LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Lal Chand Vohrah, Président
M. le Juge Wang Tieya
M. le Juge Rafael Nieto-Navia
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mohammed Bennouna

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
15 juillet 1999

LE PROCUREUR

C/

Zoran KUPRESKIC, Mirjan KUPRESKIC, VLATKO KUPRESKIC,
Drago JOSIPOVIC, Dragan PAPIC, VLADIMIR SANTIC alias "VLADO"

_________________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERJETÉ PAR DRAGAN PAPIC
CONTRE LA DÉCISION DE PROCÉDER PAR VOIE DE DÉPOSITION

_________________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Franck Terrier
M. Michael Blaxill

Le Conseil de la Défense :

M. Ranko Radovic, pour Zoran Kupreskic
Mme Jadranka Glumac, pour Mirjan Kupreskic
MM. Borislav Krajina et Zelimir Par, pour Vlatko Kupreskic
M. Luko Susak et Mme Goranka Herjevic, pour Drago Josipovic
M. Petar Puliselic et Mme Nika Pinter, pour Dragan Papic
M. Petar Pavkovic, pour Vladimir Santic

 

1. La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 («le Tribunal») est saisie d’un recours introduit par le Conseil de l’accusé Dragan Papic («l’appelant») et déposé le 25 février 1999 contre une décision rendue oralement le 24 février 1999 par la Chambre de première instance II.

2. Ayant considéré toutes les conclusions écrites de l’appelant et du Bureau du Procureur («l’Accusation»), la Chambre d’appel rend à présent la décision suivante en vertu du Statut et du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal («le Statut» et «le Règlement»).

I. INTRODUCTION

3. Les six accusés en l’espèce sont l’objet des charges suivantes : violations des lois et coutumes de la guerre et crimes contre l’humanité, à savoir : persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses ; meurtres ; actes inhumains ; traitements cruels. Leur procès s’est ouvert le 17 août 1998. Le Procureur a présenté ses moyens de preuve, puis la Défense a fait de même à partir du 11 janvier 1999.

4. Au cours des débats du 24 février 1999, le Président de la Chambre de première instance a informé les parties que l’un des juges, indisposé, ne pourrait probablement assister aux débats pendant le restant de la semaine. Le Président a alors demandé si, pour éviter de perdre du temps, l’une ou l’autre des parties souhaitait demander que les témoignages à décharge prévus pour cette période soient recueillis par voie de déposition en application de l’article 71 du Règlement.

5. L’Accusation ayant formulé cette requête oralement, le Conseil de l’appelant a fait savoir que Dragan Papic s’opposait à ce que les témoins en cause soient entendus par seulement deux juges de la Chambre de première instance, au motif que ces personnes devaient témoigner au sujet de faits précis se rapportant concrètement aux accusations portées contre cet accusé.

6. Le Président de la Chambre a prononcé oralement la décision suivante :

Nous décidons qu’en dépit de l’objection soulevée par le Conseil de la Défense et par l’accusé, l’article 71 du Règlement est pleinement applicable, puisqu’il suffit, aux termes de cet article, que l’une des parties demande son application et parce que nous estimons être en présence de circonstances exceptionnelles et que l’intérêt de la justice commande la tenue d’un procès équitable et rapide1.

 7. En conséquence, les dépositions des témoins à décharge Pero Papic et Goran Males ont été recueillies par les deux juges présents, agissant en qualité d’officiers instrumentaires.

Le lendemain, 25 février 1999, la Chambre de première instance a confirmé par écrit cette décision orale2. Ce même jour, les officiers instrumentaires ont entrepris de recueillir de la déposition d’un troisième témoin à décharge, Ljubica Milicevic, mais ils ont interrompu le recueil de cette déposition3 lorsqu’ils ont été informés que l’appelant avait déposé une Requête en vue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel en vertu de l’article 73 du Règlement. Le cours du procès devant la Chambre de première instance a repris le 1er mars 1999.

 

II. L’APPEL

8. Le 12 mars 1999, un collège de trois juges de la Chambre d’appel a accordé à l’appelant l’autorisation d’interjeter appel aux termes de l’alinéa 73 B) ii) du Règlement, au motif que les questions soulevées quant à l’interprétation et à l’application des paragraphes 15 E) et 15 F) et de l’article 71 du Règlement étaient d’un intérêt général pour le Tribunal. Le 25 mars 1999, la Chambre d’appel a délivré une ordonnance portant calendrier enjoignant aux parties de soumettre leurs mémoires par écrit. Il était également demandé à l’appelant de préciser dans son mémoire la nature des mesures recherchées. L’Accusation a déposé son mémoire le 1er avril 1999 et l’appelant a déposé le sien le 14 avril 19994.

A. L’appelant

9. En l’espèce, l’appelant demande à la Chambre d’appel d’ordonner les mesures qui s’imposent en concluant que «l’accusé [ ...] peut prétendre à la même application du Règlement que l’ensemble des autres accusés5». Il déclare, en outre, que la «défense n’est pas sans savoir que dans le cadre d’une procédure d’appel, si appel il y a, il est possible de rappeler à la barre les témoins dont la déposition a été recueillie en violation du Règlement6». Malgré l’instruction donnée à l’appelant de préciser les mesures demandées, celui-ci n’a pas indiqué avec suffisamment de précision ce qu’il attendait de la Chambre d’appel. Étant donné ces circonstances, la Chambre examinera l’appel et accordera les mesures qu’elle estimera convenir, conformément à ses conclusions.

10. L’appelant conteste la décision en cause pour quatre motifs, que nous résumons ci-après. Premièrement, il fait valoir qu’elle a été prise par deux juges, et non par une Chambre de première instance composée de trois juges, et qu’il y a donc eu infraction aux dispositions de l’article 71 du Règlement, puisque celles-ci prévoient que la Chambre de première instance est seule habilitée à ordonner le recueil de dépositions en vue du procès. Deuxièmement, l’appelant considère qu’il a été fait une autre entorse aux prescriptions de l’article 71, puisque la décision a été prise en réponse à une requête orale du Procureur portant sur des témoins à décharge, alors que l’article en question stipule que la requête visant à faire recueillir une déposition en vue du procès doit être présentée par écrit et ne peut concerner que les témoins cités par la partie soumettant la requête. Troisièmement, l’Appelant semble contester le bien-fondé de la décision d’appliquer l’article 71 dans ces circonstances, en faisant valoir : a) que les conditions fixées par cette disposition n’étaient par remplies ; b) qu’en tout état de cause, il est erroné de se fonder sur l’article 71 pour poursuivre les débats en recueillant des dépositions en vue du procès, en dépit de l’opposition expresse de l’appelant, et que cela revenait, en fait, à tourner la procédure normalement applicable en l’espèce, à savoir celle qui est spécifiquement définie à l’article 15 E) et F). Quatrièmement, l’Appelant affirme que la décision était contraire à son droit, consacré par l’article 21 4) e) du Statut, de faire interroger ses témoins dans les mêmes conditions que les témoins à charge, puisque ces derniers ont été entendus par une Chambre de première instance siégeant en formation complète.

B. L’Accusation

11.    En réponse à ces arguments, l’accusation se limite à faire valoir que toute irrégularité ayant entaché cette procédure ne constitue pas un déni des droits reconnus à l’appelant par l’article 21 du Statut. Selon elle, si la Chambre d’appel jugeait impropre le recours à l’article 71 du Règlement en l’espèce, une déclaration en ce sens suffirait à remédier convenablement à la situation.

 

III. DISPOSITIONS APPLICABLES

12. Les dispositions pertinentes du Statut et du Règlement sont reproduites ci-dessous.

Le Statut

Article 12
Composition des Chambres

Les Chambres sont composées de quatorze juges indépendants, ressortissants d’État différents et dont :

a) trois siègent dans chacune des Chambres de première instance ;

[ ...]

Article 20
Ouverture et conduite du procès

1) La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

[ ...]

Article 21
Les droits de l’accusé

[ ...]

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

[ ...]

e) à interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

[ ...]

Le Règlement

Article 15

[ ...]

E) En cas de maladie ou de poste vacant non pourvu ou de toute autre circonstance exceptionnelle, le Président peut autoriser une Chambre à traiter les affaires courantes telles qu’une comparution initiale en vertu de l’article 62 du Règlement ou le prononcé de décisions, en l’absence d’un ou de plusieurs de ses membres.

F) Si, pour une raison quelconque, un membre d'une Chambre est empêché de siéger à l'instance, le Président de la Chambre peut, si l'empêchement semble devoir être de courte durée, surseoir à la procédure ; dans le cas contraire, il en rend compte au Président, lequel peut désigner un autre juge et ordonner soit la réouverture, soit la poursuite des débats. Toutefois, après les déclarations liminaires prévues par l’article 84, ou le début de la présentation des preuves en application de l’article 85, la poursuite des débats ne peut être ordonnée qu’avec le consentement de l’accusé.

Article 71
Dépositions

A) En raison de circonstances exceptionnelles, et dans l'intérêt de la justice, la Chambre de première instance peut ordonner à la demande de l'une des parties qu'une déposition soit recueillie en vue du procès. La Chambre mandate à cet effet un officier instrumentaire.

B) La requête visant à faire recueillir une déposition est présentée par écrit. Elle mentionne les nom et adresse du témoin, les conditions de date et de lieu de la déposition, l'objet de cette déposition ainsi que les circonstances exceptionnelles qui la justifient.

C) S'il est fait droit à la requête, la partie ayant demandé la déposition en donne préavis raisonnable à l'autre partie qui aura le droit d'assister à la déposition et de contre-interroger le témoin.

D) La déposition peut aussi être recueillie par voie de vidéoconférence.

E) L'officier instrumentaire s'assure que la déposition et le cas échéant le contre-interrogatoire sont recueillis et enregistrés selon les formes prévues au Règlement ; il reçoit et réserve à la décision de la Chambre les objections soulevées par l'une ou l'autre des parties. Il transmet tout le dossier à la Chambre de première instance.

Article 90
Témoignages

A) En principe, les Chambres entendent les témoins en personne à moins qu’une Chambre n’ordonne qu’un témoin dépose selon les modalités prévues à l’article 71 ou lorsque, en raison de circonstances exceptionnelles ou dans l’intérêt de la justice, une Chambre a autorisé qu’un témoignage soit recueilli par voie de vidéoconférence.

[ ...]

IV. ARGUMENTATION

A. Premier motif d’appel

13. S’agissant du premier motif d’appel, à savoir que la décision était irrégulière parce qu’elle n’a pas été rendue par une Chambre de première instance normalement constituée, comme il est prévu à l’article 71 du Règlement, mais par deux juges seulement, le compte rendu de l’audience indique clairement que la décision de recueillir des dépositions en vue du procès a été prise en réponse directe à la demande orale du Procureur, formulée à l’invitation du Président de la Chambre, en dépit de l’opposition expresse de l’appelant. Rien, dans ce compte rendu, n’indique que les deux juges présents aient préalablement consulté le juge absent à ce propos. Vu le dossier de l’audience, il convient de conclure que la décision en cause a été prise par les deux seuls juges siégeant.

14. L’article 71 du Règlement autorise une Chambre de première instance à ordonner le recueil de dépositions en vue du procès et l’article 12 du Statut stipule qu’une Chambre de première instance est composée de trois juges. Le sens ordinaire et univoque du deuxième article est qu’a priori, une Chambre de première instance n’est habilitée à agir en qualité de Chambre de première instance que si elle se compose de trois juges. La condition énoncée par l’article 71, à savoir que l’ordre de procéder par voie de déposition en vue du procès ne peut être donné que par une Chambre de première instance n’a donc pas été respectée. Qu’une décision écrite confirmant les conclusions orales ait été rendue le lendemain par la Chambre de première instance ne permettait pas, ipso facto, de remédier à cette illégalité7. Là où le Statut et le Règlement prescrivent qu’une question soit tranchée par une Chambre de première instance, deux juges siégeants ne peuvent le faire en son nom, sauf lorsque le Président en a préalablement donné l’autorisation à la Chambre de première instance. Cependant, cette autorisation ne peut être accordée qu’en vue de traiter des affaires courantes, comme le prévoit l’article 15 E) du Règlement. En l’espèce, le Président n’a nullement accordé cette autorisation et, en tout état de cause, prendre la décision de recueillir des témoignages par voie de déposition en vue du procès quand les témoins doivent être interrogés sur des faits se rapportant directement aux accusations spécifiquement retenues contre un accusé et ayant, de ce fait, une incidence directe sur la détermination de sa culpabilité ou de son innocence n’est pas, de l’avis de la Chambre d’appel, une «affaire courante» au sens de l’article 15 E) du Règlement. Ce point est amplement démontré par le fait que les deux exemples fournis dans cette disposition n’ont strictement aucun rapport avec la détermination de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. En conséquence, la Chambre d’appel conclut que la décision est nulle et non avenue, puisque la Chambre de première instance n’avait pas compétence pour la rendre à l’égard des témoins à décharge Pero Papic et Goran Males, qui ont tous deux été entendus aux termes de la décision.

B. Deuxième motif d’appel

15. Quant au deuxième motif du recours, l’appelant fait valoir tout d’abord que la décision contrevenait à l’article 71 du Règlement parce qu’elle a été prise en réponse à une requête orale, alors que le paragraphe B) de cet article dispose que la requête visant à faire recueillir une déposition en vue du procès doit être présentée par écrit. Nous examinerons ci-après8 le deuxième volet de cette plainte, selon lequel la demande de recueil de déposition soumise par l’accusation visait des témoins de la défense. Nul ne conteste que la décision a été prise en réponse à la demande orale de l’accusation. Cela étant, la Chambre d’appel fait sienne l’opinion mise en avant par l’accusation suivant laquelle, en l’espèce, les deux parties ayant été présentes et toutes deux ayant été autorisées à présenter oralement leurs arguments sur les questions soulevées par la requête, le non-respect de la condition visée au paragraphe B) de l’article 71 n’est qu’un détail technique sans conséquence pour l’intégrité de la procédure ou les droits de l’accusé9.

C. Troisième motif d’appel

16. Quant au troisième motif invoqué à l’appui de ce recours, l’Appelant semble soulever un double argument. Tout d’abord, il met en cause l’applicabilité de l’article 71 du Règlement en avançant que : a) les conditions de «circonstances exceptionnelles» et d’«intérêt de la justice » n’étaient pas remplies ; b) le fait de se fonder sur l’article 71 pour poursuivre les débats en recueillant des dépositions en vue du procès en dépit de l’opposition expresse de l’appelant revenait à tourner illégalement la procédure normale, spécifiquement prescrite en cas d’indisposition ou d’empêchement de courte durée d’un juge et stipulée par l’article 15 E) et F) du Règlement, ou à en dévier. Aussi, dans un deuxième temps, l’appelant soulève-t-il la question de savoir si la décision de procéder par voie de déposition en application de l’article 71 du Règlement doit être considérée comme un recours légitime lorsqu’un juge est momentanément empêché de participer aux travaux d’une Chambre de première instance ou si, au contraire, elle doit être considérée comme un mécanisme procédural impropre, utilisé en fait pour contourner la procédure stipulée aux paragraphes E) et F) de l’article 15.

17. Comme nous l’avons dit plus haut, l’article 15 E) du Règlement prévoit que le Président peut autoriser une Chambre de première instance à traiter les affaires courantes en l’absence d’un ou de plusieurs de ses membres en cas de maladie ou de poste vacant ou «de toute autre circonstance exceptionnelle». Nous avons déjà établi qu’une décision prise aux termes de l’article 71 du Règlement et portant sur le recueil des dépositions de personnes appelées à témoigner sur des faits en rapport direct avec les accusations visant spécifiquement un accusé ne relève pas du domaine des «affaires courantes» au sens de l’article 15 E). Aussi, l’éventuelle pertinence de cette disposition pour statuer sur le présent motif d’appel dépendrait de la possibilité d’induire que la maladie d’un juge est une «circonstance exceptionnelle» et qu’une telle circonstance constitue l’une des conditions requises pour appliquer l’article 71 du Règlement. Cependant, on est en droit de se demander si l’expression «circonstance exceptionnelle» a la même signification dans le contexte de l’article 15 E) et dans celui de l’article 71, étant donné l’ensemble de circonstances différentes auxquelles ces deux dispositions s’appliquent.

18. Pour examiner la question soulevée par ce motif d’appel, la Chambre d’appel estime nécessaire de rappeler l’un des principes fondamentaux régissant le recueil des témoignages par les Chambres de première instance : en règle générale, les témoins sont entendus directement par les juges des Chambres de première instance. Ce principe est consacré par l’article 21 du Statut, lequel accorde «en pleine égalité» à toute personne contre laquelle des accusations sont portées le droit, entre autres, d’«interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution* et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge». L’article 90 A) du Règlement donne corps à ce concept en stipulant spécifiquement qu’en principe, les Chambres entendent les témoins en personne*. De plus, ce principe, sous-tendu par la motivation impérieuse de faciliter la détermination des charges retenues contre un accusé, est l’un des piliers de la procédure pénale des systèmes juridiques nationaux. Il a notamment pour conséquences de faire bénéficier chacun des trois juges siégeant en la Chambre de première instance non seulement de la possibilité d’observer directement le comportement des témoins pendant leur interrogatoire par les parties, mais aussi de la faculté de leur poser des questions dans des circonstances solennelles permettant au mieux de s’assurer s’ils disent la vérité sur les crimes retenus contre l’accusé.

19. Le Règlement prévoit cependant quatre exceptions à la règle du témoignage en personne : 1) les dépositions recueillies en vue du procès (article 71) ; 2) les témoignages par vidéoconférence (article 90 A)) ; 3) les rapports de témoins experts (article 94 bis) ; 4) les déclarations sous serment visant à corroborer un témoignage (article 94 ter). La question au cœur du débat consiste donc à savoir si, en l’occurrence, le fait que l’un des juges soit empêché de participer aux travaux de la Chambre de première instance pour cause de maladie relève de l’une de ces exceptions, et en particulier celle prévue à l’article 71. En considérant cette disposition d’un point de vue purement technique, il pourrait ne pas être déraisonnable d’en donner la lecture suivante dans ce contexte spécifique : «En raison de circonstances exceptionnelles et dans l’intérêt de la justice, la Chambre de première instance peut ordonner qu’une déposition soit recueillie10». La chambre d’appel est également consciente de ce qu’il faut éviter d’interpréter le Règlement de manière trop restrictive si l’on veut que les Chambres de première instance puissent faire face aux diverses circonstances auxquelles elles sont confrontées et garantir que le Tribunal fonctionne efficacement. Nonobstant ces considérations, la Chambre d’appel est d’avis que l’article 71 doit être interprété formellement (à plus forte raison dans le cadre de procédures pénales) et conformément à l’intention originelle, qui consiste à permettre, sous certaines conditions, de déroger à la règle générale qui veut que les éléments de preuve soient recueillis directement à l’audience. C’est pourquoi tout assouplissement des conditions d’application de l’article 71 ou tout écart du rôle qui lui a été assigné à l’origine doit exiger le consentement de l’accusé.

20. L’article 71 stipule qu’en raison de circonstances exceptionnelles, et dans l’intérêt de la justice, une déposition peut être recueillie en vue du procès. Il stipule que la requête visant à faire recueillir une telle déposition mentionne les nom et adresse du témoin, ainsi que les conditions de date et de lieu de la déposition. De plus, la partie ayant demandé la déposition en donne préavis raisonnable à l’autre partie qui a le droit d’assister à la déposition et de contre-interroger la personne qui l’effectue. À la lecture de l’intégralité de cet article et à la lumière du principe fondamental selon lequel les juges doivent disposer des meilleurs éléments de preuve possibles, il est clair qu’il était envisagé que ces dépositions soient recueillies hors le siège du Tribunal, et dans les seuls cas où, en raison de circonstances exceptionnelles, les témoins ne peuvent comparaître en personne devant la Chambre de première instance pour témoigner. De surcroît, normalement, la requête présentée par une partie en vue du recueil d’une telle déposition doit concerner ses propres témoins

21. En l’espèce, les témoins en cause se trouvaient à La Haye pour y témoigner en personne devant la Chambre de première instance. Il n’y avait donc aucune circonstance exceptionnelle touchant à ces témoins et les empêchant de comparaître en personne devant la Chambre de première instance. Bien au contraire, c’est la Chambre de première instance qui était empêchée de les entendre directement à l’audience, en raison de l’indisposition de l’un de ses membres. Cette situation n’est certainement pas celle dans laquelle l’article 71 était à l’origine destiné à s’appliquer. Cette conclusion est encore confirmée par le fait que l’article 15 F) du Règlement prescrit précisément la marche à suivre lorsqu’un juge est momentanément empêché de siéger dans le cadre d’un procès en cours11. Qu’une Chambre de première instance souhaite s’acquitter de son obligation de garantir un procès rapide est fort louable, mais ne justifie pas que l’on s’écarte de la règle générale du recueil direct des témoignages en l’absence de stipulation expresse en ce sens dans le Règlement ou sans le consentement de l’accusé. Dans ce contexte, la Chambre d’appel observe en particulier que l’article 20 du Statut charge la Chambre de première instance de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide, mais aussi de s’assurer que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, dans le respect des droits de l’accusé.

22. Aussi la Chambre d’appel conclut-elle que la décision de procéder au recueil de ces dépositions en vue du procès était contraire au Règlement. Ce motif d’appel est donc jugé fondé. Mais cela ne signifie nullement que la procédure de déposition définie à l’article 71 du Règlement ne puisse être mise en oeuvre dans des situations qui n’y sont pas directement envisagées comme, par exemple, lorsqu’il s’agit de faciliter la poursuite des débats devant la Chambre de première instance en l’absence d’un juge, empêché de prendre part à ses travaux pour cause de maladie, et que l’accusé donne son consentement12.

D. Quatrième motif d’appel

23. Le quatrième motif du recours de l’appelant est que la décision en cause l’a privé de son droit de faire interroger ses témoins dans les mêmes conditions que les témoins de l’accusation comme le prévoit l’article 21 4) e) du Statut, puisque tous les témoins à charge ont déposé en personne devant une Chambre de première instance en formation complète.

24. L’article 21 du Statut, qui tire son origine de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, consacre les droits de l’accusé. Il stipule notamment le droit à l’égalité de tous devant le Tribunal [ Article 21 1)] et énumère certaines garanties minimales accordées à l’accusé, dont une qui intéresse directement ce motif d’appel, à savoir le droit de l’accusé à «interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge» [ Article 21 4) e)] . Cette disposition contribue à garantir que, sur le plan procédural, l’accusé est placé sur un pied d’égalité avec l’Accusation pour ce qui est de la comparution et de l’interrogatoire des témoins. En d’autres termes, le même ensemble de règles doit s’appliquer aux droits des deux parties en ce qui concerne la comparution et l’interrogatoire des témoins. Cependant, il ne découle pas de l’article 21 4) e) du Statut que l’application des articles pertinents du Règlement doit nécessairement permettre que les témoignages à charge et à décharge soient recueillis exactement de la même manière. Ainsi, l’idée que l’appelant se fait des droits qui lui sont reconnus par l’article 21 4) e) du Statut nous semble-t-elle reposer sur un malentendu lorsqu’il fait valoir que, les témoins à charge ayant comparu en personne devant la Chambre de première instance, il est automatiquement autorisé à obtenir que tous ses témoins comparaissent eux aussi en personne devant la Chambre. La Chambre d’appel conclut que cette affirmation est sans fondement.

 

V. DISPOSITIF

25. Par ces motifs, la Chambre d’appel FAIT DROIT à l’appel et ENJOINT à la Chambre de première instance de procéder à l’audition des témoins à décharge Pero Papic, Goran Males et Ljubica Milicevic, si l’appelant le demande.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre d’appel
(Signé)
M. le Juge Lal Chand Vohrah

M. le Juge David Hunt joint une opinion séparée
Le quinze juillet 1999
La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]


1. Compte-rendu d’audience, pages 7188-7189 de la version provisoire en anglais.
2. Décision relative à la demande de recueil de dépositions présentée par l’Accusation, Chambre de première instance II, 25 février 1999.
3. Requête du Conseil de la Défense de Dragan Papi} en vue d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la Décision orale du 24 février 1999, déposée le 25 février 1999.
4. Mémoire du Procureur déposé le 1er avril 1999 conformément à l’ordonnance portant calendrier rendue le 25 mars 1999 par la Chambre de première instance («Mémoire de l’accusation») et Mémoire de la Défense en réponse à l’Ordonnance portant calendrier délivrée par la Chambre d’appel [ sic] le 25 mars 1999, déposé le 14 avril 1999 («Mémoire de l’appelant»).
5. Mémoire de l’appelant, paragraphe 11.
6. Idem
7. Voir ci-dessus, paragraphe 7, note 2.
8. Voir paragraphe 20.
9. Voir mémoire de l’accusation, paragraphe 4.
* N.d.T : Le mot figurant dans le texte en anglais, attendance, signifie littéralement «présence».
* N.d. T : Dans la version en anglais, le terme employé est «directly» [ directement] .
10. Article 71 du Règlement (non-souligé dans l’original)
11. En l’espèce, il ne fait aucun doute que la procédure est déjà bien avancée.
12. Voir, par exemple Le Procureur c. Blaskic, affaire No. IT-95-14-T, Décision sur les requêtes du Procureur et de la défense aux fins de témoignage par voie de déposition, Chambre de première instance I, 19 février 1998 ; Le Procureur c. Kupreskic et Consorts, affaire No. IT-95-16-T, Décision relative aux demandes de l’accusation et de la défense de procéder par recueil de dépositions, Chambre de première instance II, 11 février 1999 ; Le Procureur c. Kordic et Cerkez, affaire No. IT-95-14/2-T, Décision relative à la requête de l’accusation aux fins de procéder par voie de déposition, Chambre de première instance III, 13 avril 1999.