LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
M. le Juge Antonio Cassese
M. le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
20 mai 1999

 LE PROCUREUR

C/

MILORAD KRNOJELAC

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DÉCISION RELATIVE A LA RÉPONSE DU PROCUREUR CONCERNANT LA DÉCISION DU 24 FÉVRIER 1999

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Le Bureau du Procureur :

Mme Brenda J. Hollis
M. Franck Terrier
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff

Les Conseils de la Défense :

M. Mihajlo Bakrac
M. Miroslav Vasic

I. Introduction

1. Le 24 février 1999, la Chambre de première instance a rendu une décision concernant l’exception préjudicielle pour vices de forme déposée par l’accusé (Milorad Knojelac) en application de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve (« le Règlement »). Elle a donné en partie gain de cause à l’accusé dans la mesure où elle a ordonné au Procureur de revoir l’acte d’accusation sur certains points et de déposer l’acte modifié le 26 mars au plus tard. Suite à une demande ultérieure de l’accusation, mettant en avant la nécessité de dépouiller de volumineux documents pour exposer correctement les chefs d’accusation ainsi que la maladie de l’un des conseils, demande qui n’a pas soulevé d’objection de la part de l’accusé, la date-limite de dépôt de l’acte d’accusation modifié a été repoussée au 23 avril 1999.

2. Le 23 avril, l’accusation a déposé un document intitulé « Réponse du Procureur à la Décision concernant l’exception préjudicielle déposée par la Défense pour vices de forme », à laquelle elle avait joint un autre document intitulé « Acte d’accusation modifié » et certaines autres pièces qu’il n’est pas besoin de mentionner à ce stade. L’acte d’accusation modifié lui-même n’a pas été déposé à part.

3. La « Réponse » vise à expliquer les modifications apportées et en quoi elles sont conformes à la Décision de la Chambre de première instance en date du 24 février. Le document :

i) Soulève, en vue d’une décision de la Chambre de première instance, la question de savoir si l’article 50 du Règlement est applicable et si d’autres procédures, si tant est qu’il y en ait, doivent être suivies pour que l’acte d’accusation modifié soit valable ;

ii) attire l’attention sur une erreur factuelle relevée dans l’acte d’accusation initial erreur révélée par les enquêtes ultérieures ;

iii) fait valoir que l’acte d’accusation modifié est conforme à la Décision de la Chambre de première instance.

II. Modification de l’acte d’accusation

4. L’article 50 du Règlement précise comment modifier l’acte d’accusation et ce qui arrive ensuite. Il dispose :

    (A) Le Procureur peut, sans autorisation préalable,

    (i) apporter des modifications à l'acte d'accusation à tout moment avant sa confirmation ;

    (ii) Postérieurement, il ne peut le faire qu'avec l'autorisation du juge ayant confirmé ou, au cours du procès, avec l'autorisation de la Chambre de première instance.

    (iii) Si une telle autorisation est accordée, l'acte d'accusation modifié est communiqué à l'accusé et à son conseil.

    (B) Si l’acte d’accusation modifié contient de nouveaux chefs d’accusation et si l’accusé a déjà comparu devant une Chambre de première instance conformément à l’article 62, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l’accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d’accusation.

    (C) L’accusé disposera d’un nouveau délai de soixante jours pour soulever, en vertu de l’article 73, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d’accusation et, si nécessaire, la date du procès peut être repoussée pour donner à la défense le temps de se préparer.

Les articles 47 G) et 53bis traitent de la certification, de la traduction et de la notification de l’acte d’accusation une fois qu’il est confirmé.

5. Le contexte dans lequel est examiné l’article 50 est celui-ci : l’accusé a réussi à établir que l’acte d’accusation était entaché de vices de forme et la Chambre de première instance a ordonné à l’accusation de modifier celui-ci. Dans ce contexte, il est commode d’examiner d’abord la situation en relation avec la modification de l’acte d’accusation. A supposer que l’article 50 A) s’applique dans le présent contexte, le paragraphe ii) serait la disposition applicable puisqu’aussi bien l’acte d’accusation initial en l’espèce a été confirmé par le juge Vohrah le 17 juin 1997 et qu’aucun élément de preuve n’a encore été présenté aux termes de l’article 85.

6. Le Procureur estime qu’il ne doit obtenir du juge de confirmation (ou d’un autre juge désigné par le Président) l’autorisation de modifier l’acte d’accusation que si c’est lui-même qui souhaite cette modification et que l’article 50 A) ne s’applique pas lorsque la modification est apportée soit avec l’autorisation soit sur ordre d’une Chambre de première instance en application de l’article 72.

7. La pratique du Tribunal a varié en ce qui concerne la nature précise des mesures décidées lorsqu’est reconnu le bien fondé d’une plainte déposée par un accusé pour vices de forme de l’acte d’accusation en application de ce qui est aujourd’hui l’article 72. Ainsi, dans l’affaire le Procureur c. Tadic, la Chambre de première instance a donné au Procureur l’autorisation de modifier l’acte d’accusation dans un certain délai. Dans l’affaire le Procureur c. Djukic, la Chambre de première instance a invité le Procureur à modifier l’acte d’accusation pour se conformer au Statut et au Règlement. Dans l’affaire le Procureur c. Blaskic, la Chambre de première instance a invité le Procureur à compléter l’acte d accusation en précisant les endroits où certains événements étaient présumés s’être produits et lui a ordonné, quand il y avait lieu, d’apporter les modifications dans un certain délai mais elle lui a aussi demandé de modifier l’acte d’accusation de trois manières – en donnant des indications factuelles suffisantes pour établir les différents types de responsabilité en jeu, des précisions au sujet des allégations formulées seulement en termes généraux et des renseignements supplémentaires à propos d’autres allégations. Dans la même affaire, la Chambre de première instance a noté par la suite que l’accusation n’avait pas, par ses modifications, apporté des détails complémentaires de nature à établir les diverses responsabilités en jeu ; elle avait ajouté que, l’accusation n’ayant pas suffisamment informé l’accusé des moyens auxquel ils lui faudrait répondre, elle ne manquerait pas d’en tirer au procès toutes les conséquences juridiques. En l’espèce, ordre a été donné à l’accusation d’apporter diverses modifications à l’acte d’accusation et de déposer un acte d’accusation modifié dans un certain délai. Une autre possibilité dans une affaire qui s’y prêterait consisterait à supprimer les parties de l’acte d’accusation qui heurtent et d’autoriser ensuite le Procureur à apporter des modifications.

8. Il n’y a aucune différence de fond entre le fait d’autoriser le Procureur à modifier l’acte d’accusation et celui de lui ordonner de le modifier. Dans l’un ou l’autre de ces cas, une demande d’autorisation présentée au juge de confirmation en application de l’article 50 A) pour apporter des modifications qui ont déjà été permises ou ordonnées par une Chambre de première instance ne servirait à rien et cette Chambre de première instance est convaincue que l’article tel qu’il est formulé n’envisage pas une telle procédure. La thèse de l’accusation concernant l’article 50 A) est donc juste. Il est inutile en l’espèce de déterminer si les conséquences auraient été ou non les mêmes si une Chambre de première instance avait simplement invité le Procureur à modifier l’acte d’accusation. Le bon sens inclinerait toutefois à répondre par l’affirmative.

9. Tout dépend ensuite si les modifications vont au delà de ce que la Chambre de première instance avait ordonné ou permis.

10. Si les modifications apportées par l’Accusation vont bien au delà de ce que la Chambre de première instance avait ordonné ou permis et introduisent de nouveaux chefs d’accusation, l’article 50 A) du Règlement s’applique et une autorisation est nécessaire pour modifier ainsi l’acte d’accusation. Cette autorisation doit être demandée au juge de confirmation ou à un autre juge désigné par le Président. Si la Chambre de première instance qui a examiné l’exception préjudicielle déposée par l’accusé en application de l’article 72 ne peut pas de surcroît autoriser l’accusation à ajouter de nouvelles charges, c’est en raison de la structure même du Règlement de procédure et de preuve. Le Règlement adopte une division des tâches que l’on retrouve à la fois dans la common law et dans la tradition civiliste ; division entre, d’une part, le grand jury (ou « committing magistrate ») en common law ou le juge d’instruction dans certains systèmes juridiques de tradition civiliste et, d’autre part, les magistrats du siège.

11. Chaque acte d’accusation présenté par le Procureur doit, préalablement à sa notification, être examiné par un juge de confirmation conformément à l’article 47. Ce juge doit, aux termes de l’article 47 E) examiner chacun des chefs d’accusation afin de décider si un dossier peut être établi contre le suspect. Le juge doit être convaincu que le chef d’accusation établit des présomptions permettant d’envisager des poursuites en ce sens qu’il expose une thèse crédible qui (si elle n’est pas contredite par l’accusé) constitue une base suffisante pour déclarer l’accusé coupable. L’examen se fait ex parte et, une fois celui-ci effectué, le juge de confirmation ne peut plus sièger à la Chambre appelée à juger l’accusé. Cette division des tâches vise à éviter toute contamination de la Chambre de première instance par la nature ex parte de la procédure de confirmation.

12. Une fois que des éléments de preuve ont été présentés à la Chambre de première instance, il est exclu que l’autorisation de modifier l’acte d’accusation pour y ajouter de nouveaux chefs d’accusation soit toujours demandée au juge de confirmation. A ce stade de la procédure, de nombreuses modifications visent simplement à garantir que l’acte d’accusation rende compte des éléments de preuve déjà produits. Cependant, même s’il n’en est pas ainsi et si la modification touche de nouveaux éléments de preuve, nul juge de confirmation n’est mieux placé que la Chambre de première instance pour juger des modifications apportées. C’est pourquoi le paragraphe iii) a été ajouté à l’article 50 A). La nécessité de confirmer l’acte d’accusation demeure chaque fois qu’il a été fait droit à la demande d’autorisation de le modifier, et ce bien que l’examen qu’il suppose de la part de la Chambre de première instance s’effectue inter partes, en audience publique, en présence de l’accusé et que la confirmation ne peut intervenir qu’après audition des parties. La possibilité d’une contamination par la nature ex parte de la procédure de confirmation se trouve dès lors effectivement éliminée.

13. Si les modifications apportées par l’Accusation ne vont pas au delà de ce que la Chambre de première instance avait permis ou ordonné, compte tenu des vices de forme relevés dans l’acte d’accusation, et n’introduisent donc pas de nouveaux chefs, point n’est besoin de demander au juge de confirmation ou à un juge désigné par le Président l’autorisation de modifier l’acte d’accusation, comme il est dit plus haut. Est-il néanmoins encore nécessaire d’examiner l’acte d’accusation modifié ? Il est exclu que la Chambre de première instance qui a autorisé la modification de l’acte d’accusation procède à cet examen ; sinon, les trois juges ne pourraient plus siéger au sein de la Chambre appelée à juger l’accusé. De plus, en l’absence de tout nouveau chef d’accusation, un examen ne servirait à rien. La Chambre de première instance est convaincue que le texte de l’article n’envisage pas une telle procédure en pareil cas.

14. Si, à un stade quelconque de la procédure, de nouveaux chefs d’accusation sont introduits à la faveur d’une révision de l’acte d’accusation, l’article 50 B) exige que l’accusé plaide coupable ou non coupable de ces nouveaux chefs.

III. La présente espèce

15. La question se pose, semble-t-il, de savoir si certaines des modifications apportées présentement par l’accusation ne vont pas au delà de ce qu’ordonnait la Chambre de première instance dans sa décision et n’exigeraient pas de ce fait , aux termes de l’article 50 A), une autorisation et une confirmation et, aux termes de l’article 50 B) un nouveau plaidoyer de culpabilité ou de non culpabilité. Avant d’en venir à la nature des modifications, il est toutefois nécessaire d’évoquer la procédure que l’accusation a suivi en l’espèce.

16. Tout d’abord, les parties n’ont pas à déposer ce qu’il est convenu d’appeler une « réponse » à une décision du Tribunal si celle-ci n’en appelle pas expressément. Si une partie souhaite obtenir un avis sur la procédure à suivre en conséquence de cette décision, elle doit demander, par voie de requête, une décision sur la question, l’autre ou les autres parties pouvant de leur côté y répondre.

17. Par ailleurs, l’idée avancée dans la « Réponse » selon laquelle l’acte d’accusation modifié proposé serait conforme à la décision de la Chambre de première instance paraît postuler qu’il serait désormais dans les attributions de la Chambre de première instance d’en décider. En effet, elle suppose que l’Accusation pourrait à présent obtenir de la Chambre de première instance qu’elle approuve la forme de l’acte d’accusation modifié. Cette supposition est tout à fait fausse.

18. La Chambre de première instance est assurément en droit de soulever la question d’office. Cependant, à moins qu’elle ne le fasse, il n’a jamais été dans les attributions d’une Chambre de première instance d’approuver la forme d’un acte d’accusation à moins que l’accusé n’ait déposé une plainte pour vices de forme et aussi longtemps qu’il y a une telle plainte. Si un acte d’accusation n’est modifié qu’autant que la Chambre de première instance l’a permis ou ordonné à la suite du dépôt d’une exception préjudicielle en application de l’article 72, il doit être déposé et notifié. Si l’accusé pense que des vices subsistent ou qu’il y en a de nouveaux alors, il doit déposer une nouvelle requête où il expose ses griefs. C’est alors et alors seulement qu’il est dans les attributions de la Chambre de première instance de décider si l’acte d’accusation est ou non entaché d’un vice de forme.

19. La Chambre de première instance n’a pas examiné la question de savoir si les modifications à présent opérées dans l’acte d’accusation proposé sont conformes aux instructions qu’elle a données. Cependant, en lisant les explications que l’Accusation donne dans sa « Réponse », la Chambre de première instance a eu l’impression que cette dernière pouvait avoir usé de la possibilité qui lui était donnée d’ajouter de nouveaux chefs d’accusation alors même qu’elle aurait dû, aux termes de l’article 50 A) demandé pour cela une autorisation. Il est vrai, comme le fait remarquer l’Accusation, qu’il n’a été ajouté à l’acte d’accusation aucun nouveau chef. Cependant, c’est uniquement à cause du mode de présentation adopté par elle en l’espèce ; l’exposé de chaque chef d’accusation reprend les termes du Statut et est donc d’une absolue généralité. C’est donc l’exposé des faits matériels qui s’y rapporte qui donne les détails nécessaires (identité de la victime, lieu et date approximative du crime présumé, moyens mis en oeuvre pour commettre le crime etc.) et non pas le chef d’accusation lui-même comme ce devrait être le cas.

20. On peut pour le moins soutenir que, dans certains cas, il y a insertion, dans l’acte d’accusation modifié proposé, de situations factuelles entièrement nouvelles à l’appui des chefs d’accusation existants, soit qu’elles remplacent celles déjà exposées dans l’acte d’accusation initial, soit qu’elles viennent s’y ajouter. Même si le chef d’accusation reste exposé dans les mêmes termes que le Statut, ces substitutions pourraient aboutir à ajouter de nouveaux chefs d’accusation. Il se pourrait que la nature des changements opérés soit telle qu’une autorisation de modifier l’acte d’accusation soit requise. S’il en est ainsi, l’acte d’accusation devra être examiné et l’accusé devra ensuite plaider coupable ou non coupable de ces chefs. A ce stade de la procédure, la Chambre de première instance soulève simplement ces questions pour que les parties y réfléchissent. Elle ne porte sur ces questions aucun jugement définitif ; elle préfère les trancher lorsqu’elles seront soulevées – si elles le sont – et après avoir examiné les conclusions des deux parties.

21. En l’espèce, il convient de procéder comme suit :

1) L’Accusation doit arrêter sa position concernant l’acte d’accusation modifié proposé. Elle déclare qu’il n’a pas introduit de nouveaux chefs d’accusation de la façon décrite, elle doit déposer l’acte modifié dans les sept jours de cette décision..

2) Si l’accusé conteste l’affirmation de l’accusation selon laquelle l’acte d’accusation modifié proposé ne comporterait pas de nouveaux chefs d’accusation, il doit, dans les trente jours du dépôt dudit acte d’accusation, déposer une requête afin qu’en soient supprimés les passages dont il affirme qu’ils introduisent de nouveaux chefs d’accusation alors qu’aucune autorisation n’a été demandée en ce sens.

3) Si l’Accusation admet qu’elle a introduit de nouveaux chefs d’accusation de la manière décrite, elle doit demander au juge de confirmation (le juge Vohrah) ou à un autre juge désigné par le Président) l’autorisation de modifier l’acte d’accusation en conformité à l’article 50 et la procédure prévue dans cet article s’appliquera alors. Elle doit également demander à la Chambre de première instance, dans les sept jours de la date de la présente décision, un report de la date-limite du dépôt de l’acte d’accusation modifié déjà fixée par l’ordonnance du 25 mars 1990 afin de permettre la présentation de cette demande d’autorisation et un examen de l’acte..

4) Si l’accusé affirme qu’il subsiste des vices ou qu’il y en a de nouveaux dans l’acte d’accusation déposé, il doit, dans les trente jours de son dépôt, présenter une requête où il expose ses griefs

IV. Dispositif

22. Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE DÉCIDE que

  1. Autorisation est donnée à l’Accusation, dans les sept jours de la date de la présente décision, de déposer l’acte d’accusation modifié proposé ou de demander un report de la date-limite fixée par l’ordonnance du 25 mars afin de permettre la présentation d’une demande d’autorisation pour modifier l’acte d’accusation et un examen de celui-ci en application de l’article 50.

  2. Autorisation est donnée à l’accusé de déposer, dans les trente jours du dépôt d’un acte d’accusation modifié, une exception préjudicielle le concernant en application de l’article 72 si une recommandation lui est faite en ce sens.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Fait le vingt mai 1999
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre
David Hunt

(Sceau du Tribunal)