRNOJELAC, ils ont été sauvagement battus par environ 10 membres du personnel de la prison. FWS-73 a été battu et a reçu des coups de pied surtout au bas-ventre pendant environ 5 minutes. FWS-110 a reçu des coups de pieds si violents qu’il a perdu connaissance. Comme punition complémentaire, FWS-73, FWS-110, FWS-144, FWS-210 et d’autres détenus non identifiés ont été mis au secret, pour des périodes variables, allant jusqu’à 15 jours.

Tortures et sévices corporels au cours des interrogatoires

5.22 De concert avec les autorités de la prison, des membres de la police locale et de la police militaire interrogeaient les détenus après leur arrivée au KP Dom. Ces interrogatoires qui avaient lieu durant la journée se déroulaient dans des bureaux mis à disposition par MILORAD KRNOJELAC. Suivant une procédure établie par MILORAD KRNOJELAC, de concert avec d’autres responsables de la prison, des gardes allaient chercher les détenus dans leur cellule et les conduisaient aux salles d’interrogatoire. Ceux-ci portaient principalement sur le fait de savoir si le détenu était membre du SDA (Parti d’action démocratique), s’il possédait des armes ou s’il s’était battu contre les forces serbes. Au cours des interrogatoires ou à la suite de ceux-ci, il était fréquent que les gardes ou les policiers battent les détenus, comme il est décrit aux paragraphes 5.23 à 5.25. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces sévices corporels en autorisant la police locale et la police militaire à approcher les détenus et en encourageant et approuvant l’action de ses gardes.

5.23 Le 24 mai 1992, la police militaire a arrêté et emmené au KP Dom FWS-03 et H.D., tous deux membres du SDA, ainsi que leur voisin H.S. Le même jour, 5 ou 6 membres de la police militaire les ont interrogés au KP Dom. Pour les forcer à passer aux aveux, les policiers les ont battus tous les trois pendant l’interrogatoire. Les coups étaient si violents que H.S. a perdu connaissance à deux reprises.

5.24 À plusieurs reprises, à des dates inconnues entre avril et août 1992, des gardes du KP Dom ont sauvagement battu Hasim Glusac. Ces sévices ajoutés aux lamentables conditions de détention ont conduit à son décès le 7 mai 1994, de lésions pulmonaires.

5.25 À une date inconnue en mai ou juin 1992, durant un interrogatoire des gardes du KP Dom ont infligé des sévices corporels graves à Ibrahim Sandal et l’ont ramené gravement blessé dans sa cellule.

5.26 D’avril à juillet 1992, MILORAD KRNOJELAC, de concert avec des dirigeants politiques ou des commandants militaires et d’autres responsables de la prison, a préparé des listes de détenus destinés à être battus durant des interrogatoires nocturnes et il a mis en place une routine quotidienne pour ces sévices. La plupart du temps, les détenus étaient choisis parmi les notables de Foca, qui étaient soupçonnés de n’avoir pas dit la vérité lors des interrogatoires de jour, qui étaient accusés d’être en possession d’armes ou qui étaient membres du SDA. À cette époque, des listes étaient communiquées aux gardes presque tous les soirs et ceux-ci conduisaient alors les détenus sélectionnés au bâtiment administratif en vue de leur faire subir des interrogatoires et des sévices supplémentaires. Généralement, le commandant des gardes assistait à la sélection des détenus. Il annonçait parfois les noms des détenus désignés sur les listes. Les détenus étaient ensuite conduits au bâtiment administratif, où ils étaient battus par des gardes de la prison ou des soldats, que MILORAD KRNOJELAC avait autorisés à pénétrer dans la prison à cette fin. Les gardes et les soldats se livraient à des voies de fait sur les détenus au moyen de toutes sortes d’armes : matraques, crosses de fusil, couteaux et outils. Certains détenus retournaient dans leur cellule gravement blessés. Certains ont été choisis à plusieurs reprises pour ces sévices. De nombreux détenus ainsi sélectionnés ne sont jamais revenus de ces séances et sont toujours portés disparus. Ces incidents sont décrits plus en détail aux paragraphes 5.27 à 5.29 et dans la Liste B ci-jointe.

5.27 En juin ou en juillet 1992, à deux reprises au moins, des gardes du KP Dom ont sauvagement battu Nurko Nisic, ancien fonctionnaire de l’administration municipale et membre du SDA, Zulfo Veiz et Salem Bico, tous deux anciens policiers, ainsi que Krunoslav Marinovic, un journaliste croate, avant de les ramener dans leurs cellules contusionnés, couverts de sang et gravement blessés.

5.28 En juin 1992, les gardes du KP Dom ont torturé et battu le détenu S.M. qu’ils avaient confondu avec un autre détenu, dont le nom figurait sur la liste des détenus sélectionnés aux fins d’êtres soumis à des interrogatoires et des tortures. Ces gardes ont battu S.M. et l’ont blessé avec un couteau. Ils ont menacé de lui enlever un œil. Durant ces sévices, MILORAD KRNOJELAC est entré, a découvert la méprise et ordonné aux gardes d’arrêter de battre S.M. La victime a été reconduite dans sa cellule, gravement blessée et couverte de sang.

5.29 Entre mai et juillet 1992, au moins à deux reprises, les gardes du KP Dom et des membres de la police militaire ont torturé et battu les détenus Vahida Dzemal, ancien policier, Enes Uzunovic, membre du SDA, A.S. et E.C. En conséquence de ces tortures et sévices, A.S. a eu trois côtes cassées et Dzemal Vahida a eu la mâchoire cassée et a perdu plusieurs dents. Trois des doigts de E.C. ont été fracturés et il avait le corps contusionné. Après ces sévices, les victimes ont été mises au secret pendant plusieurs jours, puis ramenées dans leurs cellules gravement blessées. Enes Uzunovic et Dzemal Vahida ont ensuite été tués, comme exposé au paragraphe 5.32 ; A.S. et E.C. sont portés disparus.

5.30 Du fait de sa participation aux actes ou omissions décrits aux paragraphes 5.17 à 5.29, l’accusé MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 2 :

un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ, sanctionné par l’article 5 f) du Statut du Tribunal

Chef d’accusation 3 :

une INFRACTION GRAVE, sanctionnée par l’article 2 b) du Statut du Tribunal [(torture)] ;

Chef d’accusation 4 :

une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE, sanctionnée par l’article 3 du Statut et reconnue par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève [(torture)].

5.31 Du fait de sa participation aux actes ou omissions exposés aux paragraphes 5.4 à 5.29, l’accusé MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 5 :

un crime contre l’humanitÉ, sanctionné par l’article 5 i) du Statut du Tribunal [(actes inhumains)] ;

Chef d’accusation 6 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 c) du Statut du Tribunal [(le fait de causer intentionnellement des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé)] ;

Chef d’accusation 7 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et reconnue par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève [(traitements cruels)].

 

CHEFS 8 À 10
(Homicides intentionnels et assassinats)

5.32 Entre juin et août 1992, MILORAD KRNOJELAC et les gardes du KP Dom placés sous son autorité ont augmenté le nombre d’interrogatoires et de sévices. Au cours de cette période, les gardes sélectionnaient des groupes de détenus en fonction de listes établies par les autorités de la prison et les emmenaient, un par un, dans une salle du bâtiment administratif. Là, il arrivait fréquemment que les gardes et des soldats, y compris des membres de la police militaire, enchaînent le détenu, bras et jambes écartés, avant de le battre. Les gardes et les soldats, y compris des membres de la police militaire, donnaient des coups de pied et de poing à chaque détenu et le frappait avec des matraques en caoutchouc et des manches de hache. Durant ces sévices, ils demandaient aux détenus où ceux-ci avaient caché leurs armes ou encore ce qu’ils savaient au sujet de tiers. Après certaines des séances de sévices, les gardes jetaient les détenus sur des couvertures, les enveloppaient dedans et les traînaient hors du bâtiment administratif. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces séances de sévices et à ces meurtres en ordonnant et en supervisant les actions de ses gardes et en permettant à des personnels militaires d’accéder aux détenus à cette fin.

5.33 Un nombre inconnu de détenus torturés et battus sont morts au cours de ces séances. Certains de ceux qui ont survécu à ces sévices ont été tués par balle ou sont morts des suites de leurs blessures dans les cellules où ils étaient confinés. Les sévices et les tortures ont causé le décès des détenus énumérés dans la Liste C ci-jointe, ainsi que celui d’un nombre inconnu d’autres détenus non identifiés.

5.34 Du fait de sa participation aux actes ou omissions exposés aux paragraphes 5.32 et 5.33, l’accusé MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 8 :

un crime contre l’humanitÉ, sanctionné par l’article 5 a) du Statut du Tribunal [(assassinat)] ;

Chef d’accusation 9 :

une infraction grave, sanctionnée par l’article 2 a) du Statut du Tribunal [(homicide intentionnel)] ;

Chef d’accusation 10 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et reconnue par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève [(meurtre)].

 

CHEFS 11 À 15
(Détention illégale, emprisonnement et
conditions de vie inhumaines au KP Dom)

5.35 À compter du 14 avril 1992 ou vers cette date et jusqu’au 5 octobre 1994, les autorités serbes civiles et militaires ont utilisé le KP Dom pour y détenir des Musulmans et autres non Serbes, principalement des hommes, parmi lesquels se trouvaient des personnes souffrant de handicaps mentaux ou physiques ou de maladies graves. Bien que la ville de Foca ait été complètement occupée vers le 16 ou le 17 avril 1992 et que l’ensemble de la municipalité de Foca ait été sous la coupe des Serbes à partir de la mi-juillet 1992 au plus tard, le KP Dom a fonctionné comme centre de détention pour des civils musulmans et non serbes de sexe masculin jusqu’au 5 octobre 1994. Parmi les détenus se trouvaient des intellectuels, des médecins, des journalistes et des membres du SDA. D’avril 1992 à août 1993, MILORAD KRNOJELAC a contribué à cette détention illégale par ses actions en qualité de commandant de la prison.

5.36 Les conditions de détention au KP Dom étaient atroces. Pendant la période où MILORAD KRNOJELAC était à la tête de la prison, d’avril 1992 à août 1993, les conditions de vie étaient marquées par les traitements inhumains, le surpeuplement, la sous-alimentation, les travaux forcés et les agressions physiques et psychologiques constantes.

5.37 Durant leur détention, les détenus étaient enfermés dans leur cellule, sauf lorsqu’ils devaient se mettre en rangs pour aller manger à la cantine ou effectuer les tâches qui leur étaient assignées. Après avril 1992, les cellules étaient surpeuplées et les installations de couchage et d’hygiène insuffisantes. Les détenus recevaient des rations de famine et ne disposaient pas de vêtements de rechange. La prison n’était pas chauffée durant l’hiver. Les détenus ne recevaient pas de soins médicaux adéquats. Les conditions de détention au KP Dom ont causé des atteintes graves à la santé de nombreux détenus. En raison de l’absence de soins médicaux appropriés, Enes Hadzic, un détenu de 40 ans, est mort en avril ou en mai 1992 d’un ulcère perforé. D’autres faits sont énumérés dans la Liste D ci-jointe.

5.38 Les détenus pouvaient entendre le bruit des tortures, des coups et des exécutions, comme il est précisé aux paragraphes 5.4 à 5.33 du présent acte d’accusation. De ce fait, les détenus vivaient dans la peur constante d’être la victime suivante. La détention au secret était utilisée comme un instrument de terreur et de menace. En raison de l’état de peur constant dans lequel vivaient les détenus, certains sont devenus suicidaires, alors que d’autres se sont réfugiés dans l’indifférence quant à leur sort. La plupart des détenus, sinon tous, souffraient de dépression et souffrent encore des séquelles des atteintes physiques et psychologiques qu’ils ont subis à cause de leur détention au KP Dom. Ces faits sont décrits dans la Liste D ci-jointe.

5.39 Du fait de sa participation aux actes ou omissions exposés aux paragraphes 5.35 à 5.38, l’accusé MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 11 :

un crime contre l’humanitÉ, sanctionné par l’article 5 e) du Statut du Tribunal [(emprisonnement)] ;

Chef d’accusation 12 :

une infraction grave, sanctionnée par l’article 2 g) du Statut du Tribunal [(détention illégale d’un civil)].

5.40 Du fait de sa participation aux actes ou omissions exposés aux paragraphes 5.36 à 5.38, l’accusé MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 13 :

un crime contre l’humanité, sanctionné par l’article 5 i) du Statut du Tribunal [(actes inhumains)] ;

Chef d’accusation 14 :

une infraction grave, sanctionnée par l’article 2 c) du Statut du Tribunal [(le fait de causer intentionnellement de graves souffrances)] ;

Chef d’accusation 15 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et reconnue par l’article 3 1) a) [(traitements cruels)] des Conventions de Genève.

 

CHEFS 16 À 18
(Réduction en esclavage)

5.41 À partir de mai 1992 et jusqu’en octobre 1994, les détenus ont été contraints à des travaux forcés. MILORAD KRNOJELAC a participé à ces actes criminels de mai 1992 à août 1993. En mai 1992, MILORAD KRNOJELAC a approuvé des décisions forçant certains détenus à travailler. En juillet 1992, MILORAD KRNOJELAC, de concert avec d’autres responsables de la prison, a formé et commencé à superviser un groupe de travailleurs d’environ 70 détenus ayant des qualifications professionnelles spéciales. La plupart ont été retenus prisonniers, de l’été 1992 jusqu’au 5 octobre 1994, principalement pour effectuer des travaux forcés. D’autres détails sur les travaux forcés sous l’administration de MILORAD KRNOJELAC sont décrits aux paragraphes 5.42 à 5.45. Les noms de certains détenus soumis à ces travaux forcés figurent dans la Liste E ci-jointe.

5.42 Pendant toute la période couverte par le présent acte d’accusation, les gardes faisaient quotidiennement l’appel du groupe des travailleurs et contraignaient ces derniers à travailler tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du camp de 7 heures à 15 ou 16 heures au moins. Le travail des détenus n’était ni rémunéré, ni volontaire. Même les détenus malades ou blessés étaient contraints de travailler, sous peine d’être mis au secret. Au cours de leur travail, ils étaient surveillés soit par les gardes de la prison soit par des soldats serbes.

5.43 À l’intérieur de la prison, les détenus devaient travailler aux cuisines, à la fabrique de meubles et à l’atelier de ferronnerie et de mécanique. À l’atelier, le travail des détenus consistait à réparer les véhicules de l’armée et les voitures provenant de pillages.

5.44 À l’extérieur de la prison, les détenus étaient contraints d’effectuer des travaux agricoles à Brioni, une dépendance de la prison, de travailler dans des fabriques et à la mine de Miljevina, ou bien de dégager les gravats des bâtiments endommagés en divers endroits de Foca. Durant l’hiver 1992-93, les détenus ont été contraints de réparer la résidence privée de MILORAD KRNOJELAC, d’installer un bar dans la maison d’un de ses fils et de meubler le magasin d’un autre de ses fils. Le personnel de la prison ordonnait aux détenus d’aider les soldats serbes à piller les demeures musulmanes et les mosquées.

5.45 Certains détenus ont dû aller travailler sur les lignes de front pour y creuser des tranchées ou construire des casemates par exemple. A partir de juin 1992 environ et jusqu’en octobre 1992, le détenu FWS-141 avait pour tâche de conduire au front les soldats et le matériel. Les détenus, FWS-109 et G.K. ont été conduits au poste de police de Kalinovik afin de détecter des mines terrestres. Entre septembre 1992 et mars 1993, en au moins 8 occasions différentes, ces détenus ont dû conduire des véhicules à la tête des convois serbes pour détecter des mines terrestres. Pendant au moins 10 jours de l’hiver 1992-1993, un groupe de détenus du KP Dom, parmi lesquels se trouvait le témoin FWS-110, a été emmené sur le front à Previla pour couper du bois et le porter jusqu’aux tranchées. FWS-110 a également dû poser des lignes téléphoniques pour relier les tranchées.

5.46 Du fait de sa participation aux actes ou omissions exposés aux paragraphes 5.41 à 5.45, MILORAD KRNOJELAC a commis :

Chef d’accusation 16 :

un crime contre l’humanitÉ, sanctionné par l’article 5 c) du Statut du Tribunal S(réduction en esclavage)C ;

Chef d’accusation 17 :

une infraction grave, sanctionnée par l’article 2 b) du Statut du Tribunal S(traitements inhumains)C ;

Chef d’accusation 18 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et reconnue par la Convention relative à l’abolition de l’esclavage et par le droit international coutumier (esclavage).

 

Le Procureur du Tribunal
(signé)
Louise Arbour

Le 23 avril 1999
La Haye (Pays-Bas)