LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Fausto Pocar
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
3 juillet 2000
LE PROCUREUR
C/
Dragoljub KUNARAC, Radomir KOVAC et Zoran VUKOVIC
_____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DACQUITTEMENT
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Dirk Ryneveld
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Daryl Mundis
Les Conseils de la Défense :
M. Slavica Prodanovic et Mme Mara Pilipovic, pour Dragoljub Kunarac
M. Momir Kolesar et M. Vladimir Rajic, pour Radomir Kovac
M. Goran Jovanovic et Mme Jelena Lopicic, pour Zoran Vukovic
1. Introduction
1. Les trois accusés Dragoljub Kunarac («Kunarac»), Radomir Kovac («Kovac») et Zoran Vukovic («Vukovic ») ont introduit une requête aux fins dacquittement en application de larticle 98 bis du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement»)1. Cette requête a été formulée par rapport à un certain nombre de chefs daccusation précis :
a) Les accusés ont tous trois formulé la requête en rapport avec les chefs d'accusation de torture en tant que crime contre l'humanité2 et en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre3.
b) Kunarac et Kovac ont formulé la requête en rapport avec les chefs datteinte à la dignité des personnes en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre 4.
c) Kunarac a également formulé la requête en rapport avec le chef d'accusation de pillage de biens privés en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre5 et en rapport avec les chefs d'accusation relatifs à sa responsabilité de supérieur hiérarchique6.
d) Vukovic a également formulé la requête en rapport avec les chefs d'accusation de viol du témoin FWS-48 en tant que crime contre l'humanité7 et en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre8, ainsi quavec «tous les actes criminels qui lui sont reprochés concernant le témoin FWS-48»9.
e) Les accusés ont tous trois formulé une requête aux fins dacquittement en se fondant sur le fait quils ont été cumulativement inculpés de différentes infractions pour les mêmes faits allégués10.
2. Article 98 bis du Règlement
2. Larticle 98 bis B) prévoit que :
Si la Chambre de première instance estime que les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation pour cette ou ces accusations, elle prononce lacquittement, à la demande de laccusé ou doffice.
Cet article ne précise pas le critère que devrait appliquer la Chambre de première instance pour examiner une requête aux fins dun tel acquittement à lissue de la présentation des moyens à charge. Il nen demeure pas moins que cet article a été adopté en 1998 en vue de faire face à une situation qui sétait alors présentée au cours de tous les procès en instance devant le Tribunal dans laquelle les accusés sollicitaient, à lissue de la présentation des moyens à charge, que soit prononcé un non-lieu sous tout ou partie des chefs de lacte daccusation. En labsence dun article précis du Règlement régissant la question, ces requêtes étaient introduites en application de larticle 54 du Règlement, qui autorise une Chambre de première instance à délivrer des ordonnances nécessaires à la conduite du procès. Le critère généralement retenu dans ces requêtes était celui de savoir
[...] si, sur le plan du droit, il existe des moyens de preuve qui, sils étaient acceptés par la Chambre de première instance, pourraient légalement justifier un jugement de culpabilité pour chaque chef de lacte daccusation [traduction non officielle]11.
3. Suite à son adoption en 1998, larticle 98 bis du Règlement a été initialement interprété dans le même sens, comme signifiant :
[...] que la Chambre doit accueillir la requête si elle est convaincue quà ce stade de la procédure, lAccusation na pas apporté des éléments de preuve suffisants pour justifier dores et déjà un jugement de condamnation sur les différents chefs daccusation invoqués par les conseils de la Défense12.
À lexception dune seule instance, le même critère général a été appliqué dans le cadre de toutes les affaires postérieures13. Pour ce qui est de lexception, la décision a été cependant prise sans quaucune partie ait présenté ses conclusions à laudience14. La Chambre de première instance ne se propose pas de suivre cette décision. Le critère que la Chambre de première instance a appliqué en lespèce est lexistence déléments de preuve sur lesquels un tribunal raisonnable pourrait (sils sont acceptés ) se fonder pour prononcer une condamnation cest-à-dire des éléments de preuve sur lesquels un tribunal des faits raisonnable pourrait (sils sont acceptés ) être convaincu au-delà du doute raisonnable de la culpabilité de laccusé pour le chef d'accusation précis en cause. Si les éléments de preuve ne répondent pas à ce critère, dès lors, ils «ne suffisent pas à justifier une condamnation», pour reprendre les termes de larticle 98 bis B) du Règlement.
4. Il est important de souligner quaux fins de se prononcer sur la question, la Chambre de première instance ne tire généralement pas de conclusion quant à la crédibilité des témoins cités par lAccusation15. Pour trancher quant aux faits, la règle fondamentale veut quaucune conclusion ne soit jamais tirée quant à la crédibilité dun témoin tant que tous les moyens de preuve nont pas été présentés. Le tribunal des faits ne doit jamais considérer les dépositions de témoin prises individuellement, comme si elles étaient hermétiquement cloisonnées les unes des autres ; cest laccumulation de tous les éléments de preuve en lespèce qui doit être prise en considération. Pris individuellement , un témoignage peut a priori savérer de peu dutilité, mais il peut se trouver renforcé par les autres témoignages en lespèce. En revanche, un témoignage apparemment crédible peut perdre cette apparence de crédibilité à la lumière de moyens de preuve fournis par dautres témoins16.
5. Si la Chambre de première instance était habilitée à évaluer les questions de crédibilité en général lorsquelle décide dacquitter ou non, et si elle estimait que lacquittement nétait pas justifié, cela produirait nécessairement limpression (quelle soit fausse ou non) que la Chambre de première instance a reconnu la crédibilité des moyens de preuve fournis par les témoins à charge. Une telle conséquence pourrait causer deux autres impressions : 1) quil incombera à tout le moins à laccusé la charge de fournir des éléments de preuve pouvant convaincre la Chambre de première instance de revenir sur sa reconnaissance de la crédibilité des témoins de lAccusation , et 2) que laccusé sera déclaré coupable sil ne témoigne pas personnellement. Il serait pour ainsi dire tenu de renoncer au droit de garder le silence, que lui garantit le Statut du Tribunal17.
6. À ce stade de la procédure, la Chambre de première instance nenvisage de tirer aucune conclusion quant à la crédibilité des témoins à charge. Les circonstances exceptionnelles dans lesquelles la question de la crédibilité peut être examinée à ce stade ont été analysées dans laffaire Le Procureur c/ Kordic («Décision Kordic»)18, mais elles ne se présentent pas dans le cas despèce. Il nest par conséquent pas nécessaire que la Chambre de première instance se prononce sur la question de savoir si la Décision Kordic devrait être intégralement suivie ou non sur ce point.
7. Il faudrait cependant préciser que sous certaines conditions précises, une distinction doit être faite entre la crédibilité dun témoin et la fiabilité des moyens de preuve quil apporte. La crédibilité dépend de la question de savoir si on peut croire ce que dit le témoin. La fiabilité suppose que le témoin dit la vérité, mais dépend de la question de savoir si son témoignage, sil est accepté, établit la preuve des faits à propos desquels il a été fourni. Lorsque le fait particulier à propos duquel le témoignage a été fourni concerne un élément constitutif de linfraction incriminée (qui doit être prouvé au-delà du doute raisonnable) et lorsque les éléments de preuve fournis par ledit témoin sont les seuls qui se rapportent à ce fait, la Chambre de première instance doit, à ce stade de la procédure, être convaincue quun tribunal des faits raisonnable pourrait statuer que le fait considéré a été prouvé au-delà du doute raisonnable par les éléments de preuve apportés par ce témoin19.
8. Le problème didentification illustre bien la situation dans laquelle la fiabilité des moyens de preuve fournis par un tel témoin revêt une importance fondamentale . Lidentification de lauteur dune infraction pose de nombreuses difficultés :
Lidentification est notoirement aléatoire. Elle dépend de très nombreuses variables , notamment de la difficulté à laquelle lon se heurte lorsquil faut reconnaître ultérieurement une personne que lon a observée antérieurement, peut-être fugitivement ; de la durée de lopportunité que lon a eue de lobserver dans diverses circonstances ; des caprices de la perception et du souvenir humains, ainsi que la tendance de la mémoire à répondre à des suggestions, en particulier la tendance à substituer une image photographique que lon a vue une fois à un souvenir vague de la personne qui a été initialement observée20.
Pendant des années, dans certaines affaires célèbres portées devant des juridictions nationales, les éléments de preuve fournis tout à fait sincèrement en matière didentité se sont révélés inexacts après que des innocents ont été déclarés coupables21. Pour ces raisons, il sest avéré nécessaire de prendre des précautions particulières avant dadmettre des éléments de preuve en matière didentité, du fait de la possibilité que même des témoins tout à fait sincères puissent faire erreur sur la personne. Dans la mesure où le témoin qui fournit des éléments de preuve en matière didentité croit sincèrement à la véracité de ses dires, son témoignage est généralement très impressionnant, sinon même convaincant. Mais la question fondamentale nest pas de savoir si le témoignage est sincère. La question est de savoir si le témoignage est fiable. Si le témoignage relatif à lidentité de la personne nétablit pas au -delà du doute raisonnable que laccusé est lauteur de linfraction parce que ce témoignage nest pas fiable dans ce sens (même si les éléments de preuve présentés par lAccusation sont acceptés) alors ces moyens de preuve «ne suffi?rontg pas à justifier une condamnation» et laccusé aura droit à un jugement dacquittement pour ce qui est du chef d'accusation considéré.
9. LAccusation a cependant fait valoir que les Chambres de première instance ont «ont estimé [...] le critère dexamen au milieu du procès comme étant moins exigeant que la preuve au-delà de tout doute raisonnable»22. Cette argumentation est fallacieuse. Elle semble se fonder sur une interprétation erronée de la décision la plus récente rendue en la matière dans le cadre de ces affaires, la Décision Kordic. Dans cette espèce, il a été argué que pour déterminer sil y a lieu que la Défense en réponde, la Chambre de première instance devait elle-même avoir la conviction quà ce stade de la procédure , chaque élément constitutif des infractions retenues a été établi au-delà du doute raisonnable. Une telle approche serait similaire à celle qui est adoptée à lissue de la présentation de tous les moyens de preuve, lorsquil faut se prononcer sur la culpabilité de laccusé. La Chambre de première instance a conclu que le véritable critère à appliquer nest pas lexistence déléments de preuve qui convainquent la Chambre au-delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de laccusé (comme la fait valoir la Défense en lespèce), mais plutôt celle déléments de preuve sur la base desquels une Chambre de première instance raisonnable pourrait prononcer une condamnation23.
10. La différence du critère dappréciation est évidente. LAccusation doit uniquement démontrer quil existe des éléments de preuve sur la base desquels un tribunal des faits raisonnable pourrait prononcer une condamnation, et non pas que la Chambre de première instance devrait elle-même prononcer une condamnation . Lorsque les questions de crédibilité prennent inévitablement de limportance, il est généralement requis dans la première hypothèse moins de persuasion de la part de lAccusation que dans la deuxième. Mais il est erroné de dire, sans tenir compte de ce contexte-là, que la norme est moins exigeante24. Il est toujours exigé que les éléments de preuve que lAccusation est tenue dapporter doivent être suffisants (sils sont acceptés) pour établir la culpabilité de laccusé au-delà du doute raisonnable pour quen leur absence, un tribunal des faits raisonnable ne puisse pas prononcer une condamnation.
3. Analyse et conclusions
a) Torture
11. La Défense a fait valoir que lAccusation na pas apporté suffisamment de moyens de preuve aux fins détablir chacun des éléments présentés comme constitutifs de cette infraction25. Aucune distinction na été faite, ou navait besoin être faite, aux fins de largument proposé, entre la torture en tant que crime contre l'humanité et en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre. Certains des arguments invoqués par la Défense au sujet des éléments constitutifs de cette infraction sont peut-être contestables. LAccusation a répondu que les questions relatives au droit applicable ne peuvent être débattues dans le cadre dune requête introduite en application de larticle 98 bis du Règlement26. La Chambre de première instance rejette cet argument. Larticle 98 bis du Règlement est consacré à la suffisance ou non des moyens de preuve fournis au cours de la présentation de la cause de lAccusation aux fins dune condamnation pour un chef accusation donné. La Chambre de première instance peut seulement décider si les moyens de preuve à charge sont suffisants ou non pour condamner, si les éléments constitutifs des faits reprochés sont connus. Sil existe un désaccord entre les parties quant à la question de savoir si les faits reprochés contiennent un élément constitutif précis, et sil n'existe pas de moyens de preuve pour établir cet élément particulier , lexistence ou non de cet élément constitutif acquiert une importance capitale quant à la décision à prendre dans le cadre de larticle 98 bis du Règlement27.
12. La Chambre de première instance est néanmoins convaincue dans le cas despèce que, même si lAccusation doit établir la preuve de lexistence de chacun des éléments constitutifs que la Défense conteste, il existe suffisamment déléments de preuve qui (sils sont acceptés) justifieraient une condamnation pour cette infraction. Dans la mesure où le procès doit reprendre immédiatement, il nest pas nécessaire de prendre le temps dexposer les grandes lignes de ces éléments de preuve.
b) Atteintes à la dignité des personnes
13. La Défense, en se fondant sur un certain nombre de moyens de droit, a contesté la disponibilité de ce chef daccusation, mais elle na pas posé la question sous langle de lidentité des éléments constitutifs de léventuelle infraction ou de la suffisance des éléments de preuve nécessaires pour justifier une condamnation pour cette infraction28. Sur ces points , la Chambre de première instance convient avec lAccusation que ces questions juridiques ne peuvent être débattues dans le cadre dune demande introduite en application de larticle 98 bis du Règlement, mais quelles peuvent être soulevées à lissue de la présentation de tous les moyens de preuve29. La Chambre de première instance rejette la Requête en ce qui concerne ces questions juridiques à ce stade de la procédure.
c) i) Pillage
14. Lacte daccusation allègue que Kunarac et dautres soldats ont «pillé» lappartement occupé par le témoin FWS-183 et que par la suite, ils «?leur ontg volé tout lor et tout largent quelle avait caché»30. Il a été présenté des moyens de preuve qui (sils sont acceptés) pourraient établir ces faits. La Défense a cependant fait valoir que ces faits sont insuffisants pour établir lexistence de linfraction que constitue le pillage en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre car il na pas été démontré que Kunarac ait pris part à un pillage «généralisé» et que, même si ces faits étaient suffisants, il nexiste aucun élément de preuve établissant que les biens pris avaient la valeur «élevée» requise31. LAccusation a répondu quil suffit de démontrer les biens pris avaient une telle valeur que «leur appropriation illégale ait ?eug des conséquences graves pour les victimes»32. Elle invoque également le fait que les biens appartenant à dautres Musulmans qui habitaient le même immeuble ont été pris à ce moment-là33. Elle na pas directement répondu à largumentation de la Défense selon laquelle il faut que le pillage soit «généralisé» pour être qualifié de crime de guerre.
15. Dans son sens ordinaire, le terme «pillage» suggère la nécessité dun vol de biens appartenant à plus dune personne ou même à quelques personnes vivant dans un immeuble. La langue anglaise connaît divers synonymes exprimant lidée de «pillage », notamment plunder, qui est employé en lespèce, mais aussi le mot pillage 34 ) qui, apparenté au français, met plus nettement laccent sur le fait que le vol concerne un groupe plus large de personnes , ou quil est commis à léchelle dune zone identifiable, par exemple le secteur musulman dun village ou dune ville, ou même dun centre de détention. Il a été statué dans le jugement Celebici que le pillage sétend à lappropriation injustifiée par des soldats isolés, dans leur propre intérêt, et à la saisie organisée de biens, opérée dans le cadre dune exploitation systématique des biens ennemis 35. Dans laffaire Le Procureur c/ Blaskic36, la déclaration de la culpabilité de laccusé pour pillage est basée sur des activités à grande échelle menées par ses subordonnés et dans une zone géographique étendue37. Il na donc pas été jugé nécessaire ni dans lun ni dans lautre jugement, de se demander si la qualification de «pillage» exige que les vols aient été commis de façon généralisée.
16. Néanmoins, la Chambre de première instance est davis que lutilisation du terme «pillage» à larticle 3 e) du Statut renvoie à son sens ordinaire, à savoir des actes dappropriation injustifiée de biens appartenant soit à un groupe de personnes autre quun petit groupe, soit à des personnes habitant une zone identifiable, comme on la précédemment décrit. Cette interprétation cadre mieux avec le pillage en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre. Il ny a pas lieu dinclure dans la signification de ce terme un vol dont a été victime une seule personne, ou à peine quelques personnes habitant un seul immeuble considéré. Il nexiste en lespèce aucun élément de preuve qui satisfasse linterprétation retenue. Kunarac est, par conséquent, acquitté du chef d'accusation 13.
c) ii) Responsabilité du supérieur hiérarchique
17. La Défense a fait valoir que lAccusation na pas fourni suffisamment déléments de preuve pour établir que Kunarac était un supérieur au sens de larticle 7 3) du Statut38. Largument avancé est celui de l'interprétation de certains moyens de preuve, mais il na pas trait à dautres éléments de preuve auxquels lAccusation sest référée dans sa Réponse39, y compris sa pièce à conviction n°67 (une audition de Kunarac après son arrestation ), éléments de preuve qui, pris dans leur ensemble, (sils sont acceptés) pourraient emmener un tribunal raisonnable à conclure à la responsabilité de Kunarac en qualité de supérieur au sens de larticle 7 3) du Statut. Dans la mesure où le procès doit reprendre immédiatement, il nest pas nécessaire de prendre le temps dexposer les grandes lignes de ces éléments de preuve.
d) Viol du témoin FWS-48
18. Le témoin FWS-48 nayant pas identifié Vukovic à laudience comme la personne qui la violée40, la Défense a fait valoir que Vukovic devrait être acquitté de tous les actes criminels qui lui sont reprochés et sur lesquels portait le témoignage de FWS-4841. LAccusation a répondu quil existait néanmoins suffisamment déléments de preuve établissant dune façon générale quil est lhomme qui lavait violée42.
19. La Chambre de première instance accepte la thèse de lAccusation selon laquelle le fait que le témoin FWS-48 nait pu identifier Vukovic à laudience ne détruit pas nécessairement largument fondé par ailleurs sur dautres éléments de preuve , selon lequel laccusé est lauteur du viol. Il est évident que chaque accusé a , dune manière ou dune autre, délibérément ou non, changé daspect au cours de la période denviron huit ans qui sest écoulée depuis que les événements sont censés avoir eu lieu, et même pendant le cours du procès. Le fait de ne pas reconnaître un accusé à laudience est certainement un élément qui touche à la fiabilité de moyens de preuve fournis par un témoin didentité. Mais la véritable question qui se pose ici est celle de savoir sil existe tout autre élément de preuve dans la cause de lAccusation qui soit suffisant pour convaincre un tribunal des faits raisonnable , au-delà du doute raisonnable, que cest laccusé Vukovic qui a violé le témoin FWS-4843, nonobstant de lincapacité de cette dernière à identifier Vukovic à laudience.
20. Le témoin FWS-48 a affirmé quavant la guerre, elle connaissait un homme répondant au nom de Zoran Vukovic, parce que ce dernier habitait près de chez son frère à Foca, mais quils nétaient pas proches44. Il habitait une maison située à proximité de celle du frère du témoin, dans la rue Osmana \iki}a45. Elle a déclaré que lun des soldats qui lont capturée, elle et dautres personnes du village de Trosanj , le 3 juillet 1992, était la même personne quelle avait connue avant la guerre 46. Dans le cadre du témoignage quelle a fourni au sujet des viols qui sont allégués aux paragraphes 7. 9 (lhôtel Zelengora ), 7. 10 (limmeuble Brena) et 7. 15 (Aladza) de lacte d'accusation, elle a identifié le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre comme étant lhomme qui avait commis ces viols précis47. Elle a identifié la maison à Aladza, où ce Zoran Vukovic lavait violée, comme étant située dans la rue Osmana \iki}a48.
21. LAccusation ne conteste cependant pas quil faut prendre en compte que plus dun homme répondait au nom de Zoran Vukovic. Le témoin FWS-48 a décrit le Zoran Vukovic à qui elle faisait allusion comme celui qui portait le surnom de «Zoka»49, avait des yeux bleus et des cheveux châtains ; il avait peu dembonpoint et il était de stature peu élevée, plutôt de corpulence moyenne50. Le témoin FWS-48 a ensuite décrit le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre comme une personne de petite taille ayant des yeux bleus et des cheveux châtains , pas très grand et très mince51. Ces signalements pourraient correspondre à laccusé Vukovic52. Un deuxième témoin a décrit un autre Zoran Vukovic comme ayant pour surnom «Kifla », ayant vécu à Brod, avec des cheveux châtains, qui était très gras et de corpulence moyenne53. Ce signalement ne correspond pas à laccusé Vukovic. Un troisième témoin a déposé au sujet dun autre Zoran Vukovi }, quelle a décrit comme n'étant pas très grand, avec des cheveux bruns, bel homme , avec des yeux verts (bien quelle nen soit pas certaine à 100%) et qui boitait 54. Ce signalement ne correspond pas à laccusé Vukovic. Un quatrième témoin a affirmé quil connaissait dix ou onze hommes qui répondaient au nom de Zoran Vukovic dans la région de Foca55, mais aucun effort na été fait pour obtenir leur signalement ou leurs coordonnées , afin détablir que laccusé Vukovic doit avoir été le même Zoran Vukovic que le témoin FWS-48 avait connu avant la guerre56. Sil subsiste une possibilité raisonnable que laccusé Vukovic ne soit pas le même Zoran Vukovic que le témoin FWS-48 a connu avant la guerre, lAccusation ne pourra pas alors convaincre un tribunal de faits raisonnable, au-delà du doute raisonnable, que les deux étaient un seul et même homme.
22. Certains éléments de preuve disponibles (sils sont acceptés) sont susceptibles de constituer au moins une preuve indirecte qui étaye la cause de lAccusation sur ce point. Deux témoins qui avaient été détenues avec le témoin FWS-48 ont affirmé chacune que laccusé Zoran Vukovic avait personnellement pris part au viol du témoin FSW-48. Le témoin FWS-50 la identifié comme celui qui lavait violée à Buk Bijela et qui a avait récidivé lorsquil était revenu la chercher dans le Partizan Hall 57. Le témoin FWS-75 la identifié comme celui qui la violée dans lappartement de Kovac58. Aucun des témoins qui étaient détenus avec le témoin FWS-48 na laissé entendre que plus dun Zoran Vukovic avaient participé à des viols de femmes59. Selon certains éléments de preuve (sils sont acceptés), laccusé Vukovic et le Zoran Vukovic que le témoin FWS-48 a connu avant la guerre se trouvaient dans une même situation. Le témoin FWS-87 qui était détenue avec le témoin FWS-48, a affirmé quelle avait vu laccusé Vukovic dans lécole secondaire de Foca, où elles étaient détenues60, et le témoin FWS-48 a déclaré quelle avait vu le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre dans cette école61. Le témoin FWS-87 a également dit que laccusé Vukovic et un certain Dragan Zelenovi} se livraient ensemble au viol de femmes62, et le témoin FWS -48 a dit que le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre et Zelenovi} se livraient ensemble au viol de femmes63.
23. En revanche, bien que le témoin FWS-48 cite un certain nombre dautres témoins en compagnie desquels elle a été détenue, aucun de ces témoins na dit dans sa déposition quelle avait été «emmenée» par laccusé Vukovic. Lun de ces témoins (FWS-105) a cité le témoin FWS-48 à plusieurs reprises dans sa déclaration préalable et à laudience, mais elle na pas dit avoir jamais vu le témoin FWS-48 avec laccusé Vukovic. Il ressort du témoignage fourni par le témoin FWS-48 elle-même quelle na jamais «été emmenée » par Zoran Vukovic avec aucune autre femme qui a témoigné en lespèce (ou avec aucune autre personne quelle pouvait identifier) ou violée dans un local où une de ces autres personnes était présente. Et bien que le témoin FWS-48 dit que le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre était lun des soldats qui lont capturée en compagnie dautres personnes du village de Trosanj, le 3 juillet 1992, aucun autre témoin capturé à Trosanj na identifié laccusé Vukovic comme ayant été présent64. Par contre, bien que dautres témoins aient identifié laccusé Vukovic comme ayant été présent à Buk Bijela plus tard dans la même journée65, le témoin FWS-48 na pas laisser entendre que le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre était présent.
24. Au total, il nexiste par conséquent (même si lon accepte aux fins de la présente Décision la véracité des dires du témoin FWS-48) de preuve directe établissant que le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre (et quelle accuse de lavoir violée ) et laccusé Vukovic sont une seule et même personne. Le témoin FWS-48 na été capable didentifier lhomme qui la violée que par un nom, que portent aussi dautres personnes, et par un signalement très général qui pourrait correspondre à un certain nombre dhommes. LAccusation na pas éliminé, en donnant leur signalement ou leurs coordonnées en un autre lieu à lépoque considérée, tous les autres hommes qui portaient le même nom et qui ne sont pas lhomme que le témoin a connu avant la guerre. Aucun des autres témoins qui ont été détenues avec le témoin FWS-48 na été en mesure de confirmer quelle avait été violée par laccusé Vukovic. Il nexiste pas déléments de preuve qui établissent que laccusé Vukovic a violé une autre femme dans la maison sise rue Osmana Dikica, à Aladza, où elle allègue que le Zoran Vukovic quelle a connu avant la guerre la violée. Le seul élément de preuve probant indirect qui est fourni à lappui de la cause de lAccusation (analysé succinctement au paragraphe 22) est insuffisant, même lorsquil est considéré en conjugaison avec dautres, pour établir que cest laccusé Vukovic qui a violé le témoin FWS-48.
25. La Chambre de première instance na pas la conviction que la totalité de ces moyens de preuve constituent un fondement suffisant sur la base duquel un tribunal des faits raisonnable pourrait être convaincu, au-delà du doute raisonnable, que cest laccusé Vukovic qui a violé le témoin FWS-48. Laccusé na donc pas à répondre des allégations qui figurent dans les parties de lacte daccusation qui se fondent sur les éléments de preuve fournis par le témoin FWS-48.
26. LAccusation a fait valoir que dans la mesure où les chefs d'accusation 33 à 36 ont trait aux viols qui auraient été commis par Vukovic à lencontre dautres femmes que le témoin FWS-48, la Chambre ne peut rendre un jugement dacquittement de ces chefs daccusation en application de larticle 98 bis du Règlement . Cest exact, mais cela ne signifie pas quune fois que la Chambre de première instance a conclu que Vukovic na pas à répondre aux allégations du témoin FWS-48 , celles-ci peuvent toujours être prouvées par des éléments de preuve supplémentaires à recueillir dans le cadre de la présentation de la cause de la Défense. Vukovic a droit au prononcé dun jugement dacquittement à ce stade de la procédure. Cest de cette façon que la Décision Kordic a tranché dans une situation similaire 66.
e) Double incrimination
27. La Défense a contesté le droit de lAccusation à lincrimination de la torture à la fois comme crime contre l'humanité en application de larticle 5 du Statut du Tribunal et comme violation des lois ou coutumes de la guerre en application de larticle 3 du même Statut67. La Chambre de première instance convient avec lAccusation quil ne sagit pas dune question qui peut être traitée dans le cadre dune requête introduite en application de larticle 98 bis du Règlement68. La Chambre de première instance rejette la requête en ce qui concerne cette question .
4. Dispositif
Pour les raisons susmentionnées, la Chambre de première instance :
1. prononce lacquittement de laccusé Dragoljub Kunarac du chef d'accusation 13 ;
2. conclut que laccusé Zoran Vukovic na pas à répondre des allégations faites par le témoin FWS-48 à lappui des chefs d'accusation 33 à 36 ; et
3. rejette autrement la Requête aux fins dacquittement présentée en application de larticle 98 bis du Règlement.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président la Chambre de première instance
signé
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Fait le 3 juillet 2000
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]
1
- Requête des accusés Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic aux fins dacquittement en application de larticle 98 bis, 20 juin 2000 (la «Requête).