Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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1 TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL Affaire IT-95-16-T

2 POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

3

4 LE PROCUREUR

5 C/

6 KUPRESKIC

7

8 Lundi 12 juillet 1999

9

10 L'audience est ouverte à 9 heures.

11 Mme Lauer. - Affaire IT-95-16-T : le Procureur contre Zoran

12 Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Vlatko Kupreskic, Drago Josipovic, Dragan

13 Papic et Vladimir Santic.

14 (Le témoin est introduit dans le prétoire.)

15 M. le Président (interprétation). – Bonjour. Bonjour,

16 Professeur Bringa.

17 Mme Bringa (interprétation). – Bonjour.

18 M. le Président (interprétation). – Madame, je vais vous

19 demander de vous lever et de donner lecture de la déclaration solennelle.

20 Mme Bringa (interprétation). – Je déclare solennellement que je

21 dirai la vérité, toute la vérité et rien que la vérité.

22 M. le Président (interprétation). – Merci, veuillez vous

23 asseoir.

24 Je vais vous demander, Professeur Bringa, de donner quelques

25 détails relatifs à votre personne : votre nom, votre lieu et date de

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1 naissance, votre profession actuelle.

2 Mme Bringa (interprétation). – Je m'appelle Tone Bringa. Je suis

3 née le 28 décembre 1960. J'habite aujourd'hui à Washington (DC).

4 M. le Président (interprétation). – Je vous remercie. Vous savez

5 que vous êtes citée en tant qu'expert par la Chambre. Nous disposons de

6 votre livre, d'une photocopie. Je ne sais pas si les droits d'auteur le

7 permettent mais, en tout cas, cela a été fait. Votre livre s'intitule :

8 "Etre Musulman ou Musulmane à la façon bosniaque", livre publié en 1995.

9 Nous connaissons dès lors déjà le travail de recherche que vous avez

10 effectué tel qu'il a été répercuté dans votre livre, publié en 1995, comme

11 je le disais.

12 Vous êtes témoin expert, cité par les Juges de cette Chambre.

13 Voici comment nous allons procéder : nous allons vous poser quelques

14 questions d'ordre général, surtout à partir de votre livre. C'est alors

15 que l'accusation va procéder à un interrogatoire ; puis, les différents

16 conseils de la défense eux-mêmes procéderont à un interrogatoire. A la fin

17 de ces différentes étapes de la procédure, nous allons peut-être vous

18 reposer d'autres questions.

19 Mais tout d'abord, pourriez-vous nous rappeler rapidement

20 comment vous avez effectué cette recherche à Dolina ? Je sais que c'est un

21 village. Inutile de résumer l'entièreté du livre. Dites-nous simplement à

22 quel moment vous êtes allée à cet endroit, quand vous avez effectué cette

23 recherche et vos principales conclusions, dans la mesure où ces

24 conclusions sont intéressantes pour ce procès que nous menons ici, vous le

25 savez, à propos d'événements qui se sont produits à Ahmici, le 16 avril

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1 1993.

2 Je me demandais si vous pouviez-vous intéresser à certains

3 traits particuliers qui ressortent de votre recherche et qui peuvent nous

4 intéresser afin de dresser le cadre général des rapports existant entre,

5 comme vous dites, les catholiques et les musulmans. Puis, je vous

6 demanderai, nous vous demanderons des questions plus ciblées.

7 Mme Bringa (interprétation). – Je suis arrivée en Bosnie-

8 Herzégovine, qui faisait encore partie de la fédération de l'ex-

9 Yougoslavie, en 1987, au mois de juin 87. J'ai passé quelques semaines à

10 Sarajevo, au musée ethnologique, mais je voulais voir à quel endroit je

11 pouvais effectuer ma recherche de terrain. Ce qui m'intéressait en

12 particulier, c'étaient les Musulmans européens que sont certains habitants

13 de Bosnie-Herzégovine. Je voulais connaître leurs coutumes, comment ils

14 établissaient des rapports avec les autres communautés. Je m'intéressais

15 tout particulièrement aux rapports entre les chrétiens, soit catholiques

16 soit orthodoxes serbes, et les musulmans.

17 Je suis allée en Bosnie centrale où ce musée ethnographique

18 avait des contacts avec ce village qui se composait, à l'époque -je n'ai

19 pas les statistiques sur moi, je ne peux donc pas vous donner des données

20 précises : les chiffres ne sont pas tout à fait précis-, d'une population

21 d'environ 600 personnes, dont deux tiers étaient des musulmans et le reste

22 des catholiques de Bosnie ou de Croatie.

23 J'ai passé environ quinze mois dans ce village, où j'habitais

24 avec une famille musulmane afin de mieux connaître leur vie au quotidien,

25 leurs préoccupations, leurs rituels et autres rites. J'ai observé ces

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1 mêmes rites, j'ai observé leur vie quotidienne à laquelle j'ai d'ailleurs

2 participé, en quoi consistait cette participation.

3 J'ai aussi eu des contacts avec des catholiques auxquels ils

4 rendaient visite. J'ai étudié chacun des aspects de la vie villageoise.

5 Avant la guerre, les rapports entre les Musulmans et les Croates étaient

6 bons. Ils partageaient certaines facettes de leur vie quotidienne tout en

7 ayant pour chacune des communautés, sa vie particulière.

8 S'agissant des pratiques et rites religieux, les catholiques

9 allaient bien sûr à l'église, fêtaient leurs fêtes religieuses alors que

10 les musulmans allaient à la mosquée pour observer leurs rites. Mais il y

11 avait déjà certains aspects de la vie qui les intégraient, ces deux

12 communautés, surtout au quotidien.

13 Le fonctionnement du village était assuré par ces deux

14 communautés. Il y avait des visites. Lors des événements cycliques,

15 chacune des communautés s'intéressait à l'autre. Certaines familles

16 avaient de meilleurs rapports d'amitié que d'autres, certains voisins,

17 qu'ils soient Croates ou Musulmans, s'entendaient mieux alors que d'autres

18 s'entendaient moins. C'est un petit peu comme c'est le cas dans toute

19 communauté que l'on connaît : certains voisins s'entendent mieux qu'avec

20 d'autres. Ceci tenait à la personnalité des personnes, pas seulement à

21 leur appartenance.

22 Quelques fois, il y avait des problèmes de mitoyenneté. C'est le

23 cas de bien des communautés rurales. Il y avait des malentendus, des

24 querelles entre voisins. Mais ces événements, s'ils survenaient, ne

25 tenaient pas à l'appartenance ethnique de tels ou tels voisins. Il y avait

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1 des Musulmans, des Croates qui étaient d'excellents amis, alors que

2 d'autres voisins musulmans et croates ne s'entendaient pas du tout.

3 Ce que je veux dire, c'est qu'à ce moment-là, si conflit il y

4 avait dans le village, on ne l'attribuait pas nécessairement à

5 l'appartenance ethnique des participants.

6 Ceci étant, étant donné… comment dire ? Il y avait quand même un

7 potentiel de conflit ou un conflit en puissance. Je pense qu'un aspect

8 tout à fait important de la question, c'est le lien de parenté ou

9 d'appartenance de famille ou de famille étendue. Vous savez qu'il n'y

10 avait pas de mariage interethnique entre Croates et Musulmans, donc s'il

11 devait surgir un conflit, s'il y avait par exemple tel ou tel mouton qui

12 avait passé la clôture et se trouvait sur la propriété de l'autre, cela

13 pouvait poser des problèmes.

14 Il y avait souvent un grand sentiment de loyauté, il y avait des

15 conflits ou des personnes qui étaient en lien de parenté avec la personne

16 concernée, prenaient partie pour elle et s'opposaient à la personne avec

17 qui la personne en question était en conflit.

18 Je vous ai dit qu'il n'y avait pas de mariage interethnique

19 entre les catholiques et les musulmans, ce qui veut dire qu'il y avait en

20 puissance deux groupes qui pouvaient s'opposer à cause des liens de

21 parenté ou de parenté élargie qui correspondaient à une ligne de division

22 ethnique entre les deux groupes.

23 Je veux insister là-dessus. C'est que le premier degré de

24 loyauté, c'était envers les membres de la communauté ou de la parenté.

25 Nous le savons, l'ethnicité, le nationalisme, la rhétorique

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1 nationaliste ont souvent recours à cette notion de clan, de parenté par

2 groupe. Les gens ont le sentiment d'appartenir à un groupe, ce qui cimente

3 la cohésion entre les membres du groupe. On utilise comme idiome les

4 notions de patrie, de terre natale, ce qui renforce cette loyauté envers

5 les membres du groupe. Je vous parlais de la situation avant la guerre, je

6 vous disais que les personnes s'entendaient bien, qu'elles soient

7 musulmanes ou catholiques. Toutefois, il y avait des différences entre les

8 individus.

9 Certains étaient très conscients de cette différence qui tenait

10 surtout à leur croyance religieuse, mais ils s’enorgueillissaient de ces

11 différences, ils disait : "Voilà, c'est comme ça qu'on vit en Bosnie,

12 grâce à ces différences" et ceci s'appliquait à toutes les communautés,

13 notamment à la communauté musulmane et à la communauté croate. Ils

14 disaient d'eux-mêmes : "Voilà, nous sommes constitués de trois groupes

15 différents, de trois religions différentes". Mais cela n'entraînait pas

16 d'animosité, d'hostilité. Il y avait une certaine tolérance à l'égard de

17 ces différences.

18 Si l'on voit les lignes de divisions ethniques, on peut dire que

19 certains avaient de meilleurs rapports, d'autres avaient des rapports

20 moins excellents avec leurs voisins. Effectivement le fait d'être voisin

21 est important en communauté rurale, mais c'est vrai aussi en Bosnie

22 urbaine. L'explication qui m'a été fournie, à l'importance de ces premiers

23 voisins, c'était celle-ci : si on est malade, si on a besoin d'aide, eh

24 bien il faut trouver quelqu'un. Avant, nos parents vivaient à côté. Il y a

25 20 ans, 30 ans de cela, les parents de la famille proche partageaient un

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1 même village, mais puisque ce n'est plus le cas, me disaient les personnes

2 à qui je parlais, les premiers voisins étaient importants. On les traitait

3 bien, bien sûr à certaines exceptions près, par exemple s'il y a des

4 querelles, comme c'est le cas d'enterrements de collectivités.

5 Mais, pour moi, ce n'est pas quelque chose qui m'a frappé comme

6 étant particulier. Je n'y voyais pas un conflit en puissance, davantage là

7 que ce n'eût été le cas dans d'autres endroits que j'ai étudiés.

8 Il fallait que quelque chose change. D'après mes observations

9 sur le terrain, en 1987, en 1988, en 1990, en 1993, en 1995 et en 1997,

10 qu'est-ce que j'ai constaté ? C'est qu'effectivement les gens ont évolué

11 au fil du temps, au fil de la désintégration de la Yougoslavie, au fur et

12 à mesure de l'émergence de politiques et d'idéologies nationalistes, et

13 aussi de la prédominance de ces idéologies.

14 Les perceptions ont changé. Les gens n'ont plus vu leurs voisins

15 comme ils le faisaient avant, ils ont changé aussi tout le processus

16 d'identification.

17 Alors comment ont-ils changé ? D'après ce que j'ai vu, ceci ne

18 venait pas de l'intérieur, ce n'est pas un changement abrupt, soudain, qui

19 soit venu de l'intérieur au moment de la dissolution de l'Etat communiste.

20 D'après moi, manifestement, cette modification venait de l'extérieur. Les

21 gens du coin, de la région, le disaient dans la façon dont ils parlaient

22 de la guerre ou d'une guerre en général. Ils ne cessaient de dire : "Nous

23 nous entendons bien ici, nous nous entendons bien..." -et ceci valait pour

24 les Croates comme pour les Musulmans-, "Ceux que nous craignons, ce sont

25 ceux de l'extérieur. Nous avons peur qu'ils ne viennent ici, sèment la

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1 provocation", et c'était là, à mes yeux, de leur part, l'expression de

2 quelque chose de particulier parce que ce qui se passait été plus fort

3 qu'eux.

4 Rappelez-vous que ce village qui se trouvait à proximité de

5 Kiseljak a été un des derniers villages a être happé par la guerre. Ils

6 ont donc vu et observé ce qui se passait d'abord en Bosnie orientale, en

7 Bosnie septentrionale, par rapport à l'armée serbe de Bosnie, puis au

8 niveau des affrontements qui ont eu lieu entre le HVO et l'armée de

9 Bosnie-Herzégovine. Donc ils ont vu ce conflit approcher de plus en plus.

10 Parallèlement ils entendaient, ils écoutaient la propagande

11 diffusée par les nouvelles. J'ai entendu parler d'incidents, de terreur,

12 de massacres. La population avait peur. Je pourrais vous parler de la

13 façon dont la panique a été attisée parce que, pour moi, c'est une des

14 clés qu'il faut posséder si l'on veut comprendre la façon dont des gens

15 ordinaires ont fini par se comporter.

16 En tant qu'anthropologue, j'ai eu pour préoccupation première

17 d'observer des gens dans leur terroir, d'essayer de mieux appréhender

18 leurs inquiétudes face au processus qui se déroulait à l'échelon local.

19 Mais j'ai essayé d'écouter et de suivre les préoccupations qu'ils avaient

20 face aux grands événements de société, comment la politique, la macro-

21 politique peut avoir une influence sur la population locale, l'incidence

22 qu'elle peut avoir sur la dynamique existant entre des villageois par

23 exemple.

24 C'est ce que j'ai observé sur une période de 10 ans. Je pourrais

25 en parler plus longuement si vous le désiriez, mais je ne sais pas si vous

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1 avez le souhait de me poser des questions plus précises.

2 M. le Président (interprétation). - Personnellement, je suis sûr

3 que mes collègues vont aussi vous poser des questions sur ce que vous

4 venez d'évoquer, j'ai deux ou trois questions précises, dont celle-ci qui

5 porte sur l'importance qu'a le ménage, le foyer dans les villages de

6 Bosnie.

7 Je vous renvoie à la page 86, ainsi qu'à la page 150 de votre

8 ouvrage. Il y a un passage où vous dites ceci, je vais en donner lecture :

9 "Lorsqu'ils perdent leur maison, tout ce pourquoi ils ont travaillé par le

10 passé et beaucoup de ce qui aurait été leur avenir...

11 Je relis : "Lorsqu'ils perdent leur maison, ils perdent tout ce

12 pourquoi ils ont travaillé et ce pourquoi ils travailleraient à l'avenir,

13 d'autant que pour le mari et père la maison qu'il a construite marque sa

14 valeur sociale. C'est la preuve de son travail dur, de son engagement

15 familial et de son avenir".

16 Vous dites que la maison, Kuca (?), c'est aussi l'unité morale

17 du foyer, l'unité et la qualité morale des membres du foyer. Les hommes

18 étaient les bâtisseurs, les femmes celles qui assuraient la perpétuité, la

19 continuité des valeurs morales.

20 Pourriez-vous, Madame, nous parler de l'importance que revêt le

21 foyer pour une famille en Bosnie, surtout dans un petit village ? Je le

22 répète : vous dites que le foyer, le ménage, est le symbole de valeurs

23 morales, de l'attachement psychologique qu'on nourrit pour tel ou tel

24 endroit.

25 Mme Bringa (interprétation). - Il se peut que la maison en tant

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1 que telle ait joué un rôle tout particulier sous le régime communiste. En

2 effet, certains aspects de votre vie religieuse rituelle ne pouvaient pas

3 s'exprimer en public. Le lieu d'expression privilégié de votre foi, de

4 votre rite religieux, c'était la maison, le foyer, la demeure. C'était une

5 des facettes du problème, parce que si vous occupiez un poste de

6 responsabilité dans la société yougoslave, il fallait être membre du Parti

7 communiste et, en tant que tel, il ne vous était pas autorisé d'exprimer

8 vos convictions religieuses en public ni d'aller dans des lieux de

9 pratique religieuse collective. Et ceci valait pour tous les groupes

10 ethniques.

11 Mais effectivement c'est là que les enfants grandissent,

12 acquièrent les valeurs, déterminent, découvrent leur identité par le fait

13 d'assister à des rites ou rituels, et certains des préceptes appris à la

14 maison peuvent être en contradiction avec ce que l'on a appris à l'école,

15 surtout au niveau des pratiques et croyances religieuses. Je dois dire que

16 cette dernière était un élément central de tout foyer. Mais vous savez que

17 dans le milieu rural, l'appréhension de la religion est beaucoup plus

18 traditionnelle, la religion fait partie de tout cet ensemble de valeurs et

19 de traditions, ce n'était pas un choix délibéré que l'on faisait d'opter

20 pour telle ou telle religion. On naissait dans telle ou telle religion.

21 La maison était également l'endroit... Et ceci est vrai surtout

22 pour la période précédant la guerre, mais pendant cette guerre également.

23 Beaucoup de personnes vivant dans des collectivités rurales avaient des

24 emplois semi-spécialisés. Il y avait peut-être des gens qui vivaient à la

25 campagne mais travaillaient à Sarajevo, mais ceci ne suffisait pas. Ils

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1 tiraient donc certains revenus de l'exploitation de la terre, ce qui était

2 souvent laissé aux femmes. Il y avait donc un revenu supplémentaire

3 provenant de la terre, c'était important.

4 Pendant la guerre, la maison, tout du moins au début, aussi bien

5 pour la communauté croate que pour la communauté musulmane -pour cette

6 dernière surtout pendant la guerre puisque les Musulmans n'avaient pas un

7 soutien logistique aussi important-, la maison était devenue importante.

8 La maison, c'est l'endroit où l'on allait pour s'alimenter, se nettoyer,

9 se laver. C'était important.

10 Mais, Monsieur le Président, je ne sais pas si j'ai répondu à

11 votre question.

12 M. le Président (interprétation). - A la lecture de votre

13 ouvrage, j'ai eu l'impression que votre recherche vous avait amenée à

14 comprendre que la maison revêt une importance psychologique, affective,

15 fondamentale pour les personnes qui habitent dans des petits villages,

16 davantage qu'un lieu de vie où, bien sûr, effectivement vous allez dormir,

17 manger. C'est aussi le siège de l'amitié, des liens interpersonnels.

18 Mme Bringa (interprétation). - Je vous comprends, Monsieur le

19 Président. Je le répète et je l'ai dit dans cet ouvrage également : oui,

20 des gens passent des années entières, quelques fois la totalité de leur

21 vie, à épargner pour construire cette maison à grand-peine, cette maison

22 que l'ont construit petit à petit. Un peu d'argent épargné, on construit

23 le rez-de-chaussée. Ils ne voulaient pas faire d'emprunt. Ils épargnaient

24 l'argent, ils construisaient eux-mêmes leur maison petit à petit. Et

25 lorsque les enfants grandissaient, on ajoutait un étage. C'était un

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1 investissement pour leur génération à eux, mais aussi pour les générations

2 à venir, et les gens étaient très fiers de leur maison.

3 Certains sont allés travailler à l'étranger, sont revenus et ont

4 construit alors une maison plus importante, plus spacieuse. La maison est

5 l'endroit où l'hiver, qui peut être long et rigoureux, permet aux gens de

6 se rencontrer. On se rencontre, on fait des visites à ses voisins, les

7 Musulmans chez les Croates, les Croates chez les Musulmans. On boit du

8 café pendant les longues soirées d'hiver où l'on bavarde des événements

9 qui se sont produits dans le village. Le foyer est donc un lieu de

10 socialisation lui aussi très important. C'est là que l'hospitalité, qui

11 est un concept fondamental de la Bosnie, s'exprime. Si on a des invités,

12 on se coupe en quatre pour eux. C'est comme ça que l'on fait part de son

13 statut social, lorsqu'on offre les meilleures choses qu'on a dans la

14 maison aux personnes qui vous rendent visite. On enlève ses chaussures à

15 l'entrée d'une maison.

16 C'est là aussi le signe de ce qu'on traverse, cette différence

17 qu'il y a entre le monde extérieur et le monde intérieur. Ceci était vrai

18 pour les deux communautés.

19 La maison que vous avez réussi à construire est très importante.

20 Si cette maison, on la détruit, on ne détruit pas par là que les murs, les

21 matières physiques : c'est une atteinte à toute la personne parce que vous

22 vous êtes investi dans cette maison, vous avez investi du travail dans

23 cette maison, mais cette maison, elle vous représente aux yeux d'autrui.

24 Cette maison, elle dit à autrui qui vous êtes, ce que vous avez accompli,

25 votre maison doit être propre, proprette, c'est important pour les deux

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1 groupes. Il est important de garder la maison en très bon état. On

2 investit toujours beaucoup d'efforts dans le maintien, l'entretien de

3 cette maison. Lorsque la maison est détruite, une chose importante est

4 détruite. Lorsque quelqu'un perd sa maison, on est atterré, car la

5 personne n'a plus l'énergie pour reconstruire ce foyer et reconstruire de

6 ce fait même sa propre vie.

7 M. le Président (interprétation). – Je vous remercie. Deux

8 toutes petites questions. Pourrait-on parler de l'importance du bétail ?

9 Beaucoup de témoins sont venus nous parler des vaches ou des cochons qui

10 avaient été abattus dans le village. Est-ce qu'on attachait beaucoup

11 d'importance au bétail ? Et si c'est vrai, est-ce que c'est dû uniquement

12 au fait que l'on peut obtenir de l'argent grâce à ce bétail ? On le vend

13 ou on vend le lait. Ou bien cet attachement au bétail dépasse-t-il la

14 valeur purement économique des animaux ? Est-ce que vous avez fait une

15 recherche là-dessus ou est-ce que la question du bétail se limite à une

16 question de valeur économique ?

17 Mme Bringa (interprétation). – Effectivement, mais ceci peut

18 revêtir également une certaine valeur symbolique. Si nous parlons des

19 rapports entre Croates et Musulmans de Bosnie, on doit aussi parler des

20 types d'animaux qu'ils gardaient. Les Croates avaient des cochons, les

21 Musulmans pas ; les Musulmans avaient des moutons, les Croates aussi, et

22 des poulets évidemment.

23 C'est un trait qui distingue les deux groupes ethniques, cette

24 possession, parce qu'effectivement les Croates mangent du porc, ce qui

25 n'est pas le cas des Musulmans. Mais ceci était tout à fait respecté avant

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1 la guerre, du moins d'après ce que j'ai pu observer dans les familles que

2 j'ai appris à connaître. Lorsque des Musulmans rendaient visite à des

3 foyers catholiques croates, ces familles ne servaient jamais de porc, par

4 exemple. Je crois que ça se limitait un peu à ça.

5 Et dans ce village, en fait, il y avait un Croate qui s'occupait

6 à la fois du bétail des Croates et des Musulmans.

7 M. le Président (interprétation). – Merci. J'ai encore deux

8 petites questions. Tout d'abord, dans votre livre, page 39, vous avez dit

9 qu'il était facile de faire la distinction entre les maisons catholiques

10 et musulmanes, étant donné que les maisons musulmanes étaient carrées

11 alors que les maisons croates étaient rectangulaires. Et puis, si j'ai

12 bien compris, il y avait la différence aussi en fonction de la forme du

13 toit. Mais, d'après votre livre, il ne s'agissait pas seulement de la

14 forme du toit, mais de la forme de la maison tout entière en ce qui

15 concerne la différence entre les maisons catholiques et musulmanes. Est-ce

16 qu'il était facile pour quelqu'un venant de l'extérieur de faire la

17 différence entre les maisons catholiques et musulmanes d'après leur

18 forme ?

19 Mme Bringa (interprétation). – Je pense que ce que j'ai décrit

20 dans cette partie, c'était la partie supérieure du village. C'est un

21 village relativement étendu ; dans la partie nouvelle du village, il y a

22 eu beaucoup de maisons qui était pareilles. Il y a eu beaucoup de maisons

23 nouvelles qui ont souvent été construites par des personnes jeunes qui

24 avaient gagné leur argent à l'étranger. Donc là, il n'a pas été possible

25 de faire la différence. Mais, dans la partie supérieure, c'est-à-dire la

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1 vieille partie du village, il y avait une différence, c'est-à-dire que,

2 dans les maisons croates, il y avait une croix au-dessous du toit.

3 Donc, pour quelqu'un venant de l'extérieur, si on connaissait le

4 fond de ces différences, il était possible de faire la distinction ; mais

5 je ne suis pas sûre, c'est tout à fait spécifique à la Bosnie et surtout à

6 la Bosnie centrale. Je ne sais pas qui connaissait le fond de ces

7 différences, je n'ai aucune idée là-dessus. Bien sûr, dans chaque village,

8 il y a eu des différences équivalentes. En ce qui concerne les nouvelles

9 maisons, souvent on ne pouvait pas faire la différence.

10 Donc, en bref, on peut dire que, si on connaissait la

11 différence, on pouvait le distinguer, mais souvent, ce n'était pas

12 possible, surtout pour quelqu'un venant de l'extérieur.

13 M. le Président (interprétation). - Est-ce que vous voulez dire

14 que pour quelqu'un qui venait de l'extérieur de la Bosnie-Herzégovine, il

15 ne serait pas facile de faire la distinction entre les maisons croates et

16 les maisons musulmanes ?

17 Mme Bringa (interprétation). - Oui, je crois que ce serait

18 difficile, à moins que la personne connaisse ces distinctions. Et puis, il

19 faut savoir que les nouvelles maisons étaient les mêmes.

20 M. le Président (interprétation). - Merci.

21 Ma dernière question porte sur le potentiel du conflit. Je vais

22 citer une partie de la page 67 où vous parlez des valeurs partagées. Je me

23 demandais, lorsqu'en 1988 vous avez effectué la plupart de vos recherches

24 dans les villages bosniaques, si vous aviez déjà vu des germes d'un

25 conflit potentiel ?

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1 Tout à l'heure, vous avez déjà parlé du potentiel pour le

2 conflit. Moi, j'appellerai cela le ferment de la haine ou des frictions

3 ethniques ou religieuses.

4 Mme Bringa (interprétation). - Très bien. Oui, comme je l'ai

5 déjà dit, comme dans chaque communauté compacte, il existe un potentiel

6 pour le conflit basé sur des problèmes de personnalité ou de propriété,

7 etc.

8 Mais, bien sûr, le fait reste qu'entre les Bosniaques, les

9 Bosniens et les Croates, la différence entre eux c'était la religion. Là,

10 il y avait un potentiel symbolique. Je veux dire par là que ces symboles,

11 quelqu'un peut jouer là-dessus s'il souhaite créer des différences entre

12 les peuples.

13 Et, encore une fois, ce n'est pas quelque chose qui peut

14 simplement se développer de l'intérieur. Il faut ajouter un certain

15 élément afin de rendre ce processus dynamique. Si quelqu'un se trouve au

16 poste du pouvoir dans une certaine région, il est possible pour cette

17 personne de souligner le potentiel pour l'harmonie, pour la vie commune,

18 étant donné qu'il s'agissait là d'un potentiel tout à fait puissant ; donc

19 cette personne pouvait souligner tout ce que ces groupes partageaient entre

20 eux.

21 Mais vous pouvez également souligner ce qui sépare, ce qui est

22 différent entre ces peuples. Il est possible de souligner cette différence

23 de telle manière que ceci devienne quelque chose de négatif et de

24 dangereux.

25 Donc le potentiel existait dans les villages, mais souvent ceci

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1 ne se résumait pas en des termes ethniques. Ce qui se passait, c'est que

2 souvent on parlait de la haine ethnique en Bosnie du fait que le Titisme a

3 rendu ce peuple prisonnier de ce système. Moi, je n'ai pas remarqué de

4 haine ethnique. Moi, j'ai vu une peur qui était toujours grandissante et

5 c'est la peur qui est devenue à la fin la haine. Mais il a fallu faire

6 quelque chose au peuple pour qu'il change son attitude vis-à-vis des

7 autres.

8 Je vais vous donner un exemple. Pendant que la guerre sévissait

9 en janvier 1993, donc pendant que la guerre sévissait dans cette région, à

10 l'époque les communautés ont commencé à se séparer un petit peu, étant

11 donné que les Croates faisaient partie d'une armée alors que les Bosniens

12 faisaient partie d'une autre armée. Cependant, ils essayaient, surtout les

13 femmes, de garder leurs liens, de garder leurs rapports, donc surtout les

14 femmes qui n'ont pas été séparées par des armées. Et, à ce moment-là,

15 justement, je me souviens d'un incident. Il s'agissait dans le cas précis

16 d'un Croate qui parlait en termes généraux de Musulmans. Il a dit : "Ils

17 sont assez racistes, etc." Il utilisait des termes péjoratifs vis-à-vis

18 des Musulmans. Il parlait d'eux en général, il disait qu'ils voulaient

19 mettre la main sur les Croates, etc.

20 Il reprenait tout simplement des propos souvent diffusés par la

21 propagande, par le biais des médias croates. D'abord il parlait en

22 général, et puis il a commencé tout d'un coup à parler de son premier

23 voisin. Il a dit : "Lui, il est très très gentil". Là, il a parlé de sa

24 personnalité. Il en a parlé individuellement, il a dit qu'il aimait bien

25 cet homme, qu'il le respectait et qu'il ne trouvait en lui aucune

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1 caractéristique qu'il attribuait au groupe en général. C'est un processus.

2 Là, j'utilise ce jeune homme en tant qu'exemple, cela peut être

3 n'importe qui. Donc là, lorsqu'il a parlé de son voisin, il ne l'associait

4 pas, ce voisin qu'il connaissait très bien, avec qui il avait grandi, il

5 ne l'associait pas à ce groupe de Musulmans menaçants qui allaient

6 s'opposer à lui. Donc c'était le début de cette association ; il a

7 commencé à l'associer avec cela. Donc, à partir de ce moment-là, il se

8 sépare de son voisin et le voisin lui-même devient, lui et eux, ennemis,

9 etc. Et il perd une partie de son identité individuelle.

10 M. Cassese (interprétation). – Merci.

11 Mme Mumba (interprétation). – Je voudrais poser une question

12 concernant les familles. Dans les familles musulmanes, est-ce qu'on

13 faisait une distinction quant à, je dirai, la valeur humaine entre les

14 fils et les filles ?

15 Mme Bringa (interprétation). – Je n'appellerai pas cela une

16 différence entre les valeurs humaines, mais, dans cette communauté rurale

17 qui était assez traditionnelle, ils étaient élevés de telle manière qu'ils

18 se préparaient à des rôles différents dans la société à l'avenir. Mais je

19 n'irai pas jusqu'à dire qu'il y a eu des valeurs différentes. Mais il

20 était assez important d'avoir un fils, étant donné que c'est celui sur qui

21 repose la famille, qui maintient le nom de la famille.

22 Mme Mumba (interprétation). – Donc est-ce que vous diriez que la

23 mort d'un fils était une tragédie plus grande que la mort d'une fille ? Ou

24 bien que, par exemple, une famille qui n'avait que des fils serait plus

25 heureuse qu'une famille qui n'avait que des filles ?

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1 Mme Bringa (interprétation). – Il m'est difficile de penser à ce

2 genre d'exemple. A chaque fois, lorsqu'un bébé était né, c'était une joie,

3 bien évidemment. Comme je l'ai dit, c'était important d'avoir un fils,

4 mais, en ce qui concerne les familles qui n'avaient que des filles, je

5 suppose que ces familles étaient tout à fait heureuses du fait d'avoir des

6 filles. A mon avis, ils n'exprimaient pas leur mécontentement du fait de

7 n'avoir que des filles.

8 Mme Mumba (interprétation). – Je pose cette question étant donné

9 que, d'après les dépositions que nous avons entendues, le but des meurtres

10 était de tuer cette ligne masculine dans la famille, de la détruire.

11 Mme Bringa (interprétation). – Oui, comme je l'ai dit, le fils

12 représentait la continuité de la famille. Donc je ne peux pas vraiment

13 dire si les gens étaient tout à fait déçus ou bien malheureux d'avoir des

14 filles, mais il était aussi important de pouvoir continuer la lignée

15 familiale.

16 M. le Président (interprétation). – Merci. C'est au Procureur de

17 poser ses questions maintenant.

18 M. Terrier. – Merci, Monsieur le Président. Bonjour, Madame. Mon

19 nom est Franck Terrier ; je suis l'un des représentants de l'accusation

20 dans ce procès. Je vais vous poser, en langue française, quelques

21 questions à la suite de votre déposition et après avoir pris connaissance

22 de votre livre et du film auquel vous avez pris part, qui a été diffusé

23 par la BBC.

24 Vous avez séjourné en Bosnie-Herzégovine en 1986 et 1987 pendant

25 une période de quinze mois ; pouvez-vous préciser à quelle période vous

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1 êtes ensuite retournée dans ce village que nous appellerons Dolina ?

2 Mme Bringa (interprétation). – Je suis rentrée d'abord en 1990,

3 donc juste avant les élections ; c'était au milieu de la campagne

4 électorale ; puis, je suis revenue encore une fois en 1993, en janvier

5 1993. J'ai passé trois semaines sur place, en janvier. Je crois que les

6 dates étaient du 22 janvier jusqu'au 14 février. Ensuite, nous sommes

7 partis le 14 et ensuite, nous avons appris du siège de l'ONU que le

8 village avait été attaqué ; nous sommes donc revenus. C'était le 29 avril.

9 Nous sommes restés jusqu'au 3 mai. Donc, là, c'était en 1993. Puis, je

10 suis revenue aussi en 1995 et 1997.

11 M. Terrier. – Le film diffusé par la BBC, intitulé "We are all

12 neighbours" était donc filmé, tourné en janvier, février, ensuite en avril

13 et mai 1993 ?

14 Mme Bringa (interprétation). – C'est exact.

15 M. Terrier. – Monsieur le Président, est-ce que nous devons

16 diffuser ce film ou est-ce que je peux considérer que tout le monde l'a vu

17 et m'y référer ?

18 (Réactions dans les rangs de la défense.)

19 M. le Président. – Il s'agit d'un film très long ? Nous ne

20 l'avons pas vu. Ce serait intéressant de le voir.

21 M. Terrier. – Effectivement, je pense qu'il serait intéressant

22 de le voir. C'est un film qui doit faire 50 minutes. C'est le film tourné

23 pour la BBC, essentiellement par Mme le Témoin, dans le village dont il

24 est question dans ce livre, au début de l'année 1993, et ensuite, après

25 les événements d'avril, vers la fin du mois d'avril et le mois de

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1 mai 1993.

2 M. le Président. – Vous avez passé la cassette vidéo à la

3 défense ?

4 M. Terrier. – Oui, je crois, Monsieur le Président. Je pense que

5 nous avons communiqué la cassette en même temps que la copie du livre.

6 C'est bien exact ?

7 M. le Président (interprétation). – Maître Slokovic-Glumac ?

8 Mme Glumac (interprétation). – Monsieur le Président, je suppose

9 que le Procureur a fait une erreur. Il nous a remis une copie du livre, il

10 a remis cela aux représentants de la défense, mais, en ce qui concerne le

11 film, nous n'avons pas reçu de copie. Donc nous ne pouvons pas nous

12 exprimer à ce sujet : si des questions sont posées, nous préférerions,

13 dans ce cas-là, voir le film nous-mêmes.

14 M. le Président. – Oui, ça vaut la peine de le voir.

15 M. Terrier. – D'accord.

16 M. le Président (interprétation). – Nous allons voir le film.

17 (Projection d'un film de 50 minutes.)

18 (Les interprètes signalent que, sans transcript, normalement, il

19 n'y a pas d'interprétation.)

20 (Projection en anglais.)

21 M. le Président (interprétation). – En anglais, il n'y a pas

22 d'interprétation ?

23 M. Terrier. – Monsieur le Président, nous n'avons pas de version

24 en langue bosnienne.

25 M. le Président. – Mais je pense que les interprètes pourraient

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1 peut-être traduire cela. Je m'adresse aux interprètes : est-ce que vous

2 pourriez peut-être traduire de l'anglais vers la langue bosnienne ?

3 Interprète. – Le problème est que la règle de l'interprétation

4 est de ne pas le faire à cause du manque de précision, c'est tout. Sinon

5 le transcript en anglais serait tout à fait utile aussi. Ce n'est pas

6 nécessaire de l'avoir en BCS. On peut essayer, mais ça ne peut pas être

7 une interprétation absolument précise.

8 M. le Président (interprétation). - Si j'ai bien compris, il n'y

9 a pas de transcript ? Le Procureur n'a pas donné de transcript.

10 (Monsieur Terrier acquiesce.)

11 Essayons d'avoir une traduction, même si ce ne sera pas parfait.

12 Nous allons reprendre dès le début peut-être.

13 (Diffusion d'une cassette vidéo.)

14 Interprétation du document vidéo. –

15 Commentaire. – Caractères normaux.

16 Dialogues. – Caractères en italiques.

17 En l'espace de quelques semaines en Bosnie, on a vu l'effet de

18 la guerre sur les rapports interpersonnels, sur l'amitié. Alors que nous

19 étions sur place, des changements sont intervenus, des familles ont été

20 divisées. Les voisins sont devenus des ennemis.

21 Même si elle entend au loin le bruit des canons, cette femme

22 prépare la pâte, son mari est là et le village reste paisible.

23 - Même aujourd'hui, les rapports entre les voisins sont bons

24 entre Croates et Musulmans.

25 - Et vous allez leur rendre visite ?

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1 - Oh, c'est la même chose qu'avant en ce qui concerne les

2 voisins. Nous devons continuer à nous entendre. Personne ne commettrait

3 d'atrocités ici parce qu'il nous faut bien coexister, vivre tous ensemble.

4 - Et c'est comme ça que vous avez toujours vécu ?

5 - Oui, toujours. C'est comme ça la Bosnie, il faut qu'on

6 coexiste, les Croates, les Serbes, les Musulmans. C'est ça la Bosnie. La

7 Bosnie ne peut pas être autrement. Elle est comme ça, trois groupes

8 ethniques. Il y a aussi les Roms et les Juifs. Ils doivent tous vivre

9 ensemble. Ceci s'est produit comme ça depuis des années, ça va rester

10 comme ça.

11 - C'est sûr que ça va être comme ça ?

12 - Non, peut-être que les Serbes vont regarder plutôt droit

13 devant eux, peut-être qu'ils n'auront pas la face pour vous regarder

14 directement dans les yeux. Ils auront un peu honte à cause de ce que leurs

15 extrémistes ont fait. Mais il y a aussi des Serbes honnêtes, il faut le

16 savoir, il ne faut condamner que leurs extrémistes étant donné qu'il y a

17 des Serbes qui sont tout à fait honnêtes.

18 - Il travaillait dans une usine et maintenant, il n'est plus en

19 mesure de se rendre au travail.

20 - (... inaudible), à la maison pour aller travailler à Sarajevo.

21 Est-ce que tu as le temps pour le faire ?

22 - Oui, bien sûr. Je l'ai fait ici, dans la cave, parce que moi

23 j'ai eu beaucoup de temps, donc je me suis bien préparé.

24 - Qu'est-ce qui vous inquiète le plus ?

25 - Maintenant, j'ai peur que la situation change ici. C'est ça ma

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1 peur la plus grande. Et je m'inquiète à cause de tous, vraiment tous.

2 - C'est quoi, ça ? Vous avez entendu ça ?

3 - Quoi ?

4 - Les tirs de feu ?

5 - Ah, ça ? Ça c'est rien.

6 Tous les dix jours, cet homme rejoint l'armée de Bosnie comme

7 réserviste sur la ligne de défense de Sarajevo pour défendre la ville où

8 il travaille contre les attaques serbes.

9 - Avez-vous entendu le pilonnage ?

10 - Où ?

11 - Les vitres ont tremblé quand il y a eu des coups de feu, des

12 pilonnages.

13 - Mais j'espère que ça va s'améliorer. Tout le monde espère

14 cela. Qu'est-ce qui peut arriver ? Est-ce que nos présidents vont se

15 mettre d'accord ? Je pense que non étant donné que Karadzic ne veut jamais

16 être content, sauf si on accepte tout ce qu'il veut.

17 Les écoles sont fermées, il y a encore des enfants qui jouent

18 dans le village. Mais Nerja (?) et Zrada (?)ont envoyé leur enfant de

19 treize ans chez leur fille mariée dans une autre région, afin que l'enfant

20 plus jeune soit plus en sécurité.

21 Village mixte : deux tiers de musulmans, un tiers de

22 catholiques. Slavka est catholique. Comme toutes les femmes du village,

23 elle essaie de garder le quotidien dans sa normalité.

24 - Qu'est-ce que ça veut dire ? La maison reste debout, mais il

25 faut savoir que nous, les femmes, on a beaucoup plus à faire que les

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1 hommes.

2 - Et vous avez plus d'inquiétudes ?

3 - Ah oui, ça c'est sûr.

4 - Mais c'est les hommes qui font la guerre.

5 - Oui, les hommes en âge de combattre. Mais nous, nous restons

6 derrière pour nous battre et pour eux et pour tout le reste, tout ce qui

7 est vivant, le bétail et tout. Tout ce qui marche ici, ça repose sur nos

8 épaules. Nous devons faire 100 % des choses et eux, ils ont 1 % des

9 choses. Moi, je dois repasser, je dois préparer, je dois cuisiner, je dois

10 travailler dans le jardin. Tout repose sur nous. Voilà comment les choses

11 marchent.

12 Dans les combats âpres qui séparent les anciens habitants de

13 l'ex-Yougoslavie se trouvent des hostilités. Ce village dans lequel nous

14 nous trouvons est au coeur même de la Bosnie. Coincée entre la Serbie et

15 la Croatie, la Bosnie a toujours été habitée par Musulmans, Croates et

16 Serbes. Dans ces combats, les Musulmans se sont unis avec les Croates

17 contre leur agresseur commun, leur ennemi commun, les Serbes. Maintenant,

18 chacun des groupes se sent sous pression.

19 Nous allons souvent dans le village catholique. Elle va dans le

20 village rendre visite à sa plus vieille amie. Elle est consciente des

21 différences entre les religions et les coutumes, mais les rapports qu'elle

22 a avec sa plus proche voisine sont importants. Elles vivent l'une près de

23 l'autre depuis quarante ans. Elles pourraient être des soeurs.

24 Ce sont des Slaves toutes les deux, mais il y a 500 ans,

25 certains se sont tournés vers le catholicisme, d'autres vers la religion

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1 musulmane.

2 - Est-ce que tu as demandé comment va ta famille ?

3 - Oui. Oui, oui, ça va. Ils sont vivants.

4 - Bon, tant mieux s'ils sont vivants. C'est ça qui est le plus

5 important. Ça va être comme Dieu le décidera. Je pense que tout ira bien.

6 J'espère que nous pourrons encore boire le café ensemble.

7 - Ah oui, bien sûr, nous devons le faire comme nous l'avons fait

8 jusqu'à maintenant. Nous allons continuer comme jusqu'à maintenant. C'est

9 très bien.

10 - Merci, merci. Et toi, tu as offert de la nourriture à mon

11 enfant.

12 - Mais bien sûr, qu'est-ce que tu veux, je n'ai pas pu faire

13 autrement.

14 - Je veux te remercier. Je lui ai dit : "Si tu as besoin de quoi

15 que ce soit, je suis là, nous allons partager tout ce que j'ai".

16 - Je ne le connais pas, non.

17 L'anthropologue, Tone Bringa, a passé 18 mois dans ce village il

18 y a 5 ans. Elle a examiné les rapports existant entre musulmans et

19 catholiques. C'est la première fois qu'elle est de retour dans ce village

20 depuis le début de la guerre.

21 - Il n'y a pas de différences aujourd'hui ?

22 - Non, non, mais chacun a sa façon de prier Dieu.

23 - Et c'est donc quoi la seule différence là-bas ?

24 - Eh bien, la seule différence, c'est qu'il y a seulement un

25 seul Dieu et pas plusieurs.

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1 Tout autour du village, les femmes attendent et travaillent la

2 maison, les hommes essaient de s'occuper en coupant du bois. Ces deux

3 personnes travaillent, vaquent aux tâches de la famille.

4 - Viens, viens.

5 - Qu'est-ce qui se passe ?

6 - Viens, viens ici.

7 - Mais qu'est-ce que je vais faire ?

8 - Je ne sais pas. Tu ne veux pas que je fasse la vaisselle, cela

9 n'est pas vraiment mon genre.

10 Et la femme lui répond :

11 - Oui, vas-y. Les Bosniens sont des gens modernes, par

12 conséquent ils doivent s'occuper des choses de la maison.

13 - Mais je vais faire tout ce qu'il faut.

14 L'incertitude croît dans le village. Le village ne sait pas trop

15 ce qu'il va devenir en vertu du plan de paix Vance-Owen que l'on discute à

16 Genève.

17 - A Genève, les hommes politiques ont découvert une nouvelle

18 rue.

19 La famille se réunit le soir ce qui n'intéressait pas grand

20 monde il y a quelques années, attire tout le monde maintenant à la

21 télévision.

22 - Les entretiens en tête-à-tête sont en cours."

23 La famille s'inquiète de cette intention manifestée par le plan

24 Vance-Owen de diviser la Bosnie en différentes régions.

25 - Il s'agit là des négociations qui sont en cours. C'est de

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1 Novi Travnik dont il est question. J'avoue que ce n'est pas facile, hein !

2 Le village se trouve exactement sur la ligne de démarcation

3 entre deux de ces provinces.

4 - Je t'appelle, je t'appelle.

5 Ces hommes s'occupent aussi de défendre Sarajevo, ils étaient

6 des réservistes, maintenant ils doivent aller combattre.

7 Voici la ligne de front tenu par les Musulmans de Bosnie.

8 Noria a rejoint l'armée qui est mal équipée, qui essaie depuis

9 10 mois de défendre Sarajevo contre les assauts chetniks.

10 Au village, les femmes musulmanes se réunissent à la mosquée

11 pour prier pour l'âme des morts.

12 C'est une pratique musulmane qui a un caractère bosniaque

13 particulier, le service est mené par une femme. C'est vrai de cette

14 religion-ci, comme de beaucoup d'autres religions en Europe, ce sont les

15 femmes plus âgées qui la pratiquent la plus assidûment.

16 On récite le nom de Dieu 99 fois.

17 - Ce sera mieux, mais on espère que ça viendra le plus tôt

18 possible. Mais c'est avec ça qu'on va les juger. Ce n'est pas facile de

19 lutter avec des fusils tout simplement contre les chars, mais on s'en

20 sortira. Je pense que Dieu nous aidera.

21 Les femmes prient pour tous ceux qui sont morts, au cours de la

22 guerre en particulier.

23 - Eh bien, nous avons le droit également à nos mosquées et de

24 prier pour nos combattants.

25 - Quelles sont les cigarettes que tu fumes ?

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1 - Colombo.

2 - Elles sont bonnes. C'est la vie.

3 - Eh bien, nous sommes des combattants. Depuis 8 mois nous

4 sommes ici et on ne sais jamais combien on va rester. J'espère que nous ne

5 resterons pas longtemps, jusqu'au Nouvel An, mais on ne sait pas jusqu'à

6 quelle année.

7 - Mais tiens-toi pour moi.

8 - Regarde, il y a plein de glace, fais attention. On n'est pas

9 loin de chez nous. Nous rentrons à la fin du mois probablement chez nous.

10 Mais dans deux jours, malheureusement on va retourner.

11 Leurs amis se réunissent le soir.

12 - C'est 30 kilos de farine et d'huile que j'ai reçus, mais pour

13 les 10 mois, 30 kg de farine et juste un litre d'huile. Mais hier, nous en

14 avons parlé. Nous avons reçu 6 conserves, 2 kg de sucre, 15 kg de farine,

15 et ceci depuis que la guerre a commencé. Comment s'en serait-on sorti si

16 jamais il n'y avait pas eu notre société qui avait travaillé ? Si on

17 n'avait pas travaillé pour survivre ? Mais il faut dire qu'au début on ne

18 recevait même pas de salaire. Et puis on nous avait apporté des conserves,

19 on nous a apporté également des piments, un certain nombre également

20 d'autres articles de nourriture.

21 De plus en plus, les gens ont peur de se rendre à Kiseljak.

22 - Moi je n'ai jamais été payé. J'ai travaillé, je n'ai jamais

23 été payé mais j'ai entendu que d'autres travaillent.

24 - Comment ça s'est passé à Kiseljak ? Je ne sais pas. De toute

25 façon, ce n'est pas facile de vivre comme ça. Quand nous rentrons du

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1 travail, à ce moment-là, tout le monde me demande comment ça se passe chez

2 nous.

3 A l'aube, Sabina et Sukreta sont parmi les rares Musulmans du

4 village qui vont encore travailler. Ils entreprennent leur voyage vers

5 Kiseljak pour aller travailler à l'usine, mais c'est devenu un véritable

6 défi que de le faire. Slavko a décidé aussi de s'aventurer à l'extérieur

7 pour voir si le marché va se faire aujourd'hui. Elle a besoin de lait

8 notamment.

9 - Je ne sais pas quoi vous dire, mais nous sommes très

10 préoccupés. Nous allons travailler bien évidemment, mais nous ne savons

11 pas ce qui va se passer dans la journée. On ne sait même pas si on va

12 pouvoir tourner. Ces différences, on ne peut pas comparer avec ce qui

13 s'est passé avant, c'est tout à fait différent. Mais c'est plus facile

14 quand même quand on travaille parce que vous avez le sentiment de faire

15 quelque chose. Vous êtes entourés de quelques personnes, on échange des

16 points de vue, on discute. Voilà.

17 Slavka qui est catholique, elle aussi a peur de ce voyage. C'est

18 son mari qui l'a conduite à Kiseljak.

19 - Il n'y a pas de problèmes.

20 Le bus arrive qui emmène ces deux femmes à Kiseljak où il y a

21 des soldats en grand nombre. Il y a eu des violences au cours de la nuit à

22 Kiseljak. La plupart des cibles sont des boutiques musulmanes. Slavka

23 rencontre sa mère, Andija, dans un marché qui est tout petit. C'est

24 surtout les catholiques qui viennent faire du commerce. Les forces croates

25 de défense, forces catholiques, contrôlent la ville.

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1 - Je vous en prie, c'est du fromage. C'est 2500 dinars.

2 Sur la plupart des bâtiments sont hissés des drapeaux croates

3 qui encouragent à cette opposition, alors que la plupart des jeunes n'ont

4 toujours été que des yougoslaves.

5 - Mais c'est un peu dur. Enfin le peuple malheureusement est

6 angoissé, enfermé, ne peut pas s'en sortir. Indépendamment de groupes

7 ethniques auxquels vous appartenez, nous sommes tous paniqués, nous sommes

8 angoissés, nous avons peur.

9 - Mais est-ce que c'est vrai si vous appartenez à une

10 nation ?

11 - Non. Je pense qu'en ce qui me concerne, moi, à

12 l'époque, je ne voulais même pas y penser. Quand par exemple,

13 quelqu'un en racontant dit les "vôtres" ou les "nôtres", moi je

14 n'aimais pas ça, je désapprouvais. Je ne pouvais même pas ne pas

15 faire de commentaire quand les gens parlaient comme ça. Même

16 dans la société où nous avons vécu, il y avait véritablement des

17 représentants de tous les groupes ethniques, on n'avait pas fait

18 de différence.

19 Ils tiennent vraiment à avoir une confirmation des dernières

20 rumeurs, c'est pourquoi ce couple écoute les dernières nouvelles diffusées

21 à la radio. Ils ne savent toujours pas ce qu'il en est de la région où ils

22 ont envoyé leur fils de 13 ans pour qu'il soit plus en sécurité.

23 Maintenant, il est beaucoup plus difficile de se déplacer pour avoir des

24 nouvelles de la famille. Chaque fois que des nouveaux réfugiés arrivent

25 dans le village, elle va les voir pour leur manifester certains signes de

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1 sympathie mais aussi pour avoir les dernières nouvelles de cette guerre

2 qui oppose Musulmans et les Croates de Bosnie.

3 - Est-ce que quelqu'un a été tué ? Oui c'est ma fille, et puis

4 mon neveu également et puis également des parents, des cousins. Au moment

5 où nous sommes partis, c'était le 9 juin ou 9 juillet où nous avons été

6 expulsés, il y avait quelques personnes âgées qui sont restées, mais tous

7 ont été égorgés. Il n'y a pratiquement personne qui soit resté sur place,

8 qui soit resté en vie, ils ont tout incendié, brûlé. Malheureusement tout

9 a été détruit.

10 Et c'est Rokatiza (?) qui a été le plus détruit. Tout le monde a

11 été égorgé, tout le monde a été tué. Ils n'ont même pas permis à ce qu'on

12 les enterre malheureusement.

13 - Mais on ne vous a pas permis de les enterrer ?

14 - Non, mais je n'avais même pas le droit d'enterrer ma tante et

15 mon tonton. Les corps sont restés comme ça dans les rues.

16 Nous sommes sortis sans avoir quoi que ce soit sur les pieds,

17 sans être couverts. C'est dans la nuit qu'on nous a demandé, il y avait

18 entre 600 et 800 femmes, vieillards, enfants, des personnes malades,

19 28 personnes sont restées sur place et toutes ont été égorgées.

20 Le pilonnage s'est rapproché. Les coups de feu qu'ils entendent

21 maintenant, ce sont les coups de feu tirés par Croates et Musulmans les

22 uns contre les autres.

23 - C'est très dur. Vous entendez les détonations, Kacuni,

24 Busovaca, ce sont les Croates qui tirent sur les maisons musulmanes. Il y

25 a déjà une vingtaine de maisons musulmanes qui sont en flammes. Il y a

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1 beaucoup de personnes qui sont parties vers Vizocikra. Moi-même j'ai peur,

2 j'ai peur que ça se passe comme chez nous parce que c'est à côté, c'est à

3 proximité. C'est à quatre kilomètres, je pense, par rapport au carrefour

4 où il y a un VBR croate qui a été placé, enfin un lance roquette multiple,

5 et je me pose la question comment ça va se passer. C'est autour de Kacuni,

6 une autre voie et si jamais ils viennent ici, on se pose la question, ce

7 qui se passerait ?

8 - L'autre femme : ça ne sera pas bien, bien évidemment, parce

9 que nous sommes des voisins et il faut également pouvoir vivre ensemble

10 par la suite. Je ne sais pas comment on va vivre parce que tout ce qui

11 s'est passé… je ne sais pas comment on va pouvoir continuer à vivre. Ce

12 que je regrette, c'est que j'ai des enfants également qui sont à Visoko,

13 je ne sais pas si je vais les voir par la suite.

14 En ce qui me concerne, ça m'est égal que ma maison soit

15 incendiée, ce que je regrette, c'est surtout de perdre les enfants.

16 - La première femme : tu m'avais dit que si jamais il y avait

17 quelqu'un qui venait à la porte… "

18 - Oui, si jamais par exemple quelqu'un vient à ma porte et si on

19 me demande également comment je pourrais réagir ? Moi je dirai que sans

20 fusil on ne peut pas réagir, sans armes on n'a pas d'armes.

21 Ils sont inquiets et décident de traverser, de franchir la

22 montagne pour aller rendre visite à leur fils. Ils voient des gens qui

23 fuient dans les deux sens, personne ne sait plus où on se sent en

24 sécurité. Leur fils Sakib se trouve chez leur fille Aïda qui vient de se

25 marier.

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1 - Eh bien tu vois, on est arrivé.

2 Il y a eu de très forts pilonnages là où habite Aïda. D'après le

3 plan préparé à Genève, cette région devrait se trouver sous contrôle

4 musulman. Ce devrait être un endroit sûr. Mais Sakib, 13 ans, veut à tout

5 prix rentrer chez lui, il rentre donc avec ses parents.

6 - Je vous en prie, venez que l'on voit bien où l'on va.

7 - Et comment ça s'est passé là-bas ?

8 - Le petit garçon : bien.

9 - La mère : mais c'est quand même mieux chez soi.

10 - Voilà ce sont tes jouets.

11 - Est-ce que tu avais peur ?

12 - Le petit garçon : oui. On a été expulsé, on se posait la

13 question comment c'était chez vous, et puis on nous a dit qu'on allait

14 nous égorger les uns les autres.

15 - Ne parle pas comme ça. Ca ne fait rien. On va s'arrêter. On ne

16 nous fera rien. Et toi, tu as voulu venir ici ?

17 - Le petit garçon : de toute façon, moi je suis content d'être

18 venu.

19 - Et tu vois qu'ici tu es bien, tu peux jouer librement, il n'y

20 a aucun problème, tu peux voir la grand-maman, etc.

21 - Le petit garçon : oui, je suis content. Et puis c'est bien

22 quand on est chez-soi.

23 Les conflits opposant aujourd'hui Musulmans et Croates ont

24 déplacé beaucoup de personnes dont la sœur de Slavka qui a fui au moment

25 de l'arrivée des soldats. Il y a environ 16 kilomètres de distance entre

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1 sa maison et l'endroit où elle se trouve aujourd'hui.

2 - Mais j'avais absolument tout, j'avais ma maison, j'avais tout.

3 Mais je n'ai absolument pas envie de faire de la cuisine, de faire quoi

4 que ce soit. Mais, à l'époque, on vivait en paix, on vivait correctement ;

5 maintenant, on n'a plus rien. Maintenant on nous pille, on nous égorge, on

6 nous tue, on ne sait pas quoi faire, on ne sait pas comment réagir. On ne

7 s'attendait pas véritablement à de telles choses, on n'avait pas de

8 volonté d'entreprendre quoi que ce soit. Et puis, ce n'est pas le peuple

9 qui est coupable, c'est l'armée. On a vécu bien ensemble depuis douze,

10 treize ans ; on vivait ensemble. Je ne sais pas comment on va vivre

11 maintenant. J'espère que Dieu nous aidera pour que la guerre se termine.

12 Je ne sais pas jusqu'à quand on va pouvoir rester ici. On ne sait jamais,

13 on va peut-être être des réfugiés demain matin. Mais c'est Dieu qui nous

14 aidera, on l'espère.

15 La ville de Kiseljak est déserte. Il y a maintenant des barrages

16 routiers à l'accès de la ville, sur les principales routes d'accès.

17 Ils essaient d'établir leur contrôle sur ce village à majorité

18 musulmane. Deux femmes qui se sont échappées avec leurs enfants de

19 Sarajevo, pour rester dans ce village plus sûr avec leur famille, sont

20 maintenant terrifiées.

21 - Mais nous avons regardé ce plan. Puis, on a vu également

22 l'endroit où ils ont creusé, un peu plus haut. Tu vois là-bas, vers le

23 foin ?

24 Des soldats croates ont creusé des positions en surplomb du

25 village.

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1 - On a creusé des tranchées. C'est face aux Musulmans, mais

2 c'est de l'autre côté de la colline. Ils veulent s'attaquer ; ce sont les

3 nôtres, bien évidemment, les Croates. Enfin, de toute façon, ce sont les

4 voisins, tous ce sont des voisins. Il y en a qui nous ont posé la question

5 et qui ne voulaient même pas nous parler. Dieu sait pourquoi ils se

6 comportent comme cela. Mais personne de nous n'était désagréable, je ne

7 sais pas. Ils veulent que la Bosnie, une partie de la Bosnie soit annexée

8 à eux.

9 Mais on était toujours tous ensemble, on était vraiment très

10 proches. Je ne sais pas ce qui se passe actuellement. En peu de temps, ça

11 a changé. On n'a même pas compris, on ne sait pas pourquoi ça arrive.

12 Les hommes se retrouvent à la mosquée du village. La rumeur veut

13 que quatre Musulmans aient été détenus par les Croates et il a été décrété

14 qu'il ne peut pas y avoir de réunion de plus de trois hommes. Ces hommes

15 musulmans qui se réunissent à la mosquée ne savent pas si, en se

16 réunissant, ils violent ainsi le décret qui a été promulgué.

17 - Je ne sais pas, on a parlé d'une détonation : il paraît qu'il

18 y a eu une explosion. C'est ce matin qu'on a entendu parler de ça. C'est

19 probablement hier que des engins explosifs ont été posés. C'est le petit

20 garçon qui a été tué. Je ne sais pas, il y avait des grenades. Je ne sais

21 pas de quoi il s'agit exactement.

22 On avait interdit, on nous a interdit de nous rassembler. Je ne

23 sais pas, c'est Fervoj qui nous l'a dit : il faut partir, on ne peut pas

24 rester comme cela parce que c'est douteux. Tout le monde a peur de tout le

25 monde et tout le monde aime rentrer à la maison le plus tôt possible,

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1 parce qu'on a peur qu'il y ait quelque chose qui se déclenche.

2 Noria et ses voisins musulmans les plus proches ont décidé de

3 monter une garde villageoise pour la nuit.

4 - Il fait froid et je m'habille. Est-ce que tu as pris également

5 un béret et puis des gants ?

6 - Oui. Une fois que je partirai, je vais prendre tout ce qu'il

7 me faut.

8 Comme la plupart des hommes du village, il a un fusil à la

9 maison qui remonte au temps où il a fait son service dans les forces de la

10 JNA.

11 Mais maintenant, ce ne sont plus les Serbes qui sont sur la

12 ligne de front de l'ennemi, mais bien les Croates qui étaient leurs

13 voisins.

14 Pendant que les hommes font la patrouille, les femmes se

15 réunissent pour passer le temps.

16 - Ce sont les chants qu'on chantait dans le bon vieux temps et

17 avant que la guerre ne commence. Je me souviens, il y avait plein de

18 chants, de chansons que je chantais, mais de tout mon cœur. Maintenant,

19 bien évidemment, ce n'est pas facile, on ne se sent pas bien à l'aise ;

20 c'est dur de chanter en ce moment, c'est différent.

21 Noria et ses voisins se sont réunis. Ici, ils surveillent la

22 maison. La Bosnie, qui autrefois était intégrée, est aujourd'hui divisée.

23 - Eh bien, nous, on est en Croatie, les autres sont en Bosnie.

24 Ensuite, il y a la Croatie et puis, la Bosnie. Et puis, tout le monde est

25 divisé ; c'est comme ça. A six ou sept kilomètres à peu près, c'est la

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1 Bosnie entre la Croatie. Donc vous avez la Croatie et puis la Bosnie et

2 puis, encore la Croatie. On est tous divisés.

3 Voilà. Je vous montre sur le plateau : vous avez au milieu la

4 Bosnie et puis, des deux côtés, la Croatie. On va manger la Croatie

5 maintenant. Et puis, la Bosnie reste dans son intégrité territoriale.

6 Moi, j'ai travaillé pendant vingt ans pour disposer de ce que

7 j'ai. Par conséquent, je dois préserver ce qui est ma maison. Si jamais on

8 met le feu à ma maison, à ce moment-là, j'ai travaillé pour rien. Pendant

9 vingt ans, j'ai vraiment travaillé dur ; et puis, ni ma famille ni moi-

10 même nous n'allons pas avoir quoi que ce soit. Par conséquent, nous devons

11 garder ça. Moi, je ne suis pas le seul : il y a mes voisins également qui

12 m'aident.

13 - Vas-y doucement.

14 (Extrait d'une messe et la sortie de l'église.)

15 Les catholiques du village se réunissent à l'église.

16 (La prière.)

17 La liberté de culte était autorisée sous Tito, alors que

18 l'expression du nationalisme ne l'était pas.

19 Alors que les combats se rapprochent, les personnes se sentent

20 dans l'obligation de manifester si elles sont Croates, donc catholiques ou

21 musulmanes.

22 Etre catholique revient à dire de plus en plus qu'on est croate.

23 L'Eglise se rattache à cette identité croate.

24 - Je suis de Gradaza Vjelakula.

25 Elle a le besoin de sentir, d'exprimer son identité de Musulmane

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1 de Bosnie. La radio diffuse un chant que le mari entonne à son tour.

2 (Diffusion d'un chant.)

3 - Oui. Oui, écoute. Maintenant en ce qui concerne les Chetniks,

4 je dois dire qu'on s'attendait à ça, mais on ne s'attendait vraiment pas

5 que les Croates, nos voisins, nous attaquent. C'est là où je suis triste.

6 Slavka, la catholique, et sa mère commencent, elles aussi, à

7 changer d'avis.

8 - Nous habitons vraiment depuis longtemps ensemble, on a tout

9 partagé ensemble, mais maintenant nous vivons des moments éprouvants. On

10 ne s'attendait pas véritablement à de tels comportements, mais nous devons

11 vivre ensemble. On se salue, mais c'est véritablement par courtoisie. Je

12 ne sais pas jusqu'à quand ça va durer. Je parle entre nous, entre le

13 peuple. Je suis sûre que mon voisin également ne se sent pas bien. Je me

14 pose la question : comment ce changement a-t-il pu se produire et comment,

15 en une journée, moi aussi j'ai changé ? Je ne sais pas comment te le

16 décrire. Je ne sais pas, parce que vraiment ce n'était pas ainsi.

17 Sarajevo, Zenica étaient à côté, puis à Travnik également, il y avait des

18 conflits qui se sont déclenchés, mais là, c'est chez nous.

19 - Viens, sors, sors un petit peu pour que je te voie. Pars, sors

20 un petit peu pour que je te voie, sors ! Tu peux sortir un petit peu pour

21 travailler dans les champs. Là, regardez, ils sont là. Mais si tu veux, tu

22 peux m'enregistrer de toute façon et tu peux prendre le film avec moi.

23 Tiens, regarde !

24 Andija ne veut pas descendre.

25 - Ils sont en train de te filmer. Sors !

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1 Une amitié de quarante ans est paralysée aujourd'hui.

2 - Je souhaitais qu'on vive comme avant. Avant, je vivais

3 vraiment bien. Si jamais il y avait quelque chose qui me manquait, je

4 l'appelais pour qu'elle prenne le café, qu'on boive ensemble... On a vécu

5 vraiment bien, mais je suis sûre qu'elle, elle viendrait même maintenant

6 si elle osait. Mais elle n'ose pas.

7 - Est-ce que tu étais chez elle ?

8 - Non. Non, non. Comment veux-tu ? Ni elle ne peut pas venir me

9 voir.

10 - Est-ce qu'elle vient te voir ?

11 - Non, non. Mais elle n'ose pas. Maintenant, il ne faut pas

12 tellement se déplacer. D'abord, ils peuvent également penser que moi je

13 suis venu un petit peu espionner. Moi, ce n'est pas mon objectif. Si

14 jamais elle m'appelle, bien évidemment j'irai la voir, mais ce n'est pas

15 facile en ce temps.

16 La famille craint que l'armée croate ne s'installe dans le

17 village. La famille décide d'envoyer le fils Sakib, une fois de plus, chez

18 la fille mariée dans un endroit qui est plus sûr. Même s'il se trouve

19 encore sous le feu du pilonnage, il est sous contrôle musulman.

20 L'espoir de paix s'éloigne de plus en plus. Une fois de plus,

21 mère et fils sont séparés.

22 - Est-ce que vous pouvez me dire pourquoi vous avez envoyé Sakib

23 à Visoko ?

24 - Je ne peux pas parler, mais voyez-vous, vous avez vu quelle

25 était la situation hier soir, hier soir, et vous voyez à quoi on s'attend.

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1 Il vaut mieux envoyer l'enfant parce que c'est lui qu'on veut garder, pour

2 nous ce n'est pas important. On attend qu'il y ait quelque chose qui

3 arrive et c'est pire quand vous attendez, c'est dur. Nous, on ne partira

4 nulle part, on reste.

5 - Nusreta : Non, moi je ne partirai pas. Moi, je dois vivre ici

6 et ce qui est important, pour moi, c'est de garder mon enfant, parce que

7 si nous deux nous sommes tués il y a les deux enfants qui restent. C'est

8 dur, c'est dur de vivre ces moments-là. On attend, on ne sait pas ce qui

9 va se passer chaque soir, chaque nuit. On garde la maison, on ne dort pas.

10 Et maintenant quand tu partiras, moi j'irai monter la garde. Quand il y a

11 quelqu'un qui vient, on plaisante, on discute, c'est plus facile. C'est

12 dur et ce n'est pas bien. On attend des coups de feu. Tu n'attends pas que

13 quoi que ce soit de bien t'arrive, tu penses au pire. Voilà.

14 Nous avons retrouvé Nusreta et Nuria à la maison de Safi, de

15 l'autre côté de la montagne. Après 5 jours de violence, ils avaient fui

16 leur village. Nusreta avait passé 10 jours à combattre. Personne ne peut

17 rentrer au village car il est occupé par des soldats croates. Nous n'avons

18 réussi à entrer dans le village qu'avec l'aide de soldats armés des

19 Nations Unies. Une maison catholique était intacte. Pratiquement chacune

20 des maisons musulmanes avait été pilonnée, incendiée, vandalisée. Les

21 Croates ont commencé à pilonner le village le dimanche de Pâques, depuis

22 les positions qu'ils avaient creusées ; 12 personnes ont trouvé la mort.

23 - Ils ont incendié toutes nos maisons.

24 Seuls quelques Musulmans sont restés sur place. Nous avons

25 retrouvé, Slavka, catholique, à l'extérieur de sa maison.

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1 - Et qu'est-ce que vous avez fait à ces gens-là ?

2 - Ce n'est pas nous, ce sont les autres. Il n'y a pas eu une

3 maison catholique qui soit incendiée.

4 - Oui, mais là tu vois, c'est le policier principal. C'est à

5 quatre heures et demie, on avait dit qu'on avait attaqué Gomionica (?), on

6 n'avait jamais pensé que cela se serait passé chez nous. Ensuite, on a dit

7 cinq heures et demie, puis sept heures et demie, huit heures à peu près.

8 Le conflit s'est déclenché, ça a duré jusqu'à l'après-midi.

9 Ensuite, le lendemain matin, il y a une armée de l'extérieur qui

10 est arrivée, ce sont eux qui ont commencé à incendier.

11 La maison a d'abord été pris sous le feu des tireurs isolés et

12 puis vandalisée. Nous avons retrouvé la propriétaire qui se cachait avec

13 d'autres réfugiés musulmans.

14 - Mais, Andija, elle est partie. Elle est partie vers l'autre

15 maison, elle nous a dit : "Sauvez-vous !" parce qu'on allait tirer. Je

16 pensais qu'il y avait quelqu'un qui allait me chercher et comme ça il

17 allait me trouver.

18 - T'as vu tout ce qu'on a fait, tout ce qu'on a dû traverser ?

19 On a marché. Eh bien, je n'avais rien sur moi, je devais tout simplement

20 me sauver.

21 C'est là que la famille a d'abord vu la position d'artillerie.

22 Nous avons vu les parents qui s'étaient enfuis au cours de la nuit.

23 - Deux frères, deux de mes frères ont été tués.

24 - Est-ce que vous savez qui les a tués ?

25 - Oui, nous le savons. Tout se sait. C'est mon premier voisin

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1 qui a tué mon frère.

2 Nusreta a été emmenée avec d'autres femmes musulmanes détenues

3 par des Croates. Nuria a essayé de se défendre. Mais ils ont été pris sous

4 la fusillade et ils se sont enfuis.

5 - Je n'ai absolument pas envie de retourner là-bas. J'ai vu tout

6 ce qu'ils ont fait. Ils ont vraiment eu pour objectif de nous détruire. Je

7 ne sais pas quoi vous dire, enfin je ne sais pas ce que les autres

8 pensent. Mais, à partir du moment où ils ont tué tout le monde, où tout le

9 monde qui n'était pas de leur côté devait de se sauver, à ce moment-là on

10 n'a plus envie de parler. Je ne sais pas comment ça va se passer par la

11 suite, de toute façon je ne vois pas guerre.

12 - Et maintenant vous vivez ici ?

13 - Non, je ne pense pas qu'on va pouvoir vivre avec eux,

14 ensemble. On ne peut pas parler d'une vie avec eux, car tout ce qui

15 m'appartenait a été détruit. Comment mon beau-frère peut-il vivre, car sa

16 maison a été incendiée ? Comment cette femme qui a été tuée, qui a laissé

17 3 orphelins maintenant... Comment peut-on vivre ? Non, il n'y a plus de

18 vie commune.

19 - Eh bien, comment veux-tu ? Mais, ce n'est pas possible. Moi,

20 je ne vais pas faire la vaisselle, ça ce n'est pas à moi.

21 (Fin de la diffusion de la cassette-vidéo.)

22 M. le Président (interprétation). - Avant de ménager une pause,

23 je vais demander au Procureur s'il a l'intention de demander le versement

24 de cette cassette-vidéo au dossier ?

25 M. Terrier. - Oui, Monsieur le Président.

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1 J'ajoute que lorsque nous avons parlé du livre de Mme Tone

2 Bringa, à plusieurs reprises on a parlé aussi du film. Il me semble que

3 l'un et l'autre sont indissolublement liés. Ce sont, Mme le Témoin le

4 confirmera, je crois les mêmes personnages que l'on voit sur le film et

5 dont on parle sur le livre.

6 M. le Président (interprétation). - Y a-t-il une objection de la

7 part de la défense ?

8 En l'absence d'objection, cette cassette sera versée au dossier.

9 Nous allons maintenant faire une pause de 30 minutes.

10 (L'audience, suspendue à 10 heures 50, est reprise à

11 11 heures 25.)

12 M. le Président (interprétation). – Maître Terrier ?

13 M. Terrier. – Merci, Monsieur le Président. Si vous permettez,

14 je souhaiterais donner au Tribunal une brève information. Le 6 octobre

15 1998, dans cette salle, nous avons parlé de l'opportunité de verser au

16 dossier du Tribunal le livre "Being Muslim, the Bosnian way" et le film

17 "We are all neighbours".

18 Le Tribunal a décidé que nous devions verser ce film et ce

19 livre, et les communiquer à la défense. Nous affirmons que nous l'avons

20 fait le 12 octobre 1998 et le 15 octobre 1998. Il y a eu ici un nouveau

21 débat -je me réfère au transcript-, pardon le 12 octobre, dans lequel je

22 dis avoir communiqué ces documents qui sont pendants devant le Tribunal et

23 qui ont été communiqués conformément aux instructions du Tribunal. Voilà

24 les informations que je peux donner après la vérification pendant la

25 suspension. Mais j'espère qu'il n'y aura là aucune source d'incident.

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1 M. Pavkovic (interprétation). – Monsieur le Président, puis-je

2 donner une brève explication ? Ce que M. le Procureur vient de dire est

3 exact. Cependant, tout d'abord, nous avons reçu seulement un résumé de ce

4 livre. Ensuite, nous avons demandé que l'on nous communique l'ensemble du

5 livre et nous avons reçu une photocopie, une seule copie, et c'est tout.

6 La défense n'a vraiment pas de raison de passer sous silence le

7 fait qu'elle a reçu cette cassette vidéo : nous ne l'avons pas reçue.

8 C'est la seule chose que je puisse constater. Après la fin de

9 l'interrogatoire du Procureur, nous allons faire une évaluation pour

10 savoir si ce que nous avons vu aujourd'hui est important pour nous, pour

11 nous préparer pour notre interrogatoire.

12 Mais je souligne encore une fois que nous n'avons vraiment pas

13 reçu la cassette vidéo. Mais, en ce moment, nous ne sommes pas en train de

14 créer un problème à cause de cela.

15 M. le Président (interprétation). – Merci. C'est quand même

16 assez bizarre puisque vous avez communiqué aussi bien le livre que la

17 cassette vidéo au conseil de la défense, n'est-ce pas, Monsieur le

18 Procureur ? Et puis, vous, conseil de la défense, n'avez jamais reçu la

19 cassette vidéo, mais vous avez reçu la photocopie du livre, n'est-ce pas ?

20 Plus tard ? En une seconde étape ?

21 M. Pavkovic (interprétation). – Oui. Seulement le livre, pas la

22 cassette. Ni la cassette vidéo ni le transcript de la cassette. Mais je le

23 souligne encore une fois, vraiment, en ce moment, la défense n'est pas en

24 train de créer un problème à cause de cela. Nous allons voir après la fin

25 des questions du Procureur. Enfin, je ne vais pas répéter ce que je viens

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1 de dire, mais nous allons voir si nous allons le demander ou pas.

2 M. le Président (interprétation). – Merci, Maître Pavkovic.

3 Maître Terrier, vous avez la parole.

4 M. Terrier. – Madame le Témoin, les personnages que nous avons

5 vus dans le film sont ceux dont vous évoquez et décrivez la vie dans votre

6 livre. C'est bien cela ?

7 Mme Bringa (interprétation). – C'est exact pour certains d'entre

8 eux. Certaines des personnes que vous retrouvez sur la cassette se

9 retrouvaient dans le livre. Ou plutôt, certaines des personnes que vous

10 voyez dans le livre figurent également dans le film.

11 M. Terrier. – Il semble qu'au mois d'avril 1993, ce village que

12 nous appellerons Dolina, ait été attaqué par le HVO. Dans votre livre -je

13 crois que c'est à la page 16 de la préface-, vous dites que l'attaque a

14 été préparée par des personnes étrangères au village, mais que certains

15 Croates habitant le village y ont pris part. Est-ce que vous pouvez nous

16 dire de quelle source vous avez obtenu ces informations ?

17 Mme Bringa (interprétation). – Est-ce que vous me permettriez de

18 voir cette page pour que je sois bien sûre qu'il s'agit bien du même

19 passage ?

20 (L'huissier s'exécute.)

21 Mme Bringa (interprétation). - Je ne sais pas trop où commencer

22 car manifestement ceci est un processus qui s'est prolongé sur une

23 certaine période de temps. Il était... Comment dire ? Je vais peut-être

24 vous donner un exemple à titre d'illustration de la question que vous me

25 posez.

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1 A notre arrivée en janvier, dans ce village, les Musulmans et

2 les Croates du village avaient organisé des patrouilles communes dans la

3 partie haute du village. C'est là qu'il y avait le plus d'habitants et

4 c'est là qu'on trouvait le plus proche les unes des autres les maisons des

5 Croates et des Musulmans. Ce sont des groupes de deux Croates et de deux

6 Musulmans qui ont patrouillé la zone, car ils continuaient de penser que,

7 tout du moins, ils pouvaient se protéger de personnes venant de

8 l'extérieur, puisque cette attaque qu'ils craignaient viendrait -selon

9 eux- de l'extérieur.

10 Au cours de notre séjour dans le village, ces patrouilles

11 conjointes ont cessé. Il y avait notamment un Musulman du village qui

12 avait un rôle vraiment central dans l'organisation de ces patrouilles. Je

13 lui ai posé la question de savoir pourquoi il n'y avait plus de

14 patrouilles conjointes ; il a répondu que ses voisins croates avaient reçu

15 des instructions, des ordres, destinés à cesser, à faire cesser ces

16 patrouilles conjointes. Est-ce que j'ai posé la question aux Croates

17 faisant partie de ces patrouilles ? Non.

18 Vous y reviendrez peut-être, mais nous n'avons pas eu

19 l'autorisation de filmer les hommes croates en uniforme dans le village.

20 M. Terrier. - Est-ce que, au cours de votre séjour, au mois de

21 mai 1993, vous avez eu des conversations avec des représentants de la

22 Forpronu ? On voit, dans le film, que vous pouvez retourner à Dolina avec

23 l'assistance d'un véhicule de la Forpronu ; est-ce que ces soldats vous

24 ont donné des informations sur ce qui s'était passé à Dolina ?

25 Mme Bringa (interprétation). - Effectivement, nous avons quitté

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1 le village en février. A ce moment-là, nous savions qu'il y avait une

2 campagne en cours dans la région. Nous savions également que cette région

3 se trouvait sous le contrôle du HVO. Nous avons lu les journaux, suivi les

4 nouvelles par les médias. Nous avons entendu ce que disaient les Croates

5 du coin et nous savions qu'ils considéraient que cette région leur

6 appartenait ; à savoir que ceci allait faire partie de la province qui

7 reviendrait sous leur contrôle, en vertu du plan Vance-Owen.

8 En Bosnie, en ex-Yougoslavie, puisqu'il n'y avait pas de

9 tradition démocratique, si une partie occupait le contrôle, c'était le

10 contrôle absolu. Le partage du pouvoir n'était pas un phénomène courant.

11 Et puis, la représentation dans les entités politiques était fondée sur

12 l'ethnicité.

13 Les Croates, le gouvernement local, le HVO estimaient que

14 c'était une région croate. Nous le savions.

15 Nous sommes restés en contact et, pour ce faire, pour savoir ce

16 qui se passait nous avons appelé le siège de la Forpronu à Kiseljak,

17 lequel nous a dit qu'il y avait eu des combats, qu'il y avait une attaque

18 lancée contre le village, mais que c'est à peu près tout ce qu'ils

19 savaient, qu'ils ne s'étaient pas encore rendus sur les lieux. Nous avons

20 alors discuté de ce qu'il fallait faire, nous avons essayé de retourner

21 sur place pour savoir ce qui s'était passé. En l'espace de deux jours,

22 nous sommes partis.

23 M. Terrier. - Je voudrais, Madame, que nous revenions à cette

24 notion de voisinage, "Komsiluk", que vous évoquez dans le livre, en

25 particulier page 65 du livre et les pages qui suivent.

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1 Vous dites, si j'ai bien compris votre propos, qu'entre ces deux

2 communautés croates et musulmanes se sont nouées au fil des années, et

3 peut-être au fil de dizaines et de centaines d'années, des relations

4 sociales extrêmement précises et presque ritualisées, dont l'objet est

5 d'assurer la sécurité de chacun à l'intérieur du village. Est-ce que j'ai

6 bien compris le propos de votre livre sur le voisinage ?

7 Mme Bringa (interprétation). - Pourriez-vous préciser votre

8 propos quand vous parlez de sécurité ?

9 M. Terrier. - Je parle simplement d'éloigner le souci, la

10 volonté de chacun des membres des communautés, qui sont en situation de

11 voisinage dans le village, d'éviter toute source de conflit ?

12 Mme Bringa (interprétation). - C'est exact.

13 M. Terrier. - Est-ce que vous avez le sentiment que ces

14 relations de voisinage pouvaient fonctionner parce, d'une certaine

15 manière, -et en particulier pendant la période d'avant les élections de

16 novembre 1990-, l'autorité de l'Etat, de l'Etat fédéral, les

17 garantissaient ? Et que -lorsque cette autorité a disparu- finalement ces

18 relations de voisinage sont devenues extrêmement fragiles, ne pouvaient

19 plus assurer la sécurité des habitants et des différentes communautés ?

20 Mme Bringa (interprétation). - Je ne sais pas exactement à quoi

21 vous pensez ? Je ne sais pas dans quelle mesure les autorités fédérales

22 pouvaient assurer l'existence de ces relations de bon voisinage, parce que

23 c'est quelque chose qui est né organiquement de la situation locale, à

24 titre individuel entre personnes. Un Etat ne peut pas contrôler les

25 émotions des gens au quotidien.

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1 Là, je ne serais pas d'accord avec vous. Je ne pense pas que

2 ce soit le fait que les autorités fédérales aient garanti ce bon

3 voisinage, le fait que les gens aient pris le café ensemble, qu'ils aient

4 partagé les grands événements sociaux et qu'ils avaient des sentiments les

5 uns pour les autres.

6 M. Terrier. - Vous dites, dans votre livre, que dans ces

7 relations de voisinage, les membres de chacune des communautés ont le

8 sentiment très fort d'appartenir à une communauté qui n'est pas l'autre

9 communauté. Les Musulmans savent qu'ils ne sont pas Croates, les Croates

10 savent qu'ils sont Croates et qu'ils ne sont pas Musulmans.

11 Vous évoquez en particulier la notion des mariages

12 interethniques. Vous dites que ces mariages étaient mal considérés, qu'en

13 tout cas ils ne recevaient pas l'approbation des habitants. Est-ce que,

14 dans le village de Dolina, il y avait des ménages interethniques, des

15 époux appartenant à deux communautés différentes ?

16 Mme Bringa (interprétation). - Oui. A ma connaissance, il y en

17 avait deux : un homme musulman et une femme serbe. Il y avait deux que je

18 connaissais, mais qui avaient déménagé du village où il y avait un homme

19 croate et une femme musulmane, ils avaient quitté le village.

20 M. Terrier. - Est-ce que, Madame, vous pouvez nous dire ce qui,

21 dans la vie quotidienne du village de Dolina, différenciait une communauté

22 de l'autre, dans la vie quotidienne ? Est-ce que c'était l'habillement, la

23 nourriture, les habitudes culturelles, des choses de ce genre-là ?

24 Mme Bringa (interprétation). - Il y avait plusieurs choses.

25 Certaines des choses que j'ai mentionnées ont évolué, par exemple l'habit,

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1 le vêtement. Les femmes musulmanes plus âgées portaient le dimja, ces

2 pantalons assez flottants. Elles portent aussi le foulard.

3 Mais il y avait une vieille dame croate, dans le village, qui

4 portait aussi ces pantalons flottants, dimja et le foulard.

5 C'était quelque chose d'assez courant. Il y a 25 ou 30 ans de

6 cela, toutes les femmes portaient le dimja, ce pantalon, même si les

7 femmes catholiques portaient le noir. Donc, la couleur faisait la

8 différence.

9 Mais pour ce qui est des générations plus jeunes, il n'y avait

10 pas vraiment de différences notables. Chacun avait sa perception bien sûr

11 de la chose. Certaines des jeunes filles plus à la mode estimaient que les

12 jeunes musulmanes, surtout celles qui venaient de la partie haute du

13 village, n'étaient pas aussi modernes. C'était plutôt une question peut-

14 être d'éducation, de classe, on appartenait à telle ou telle collectivité

15 plus urbaine.

16 Il y avait des différences au niveau de la nourriture. Les

17 catholiques croates utilisaient de la graisse de porc, ce qui donnait une

18 odeur particulière à leur préparation culinaire, alors que les Musulmans

19 cuisinent à l'huile. Effectivement, on reconnaissait l'odeur particulière

20 à telle ou telle maison. J'ai parlé du porc, de la consommation de porc.

21 Si ce n'est pas cela, il y avait bien sûr la religion et les

22 jours de fêtes religieuses. Les Croates fêtaient la Noël chrétienne, la

23 Pâques, alors que les Musulmans célébraient les fêtes religieuses

24 musulmanes. Ce qui est intéressant à noter, c'est qu'il y avait des

25 échanges au cours de ces périodes de célébration.

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1 Au cours de la période de Pâques, les enfants catholiques

2 peignaient des oeufs et les donnaient aux autres. Pour ce qui est des

3 Musulmans, au moment de Baïram ils invitaient leurs voisins catholiques à

4 venir manger du gâteau avec eux. Ils se rendaient réciproquement visite.

5 Mais, au moment des rites religieux, par exemple à l'église

6 catholique ou à la mosquée, manifestement là il y avait séparation.

7 Toutefois ils fréquentaient les mêmes écoles, travaillaient dans

8 les mêmes usines, faisaient leurs achats dans les mêmes magasins,

9 faisaient les mêmes choses, partageaient l'administration locale. Il y

10 avait un Croate, un Musulman qui s'occupait des affaires du village et ils

11 s'occupaient de la communauté, dans son sens plus large, ensemble.

12 M. Terrier. - Je crois que vous dites dans votre livre que, au

13 cours de cette période qui précède la guerre, en fin de compte le

14 sentiment de différence s'est transformé en sentiment d'étrangeté.

15 L'étranger est devenu l'ennemi. Vous le dites quelque part, je n'ai pas la

16 référence en tête, mais je crois que vous le dites quelque part.

17 Comment est-ce que l'on peut, à votre avis, expliquer ce

18 basculement de l'étranger en ennemi, dans ces mois ou ces semaines qui

19 précèdent le mois d'avril 1993 ?

20 Mme Bringa (interprétation). - Nous avons vu une femme, Slavka,

21 dans le film. Elle l'explique très bien. Même si, pour chacun,

22 l'impression a été que le changement dans le comportement a été subi, elle

23 dit que ce qui se passe est difficile à comprendre, que la guerre se

24 rapproche, qu'ils avaient tout partagé jusque-là, tant que les

25 affrontements entre le HVO et l'armée de Bosnie-Herzégovine se trouvaient

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1 à distance, puisque ceci impliquait les hommes, les civils. Tant que ce

2 conflit était à l'extérieur du village les villageois pouvaient encore

3 l'ignorer et dire que c'était une guerre qui opposait deux unités, deux

4 entités qui ne les concernaient pas eux, les villageois, que, eux,

5 parvenaient à maintenir la paix.

6 Toutefois, au moment où ces conflits se sont rapprochés, au

7 moment où telle ou telle personne que vous connaissez est blessée, les

8 choses changent.

9 Mais ce que cette femme Slavka dit aussi c'est qu'elle ne

10 comprend pas, elle dit : mon opinion, ma perception a changé en l'espace

11 d'un jour. Elle ne veut pas dire "un jour" littéralement, mais elle veut

12 montrer que s'est subi. Et ceci n'a pas été traduit dans le film. Quelques

13 éléments n'étaient pas traduisibles, pour ce qui est des sous-titres.

14 Elle a dit : cette chose a été "créée". Elle a utilisé le mot

15 quand elle tape sur la table en un geste assez décidé, elle dit : "cela a

16 été créé". Et une Musulmane a dit la même chose, elle a dit : "cette chose-

17 là est plus grande que nous, ce n'est pas nous qui décidons".

18 Et qu'est-ce qui était plus grand qu'eux ? La propagande

19 incessante des médias. Les radios qu'écoutaient les Croates venaient de

20 Grude, en Herzégovine. La radio ne cesser de répéter la même chose, à

21 savoir que les Musulmans voulaient créer un Etat dans lequel il n'y aurait

22 aucune place pour les Croates, où les Croates seraient peut-être tués,

23 massacrés, exclus. La radio parlait de façon très péjorative des Musulmans

24 en utilisant des termes qu'on pourrait qualifier de racistes. Ils

25 estimaient que les Musulmans avaient moins de valeur humaine intrinsèque.

Page 10386

1 Cette radio ne cessait de parler de certains termes pour qualifier

2 l'ennemi, de ce que l'ennemi faisait contre les Croates notamment.

3 Parallèlement, on misait aussi sur les symboles de nationalisme

4 croate, de nationalisme religieux. On arborait des drapeaux. Et puis des

5 choses se sont produites, il y a eu des incidents de violence, il y a eu

6 des massacres. Il ne faut pas forcément qu'il y ait un massacre perpétré

7 par la partie adverse pour faire passer le message selon lequel il y a

8 danger. Il suffirait que ce soit un massacre commis par des membres de

9 votre propre communauté parce que cela signifierait que tant qu'on

10 appartient à un groupe, ça va, le groupe protège l'individu. Si ce n'est

11 pas le cas, alors il y a danger, risque. Vous risquez d'être défini comme

12 étant l'ennemi.

13 Il y a donc cette escalade, cette spirale de la peur. Les gens

14 n'ont plus prise sur rien de sûr. Le quotidien est perturbé et ces points

15 de repère, d'ancrage, n'existent plus. Les gens sont désorientés,

16 désemparés et c'est un processus général qu'on retrouve dans des

17 situations analogues de par le monde. Les gens se retirent pour se

18 retrouver.

19 Dans un groupe, au moins ils se sentent en sécurité, ou la

20 question de la loyauté ne se pose plus puisque vous faites partie de ce

21 groupe dont vous êtes issu, dont vous êtes né. Il n'est plus nécessaire de

22 prouver son adhésion, il n'y a rien qui vous oblige à présenter des

23 qualifications puisque c'est votre groupe ethnique où tout est commun, où

24 on parle de la nation sous forme de liens de sang. On se retire de plus en

25 plus, ce qui veut dire que dès qu'on cesse d'avoir des relations sociales

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1 avec le représentant de l'autre groupe en tant que tel, comment voulez-

2 vous vérifier ce qu'il en est de la réalité ? Comment voulez-vous vérifier

3 ce qu'il en est de toute cette propagande que vous absorbez ? Comment la

4 comparer avec la réalité ? Ce n'est plus possible. Se dresse alors l'image

5 de l'ennemi. Vous voulez vous protéger finalement de cet ennemi et la

6 seule protection à vos yeux, c'est votre groupe dont vous estimez, dont

7 vous vous définissez comme étant membre.

8 Je ne sais pas si j'ai ainsi répondu à votre question.

9 M. Terrier. - Vous avez tout à fait répondu à ma question, mais

10 votre réponse suscite une autre question. Est-ce que vous avez

11 connaissance d'une période de l'histoire, d'une autre période de

12 l'histoire, par exemple de l'histoire européenne ou d'un autre continent,

13 où une propagande telle que celle que vous avez décrite, qui a été brève

14 dans sa durée -c'est quelques mois de propagande-, ait suscité des

15 difficultés aussi graves et aussi intenses ?

16 Je veux dire par là que je pense à différents épisodes de

17 l'histoire où la propagande a transformé des voisins ou des communautés en

18 ennemis, mais cette propagande a été beaucoup plus longue dans le temps et

19 beaucoup plus intense que celles auxquelles vous vous êtes référée tout à

20 l'heure : la télévision de Busovaca ou de Kiseljak ? Est-ce qu'il n'y a

21 pas une particularité, là, qui est sans précédent et, en fin de compte,

22 peut-être sans explication ?

23 Mme Bringa (interprétation). - Non, je pense qu'il y a une

24 explication simple à cela. Je pense effectivement que ceci se serait passé

25 en Bosnie parce que les habitants y seraient prédisposés, mais je crois

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1 qu'il faut toute une série de facteurs qui doivent rendre possible cette

2 modification dans la perception, dans l'identité individuelle, lorsque des

3 gens sont prêts à sortir et à aller tuer des opposants de la partie

4 adverse. C'est là un processus très long, qui tient aussi à la dissolution

5 de la Yougoslavie, à la situation économique, au type de dirigeants qui

6 ont été élus, du type de symboles, de rhétorique utilisés par ces

7 dirigeants pour mobiliser la population dans l'intérêt du dirigeant.

8 Est-ce que ceci s'est passé à d'autres moments de l'histoire ?

9 Certes, je crois que oui. C'est une recette notoire de propagande

10 nationaliste raciste où ceux qui croient à la supériorité de leur propre

11 groupe sont prêts à évincer tout groupe qui ne s'alignerait pas sur les

12 plans de ce groupe. Je ne veux pas penser ici à un incident particulier,

13 mais je suppute que vous avez rencontré des processus similaires par

14 exemple au Rwanda, en Europe au cours de la Seconde guerre mondiale,

15 lorsqu'une idéologie nationaliste a forcé des populations à se

16 reconstituer en groupes homogènes et où un tel groupe est prêt à commettre

17 des atrocités pour ce faire.

18 M. Terrier. - Est-ce que vous avez eu le sentiment, en 87 et 88

19 d'abord, puis ensuite en 93, que les membres de la communauté croate que

20 vous pouviez rencontrer faisaient référence à l'histoire de leur pays et

21 de leur communauté ? Est-ce que, dans leur vie quotidienne, c'était une

22 dimension importante ?

23 Mme Bringa (interprétation). - Avant la guerre, on n'en faisait

24 pas mention. Les seules références que l'on ait faites à ce moment-là

25 étaient de nature un peu humoristiques. Il y avait un prêtre de la région

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1 par exemple, catholique, un curé donc, et la famille musulmane avait le

2 même patronyme. Il y avait donc des boutades sur l'origine de tout cela.

3 C'était peut-être le frère de l'arrière-grand-père qui s'était converti à

4 l'islam il y a quelques centaines d'années de cela.

5 C'était ce type de références, parce qu'il n'y avait pas

6 d'histoire conflictuelle entre ces deux communautés, mais effectivement

7 en 93, à mon retour en Bosnie, je n'avais pas le sentiment que c'était une

8 réalisation subite de leur part, ils le savaient quelque part. De façon

9 plus générale, on faisait référence au fait que toutes les terres de la

10 région étaient des terres croates ou devaient être la propriété de Croates

11 parce que, sous le régime ottoman, les Musulmans avaient accaparé,

12 s'étaient emparés de ces terres qui, au départ, étaient catholiques.

13 C'était là un commentaire qu'on entendait à l'époque.

14 Sinon, on disait effectivement que la Bosnie ou cette partie-là

15 de la Bosnie était effectivement croate, avait fait partie de la Croatie.

16 Mais on ne faisait pas tellement référence à l'histoire, alors que c'est

17 le cas plutôt du côté serbe de la Bosnie, parce qu'il n'y avait pas eu

18 trop de conflits au niveau de l'histoire dans cette partie-là.

19 M. Terrier. – On a le sentiment, Madame, en regardant le film,

20 que les Musulmans qui s'expriment sont en situation défensive pendant

21 cette période de janvier, février 1993 et que les membres de la communauté

22 croate ont davantage d'assurance et, je dirais, de volonté de conquête.

23 Est-ce que cette image d'une communauté croate conquérante et d'une

24 communauté musulmane défensive, que j'ai cru percevoir dans le film,

25 correspond bien à ce que vous avez vu personnellement ?

Page 10390

1 Mme Bringa (interprétation). – Je n'ai pas tout à fait compris

2 la dernière partie de votre question, mais permettez-moi d'intervenir sur

3 la première partie.

4 Oui, effectivement, je crois que, du côté croate, ils pensaient

5 que cette partie leur appartenait désormais, partie qu'ils contrôlaient.

6 Je pourrais vous fournir divers exemples. En voici un : à la crèche ou

7 jardin d'enfants local, en 1992, ils avaient décidé de fêter Noël pour les

8 enfants ; un des employés, une femme serbe, a dit : "Mais qu'en est-il du

9 Baïram musulman et de la Noël orthodoxe ?" Ce sur quoi il lui a été

10 répondu par la personne responsable de l'endroit "Eh bien, ceux qui

11 veulent fêter Baïram peuvent aller s'installer à Visoko ; ceux qui veulent

12 aller fêter la Noël orthodoxe peuvent aller à Foca ou ailleurs."

13 Donc, apparemment, l'idée, c'était qu'il s'agissait désormais

14 d'un territoire croate. Il était ajouté, à cette occasion-là, que les

15 Musulmans étaient comme un peu le marc du café, le fond de cette tasse

16 dans laquelle on boit le café, la "fildjan", et qu'ils ne pourraient pas

17 sortir de là, qu'ils ne pourraient pas s'en sortir. "Que reste-t-il de la

18 Bosnie contrôlée par le gouvernement de Sarajevo ?" On entendait beaucoup

19 de commentaires de ce genre.

20 Mais c'était clair : il y avait un contrôle du HVO dans la

21 région, sur la région. Il fallait demander au HVO l'autorisation de

22 filmer. Nous avons dû traverser ou franchir des barrages routiers tenus

23 par le HVO pour aller à Kiseljak ; les Musulmans avaient peur d'y aller.

24 S'ils le faisaient, ils y allaient à pied ou en bus parce que, s'ils y

25 allaient en voiture, la voiture était confisquée. Ceci s'est produit : des

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1 hommes musulmans sont allés vers Kiseljak, des hommes musulmans en âge de

2 combattre furent emmenés pour être interrogés au commissariat de police.

3 Donc il y avait une recrudescence de la pression exercée sur les

4 Musulmans ; les organisations humanitaires musulmanes fournissaient de la

5 nourriture, mais Mehmed a été fermé, la personne qui s'en occupait

6 arrêtée. Il y avait donc une augmentation de la pression sur les Musulmans

7 qui s'inquiétaient de plus en plus. Et l'inverse ne s'est pas produit par

8 rapport à la communauté croate de la région.

9 M. Terrier. – J'aurais en fait une dernière question, Madame.

10 C'est au sujet des pratiques religieuses et de la mosquée. Vous dites dans

11 votre livre que la mosquée de Dolina se trouve au milieu du village, en

12 tout cas, du quartier musulman de ce village, alors que l'église

13 catholique se trouve à l'extérieur.

14 Est-ce que les pratiques religieuses de chacune des communautés

15 étaient un ciment important de la communauté ? Étaient-elles tolérées par

16 l'autre communauté ? Est-ce que la tolérance était réelle lorsque vous

17 étiez présente dans le village ou est-ce qu'il y a eu un changement à cet

18 égard ?

19 Mme Bringa (interprétation). – Au moment où j'y étais, vers la

20 fin des années 80, oui, c'était le cas ; c'était le cas depuis toujours,

21 pour autant que ces personnes pouvaient s'en souvenir. Et c'était pareil à

22 l'époque de leurs parents. Il y avait une tolérance : ils pouvaient aller

23 dans la mosquée, il y avait une église également qui avait été

24 reconstruite vers le début des années 80. Ceci a été dans une partie

25 différente de cette municipalité.

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1 Et ils insistaient toujours sur le fait qu'ils connaissaient les

2 fêtes respectives religieuses des deux communautés. Donc, ils se

3 renseignaient toujours sur les fêtes de l'autre groupe : les Musulmans

4 allaient, par exemple, dans les mosquées.

5 Mais l'exemple des enterrements est important et intéressant.

6 Les Musulmans se rendaient aux enterrements des amis croates et, à

7 l'inverse, d'après l'Islam, les femmes n'ont pas le droit d'assister à des

8 funérailles au cimetière, elles doivent rester à la maison. Mais ils ont

9 ajusté ceci : si, parfois, il y avait une femme chrétienne qui voulait

10 assister à l'enterrement, ils ajustaient leurs rites et ils lui

11 permettaient d'aller au cimetière pour y exprimer ainsi son respect pour

12 la personne décédée.

13 Donc ceci était quelque chose qui avait existé depuis toujours ;

14 ceci n'a pas été imposé de l'extérieur. Ce n'est pas que, tout d'un coup,

15 les gens ont dû s'ajuster, s'adapter à ce groupe religieux ethnique

16 différent, mais la communauté fonctionnait en tant que telle.

17 Quant à la question de savoir si ceci a changé, eh bien je ne

18 suis pas sûre. Si j'ai bien compris votre question, bien sûr, étant donné

19 que la religion était le point le plus important de différence entre les

20 deux communautés, certains aspects de la religion ont été inclus dans la

21 propagande qui parlait de l'autre religion, parfois en termes négatifs.

22 Mais il faut savoir également que, bien évidemment, les institutions ou

23 plutôt les sites religieux musulmans ont été détruits : la mosquée a été

24 détruite et puis un autre site religieux, c'était un tombeau saint. Ceci

25 ne s'est pas produit au mois d'avril, mais par la suite. Je l'ai appris au

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1 mois de juillet ; donc ceci a été détruit au mois de mai, pardon ceci a

2 été détruit au mois de juillet.

3 Mais ce que je souhaite dire, c'est que ça dépendait beaucoup

4 des leaders religieux. Par exemple, le prêtre dans cette partie parlait

5 beaucoup de la paix et de la cohabitation.

6 M. Terrier. – Madame, vous avez dit, dans votre livre, je crois,

7 qu'à la fin de 1993, il n'y avait plus un seul Musulman dans le village de

8 Dolina ?

9 Mme Bringa (interprétation). – Excusez-moi, quelle est la date

10 que vous mentionnez ?

11 M. Terrier. – La fin de l'année 1993, en décembre 1993.

12 Mme Bringa (interprétation). – Fin de l'année 1993 ? Oui, c'est

13 exact.

14 M. Terrier. – Est-ce que vous savez ce qu'il en est advenu

15 depuis ? Est-ce que les Musulmans sont revenus ?

16 Mme Bringa (interprétation). – Oui, je sais ce qui s'est produit

17 depuis. Ils ont vécu comme des personnes déplacées à l'intérieur du pays,

18 certains d'entre eux ont été tués, certains ont été détenus dans le

19 village avoisinant. Ils ont été détenus dans des maisons du voisinage. Ils

20 ne pouvaient pas se déplacer librement pendant assez longtemps.

21 En ce qui concerne ces personnes déplacées, il y en a eu qui

22 vivaient par la suite dans d'autres parties de la région sous le contrôle

23 du gouvernement de Sarajevo. Aujourd'hui, ils sont en train de rentrer, en

24 ce moment. J'ai parlé avec eux de ceci et ils m'ont dit que leurs voisins,

25 qui sont toujours sur place, les traitent de manière correcte dans le

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1 village : là, je parle des personnes qui sont dans le village en ce

2 moment.

3 M. Terrier. – Je vous remercie beaucoup, Madame, de votre

4 témoignage. Monsieur le Président, je n'ai pas d'autres questions.

5 M. le Président (interprétation). – Merci.

6 Maître Pavkovic, je suppose que vous allez procéder au contre-

7 interrogatoire du témoin ?

8 M. Pavkovic (interprétation). – Les conseils de la défense

9 demandent une suspension d'audience d'environ 5 minutes afin d'harmoniser

10 leur attitude vis-à-vis de cette cassette-vidéo. D'après cette attitude,

11 nous pourrons mieux préciser notre intention concernant le contre-

12 interrogatoire.

13 (Les Juges se concertent sur le siège.)

14 M. le Président (interprétation). – Très bien. Nous allons

15 prendre une toute petite pause de 5 minutes. Vous croyez que 5 minutes

16 vont vous suffire ? Très bien, 5 minutes de pause.

17 (L'audience, suspendue à 12 h 10, est reprise à 12 h 15.)

18 M. le Président (interprétation). - Maître Pavkovic ?

19 M. Pavkovic (interprétation). - Monsieur le Président, je peux

20 vous informer au nom des conseils de la défense...

21 Est-ce qu'il y a des problèmes ?

22 M. le Président (interprétation). - Ça va, mais je ne recevais

23 pas la traduction.

24 M. Pavkovic (interprétation). - Je peux vous informer, au nom

25 des conseils de la défense, que nous acceptons cette cassette vidéo et que

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1 nous pouvons procéder au contre-interrogatoire.

2 M. le Président (interprétation). - Merci.

3 M. Pavkovic (interprétation). - Moi-même j'aurais deux ou trois

4 questions à poser au témoin et j'annonce qu'ensuite suivront Me Par et

5 Me Pasaric.

6 Mme Lauer. - La vidéocassette prendra la cote n° 373 des pièces

7 du Procureur.

8 M. Radovic (interprétation). - C'est mon co-défenseur, mon

9 collègue.

10 M. le Président (interprétation). - Donc d'abord Me Pavkovic,

11 ensuite Me Par, puis Me Pasaric.

12 M. Pavkovic (interprétation). - Merci, Monsieur le Président. Je

13 suis l'avocat Petar Pavkovic. Je souhaite brièvement attirer votre

14 attention sur une partie de votre livre. Ce serait mieux si vous l'aviez

15 entre les mains. Je souhaite attirer votre attention sur son index et je

16 vous demanderai de faire un commentaire à propos d'une certaine question.

17 Dans l'introduction de ce livre, à la page 5, dans la dernière

18 phrase de la première section, vous avez affirmé la chose suivante. Je

19 vais résumer vos propos, votre message d'après la manière dont je l'ai

20 compris. Vous dites que vous n'avez pas l'intention, en ce qui concerne

21 cette étude, de l'appliquer sur toute la Bosnie et sur l'ensemble de sa

22 population, mais qu'il s'agit-là d'une étude détaillée seulement -et là,

23 je reprends l'image que vous avez utilisée-, c'est l'étude d'un maillon de

24 la chaîne qui compose la Bosnie.

25 Ma question est la suivante : est-ce que cela veut dire que

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1 l'endroit qui a été l'objet de vos études constituait un échantillon

2 représentatif de la Bosnie-Herzégovine ?

3 Mme Bringa (interprétation). - Oui. Je n'ai pas dit que je

4 n'avais pas l'intention d'appliquer cela sur l'ensemble de la Bosnie, mais

5 j'ai dit que ceci constituait un maillon dans la chaîne de Bosnie-

6 Herzégovine. Vous me demandez si ceci doit représenter toute la Bosnie-

7 Herzégovine. La réponse est non, étant donné qu'il y a d'autres parties où

8 les Serbes vivaient avec les Musulmans.

9 Ici, je parle d'un seul village et d'une seule population. On

10 peut retrouver, bien sûr, certains traits généraux qui peuvent s'appliquer

11 sur une communauté plus vaste, étant donné que ce n'est pas la seule

12 région que j'ai visitée. Je me suis rendue dans d'autres parties de la

13 Bosnie également. Donc nous pouvons constater quand même également qu'il y

14 a eu certaines spécificités liées à l'histoire du village, à l'endroit

15 géographique, etc., mais je pense que par le biais de ce microcosme, il

16 est possible de comprendre ce qui se passait dans un contexte plus vaste.

17 Mais, comme je l'ai déjà dit, il ne faut pas oublier certaines

18 spécificités bien propres à cette partie-là.

19 M. Pavkovic (interprétation). - J'ai bien compris ce que vous

20 souhaitez exprimer. Donc vous, en tant que scientifique, vous ne pouvez

21 pas affirmer qu'il s'agit-là d'un échantillon qui pourrait s'appliquer

22 sur... Donc vous, en tant que scientifique, vous ne pouvez pas affirmer

23 qu'il s'agirait-là d'un échantillon qui serait applicable à l'ensemble de

24 la région. Ai-je bien compris vos propos ? Vous voulez dire que là, il

25 s'agit d'un endroit qui contient bien des spécificités ?

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1 Mme Bringa (interprétation). - Je vais essayer de reformuler ma

2 réponse. Je considère qu'il s'agit-là d'un microcosme et je ne décris pas

3 seulement ce village et ces maisons-là, mais je parle de la région plus

4 vaste. Et ce microcosme constitue un miroir qui nous permet d'avoir une

5 ouverture vers d'autres parties de la région et vers d'autres communautés

6 qui ont des composantes, des traits semblables, qui partagent la même

7 région géographique, qui ont plus ou moins la même histoire.

8 Il y a des parties où les Croates et les Musulmans vivaient

9 ensemble mais, encore une fois, il y a d'autres parties de la Bosnie, par

10 exemple la Bosnie orientale, où l'histoire a été différente étant donné

11 que cette région était surtout peuplée par des Serbes et des Musulmans.

12 Donc le fait reste qu'il y a eu des Croates et des Musulmans là-bas. Les

13 Croates étaient catholiques et les Musulmans pratiquaient l'islam. Ils

14 vivaient ensemble, ils allaient aux mêmes écoles, ils se connaissaient

15 entre eux, ils vivaient près les uns des autres. Les gens se connaissaient

16 souvent. Ils connaissaient d'autres personnes par le biais de leurs

17 cousins. Il y a eu des déplacements de populations, des migrations vers

18 les villes. Il y a eu une interaction entre les gens. Il ne s'agissait pas

19 d'une île au sein de la Bosnie. Les gens se connaissaient entre eux, mais

20 ils connaissaient aussi d'autres personnes qui appartenaient à d'autres

21 communautés et souvent ils allaient à l'école avec ces autres personnes.

22 C'est ça que je voulais dire.

23 M. Pavkovic (interprétation). - Merci. Afin de mieux nous

24 comprendre, lorsque je vous propose de citer ou de faire des commentaires

25 sur certaines parties de votre livre, et c'est ce que je vais faire, je

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1 souhaite tout simplement attirer votre attention sur le fait que je n'ai

2 aucunement l'intention de séparer ces propos de leur contexte, de les

3 couper de leur contexte, mais je souhaite entendre votre commentaire

4 supplémentaire là-dessus.

5 Ensuite, à la page 5 de l'introduction, dans la première

6 section, vous parlez de votre intention et vous dites que ni ce livre ni

7 les documents qui vous ont permis de préparer ce livre n'ont pour

8 intention d'expliquer la guerre tout simplement à cause du fait que la

9 guerre n'a pas été provoquée par des paysans qui ont fait l'objet de votre

10 étude.

11 Ensuite, vous dites également que cette guerre avait été

12 orchestrée d'autres endroits, les endroits dans lesquels ces paysans avec

13 lesquels vous avez vécu n'ont pas été représentés et leur voix ne pouvait

14 pas être entendue à ces endroits-là.

15 Ai-je bien compris cette partie de votre message ? Si oui, j'ai

16 souhaité entendre votre commentaire là-dessus étant donné que les

17 questions posées par le Procureur, elles aussi, portaient surtout sur la

18 situation de guerre, mais l'objet principal de vos études, c'était

19 l'ethnologie. Ceci faisait partie de votre approche scientifique

20 d'ailleurs.

21 Mme Bringa (interprétation). - Je ne suis pas ethnologue mais

22 anthropologue. Il faut savoir qu'il existe des différences entre les deux

23 domaines. La différence principale est que les ethnologues portent leur

24 attention seulement sur des questions très limitées sur un plan restreint,

25 local, alors qu'un anthropologue a une approche plus comparative. Donc les

Page 10399

1 anthropologues se concentrent sur les dynamiques locales, sur la manière

2 dont les gens vivent, etc. Nous nous concentrons aussi sur la politique,

3 sur l'interaction entre les communautés différentes, comme je l'ai déjà

4 dit. Il ne s'agit pas d'une île au sein d'une région, mais d'une région

5 qui est en interaction avec les communautés environnantes.

6 Donc, effectivement, j'ai dit que je n'avais pas l'intention

7 d'expliquer la guerre, en partie à cause du fait qu'une grande partie de

8 ce livre a été créée avant la guerre. J'ai voulu expliquer comment ces

9 gens-là vivaient avant la guerre, étant donné que pendant la guerre,

10 lorsqu'on suivait les médias, on avait parfois l'impression que les

11 combats se déroulaient depuis toujours dans cette région. Donc c'est pour

12 cela que j'ai dit que je ne voulais pas expliquer la guerre.

13 Cela dit, j'ai dit également que -par le biais de ces

14 explications, de la manière dont ces gens vivaient, comment se déroulait

15 cette interaction-, j'ai essayé de voir et d'expliquer comment ils ont

16 changé, comment ils ont pu changer et ce qui a provoqué ce changement.

17 Je pense que c'est un document qui montre bien que ceci n'était

18 pas possible, qu'il n'était pas possible d'avoir un changement qui

19 surgissait de l'intérieur. Il a fallu avoir quelque chose, un facteur

20 extérieur qui allait provoquer ce changement au sein du village.

21 M. Pavkovic (interprétation). - Je m'excuse si je n'ai pas bien

22 compris vos propos.

23 Voici ma dernière question : à la page 17 de votre introduction,

24 dans la deuxième partie, vous évoquez un problème auquel vous avez fait

25 face au moment où vous avez décidé d'écrire cette étude.

Page 10400

1 Vous dites qu'il s'agit-là du problème de l'utilisation de

2 l'emploi du temps nécessaire pour écrire cette étude, étant donné que vous

3 n'avez pas pu accepter le présent ethnographique qui s'applique d'habitude

4 dans ce genre d'étude. Souvent, au cours de vos discussions avec par

5 exemple les Musulmans vous avez pu constater qu'ils mélangeaient les

6 temps, le temps présent avec le temps passé, et que le tout se mêlait à un

7 certain manque du sens du réel ; c'est ce que vous avez dit en parlant de

8 l'année 1993.

9 Je souhaite que vous nous expliquiez un peu cette image qu'ils

10 formaient lorsqu'ils parlaient de la guerre, leur image de la guerre.

11 Mme Bringa (interprétation). - En ce qui concerne la confusion

12 des temps, il ne s'agissait pas tellement de l'absence du sens du réel,

13 mais tout simplement il y avait le fait que leurs vies on été tout d'un

14 coup détruites. Ils disaient par exemple : "Nos maisons dans lesquelles

15 nous vivons, où nous avons vécu...". C'étaient des maisons dans lesquelles

16 ils avaient vécu deux semaines auparavant et, là, tout d'un coup, ils

17 étaient des réfugiés, ils étaient expulsés de leur village et souvent ils

18 avaient tout perdu.

19 Donc, moi, parfois, en parlant avec eux, je leur rappelais leur

20 passé et cela parfois les choquait. Il y avait ce choc devant la

21 réalisation de ce qui se produisait. C'est pour cela qu'ils passaient

22 parfois du présent au passé, etc. Ils disaient parfois : "Oui, nous avons

23 perdu ceci ou cela", et là ils parlaient de leur village en utilisant le

24 temps passé, mais parfois c'était difficile de réaliser que ceci

25 appartenait au passé.

Page 10401

1 C'est cela que j'ai voulu dire en parlant de la confusion des

2 temps.

3 Et c'est ce qu'ils faisaient lorsqu'ils parlaient de leur propre

4 vie, non pas tellement lorsqu'ils parlaient des événements qui se sont

5 produits pendant la guerre.

6 Votre deuxième question portait sur la manière dont ils me

7 parlaient de la guerre. Est-ce que vous pouvez être un peu plus précis ?

8 M. Pavkovic (interprétation). - Dans cette même partie que j'ai

9 mentionnée, donc la deuxième partie de la page 17 de votre introduction,

10 vous dites que vous avez découvert que les Musulmans faisaient une

11 confusion entre les temps d'une manière étonnante, en faisant un amalgame

12 entre le passé et le présent, avec une certaine absence du sens réel.

13 Donc c'était là l'objet de ma question. De quelle manière les

14 observiez-vous pendant qu'ils parlaient de cette manière-là ? Qu'est-ce

15 que vous vouliez dire par cette absence du sens du réel ?

16 Mme Bringa (interprétation). - En parlant de cette confusion

17 entre les temps, le passé et le présent, ceci surgissait au moment où ils

18 parlaient de leur vie dans leur village, dans leur maison, etc. Ceci ne

19 s'appliquait pas au moment concernant un passé plus éloigné, des choses

20 qui se sont produites auparavant. Par exemple, parfois ils disaient : "Là-

21 bas, dans ma maison..." et, à ce moment-là, ils s'arrêtaient en réalisant

22 que la maison n'existait plus.

23 Ils étaient tout à fait conscients du fait... Je reprends...

24 Nous les avons rencontrés assez peu de temps après les événements. Mais

25 qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? Vous voulez que je vous parle

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1 de la manière dont ils relataient les événements ? Comment ils

2 expliquaient la guerre eux-mêmes ?

3 M. Pavkovic (interprétation). - Ce que je souhaite savoir, je

4 vais vous l'expliquez. Je souhaite savoir si leur manière de vous

5 présenter les événements -d'après vous- était réaliste, vu cette confusion

6 des temps dont vous parlez ?

7 Mme Bringa (interprétation). - Bien sûr. Je pense que des gens

8 qui ont recueilli les propos de personnes qui ont été les victimes

9 d'atrocités de la guerre sont en mesure de dire si la personne qui leur

10 relate les événements ont vraiment vécu ces événements.

11 Effectivement, nous avons vu ce qui s'est passé dans le village,

12 les personnes à qui nous avons parlé n'avaient pas de raison de nous

13 raconter des sornettes. Ces personnes étaient en proie à la détresse,

14 c'étaient des personnes privées de toute leurs possessions. Ils vivaient

15 dans des conditions atroces. Vingt à trente personnes dans une seule

16 pièce. Pourquoi ces personnes auraient-elles concocté toutes ces

17 histoires ?

18 Je ne pense pas que les gens soient en mesure de prétendre telle

19 ou telle chose, de dissimuler des émotions. Nous avons vu plusieurs

20 couples, nous les avons vus avant l'attaque menée contre le village.

21 Et je crois que cette comparaison entre avant et après les

22 événements apporte toute la clarté nécessaire.

23 M. Pavkovic (interprétation). - Merci. Je n'ai plus de questions

24 à poser.

25 M. le Président (interprétation). - Merci.

Page 10403

1 Maître Par ?

2 M. Par (interprétation). - Monsieur le Président, bonjour et

3 merci. Bonjour, Madame le Professeur. Je m'appelle Zelimir (?) Par et je

4 suis un des conseils de la défense. Je vais vous poser quelques questions,

5 mais très brèves.

6 Premièrement, j'aimerais vous demander quelque chose au sujet

7 des contacts que vous avez eus avec les personnes que nous avons vues sur

8 la vidéo-cassette. Il s'agit de quelle période et quand est-ce que pour la

9 dernière fois vous avez contacté les personnes qui sont apparues sur la

10 vidéo ?

11 Mme Bringa (interprétation). - Eh bien la dernière fois que j'y

12 étais, c'était pour rendre visite seulement à quelques-unes de ces

13 personnes, puisque manifestement elles ont été dispersées. La dernière

14 fois que j'y ai été, c'était en 1997.

15 M. Par (interprétation). - Merci.

16 Maintenant, en ce qui concerne cette rencontre entre vous et ces

17 personnes, est-ce qu'entre-temps ces personnes ont changé leur attitude

18 vis-à-vis des événements, vis-à-vis de toutes les épreuves qu'elles ont

19 traversées ? Ce qui m'intéresse plus particulièrement, c'est si elles

20 pensent aujourd'hui qu'il n'y a pas de vie commune, qu'il n'est plus

21 possible de vivre ensemble. Est-ce qu'aujourd'hui également ils condamnent

22 leurs voisins, les Croates, ils les considèrent responsables des

23 événements comme ceci fut le cas au moment où cela s'est produit ? Est-ce

24 que, d'après vous, ils sont plus critiques vis-à-vis des événements qui se

25 sont produits ?

Page 10404

1 Mme Bringa (interprétation). - J'aimerais opérer une

2 distinction.

3 Il y avait des Croates du village qui, comme ceux qu'on a vues

4 dans le film, ont tué un voisin, ont participé de cette façon-là aux

5 événements. Et il reste critiqué, ce Croate ; on condamne ses actes. Mais

6 quand vous entendez des personnes parler du conflit -et je pense que ceci

7 vaut pour les deux parties-, ceci relève du processus de paix qui est en

8 train de s'instaurer du fait que de nouveaux dirigeants arrivent au

9 pouvoir. Et je pense que les villageois ne parlent plus d'attaques menées

10 par les Croates : ils parlent d'attaques menées par le HVO. Ils imputent

11 une responsabilité individuelle

12 Pour des raisons que je regrette, mais ça tient au découpage, au

13 montage du film, il y avait dans le village des Croates qui ont participé,

14 d'autres qui sont restés impassibles, mais d'autres qui ont protégé leurs

15 voisins musulmans, lesquels ressentent toujours beaucoup de sympathie pour

16 ces voisins croates.

17 M. Par (interprétation). – Excusez-moi, je vais juste vous

18 arrêter à ce niveau-là. Ce qui m'intéresse très précisément, c'est que

19 tout de suite après l'attaque, après les épreuves qu'ils avaient

20 traversées, vous avez parlé avec ces personnes-là. Est-ce qu'à ce moment-

21 là, ils ont considéré que pour eux les responsables des crimes étaient

22 leurs voisins croates ou bien vous ont-ils donné des noms très précis, des

23 personnes ? Est-ce qu'à cette occasion-là, ils faisaient la distinction

24 entre tel et tel voisin ? Ont-ils dit que tel et tel voisin n'avaient pas

25 participé, que d'autres avaient participé à l'attaque ?

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1 Ou bien ont-ils parlé d'un ordre général, vous ont-ils parlé des

2 Croates ? Vous avez connu également un certain nombre de Croates qui

3 habitaient le même village. Par conséquent, vous pourriez peut-être nous

4 donner un peu plus de précisions ?

5 Mme Bringa (interprétation). – Bien sûr. Ils m'ont dit qui avait

6 perpétré ces crimes. Ils ont dit qu'il y avait eu des combats et que

7 certains se sont retrouvés pratiquement piégés dans ces combats ; mais,

8 effectivement, ils ont cité nommément des Croates qui avaient protégé des

9 Musulmans. Ils ont cité nommément ceux qui avaient attaqué des personnes

10 sans défense, des civils sans armes.

11 Je ne sais pas ce que je peux rajouter d'autre. Si ce n'est

12 qu'effectivement, à l'époque, ils avaient opéré cette distinction. Mais

13 vous avez entendu un des hommes le dire dans le film, vers la fin. Il a

14 dit : "Moi, je ne veux pas rentrer me réinstaller car, quand je vois ce

15 qu'ils ont pu nous faire, je n'en ai pas envie".

16 Il y a aussi cette dame assez âgée qui exprime sa déception

17 profonde à l'égard de cette ami croate qui ne l'avait pas prévenue, qui

18 s'était contentée de fuir lorsque l'amie musulmane l'avait appelée ; donc

19 ils se sont rendus compte que ceci, on le leur avait imposé.

20 M. Par (interprétation). – Excusez moi, je vous interromps

21 encore une fois. J'ai bien compris : merci pour le message. J'aimerais

22 tout simplement attirer votre attention sur un point qui m'intéresse tout

23 particulièrement. Au fond, il s'agit d'une séquence de la vidéo où une

24 personne dit : "Je suis fâchée contre ma voisine parce qu'elle ne m'a pas

25 dit ce qui allait se passer ; elle ne m'a pas prévenue". ". Avez-vous

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1 l'impression, obtenue à travers toutes ces conversations, que la

2 culpabilité que les Musulmans donnent aux Croates, c'est tout simplement

3 de ne pas les avoir prévenus ? C'est cela ce qu'ils reprochent le plus aux

4 voisins ? Est-ce que c'est cela ce que vous avez eu comme sentiment ? Par

5 conséquent, c'est de cette culpabilité qu'ils parlent ?

6 Mme Bringa (interprétation). – Non. Cette femme n'a pas jeté le

7 blâme sur sa voisine, elle ne l'a pas dit de cette façon-là. Elle a dit

8 simplement : "J'essayais d'attirer son attention, de l'appeler alors

9 qu'elle était en train de courir". Cette femme était donc déçue, mais elle

10 le savait et elle l'a dit à d'autres moments, dans d'autres extraits du

11 film ; elle a dit qu'elle aussi avait très peur. Parce qu'à ce moment-là,

12 il y avait longtemps qu'elle n'avait plus rendu visite à sa voisine, car

13 les hommes de sa famille, les hommes croates ne le permettaient pas. Elle

14 savait sans doute que ce serait difficile, voire dangereux pour elle

15 d'aller chez sa voisine.

16 Mais c'est la seule expression de déception. Elle s'est sentie

17 trahie par cette amie avec qui elle était amie depuis des décennies.

18 M. Par (interprétation). – Si je vous ai posé cette question,

19 c'est pour la raison suivante ; je vais être un peu plus clair en vous

20 posant une deuxième question. Nous avons pu remarquer, lors de la

21 diffusion de la vidéo, que, huit jours avant que l'attaque se produise

22 dans le village, personne n'a parlé véritablement des voisins. Ils ne

23 s'attendaient pas qu'éventuellement les voisins les attaquent. Ce n'était

24 pas un danger de ce côté-là. Du moins, c'était le sentiment que j'avais eu

25 en regardant le film. Il n'y avait pas une seule personne qui avait dit

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1 qu'elle avait peur des voisins.

2 En revanche, ils parlaient des personnes de l'extérieur, que la

3 guerre se rapprochait de plus en plus. Par conséquent, ils ne pensaient

4 pas du tout que c'était le voisin qui allait déclencher le conflit. Mais

5 on attendait plutôt que les personnes de l'extérieur se rapprochent et que

6 la guerre se rapproche. C'était huit semaines avant que le conflit se

7 déclenche. Je n'ai pas moi-même vécu ce sentiment chez les personnes qui

8 parlaient d'avoir peur de leurs voisins croates. Donc, au bout des huit

9 semaines, l'attaque a eu lieu dans le village et nous sommes dans la

10 situation à constater que les voisins, les Croates, en sont coupables.

11 Cette guerre n'est pas venue soi-disant de l'extérieur, ou bien ils ne

12 savent pas qui est venu de l'extérieur.

13 Est-ce que, là, vous voyez éventuellement une distinction entre

14 le danger ressenti auparavant et le danger qu'ils ont décrit par la suite

15 et d'où le danger venait ? Est-ce qu'ils reprochent véritablement aux

16 voisins d'avoir participé à l'attaque ? Je ne sais pas si je me montrais

17 clair dans ma question : est-ce que c'est de l'extérieur plutôt que de

18 l'intérieur ?

19 Mme Bringa (interprétation). – Vous avez posé beaucoup de

20 questions en une.

21 Si je vous ai bien compris, vous affirmez que, dans ce film, il

22 n'était pas possible de déceler la peur qu'auraient les Musulmans de leurs

23 voisins croates, qu'en premier lieu, ils craignaient une attaque venant de

24 l'extérieur, menée par le HVO. Puis, vous dites que, vers la fin du film,

25 ils blâment leurs voisins croates.

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1 Il faut penser à la psychologie de l'être humain. Il répugnaient

2 à penser à une telle éventualité qui se produise dans leur village. Mais,

3 comment dire ? C'est sans doute un des derniers villages de la région qui

4 ait été vraiment jeté dans la guerre. C'était une des dernières régions où

5 il y a eu vraiment des combats directs. Mais ces villageois avaient

6 observé cette situation tout autour d'eux ; depuis longtemps, ils avaient

7 des parents, des amis, des connaissances qui, eux, avaient vécu ce type de

8 drame.

9 Donc les villageois avaient vu un schéma s'installer. Ils

10 savaient sans doute comment l'attaque allait se produire, si elle se

11 produisait, du fait de ce qu'ils avaient vu autour d'eux.

12 A ce stade-là, jusqu'à la dernière minute, ils avaient espéré

13 qu'aucun de "leurs Croates", les Croates de leur village, ne le ferait,

14 mais sans avoir de garanties et certains des Musulmans craignaient

15 effectivement que des voisins croates participent. Nous avons vu ces

16 patrouilles qui avaient existé de façon conjointe à ce moment-là. Je vous

17 ai dit qu'il y avait eu des soldats du HVO qui avaient parcouru le

18 village, avaient traversé venant de la montagne. Les Musulmans avaient

19 peur.

20 Permettez-moi d'ajouter une dernière chose qui est fort

21 illustrative de la peur qu'avaient ces Musulmans.

22 Une des femmes a dit, je trouve que c'est tout à fait

23 symptomatique, elle m'a dit : "Je n'ai pas peur des obus, des grenades,

24 ils ne me font pas peur parce que c'est la mort alors, la mort immédiate.

25 Ce qui me fait peur, ce sont les fantassins, ceux qui viennent à pied,

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1 pénètrent par la force dans notre maison, tuent les enfants. C'est ça dont

2 j'ai peur".

3 C'est donc cette violence individualisée, personnalisée qui

4 caractérisait ces attaques et c'était elle qui augmentait la peur que

5 ressentaient les personnes. C'était important parce que les liens qui

6 s'étaient créés entre les gens étaient tels, si profonds géographiquement,

7 historiquement, affectivement, tels qu'il fallait effectivement un niveau

8 de violence personnalisée, féroce, cruelle pour briser ces liens.

9 Parce qu'elle m'a dit "les obus ne me demandent pas mon nom", et

10 c'est bien ce qui compte parce qu'en général, il suffit de décliner votre

11 identité pour qu'on sache quelle est votre appartenance ethnique. Et je

12 crois que ceci a joué un rôle capital dans la peur qu'ont ressentie les

13 gens.

14 Alors est-ce que les Musulmans ont imputé le blâme aux Croates ?

15 Je crois que vous pensez à une des dernières images, une des dernières

16 scènes du film. Nous avions traversé le village en voiture, nous avons vu

17 la destruction, et puis nous arrivons devant la maison de cette femme

18 croate. Vous savez qu'il y a eu coupage, montage du film. J'ai dit... Bon,

19 moi je n'ai pas eu toute la maîtrise voulue sur le montage du film, alors

20 je lui ai dit : "Où sont tes voisins musulmans ?", et elle hausse les

21 épaules, mais je savais qu'elle savait ce qui s'était passé. Je savais

22 qu'on lui avait dit, et c'était ça qui comptait.

23 Est-ce que j'ai ainsi répondu à votre question ?

24 M. Par (interprétation). - Oui, en grande partie. Je vais tout

25 simplement compléter mes questions, si vous le permettez.

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1 Même ce matin, quand je vous ai écoutée au moment où vous avez

2 fait votre exposé, vous avez parlé de ce changement de perception et, bien

3 évidemment, il y avait par la suite cette personnalisation individuelle de

4 la situation, de la violence et vous avez parlé également des gens qui

5 commençaient à rentrer en quelque sorte dans cette conjoncture de guerre.

6 Est-ce que vous considérez que cette perception a changé également du côté

7 des Musulmans ? Est-ce que ces mêmes Musulmans, après avoir subi les

8 épreuves et dont vous dites qu'ils ne pensaient pas que quoi que ce soit

9 pouvait leur arriver de la part de leurs voisins, est-ce qu'une fois

10 qu'ils ont été victimes des crimes et du mal, est-ce que, eux aussi, ils

11 ont changé leur perception ? Est-ce, que par la suite, ils ont identifié

12 pratiquement tous leurs voisins, les Croates, avec les auteurs des crimes

13 qui ont été perpétrés à leur égard ?

14 Mme Bringa (interprétation). - Mais, je le répète, ils savaient

15 pertinemment lesquels parmi leurs voisins avaient participé à ces actes,

16 lesquels n'avaient pas participé. Et pour ce qui est du reste, ils ne les

17 connaissaient pas. C'était des éléments du HVO qu'ils ne connaissaient pas

18 personnellement, mais ils parvenaient aisément à faire la différence entre

19 ceux qui avaient participé aux tueries et ceux qui n'y avaient pas

20 participé, ceux qui avaient protégé les voisins et ne voulaient pas

21 participer à ces actes.

22 M. Par (interprétation). - Merci. Je n'ai plus de questions.

23 Merci, Monsieur le Président.

24 M. le Président (interprétation). - Merci Maître Par.

25 Maître Pasaric, vous avez la parole.

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1 Pasaric (interprétation). - (Hors micro.)

2 Je suis co-conseil de M. Radovic pour Zoran Kupreskic et je

3 défends Zoran Kupreskic. Je me dois de dire que j'ai été appelé par les

4 conseils pour poser des questions. Je n'ai pas moi-même posé des questions

5 avant de voir la cassette vidéo, mais les conseils m'ont demandé quand

6 même d'accepter... La majorité a demandé que j'accepte donc cette vidéo et

7 je l'accepte. C'est la raison pour laquelle je vais peut-être vous poser

8 des questions un peu plus longuement.

9 J'ai remarqué pour commencer que vous parlez notre langue, pour

10 ne pas l'appeler bosnienne, serbe ou croate, donc la langue que nous

11 parlons tous dans l'ex-Yougoslavie. J'ai par conséquent pu constater

12 également que vous avez écouté par moment l'interprétation de l'autre

13 côté, vous avez écouté directement, sans interprétation, le dialogue. Moi,

14 je n'ai pas le transcript et, je l'ai dit, je le souhaitais, je souhaitais

15 l'avoir, mais j'ai pu remarquer quand même qu'il y avait une vieille

16 musulmane qui avait appelé son amie Andija et que Andija n'allait pas donc

17 venir. Je ne sais pas si vous avez remarqué qu'elle avait dit à Andija :

18 "Il faut que tu te caches et que tu te retournes dans ton champ". Est-ce

19 que vous l'avez bien suivi ? Est-ce qu'éventuellement, il y avait une

20 barrière, un obstacle de langue de votre côté et que c'est la raison pour

21 laquelle vous n'avez pas toujours compris le message ?

22 Mme Bringa (interprétation). - Ceci est très amusant parce que

23 chaque fois que je vois la traduction de ce qui a été dit, j'en ai peur.

24 Effectivement, ce n'est pas la traduction que vous, vous donnez.

25 A un moment donné du film, je n'ai pas pu assurer la traduction

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1 parce que j'avais d'autres choses à faire. Quelqu'un a fait la traduction

2 pour moi. Mais il n'est pas facile de traduire quand on ne voit pas les

3 gens, qu'on n'entend que la bande son. Et surtout si c'est un parler

4 villageois, un patois, si vous voulez.

5 Effectivement, ça a été mal traduit parce que c'est le champ.

6 Donc c'est "champ" plutôt que "détail" au niveau de la traduction, mais

7 nous n'avons pas pu changer les sous-titres. Mais elle ne dit pas

8 "Retourne dans ton champ", elle dit "Sors dans ton champ".

9 M. Pasaric (interprétation). - Non, elle a dit : "Retire-toi".

10 Mme Bringa (interprétation). - Oui, mais ça veut dire "Sors dans

11 ton champ", Puvicice, parce que vous ne la voyez plus à l'image, elle est

12 dissimulée par ces arbres. Elle dit donc : "Remets-toi pour qu'on puisse te

13 filmer". Enfin, on pourrait en discuter sur le plan linguistique. Quoi

14 qu'il en soit, ils ont une façon bien particulière de s'exprimer, ces

15 villageois. Ils ont un parler bien précis, mais c'est ce qu'elle dit. Elle

16 dit : "Sors ! Sors dans ton champ !". Ça n'aurait pas de sens de dire "Tu

17 dois rentrer dans ton champ", ce ne serait pas logique.

18 M. Pasaric (interprétation). - Non, mais je vous ai bien posé la

19 question : est-ce que vous avez véritablement pu comprendre les nuances de

20 la langue, ou bien ce sont les traducteurs qui vous ont aidée ?

21 Mme Bringa (interprétation). - Je dis que s'agissant de cette

22 traduction, je sais parfaitement qu'elle est erronée. Par exemple, pour la

23 signification de ce que cette femme me disait, peut-être que nous

24 pourrions en discuter au plan sémantique, mais c'était bien la

25 signification qu'il faut attacher à ces termes. Je vous ai dit qu'il y a

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1 une erreur de traduction où on a dit "détail" plutôt que "champ".

2 M. Pasaric (interprétation). - Non, écoutez, on ne va pas perdre

3 tout le temps...

4 Mme Bringa (interprétation). - Non, mais que je vous dise : si

5 vous alliez dans cette partie-là de la Bosnie il y aurait sans doute des

6 choses que vous auriez des difficultés à comprendre, parce que c'est un

7 dialecte qui est parlé à cet endroit, avec des termes bien particulier, du

8 cru.

9 M. Pasaric (interprétation). - Je vous comprends parfaitement,

10 mais j'ai peur que le terme signifie tout à fait autre chose.

11 Par conséquent, je suis absolument sûr que ce n'est pas qu'elle

12 lui a demandé de s'en aller, mais plutôt de se montrer, etc. Et je suis

13 sûr que vous n'avez pas compris le message parce qu'il y a certainement

14 des nuances de la langue.

15 Dans votre livre, vous dites que toutes vos recherches ont été

16 plus ou moins limitées, n'est-ce pas ? C'était même une contrainte dans un

17 certain sens ? Vous avez observé une famille ou quelques familles, et ce

18 village en particulier.

19 Par conséquent, on ne fait pas d'objection, c'est logique. A

20 partir du moment où vous avez vécu avec ces gens-là, vous avez également

21 une certaine attitude émotionnelle, affective, vis-à-vis de ces gens-là,

22 parce qu'on a vu comment on vous a accueillie.

23 Notre problème est différent. Nous ne pouvons pas véritablement

24 discuter de manière très détaillée parce que, comme je vous l'ai dit, je

25 n'ai pas disposé de cette cassette vidéo et du transcript. Je ne peux pas,

Page 10414

1 par conséquent, entrer dans le détail, mais je vais quand même continuer.

2 Je vais vous poser un certain nombre d'autres questions, plutôt

3 de caractère général et qui se réfèrent à cette cassette vidéo.

4 On parle à plusieurs reprises du fait que l'identité nationale a

5 commencé à être mentionnée tout à fait subitement. Vous en avez parlé

6 également aujourd'hui. Il y en a d'autres, qui vous ont précédé, qui ont

7 été cités à la barre et qui ont parlé de ce nationalisme qui s'est

8 manifesté subitement.

9 Mais, dans un sens, il y a cette identité nationale qui s'est

10 affirmée depuis une période assez longue. Vous avez dit par exemple, dans

11 votre livre, que l'identité serbe s'est développée cent ans auparavant. Et

12 d'ailleurs, il y a également la Première Guerre mondiale qui a éclaté à

13 cause justement de cette identité nationale qui s'est affirmée chez les

14 Serbes. Vous parlez de l'être croate également et de l'identité croate qui

15 a commencé à se développer quelque peu plus tard, mais de toute façon il y

16 a longtemps également, plusieurs centaines d'années.

17 Bref, au début de votre livre, page 8 -je pense que c'est dans

18 le préambule-, vous dites que dans chaque maison musulmane il y avait une

19 photo de Tito, par différence à d'autres Etats. Vous parlez de la Bulgarie

20 par exemple, des particuliers où il n'y avait pas de portrait de leur chef

21 d'Etat, alors que Tito a donné aux Musulmans leur nation déjà dans les

22 années 70.

23 Est-ce que vous pensez que de telles différences existent déjà

24 auparavant et que ce n'était rien de surprenant, et certainement pas

25 quelque chose qui aurait pu surprendre, après les premières élections

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1 démocratiques ?

2 De telles différences existaient déjà, tout au moins c'est ce

3 que vous dites dans votre livre, je pense, et c'est ce que vous avez dit

4 ce matin également.

5 Mme Bringa (interprétation). - L'idée de l'identité croate n'est

6 pas née du jour au lendemain. Elle est le fruit d'un processus, processus

7 que je décris dans mon livre également.

8 Il faut aussi faire la distinction entre le monde rural de la

9 Bosnie, la ville, le milieu citadin en Bosnie, et la Croatie. Bien sûr,

10 c'était différent.

11 Et puis les jeunes ont commencé à s'identifier comme Croates,

12 même s'ils étaient des Croates de Bosnie. Les vieilles personnes parlaient

13 de leur identité de catholiques, catholiques de Bosnie. Il y a donc cette

14 différence entre les musulmans, les catholiques et les orthodoxes de

15 Bosnie.

16 Je le dis dans le livre, ceci tient aux relèves de la police

17 nationale menée par Tito dans l'ex-Yougoslavie. La représentation

18 politique n'était pas fondée sur l'appartenance à un parti politique,

19 c'était en fonction de la nation, c'était en fonction de la participation

20 ou de l'appartenance à un groupe national ou ethnique. Si vous voulez, on

21 a ainsi créé une pluralité politique.

22 Et, en parallèle, de plus en plus, l'influence des manuels

23 scolaires en Croatie s'est faite sentir. Les manuels scolaires venaient de

24 Croatie au début des années 1990, alors qu'auparavant les livres venaient

25 de Sarajevo.

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1 Tout ceci, pour dire que ce qui a changé c'est qu'on pourrait se

2 considérer Musulman ou Croate de Bosnie, mais c'est bien ça qui a changé :

3 le fait qu'auparavant un Croate pouvait s'identifier avec la Bosnie. Petit

4 à petit, ils ne se sont plus tournés vers la Bosnie et Sarajevo, ils se

5 sont plutôt tournés au niveau de leur allégeance vers la Croatie.

6 Je crois que c'est un facteur, un phénomène très fort, très

7 courant aussi avec l'Herzégovine qui avait davantage de frontières avec la

8 Croatie. Mais, auparavant, l'idée c'était qu'on était en Bosnie et que, si

9 un Croate de Bosnie allait en Croatie, il était qualifié de Croate de

10 Bosnie.

11 Bien sûr, il y a plusieurs couches à ce processus, c'est ce qui

12 le rend compliqué. Différents aspects, différentes facettes de la

13 personnalité interviennent selon le contexte. C'est donc une définition

14 contextuelle, ne l'oublions pas.

15 Mais de là à dire : oui, effectivement, il y a une évolution

16 progressive qui fait que vous vous percevez de façon différente comme

17 Croate plutôt que comme catholique de Bosnie, de là à commencer à se

18 considérer -soi, son avenir, son sol, son destin- à une identité ou une

19 entité politique qui s'appelle Croatie, c'est là qu'intervient le

20 changement.

21 Et quiconque n'appartient pas à ce groupe de personnes est alors

22 considéré comme un ennemi, une menace potentielle, quelque chose qui

23 menace votre identité, qui menace votre avenir ou la prospérité que vous

24 escomptez à l'avenir. C'est là que la modification intervient et c'est là

25 que ce processus doit être nourri de l'extérieur, il ne vient pas du

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1 village.

2 Le fait qu'on se perçoive comme étant membre d'une entité plus

3 grande, une nation croate, cela vient du fait que cette entité vient de

4 l'extérieur.

5 M. Pasaric (interprétation). - Ce qui m'intéresse au fond, c'est

6 qu'à partir du moment où l'éclatement de la Yougoslavie s'est produit,

7 c'était en 1991 que nous avons assisté au référendum pour la Bosnie-

8 Herzégovine, Etat indépendant. Les Musulmans étaient de l'ordre de 40 et

9 quelques %, un peu moins de Serbes, si je me souviens bien. La proposition

10 pour la Bosnie indépendante est celle qui a été votée ; par conséquent, il

11 était déjà sûr que la Yougoslavie allait être disloquée. Les Croates

12 étaient pour l'Etat de Bosnie. Il y a peut-être une autre cause et une

13 autre raison pour laquelle ils ont changé leur point de vue.

14 Mme Bringa (interprétation). - Oui, c'est une possibilité.

15 M. Pasaric (interprétation). - Vous pourriez peut-être répondre

16 à la question : est-ce que, d'après vous, les Croates ont participé au

17 référendum ? Est-ce qu'ils étaient pour l'Etat de Bosnie indépendant, en

18 1991 ?

19 Mme Bringa (interprétation). - En toute franchise, je ne sais

20 pas de quelle façon chaque Croate de la région a voté.

21 M. Pasaric (interprétation). – Bien sûr, mais il y a une

22 logique, il y a les maths : les Musulmans et les Croates ont voté

23 ensemble. Par conséquent, s'ils n'ont pas voté ensemble, le référendum

24 n'aurait pas obtenu ces résultats.

25 Mme Bringa (interprétation). – La question qui se posait au

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1 cours de ce référendum était de savoir s'il fallait maintenir la

2 Yougoslavie et, en cas de maintien, resterait-elle dominée par les

3 Serbes ?.

4 M. Pasaric (interprétation). – La question était : "Êtes-vous

5 pour la Bosnie indépendante ?" C'était cela la question au référendum.

6 Est-ce que vous savez -bien évidemment, il y a eu la guerre

7 entre-temps- quelle était l'attitude du gouvernement fédéral ou central de

8 Bosnie vis-à-vis de la guerre en Croatie ?

9 M. Terrier. – Monsieur le Président, j'objecte à cette question.

10 Nous sommes tout à fait en-dehors du champ du témoignage de Mme Bringa qui

11 n'a pas, me semble-t-il, à expliquer ce qu'a été la politique du

12 gouvernement central ou fédéral de Bosnie ni ce qu'ont été les résultats

13 des élections de tel référendum. Je crois que nous devrions rester dans le

14 cadre du témoignage de Mme Bringa. -.

15 M. le Président (interprétation). – Maître Pasaric, pourriez-

16 vous reformuler votre question pour tenir compte de l'objection formulée

17 par M. le Procureur ?

18 M. Pasaric (interprétation). – Oui, Monsieur le Président.

19 J'aimerais tout simplement poser la question au témoin de savoir non

20 seulement ce que le gouvernement fédéral avait dit, mais quelle était la

21 réaction également des Croates et si, d'après elle, la réaction des

22 Croates était éventuellement telle parce qu'il y avait eu une déclaration

23 du gouvernement fédéral qui ne correspondait pas à leurs intérêts, avant

24 que la guerre se déclenche ? Et c'est la raison pour laquelle je voulais

25 poser une deuxième question : si les Croates éventuellement ne se

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1 sentaient pas en sécurité, s'ils avaient perdu confiance dans le

2 gouvernement fédéral de Bosnie-Herzégovine ? C'est ça que je voulais

3 demander au témoin.

4 Mme Bringa (interprétation). – Il m'est impossible de répondre à

5 votre question de savoir s'ils avaient perdu confiance dans ce

6 gouvernement fédéral ? Vous savez qu'effectivement, il y avait un siège

7 quasi constant, ce qui veut dire qu'il n'avait pas beaucoup d'influence

8 sur cette région ; le gouvernement de Sarajevo ne pouvait pas contacter

9 ces personnes, puisqu'il ne contrôlait pas la région. Il lui était

10 impossible de les protéger, même s'il était prêt à le faire, ou s'il avait

11 voulu le faire.

12 Est-ce que les Croates se sentaient menacés, mal à l'aise dans

13 cet état indépendant de Bosnie-Herzégovine ? Est-ce bien cela que vous

14 demandez ?

15 M. Pasaric (interprétation). – Oui. Ecoutez, la question de

16 confiance que j'ai posée vis-à-vis du gouvernement central, en effet, est

17 une question que je voulais poser parce que ma question a déjà obtenu la

18 réponse. Je sais que le gouvernement fédéral, à un moment donné, avait dit

19 que la guerre en Croatie n'est pas sa guerre et qu'il n'allait pas se

20 mêler dans les affaires, etc.

21 Mais, effectivement, on va dépasser cette question parce que je

22 sais que ça ne fait pas l'objet de votre déposition. Et c'est la raison

23 pour laquelle je ne vais pas insister là-dessus. Mais, dans votre livre,

24 il est dit que, même si éventuellement les autorités, les gens aussi bien

25 en Croatie qu'en Serbie voulaient s'approprier des Musulmans parce que

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1 c'étaient des Serbes au départ ou des Croates qui tout simplement ont été

2 convertis à l'islam, vous avez dit qu'en ce qui concerne le village où

3 vous avez fait des recherches, ceci n'était pas le cas et qu'il y avait

4 une tolérance entre les groupes ethniques. Est-ce que c'est vrai ? Vous

5 ai-je bien comprise ?

6 Mme Bringa (interprétation). – Ils partageaient l'avis selon

7 lequel, à un moment de l'histoire, il y avait conversion. C'est un fait.

8 Mais ce n'était pas avant la guerre.

9 Mais précisons un peu où nous en sommes dans le temps ; parce

10 que là, on fait des sauts dans le temps. Je ne sais plus de quelle époque

11 vous parlez. Vous savez, c'est un processus évolutif. Mettons bien les

12 points sur les i : sachons bien de quelle période nous parlons.

13 Cela n'a pas été utilisé pour dire aux Musulmans qu'ils

14 n'existaient pas et qu'ils n'appartenaient pas à cette région, que

15 c'étaient des traîtres. Si l'on lit les écrits nationalistes serbes, vous

16 retrouvez cette idée de la trahison : ces personnes seraient des traîtres

17 parce qu'elles se seraient converties. Or ce n'était pas le cas chez les

18 Croates, il n'y avait pas de telles vues.

19 Et, pour moi, il y avait une propagande de plus en plus hostile

20 qui venait des médias contrôlés par l'Herceg-Bosna. On décrivait les

21 Musulmans de façon très négative. Cela a contribué à alimenter cette idée

22 que la région n'appartenait pas aux Musulmans, que les Musulmans à un

23 moment donné de l'histoire avaient confisqué, pris ces terres aux Croates.

24 Ceci était utilisé, bien sûr, dans la propagande, mais ceci n'était pas

25 apparu avant la guerre.

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1 M. Pasaric (interprétation). – Oui, mais la question que je vous

2 ai posée se référait aux Croates dans le village. Je sais bien évidemment

3 qu'il y avait des Croates à l'extérieur, mais vous avez bien dit également

4 que les Croates du village n'approuvaient pas toujours cette attitude et

5 cette position. Par conséquent, les gens qui vivaient dans le village.

6 Mme Bringa (interprétation). – Pas à ma connaissance : ils ne

7 m'ont rien dit de la sorte.

8 M. Pasaric (interprétation). – Oui, c'était cela ma question. Et

9 c'est la raison pour laquelle d'ailleurs, vous avait cité à plusieurs

10 endroits -j'ai pas la page 5 et il y en a d'autres également ; nous

11 l'avons vu également dans le film- que les villageois croates et musulmans

12 considéraient que cette guerre les a dépassés, qu'il y avait quelque chose

13 de l'extérieur en quelque sorte qui s'est mêlé entre eux. Et qui était

14 plus fort qu'eux-mêmes.

15 Mme Bringa (interprétation). – Vous savez, un commentaire est

16 formulé dans le film "Slavska", qui dit qu'elle ne pouvait pas comprendre

17 à quel point cela a vite changé. Elle dit : "En un jour -mais, pour moi,

18 c'est une métaphore- cette chose a été créée, confectionnée".

19 Manifestement, quelqu'un quelque part voulait que ce changement se

20 produise.

21 M. Pasaric (interprétation). – Vous considérez par conséquent

22 qu'il y avait quelque chose qui s'est passé en-dehors de cette communauté,

23 en-dehors de la Bosnie. Dans quels sens ? Parce qu'il y a également un

24 certain nombre de choses que vous mentionnez, auxquelles vous vous référez

25 dans vos notes d'en bas, par exemple, vous parlez de tout ce qui s'est

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1 passé en Bosnie centrale et vous vous référez au chapitre 2. Vous parlez

2 du plan également de Vance-Owen, des négociations et de tous ces reflets

3 en quelque sorte sur ce qui s'est passé dans le village et entre les

4 communautés.

5 Vous n'avez pas fait de très grands commentaires, mais il y a

6 quand même un certain nombre de notes de bas de page qui me paraissent

7 assez intéressantes et qui demandent peut-être un nouveau commentaire ?

8 Mme Bringa (interprétation). – Ce n'est pas moi qui ai dit qu'il

9 y avait quelque chose à l'extérieur de la Bosnie ; j'ai dit qu'il y avait

10 quelque chose à l'extérieur de cette communauté précise que j'ai décrite.

11 Mais établissons clairement qu'il y a bien sûr une interaction. Il y a des

12 processus, des événements extérieurs qui entrent en ligne de compte, des

13 choses qui se passent à l'extérieur qui alimentent les peurs qu'ont les

14 gens. Et les gens absorbent des choses qui les concernent, qui se

15 rapportent à eux. Et s'il y a certains éléments qui conviennent aux

16 personnes d'ethnicité croate, ils vont les absorber, surtout lorsqu'ils se

17 sentent sous le coup d'une forte pression et que les choses sont en

18 processus de dissolution. Que voulez-vous que je dise à propos des notes

19 de bas de pages ?

20 M. Pasaric (interprétation). – Moi, j'ai été quelque peu surpris

21 parce que j'ai vu qu'en effet, j'ai compris qu'il y a une conjoncture qui

22 est assez complexe et que c'est elle qui a provoqué un tel développement

23 également de la situation en Bosnie centrale. C'est ce que j'ai compris de

24 vos notes.

25 Mme Bringa (interprétation). - Effectivement, tout ce processus

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1 est complexe. Mais, à certains égards, il est clair également. Vous pouvez

2 voir le résultat de certains événements, de certaines actions militaires

3 et je crois que cela se passe de commentaire.

4 M. le Président (interprétation). – Maître Pasaric, avez-vous

5 encore beaucoup de questions à poser ?

6 M. Pasaric (interprétation). – Oui, Monsieur le Président. J'ai

7 beaucoup de questions encore à poser. C'était tout simplement à titre

8 d'introduction que j'ai posé ces premières questions. J'ai une dizaine de

9 questions à poser, et j'avais déjà ces questions dans ma tête avant que je

10 vois la cassette vidéo. Maintenant, j'ai véritablement plein de choses à

11 poser comme questions.

12 M. le Président (interprétation). – Fort bien. Il faudra donc

13 que nous suspendions maintenant. J'espère, Madame Bringa, que vous pourrez

14 rester parmi nous afin de poursuivre votre déposition demain.

15 Mme Bringa (interprétation). - Je serai ici.

16 M. le Président (interprétation). – Nous reprendrons demain à

17 9 heures.

18 L'audience est suspendue à 13 heures 20.

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