LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Richard May
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 15 décembre 1997
LE PROCUREUR
C/
ZORAN KUPRESKIC, MIRJAN KUPRESKIC, VLATKO KUPRESKIC,
VLADIMIR SANTIC, alias "VLADO", STIPO ALILOVIC, alias "BRKO",
DRAGO JOSIPOVIC, MARINKO KATAVA, DRAGAN PAPIC
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ
PROVISOIRE DÉPOSÉE PAR ZORAN KUPRESKIC, MIRJAN KUPRESKIC, DRAGO JOSIPOVIC ET DRAGAN
PAPIC
(AUXQUELS SE JOIGNENT MARINKO KATAVA ET VLADIMIR SANTIC)
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Le Bureau du Procureur :
M. Mark Harmon
Le Conseil de la Défense :
M. Ranko Radovic, représentant Zoran et Mirjan Kupreskic
M. Petar Pavkovic, représentant Marinko Katava et Vladimir Santic
M. Luka Susak, représentant Drago Josipovic
M. Petar Puliselic, représentant Dragan Papic
I. INTRODUCTION ET CONTEXTE PROCEDURAL
1. Six des accusés, Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Vladimir Santic, Drago Josipovic, Marinko Katava et Dragan Papic contre lesquels le Juge MacDonald a confirmé un acte daccusation le 10 novembre 1995 ("acte daccusation"), sont actuellement détenus par le Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie ("Tribunal international") conformément aux Ordonnances rendues par le juge Jan le 3 octobre 1997 en vertu des articles 54 et 64 du Règlement sur la détention préventive.
2. Une "Requête de mise en liberté provisoire" déposée par quatre des accusés Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Drago Josipovic et Dragan Papic, le 14 novembre 1997 ("Requête") doit être entendue par la Chambre de première instance. Le 27 novembre 1997, Marinko Katava et Vladimir Santic ont déposé une demande aux fins de se joindre à cette Requête (collectivement désignés ci-après les "Demandeurs"). Le 1er décembre 1997, le Bureau du Procureur ("Accusation") a déposé une Réponse à la Requête des Accusés aux fins de mise en liberté provisoire ("Réponse"). Aucune partie na demandé à exposer en audience ses arguments relatifs à la Requête.
II. ARGUMENTS DES PARTIES
A. Les Demandeurs
3. Les Demandeurs ont fondé leur Requête sur l"article 65", faisant manifestement référence à larticle 65 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"), qui dispose :
Article 65
Mise en liberté provisoire
A) Une fois détenu, laccusé ne peut être mis en liberté provisoire que sur ordonnance dune Chambre de première instance.
B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance que dans des circonstances exceptionnelles, après avoir entendu le pays hôte, et pour autant quelle ait la certitude que laccusé comparaîtra et, sil est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.
C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire aux conditions quelle juge appropriées, y compris la mise en place dun cautionnement et, le cas échéant, lobservation des conditions nécessaires pour garantir la présence de laccusé au procès ainsi que pour garantir la protection dautrui.
D) Toute décision rendue aux termes de cet article sera susceptible dappel lorsque lautorisation de faire appel aura été accordée par trois juges de la Chambre dappel, sur présentation de motifs graves, dans le délai de quinze jours suivant la décision contestée.
E) Si besoin est, la Chambre de première instance peut délivrer un mandat darrêt pour garantir la comparution dun accusé précédemment mis en liberté provisoire ou en liberté pour toute autre raison. Les dispositions de la section 2 du chapitre cinquième sappliquent mutatis mutandis.
4. La mise en liberté provisoire en vertu de larticle 65 du Règlement a été requise aux motifs selon lesquels:
a) les Demandeurs se sont rendus de plein gré au Tribunal international, démontrant ainsi leur volonté de coopérer et de se défendre ;
b) les Demandeurs ont "des familles et loctroi de cette requête permettrait daméliorer leur situation et celle de leur famille" ;
c) lacte daccusation démontre que les Demandeurs "sont des subalternes qui, selon les accusations sont de simples exécutants et non les instigateurs et les donneurs dordres" ;
d) en cas de mise en liberté provisoire, les Demandeurs sont prêts à "déclarer" leur intention de comparaître devant le Tribunal à la demande de celui-ci ;
e) la mise en liberté provisoire des Demandeurs ne mettra pas en danger les victimes, les témoins ou toute autre personne.
5. La Requête demande également à la Chambre de première instance de mettre en place un cautionnement.
B. LAccusation
6. Les arguments de lAccusation en opposition à la Requête sont exposés dans la Réponse :
a) Larticle 65 établit "a priori que toutes les personnes accusées de crimes de guerre en ex-Yougoslavie doivent être détenue jusquau procès". La Décision de la Chambre de première instance I dans lAffaire Le Procureur c/ Tihomir Blaskic vient étayer cette proposition. Prolongeant son raisonnement, lAccusation avance que les Demandeurs nont pas démontré lexistence de "circonstances exceptionnelles" justifiant leur mise en liberté provisoire ;
b) le fait davoir une famille nest pas une "circonstance exceptionnelle" justifiant une mise en liberté provisoire des Demandeurs ;
c) les circonstances accompagnant la reddition conjointe des Demandeurs et orchestrée par la République de Croatie ne sont pas connues et un accusé qui sest livré "de plein gré" peut très bien changer davis et se soustraire ensuite à la justice sil est mis en liberté provisoire. De plus, lAccusation avance que "si le fait de se constituer prisonnier entraînait inévitablement la mise en liberté provisoire, cela donnerait à tous les accusés loccasion davoir "gratuitement" accès aux moyens de preuve (ainsi que loccasion didentifier et dintimider les témoins clés) avant de se soustraire définitivement à la justice" ;
d) largument selon lequel leur position "subalterne" en ferait des candidats plus susceptibles dêtre mis en liberté provisoire quune personne qui contrôlait la situation est illogique au regard du fait que certains "des plus grands criminels de cette guerre ont été des "exécuteurs des basses oeuvres" ayant effectivement du sang sur les mains" ;
e) la mise en liberté provisoire des Demandeurs, contrairement à ce quavance la Défense, mettrait les victimes, les témoins et autres en grand danger, étant donné que les Demandeurs sont maintenant en possession des déclarations de certains témoins. On présume même que les risques seraient encore plus grands pour les rares et très vulnérables survivants du massacre dans le village dAhmici dans la vallée de la Lasva. La Réponse déclare en outre quen labsence de garanties sûres et de mesures spécifiques de protection des témoins, la Chambre de première instance ne devrait pas mettre les Demandeurs en liberté provisoire.
7. LAccusation a remarqué que, en demandant à la Chambre de première instance denvisager un cautionnement, la Requête omet de proposer les conditions convenables de mise en liberté sous caution, telles que des restrictions de contact ou de déplacement qui réduiraient le risque de fuite ou dobstruction au cours de la justice de la part des Demandeurs.
8. LAccusation remarque enfin que larticle 65 du Règlement requiert une consultation avec le pays hôte avant loctroi de la liberté provisoire et pense que le Royaume des Pays-Bas accueillerait avec inquiétude et malaise une telle proposition de mise en liberté.
III. DISCUSSION
A. Motifs de mise en liberté provisoire en vertu de larticle 65
9. La pratique du Tribunal international dans lexamen des demandes de mise en liberté provisoire a été établie dans les décisions relatives aux affaires Le Procureur c/ \ordje \ukic, Le Procureur c/ Delalic et consorts et Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, auxquelles renvoie la Réponse du Procureur.
10. La présente Chambre de première instance accueille le point de vue exprimé dans Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, selon lequel :
le Règlement a consacré le principe de la détention préventive des accusés, en raison de lextrême gravité des crimes pour lesquels ils sont poursuivis devant le Tribunal pénal international ; et S...C ainsi subordonne-t-il toute mesure de liberté provisoire à lexistence de "circonstances exceptionnelles".
Le principe de la détention préventive a été réaffirmé à plusieurs reprises par la pratique du Tribunal international. À chaque fois quune demande de mise en liberté est déposée, larticle 65 B) fixe les critères qui doivent être remplis avant que la Chambre de première instance ne puisse accorder la mise en liberté dans lattente du procès. Les Demandeurs doivent faire la preuve que :
a) des circonstances exceptionnelles justifient la mise en liberté provisoire ;
b) ils comparaîtront au procès ;
c) sil sont libérés, il ne mettront pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.
En outre, lavis du pays hôte sur la demande de liberté provisoire doit être entendu.
Les quatre critères doivent être remplis pour que la Chambre de première instance puisse ordonner la mise en liberté provisoire des Demandeurs. La Chambre de première instance considère que la mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée que dans des circonstances extrêmes et rares, telles quun état de santé de laccusé incompatible avec toute forme de détention.
B. Application de larticle 65
1. Circonstances exceptionnelles
11. Les circonstances évoquées dans la Requête ne sont pas dune nature "exceptionnelle" qui justifierait la mise en liberté. Il ny a aucun caractère exceptionnel à "avoir une famille". Comme le souligne lAccusation, tous les détenus sous la garde du Tribunal international "ont des familles", dune manière ou dune autre et la situation des Demandeurs na aucun caractère extraordinaire qui justifierait leur mise en liberté provisoire.
2. Risque de fuite
12. Lallégation que le fait que les demandeurs se soient de plein gré constitués prisonniers auprès du Tribunal international témoigne de leur volonté de coopérer et de se défendre ne permet en aucun cas de garantir que les Demandeurs ne se soustrairont pas à la justice si on leur accorde la mise en liberté provisoire. La Chambre de première instance accueille largument de lAccusation selon lequel si le fait de se constituer prisonnier entraînait inévitablement la mise en liberté provisoire, cela donnerait à tous les accusés loccasion davoir "gratuitement" accès aux éléments de preuve (ainsi que loccasion didentifier et dintimider les témoins clés) avant de se soustraire définitivement à la justice.
13. Il ny a non plus aucun fondement à largument des Demandeurs selon lequel leur position de "subalternes" en ferait des candidats plus susceptibles dêtre mis en liberté provisoire que des personnes qui contrôlaient la situation. Sans vouloir en aucun cas porter préjudice à la position des Demandeurs, la Chambre de première instance souhaite rappeler que souvent, les personnes dont les tribunaux concluent quelles ont personnellement commis les crimes les plus haineux, sont celles qui étaient dans les positions les plus subalternes au moment des faits. En cas de mise en liberté provisoire, lauteur présumé des faits et la personne sous les instructions de laquelle il aurait agi présentent un danger potentiel de même portée pour la société. La distinction opérée dans la Requête est donc artificielle et injustifiée.
14. En ce qui concerne les conditions de la mise en liberté provisoire, la Chambre de première instance note quelle a le pouvoir dimposer aux Demandeurs celles quelle juge appropriées aux circonstances. Parmi ces conditions figurent la mise en place dun cautionnement et dautres conditions nécessaires pour garantir la présence des Demandeurs au procès et la protection dautrui. Le fait que la Requête ne demande à la Chambre de première instance que denvisager la mise en place dun cautionnement en vertu de larticle 65 nempêche pas cette dernière dimposer toutes autres conditions qui lui paraîtraient appropriées.
15. La Chambre de première instance considère que ni la mise en place dun cautionnement ni le fait que les Demandeurs soient prêts à "déclarer quils comparaitront de leur plein gré davant la cour à la demande de cette dernière et quils soient prêts à sacquitter de leur obligation" ne présentent des garanties suffisantes. La Chambre de première instance nest pas convaincue que sils étaient libérés, les Demandeurs se représenteraient devant le Tribunal international. En outre, la Chambre de première instance considère que la gravité des allégations et la sévérité des peines encourues en cas de verdict de culpabilité jettent un doute supplémentaire sur la comparution des Demandeurs lors du procès si la mise en liberté provisoire leur était accordée.
3. Le danger que la mise en liberté provisoire des Demandeurs fait peser sur les victimes, les témoins ou dautres personnes
16. Aucune garantie satisfaisante na été fournie à la Chambre de première instance sur la question de savoir si la mise en liberté provisoire des demandeurs nexpose pas des victimes, témoins ou dautres personnes à un danger considérable. La Chambre de première instance considère que le fait que les demandeurs sont maintenant en possession des déclarations de certains témoins crée un risque accru dobstruction au cours de la justice, à travers, par exemple, lintimidation des témoins, si les Demandeurs étaient mis en liberté provisoire.
4. Consultation du pays hôte
17. Le pays hôte a clairement exposé sa position dans une lettre datée du 18 juillet 1996 relative à une requête aux fins de mise en liberté provisoire déposée par Zejnil Delalic dans laffaire Le Procureur c/ Delalic et consorts : il appartient au Tribunal de déterminer si une demande de mise en liberté provisoire doit être agréée. Le pays hôte ne fera quexprimer ses commentaires sur les conséquences pratiques dune telle mise en liberté provisoire.
C. Conclusion
18. La Chambre de première instance conclut donc que les Demandeurs ne satisfont pas aux critères énoncés par larticle 65.
IV. DISPOSITIF
Par les motifs susmentionnés, la Chambre de première instance
CONFORMÉMENT À LARTICLE 65
REJETTE PAR LA PRÉSENTE la Requête aux fins de mise en liberté provisoire déposée par les accusés Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Drago Josipovic et Dragan Papic, requête à laquelle se sont joints Marinko Katava et Vladimir Santic.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
(signé par M. le Juge Richard May)
per pro M. le Juge Antonio Cassese
Président de la Chambre
de première instance,
Fait le quinze décembre 1997
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]