LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Richard May
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
17 février 1999

LE PROCUREUR

c/

ZORAN KUPRESKIC, MIRJAN KUPRESKIC, VLATKO KUPRESKIC,
DRAGO JOSIPOVIC, DRAGAN PAPIC, VLADIMIR SANTIC alias "VLADO"

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DÉCISION RELATIVE AUX ÉLÉMENTS DE PREUVE PORTANT SUR LA MORALITÉ DE L’ACCUSÉ ET LE MOYEN DE DÉFENSE DE TU QUOQUE

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Le Bureau du Procureur :

M. Franck Terrier
M. Michael Blaxill

Le Conseil de la Défense :

M. Ranko Radovic, pour Zoran Kupreskic
Mme Jadranka Glumac, pour Mirjan Kupreskic
M. Borislav Krajina, M. Zelimir Par, pour Vlatko Kupreskic
M. Luko Susak, Mme Goranka Herljevic, pour Drago Josipovic
M. Petar Puliselic, Mme Nika Pinter, pour Dragan Papic
M. Petar Pavkovic, pour Vladimir Santic

 

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") ;

VU les décisions rendues oralement par la Chambre de première instance lors de l’audience du 15 février 1999, portant sur 1) la question de savoir si les éléments de preuve relatifs à la moralité de l’accusé sont ou non admissibles et 2) le fait que l’on ne peut admettre la production d’éléments de preuve à l’appui du moyen de défense de tu quoque, à savoir le fait, pour une Partie belligérante accusée d’avoir commis des atrocités ou pour un de ses membres, de se défendre en affirmant que l’autre Partie au conflit a commis des atrocités similaires ;

ATTENDU que M. Radovic, conseil de la Défense, a demandé à la Chambre de première instance de rendre également une décision écrite sur ce point ;

ATTENDU que, s’agissant de la question des éléments de preuve relatifs à la moralité :

i) de manière générale, les éléments de preuve portant sur la moralité de l’accusé avant les événements pour lesquels il est accusé devant le Tribunal international ne sont pas pertinents dans la mesure où a) par leur nature, les crimes commis dans un contexte de violence généralisée et durant un état d’urgence national ou international, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité peuvent être commis par des personnes au casier judiciaire vierge et sans passé de violence et que, de ce fait, les éléments tendant à prouver la bonne ou mauvaise conduite de l’accusé avant le conflit armé ont rarement une valeur probante aux yeux du Tribunal international et b) le droit pénal a pour principe général de ne pas admettre les moyens relatifs à la moralité de l’accusé pour prouver que celui-ci tend à se comporter ainsi ;

ii) durant l’audience du 27 janvier 1999, l’Accusation a explicitement reconnu la bonne moralité de tous les accusés avant les événements visés dans l’acte d’accusation :

"pour l’Accusation, la moralité des témoins ne fait pas de doute. Nous n’envisageons pas de prouver devant la Chambre que les accusés étaient des êtres horribles avant le conflit qui entretenaient des relations terrifiantes avec leurs voisins musulmans. Je crois que le contraire est vrai et nous ne le contestons pas. Donc si la Défense essaie de prouver que les accusés étaient de bons voisins et qu’ils agissaient avec humanité, je pense que nous pouvons faire appel en ce cas à l’article 94 ter du Règlement. Nous ne contesterons pas ce point de la stratégie de la Défense."

Il s’ensuit donc que la question de la moralité des accusés n’est pas un point litigieux en l’espèce ;

iii) il convient de distinguer les témoins de moralité de ceux déposant sur les faits. S’agissant des premiers et nonobstant ce qui précède, la Chambre de première instance a indiqué qu’elle permettrait à chaque conseil de la Défense de citer au moins un témoin de bonne moralité dans l’intérêt de l’équité du procès, mais qu’il convenait toutefois d’appliquer l’article 94 ter et de verser au dossier des déclarations sous serment d’autres témoins, permettant de corroborer ces éléments de preuve de moralité, à moins que l’Accusation ne s’y oppose ;

iv) S’agissant des témoins déposant sur les faits, la Chambre de première instance estime qu’il est redondant de poser à ces témoins des questions sur la moralité de l’accusé et demande donc aux conseils de la Défense de s’en abstenir.

ATTENDU que, s’agissant de la deuxième question, portant sur la défense de tu quoque, la Chambre a déclaré dans sa Décision relative à la requête de la défense aux fins de comparution d’un témoin prise le 3 février 1999 que :

"à ce jour, le Conseil de la défense n’a pas apporté de preuve convaincante de la pertinence, pour ce qui est de la culpabilité (ou de l’innocence) des accusés, du fait que les Musulmans de Bosnie ou les forces de l’armée de Bosnie auraient commis des crimes généralisés contre les Croates en Bosnie-Herzégovine. À ce propos, la Chambre réaffirme ce qu’elle a indiqué à tous les Conseils de la défense en l’audience du 11 janvier 1999, à savoir que le principe tu quoque ne s’applique pas au droit international humanitaire. Ce corps du droit ne connaît pas d’obligations synallagmatiques, c’est-à-dire fondées sur la réciprocité ; les obligations qu’il génère sont opposables erga omnes (ou, dans le cas d’obligations conventionnelles, erga omnes contractantes). Elles sont conçues pour sauvegarder des valeurs humaines fondamentales et partant, doivent être respectées par toutes les parties, quelle que soit la conduite de l’autre partie ou des autres parties."

ATTENDU que la Chambre de première instance s’est de nouveau exprimée sur ce point lors de l’audience du 15 février 1999 ;

ATTENDU, par conséquent, que les éléments tendant à prouver que les Musulmans de Bosnie auraient commis des atrocités contre des civils croates de Bosnie dans les villages voisins d’Ahmici ou en d’autres points de la vallée de la Lasva sont sans aucune pertinence puisqu’il ne contribuent pas à avérer ou réfuter les allégations portées dans l’acte d’accusation à l’encontre des accusés et que, de la même manière, les éléments de preuve produits pour démontrer que l’une des Parties au conflit croato-musulman était responsable du déclenchement de la guerre sont également sans pertinence et ne peuvent donc être versés au dossier de cette affaire ;

ATTENDU que, par ailleurs, les éléments de preuve relatifs à des événements qui se sont produits dans d’autres villages que celui d’Ahmici sont admissibles, dans la mesure où ils visent à réfuter les allégations de l’Accusation selon lesquelles les Croates de Bosnie ont persécuté les Musulmans de Bosnie ou toute autre affirmation du Procureur relative aux faits ;

ATTENDU que les conseils de la Défense ont également mentionné qu’il est légitime d’utiliser ces moyens de preuve :

i) pour réfuter les éléments de preuve produits par l’Accusation sur l’évolution de la situation dans l’ensemble de la vallée de la Lasva pour "donner à la Chambre de première instance un aperçu général de ce qui s’est passé, parce que le conflit n’a pas eu pour seul théâtre Ahmici, qu’il n’a pas commencé à Ahmici mais dans une autre zone et quelques temps avant les événements d’Ahmici" (M. Ranko Radovic, Audience du 11 janvier 1999, p. 4997) ;

ii) pour expliquer le comportement des accusés en mentionnant les rapports sur les atrocités commises par l’autre partie, pour expliquer, par exemple, que les accusés ont évacué leur famille d’Ahmici le 15 avril 1993 en raison de rapports annonçant une attaque imminente des Musulmans de Bosnie, rapports qui semblaient crédibles étant donné les circonstances, et non en prévision d’une offensive croate (M. Ranko Radovic, Audience du 11 janvier 1999, p. 4997-4998) ;

iii) pour réfuter l’allégation figurant dans l’acte d’accusation, selon laquelle l’attaque contre Ahmici faisait partie d’une attaque concertée visant également d’autres villages dans la région de Vitez, à savoir Donja Veceriska, Sivrino Selo, Santici, Nadioci, Stara Bila, Gacice, Pirici et Preocica et, partant, de réfuter l’allégation selon laquelle les crimes allégués peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité et/ou réfuter l’allégation selon laquelle la région était le théâtre d’un conflit armé à l’époque visée (Mme Jadranka Slokovic-Glumac, Audience du 11 janvier 1999, p. 4997) ;

iv) pour fournir des informations sur l’organisation et les activités de l’armée de BH et du HVO (Mme Jadranka Slokovic-Glumac, Audience du 11 janvier 1999, p. 5000) ;

ATTENDU que ces utilisations sont légitimes dans la mesure où les éléments de preuve ne sont pas redondants et portent sur des points dûment circonscrits ;

ATTENDU que l’admissibilité des éléments de preuve relatifs aux atrocités commises contre les Croates de Bosnie dépend par conséquent des fins auxquelles ils sont produits et que le conseil de la Défense doit donc, en chaque occasion, expliquer à la Chambre de première instance, avant de présenter ces éléments de preuve, dans quel but elle demande à le faire ;

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 54, 73 ter, 94 ter et 89 du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement") ;

DEMANDE aux conseils de la Défense de s’abstenir de poser aux témoins déposant sur les faits des questions qui ont pour seul objectif de prouver la bonne moralité de l'accusé et qui sont donc probablement redondants ;

DEMANDE aux conseils de la Défense de recourir, dans la mesure du possible, aux dispositions de l’article 94 ter du Règlement, s’agissant des témoins de moralité ;

DEMANDE aux conseils de la Défense d’expliquer au préalable en quoi les questions posées aux témoins à décharge et visant à obtenir la preuve que des atrocités ont été commises contre des civils croates de Bosnie ailleurs qu’à Ahmici à l’époque considérée sont pertinents en l’espèce.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre
de première instance
(signé)
Juge Cassese

Fait le dix-sept février 1999
La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]