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1 Le vendredi 3 juin 2005
2 [Audience publique]
3 [Les accusés sont introduits dans le prétoire]
4 --- L'audience est ouverte à 9 heures 03.
5 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Topolski.
6 M. TOPOLSKI : [interprétation] J'avais une requête à faire, Monsieur le
7 Président, mais mon client m'a donné l'instruction de ne pas faire cette
8 requête ce matin.
9 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Oui.
10 M. TOPOLSKI : [interprétation] M. Musliu souhaite rester dans le prétoire
11 pour entendre la déposition de ce témoin. Je vous remercie.
12 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Nous allons donc pouvoir continuer.
13 Monsieur Mansfield.
14 M. MANSFIELD : [interprétation] Oui, bonjour. Le témoin, vous serez heureux
15 de savoir qu'il s'agit du dernier témoin pour M. Limaj, le dernier témoin
16 viva voce, et son nom est Fadil Bajraktari.
17 [Le témoin est introduit dans le prétoire]
18 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Bonjour. Je vous prie de bien
19 vouloir lire la déclaration qui est inscrite sur la carte qui vous est
20 présentée à présent.
21 LE TÉMOIN : [interprétation] Je déclare solennellement que je dirai la
22 vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
23 LE TÉMOIN: FADIL BAJRAKTARI [Assermenté]
24 [Le témoin répond par l'interprète]
25 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Veuillez vous asseoir.
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1 Pouvez-vous entendre la traduction de ce que je vous dis ?
2 Apparemment il y a un problème. Ceci peut-il être remédié, s'il vous plaît.
3 LE TÉMOIN : [interprétation] Tout va bien. J'entends la traduction.
4 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Vous recevez la traduction à présent ?
5 LE TÉMOIN : [interprétation] Oui. Maintenant c'est bon.
6 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Mansfield, vous avez la parole.
7 M. MANSFIELD : [interprétation] Merci.
8 Interrogatoire principal par M. Mansfield :
9 Q. [interprétation] Monsieur Bajraktari, je suis ici dans le prétoire. Je
10 représente les intérêts de Fatmir Limaj qui est assis derrière moi. Je vais
11 parler lentement parce qu'il y a une interprète, et je vais vous demander
12 de faire la même chose, de façon à lui rendre la tâche plus facile.
13 R. Oui.
14 Q. Je vais vous poser une série de questions par ordre chronologique. Pour
15 commencer, est-il exact que vous êtes né en 1974 ?
16 R. Oui.
17 Q. Où êtes-vous né ?
18 R. Je suis né à Pristina.
19 Q. Avez-vous toujours vécu à Pristina depuis ce moment-là ?
20 R. Non. J'ai vécu dans mon village à Kishna Reka, dans la municipalité de
21 Drenas.
22 Q. Depuis combien de temps vivez-vous dans ce village ?
23 R. A Pristina, j'y ai vécu après 1994, alors que dans le village, j'y ai
24 vécu depuis que je suis petit.
25 Q. J'aimerais vous poser des questions concernant la situation en 1998.
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1 Quel était votre emploi à l'époque ?
2 R. A l'époque, j'étais étudiant à la faculté de philologie, en littérature
3 et culture albanaise.
4 Q. Travailliez-vous comme journaliste à l'époque ?
5 R. Non.
6 Q. Quand avez-vous commencé à travailler comme journaliste ?
7 R. J'ai commencé à travailler comme journaliste en 1999, après la création
8 de l'agence de presse du Kosovo.
9 Q. J'aimerais vous poser une question concernant l'époque précédente, en
10 1998, quand vous avez été forcé de vivre dans la montagne. Pour commencer,
11 quand cela a-t-il eu lieu ?
12 R. Oui. Après les massacres qui ont eu lieu à Likoshan, Qirez, et ensuite,
13 à Prekaz, j'étais à Pristina. Je suis rentré dans mon village pour être
14 avec ma famille et poursuivre la réalité telle qu'elle évoluait à ce
15 moment-là. Par la suite, après la guerre, je suis resté là-bas.
16 Q. De combien de membres était composée votre famille qui était là-bas ?
17 R. Nous étions une famille élargie, car après l'éclatement de la guerre
18 mes sœurs étaient mariées et vivaient ailleurs, mais elles sont revenues au
19 village pour être avec nous parce qu'elles se sentaient plus en sécurité.
20 En ce qui concerne les enfants, il y en avait 14, à partir de l'âge de 11
21 ans. Il s'agissait des enfants de mes frères et mes sœurs. C'était assez
22 difficile à gérer.
23 Q. Pouvez-vous nous décrire, avant que nous en venions à votre rencontre
24 avec Fatmir Limaj, les conditions dans lesquelles vous-même et votre
25 famille viviez ?
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1 R. Vous voulez connaître les conditions après que nous soyons allés dans
2 la montagne ?
3 Q. Oui.
4 R. Les conditions pour ma famille étaient les mêmes que pour les autres
5 citoyens qui ont dû se rendre dans les montagnes. Il s'agissait de
6 conditions particulièrement difficiles. La situation était terrible pour
7 tous, et nous ne savions pas si nous allions survivre d'un jour à l'autre.
8 Nous vivions dans des abris de fortune. Nous avions utilisé des morceaux de
9 bois, des tentes en nylon. Nous vivions là-bas, nous préparions notre
10 cuisine. Que le temps soit bon ou mauvais, nous restions là-bas. Lorsque
11 nous sommes partis dans la montagne, c'était le mois d'août, et nous sommes
12 restés là-bas en septembre et en novembre. En septembre, octobre, début
13 novembre, le temps s'est gâté. Il a commencé à neiger. Les conditions
14 climatiques et les conditions en général étaient particulièrement
15 difficiles, mais en particulier, pour les enfants, parce que comme vous
16 pouvez l'imaginer, les enfants étaient particulièrement jeunes; les plus
17 âgés avaient 11 ans. Le plus âgé était mon neveu. Donc, c'était
18 particulièrement difficile.
19 Si vous voulez avoir une idée réaliste de ce que nous avons vécu, j'ai une
20 photo de mon neveu, qui est né en mai 1999, et dans la mesure où nous
21 n'avions pas d'alimentation et de bonnes conditions hygiéniques pour un
22 enfant, sur la photo, vous verrez cela, mais je ne sais pas si les Juges
23 estiment qu'il soit approprié de la montrer.
24 Q. Pour l'instant, je vais vous demander de répondre aux questions. Nous
25 avons déjà ces photos. Vous pouvez nous décrire les conditions dans
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1 lesquelles vivait cet enfant en particulier. Décrivez-nous la situation.
2 R. La situation de cet enfant était particulièrement difficile. Il n'avait
3 pas de quoi manger. Il n'avait rien de ce qui permet d'avoir une vie
4 normale. Quand il est né, il pesait 4 kilos, et à sept mois, il pesait 1,7
5 kilo. Vous pouvez imaginer, il est né pesant 4 kilos, et à sept mois, il
6 pesait 1,7 kilo. Ce n'était qu'un sac d'os.
7 Q. Je veux en venir au moment où vous avez rencontré Fatmir Limaj. Pouvez-
8 me dire, approximativement, à quel moment cela s'est situé.
9 R. Approximativement, cela a eu lieu en mi-septembre.
10 Q. Où cela a-t-il eu lieu ?
11 R. C'était dans la vallée de notre village où la population avait trouvé
12 refuge dans la vallée de Kishna Reka, qui est située tout à côté des monts
13 Berisa.
14 Q. Pouvez-vous donner une idée à la Chambre du nombre de personnes,
15 approximativement, qui avaient cherché un abri de cette manière ?
16 R. S'il s'agit de 1998, il y avait plus de 4 000 personnes dans la vallée
17 uniquement. Il s'agit d'habitants de notre village et d'habitants d'autres
18 villages qui avaient fui leurs villages. Ils venaient d'Orlat, Terpeze, et
19 d'autres villages, et avaient trouvé refuge là-bas.
20 Q. Aviez-vous déjà rencontré Fatmir Limaj avant de le rencontrer cette
21 fois-là ?
22 R. Non.
23 Q. Décrivez-nous les conditions de la réunion. Que s'est-il passé ?
24 R. Quand il est arrivé, je ne l'ai pas vu, mais je l'ai vu par la suite
25 alors qu'il parlait avec des villageois. Il était avec d'autres soldats.
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1 Par curiosité, je me suis rapproché pour voir de quoi ils parlaient. Qui
2 m'a fait m'insérer dans la conversation avec Fatmir, dont je ne connaissais
3 pas le nom -- je ne le connaissais que sous le fait qu'il était un soldat
4 de l'UCK. C'est son impression qui m'a fait vouloir lui parler, son
5 apparence et sa conversation. J'étais très impressionné par la façon qu'il
6 avait de regarder les enfants qui marchaient pieds nus. Il y avait la
7 source, qui n'était pas très loin. Il y avait de la boue partout. Vous
8 pouvez imaginer que l'eau débordait, qu'il y avait de la boue partout, et
9 que les enfants marchaient pieds nus dedans. C'était très triste de
10 regarder les enfants et les villageois vivrent dans de telles conditions.
11 J'ai vu qu'il partageait notre tristesse. Cela se voyait sur son visage.
12 J'ai parlé avec lui après certaines conversations que nous avons
13 eues, et il exprimait un intérêt concernant la condition des villageois qui
14 vivaient là-bas, à savoir s'ils avaient de quoi manger, s'ils avaient des
15 vêtements à porter, comment ils vivaient. Il m'a demandé s'il y avait des
16 gens qui avaient suivi des études supérieures. Je lui ai dit, oui. Je lui
17 ai demandé : "Pourquoi me demandez-vous ?" Il a répondu : "Tout simplement
18 parce que ce serait une bonne idée d'organiser une sorte de système
19 scolaire pour les enfants, même si nous n'avons pas les conditions
20 nécessaires pour une véritable école et une véritable instruction. Au moins
21 de cette façon, les enfants auraient quelque chose à faire d'autre que
22 d'attendre dans la peur les obus et d'être tués, de façon à ce qu'ils
23 puissent apprendre quelque chose pendant une partie de la journée."
24 Q. Qu'en est-il advenu de cette idée qu'il a évoquée avec vous ?
25 R. C'était une très bonne idée. C'était une idée que j'aimais beaucoup,
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1 donc je lui ai demandé : "Que devons-nous faire ?" Il m'a promis de voir
2 s'il trouverait un moyen de nous trouver des livres, des crayons, des
3 cahiers, et d'autres choses. Après trois, quatre jours, des gens ont
4 commencé à construire une école, une école de fortune avec ce que nous
5 avions sous la main, et nous avons reçu des cahiers et des crayons pour les
6 enfants.
7 Q. Quel a été votre rôle, si vous en avez joué un ? Qu'avez-vous fait ?
8 R. Mon rôle dans tout cela a été celui d'être un enseignant. J'ai
9 enseigné.
10 Q. Est-ce que vous avez vu Fatmir à nouveau concernant ces questions à
11 plusieurs reprises ?
12 R. Je ne l'ai pas vu pour cette question en particulier, c'est-à-dire
13 concernant l'école et l'enseignement. Mais lorsque je l'ai vu, je lui ai
14 posé la question : "Mais qu'allons-nous faire ? Nous n'avons pas de
15 programme. Est-ce que vous avez une idée ?" Il m'a dit : "Apprenez-leur
16 tout ce que vous pouvez dans les circonstances, avec les livres que vous
17 avez. Faites particulièrement attention à les garder occuper, et surtout à
18 leur faire oublier leur peur de la mort," qui était une peur constante.
19 Q. A ce moment-là, y avait-il des attaques menées par les Serbes à
20 proximité que vous pouviez entendre ou voir ?
21 R. Oui. Pendant tout le temps que nous étions là-bas, il y avait des
22 offensives en permanence. Il y avait un pilonnage constant. Nous étions
23 dans la vallée. Seul le pilonnage pouvait nous atteindre. Les armes légères
24 ne pouvaient pas nous atteindre, mais nous n'étions jamais calmes, en
25 raison de cette situation.
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1 J'ai un CD ici. J'ai enregistré quelque chose à l'époque concernant
2 les conditions dans lesquelles nous vivions et comment nous vivions.
3 Q. Est-ce que Fatmir est venu voir l'école une fois qu'elle a été
4 construite et qu'elle fonctionnait ? Est-ce qu'il est venu vous voir, vous
5 et les élèves, là-bas ?
6 R. Oui, il est venu. Il est venu quelques jours après que nous ayons
7 commencé la classe. Il nous a dit qu'il était navré d'interrompre la leçon.
8 Il souhaitait savoir comment cela se passait, comment les élèves allaient.
9 Il était le bienvenu parce que nous étions heureux qu'il soit là. Pas
10 simplement lui mais tous les soldats de l'UCK. Les enfants avaient peur,
11 les conditions étaient très mauvaises. Toute personne qui venait nous
12 rendre visite, pour nous, cela était important, parce que les enfants
13 pouvaient voir qu'il y avait des soldats qui pouvaient les protéger, que
14 les Serbes ne pouvaient rien nous faire. C'était important qu'il leur
15 parle, qu'il leur donne de l'espoir, qu'il les aide à perdre cette peur des
16 Serbes et de la mort.
17 Les enfants avaient vu à la télévision ce que les Serbes avaient
18 fait. Donc, les enfants s'étaient créés cette idée que si les Serbes
19 venaient, ils allaient les tuer immédiatement. En même temps, ils avaient
20 entendu parler des massacres à Obrinje. Je pense qu'ils avaient vu des
21 photos qui avaient été prises par un journaliste américain. Dans les
22 photos, il y avait un enfant de 2 ans. Les enfants avaient très peur, ils
23 étaient effrayés. Ils pensaient que le même destin les attendait si les
24 Serbes arrivaient.
25 Ensuite, Fatmir a parlé avec moi. Il m'a posé des questions
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1 concernant les conditions dans lesquelles vivaient les enfants, dans
2 lesquelles ils étudiaient, si les enfants s'habituaient à l'idée tous les
3 jours, s'ils oubliaient leur peur. Il souriait aux enfants; cela était
4 important. Il était très poli avec eux et avec moi. Il s'est excusé d'avoir
5 interrompu la leçon. Ensuite, il est parti.
6 Q. Vous avez dû vous occuper de la peur, de la protection, de
7 l'instruction. J'aimerais vous poser une question concernant la nourriture.
8 Vous a-t-il aidé concernant la nourriture ?
9 R. La situation était particulièrement difficile parce que les citoyens
10 étaient partis sans être préparés. Ils ont pris ce qu'ils avaient pu
11 trouver au moment de cette offensive serbe ce matin d'août. Il s'agit d'une
12 offensive éclair, très rapide des Serbes. Le matin -- la matinée -- le
13 brouillard était présent ce matin-là. Ce n'est qu'après avoir entendu le
14 pilonnage arrivé, que les villageois ont compris qu'ils étaient encerclés.
15 Vous pouvez imaginer que les villageois n'ont eu qu'une demi-heure pour se
16 rendre compte de ce qui se passait.
17 La situation en matière de nourriture était particulièrement
18 difficile, parce que ce n'était que le début, et que les villageois ne
19 savaient pas ce qu'ils devaient prendre avec eux. Ils ne savaient pas pour
20 combien de temps ils allaient partir dans la montagne, s'ils allaient
21 rester là-bas longtemps ou si les forces serbes allaient aller là-bas
22 également et les en chasser. C'était la situation, voilà telle qu'elle
23 était. Ils n'ont pas pensé à autre chose, ils n'ont pas pensé à apporter
24 des articles inutiles. Ils voulaient simplement quelques morceaux de pain.
25 C'est tout ce qu'ils voulaient, simplement survivre.
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1 Q. Savez-vous si Fatmir a aidé avec les produits de première nécessité ?
2 R. Oui. Nous sommes toujours dans la période d'août 1998. En septembre,
3 comme je vous l'ai dit, Fatmir s'est intéressé à notre situation. Quelques
4 jours plus tard, de la nourriture est arrivée dans un camion. Ils nous ont
5 passé du sucre, du sel, des pâtes, de la nourriture. Fatmir a dit : C'est
6 tout ce que je puis faire. Je ne peux rien faire de plus pour les gens qui
7 sont ici.
8 Les gens ont vécu dans ces montagnes et dans ces vallées pendant
9 toute l'année 1999. Par la suite, il y a eu une meilleure organisation du
10 côté de l'UCK, parce que pendant l'hiver, ils avaient rassemblé de la
11 nourriture pour les citoyens et pour les villageois. De cette manière, ils
12 ont pu avoir suffisamment de nourriture pendant la guerre.
13 M. MANSFIELD : [interprétation] Je vais à présent vous demander de vous
14 pencher brièvement sur certaines photos. La Chambre, les Juges ont déjà
15 reçu ces photos. Je crois qu'il y en a six.
16 Je demande que ces photos soient posées sur le rétroprojecteur.
17 M. NICHOLLS : [interprétation] Pouvez-vous nous dire de quelle liasse, il
18 s'agit.
19 M. MANSFIELD : [interprétation] C'est la dernière liasse. Je crois qu'il
20 s'agit de la liasse numéro 3.
21 LE TÉMOIN : [interprétation] Cette photo est une photo de moi. Elle a été
22 prise devant l'école.
23 M. MANSFIELD : [interprétation]
24 Q. Je crois qu'il s'agit ici de la photo numéro 1.
25 M. MANSFIELD : [interprétation] Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs
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1 les Juges, vous l'avez sur la première page.
2 Q. Il s'agit de la photo numéro 1. Nous allons à présent passer à la
3 photo numéro 2 qui se trouve dans la partie inférieure de la page sur la
4 photocopie.
5 Pouvez-vous nous décrire de quoi il s'agit ?
6 R. Oui. Il s'agit d'une photo que j'ai prise -- non, excusez-moi, il
7 s'agit d'une photo qui a été prise par un journaliste de la télévision TVSH
8 qui est la télévision albanaise. Il s'agit d'une photographie de l'école.
9 C'est une photo qui a été prise avant que la classe commence. Il s'agit de
10 l'école où avait lieu les leçons. Il n'y avait que deux classes. Il y en
11 avait une à gauche, et une à droite. Il y avait plus d'enfants que ce qu'on
12 voit sur la photo.
13 Q. A combien d'enfants dispensez-vous des cours ?
14 R. Il y avait 300 élèves dans cette école, plus ou moins.
15 Q. Est-ce que dans cette photographie, on vous voit ? Est-ce que vous
16 apparaissez sur cette photographie ?
17 R. Oui, dans d'autres photographies, pas sur celle-ci.
18 Q. Bien. Pas sur celle-ci. Je vous demanderais de passer à la photographie
19 suivante, la photographie numéro 3 qui figure en haut de la deuxième page.
20 Est-ce que vous pouvez nous décrire la scène que l'on voit ici.
21 R. Cette photographie montre une partie de l'endroit où vivaient les gens.
22 Vous voyez qu'ici les gens vivaient dans des abris de fortune dans des
23 conditions extrêmement difficiles. Vous voyez que des tentes de nylon
24 abritaient les gens. Vous voyez un enfant à proximité d'une source qui nous
25 fournissait de l'eau. Tout était très boueux à cet endroit précis. Par
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1 conséquent, peu de gens s'y étaient installés. C'est uniquement une partie
2 de la zone où les gens vivaient.
3 Q. Est-ce que vous pourriez nous montrer, je vous prie, la photographie
4 numéro 4 qui se trouve au bas de la deuxième page.
5 R. Il s'agit là de l'autre photographie. Une fois de plus, on voit une
6 partie de l'endroit où les gens s'étaient installés. Vous voyez d'autres
7 tentes sur cette photographie. Il y en a plus que sur la première
8 photographie, donc les gens étaient plus nombreux ici.
9 Vous voyez ici les enfants qui allaient et venaient dans la boue.
10 C'est ce qu'ils faisaient la plupart du temps. L'idée de les réunir au sein
11 d'une structure scolaire était une très bonne idée. Je sens l'émotion
12 monter en moi maintenant lorsque je revois ces photographies, parce que de
13 nombreux enfants venaient à l'école. Ces enfants, maintenant, ont sept ans
14 de plus. A présent, ils vivent dans de bonnes conditions. Ils se
15 souviennent encore de moi, et ils m'appellent l'instituteur des montagnes.
16 Ils me prennent dans leurs bras chaque fois qu'ils me voient. C'était
17 l'idée de Fatmir de créer cette école et de faire en sorte que je sois leur
18 enseignant dans les montagnes; ce qui vous montre à quel point il est
19 habité par un esprit d'humanité. Je pense que c'était une excellente idée.
20 Q. Je vous demanderais de nous montrer la dernière photographie, la
21 photographie numéro 5 qui se trouve en dernière page dans les photocopies.
22 R. Vous voyez là une photographie qui a été prise pendant un cours.
23 C'était un coin de la salle de classe si on peut l'appeler ainsi. Les
24 enfants étaient assis sur des troncs d'arbres. Ils avaient des cahiers et
25 des crayons. C'était les cahiers et les crayons que Fatmir nous avais
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1 promis et qui sont arrivés quelques jours plus tard. Ces enfants, au moment
2 où ils ont quitté leurs maisons, n'ont rien emporté avec eux. Ils n'avaient
3 rien sur eux. Ils n'avaient pas de cahiers, ils n'avaient pas de crayons.
4 D'ailleurs, ils n'avaient rien d'autre non plus.
5 Q. J'étais en train de vérifier - est-ce que vous figurez sur cette
6 photographie ? Est-ce que vous apparaissez sur cette photographie ?
7 R. Oui, c'est moi. J'ai ici sur moi un journal où une photographie
8 analogue a été publiée. Un article dans ce journal décrit les conditions
9 dans lesquelles se déroulaient les cours. Pour avoir une idée plus précise
10 de ce qu'on peut voir dans cette photographie, je suis prêt à vous le
11 montrer si cela vous intéresse. Je dispose également d'un enregistrement
12 réalisé par un cameraman à l'époque.
13 J'ai également travaillé dans les tentes où les gens habitaient à
14 part mon travail à l'école même. Je me suis -- j'ai notamment rendu visite
15 à une élève qui avait perdu son frère. Nous avons essayé d'aller la voir
16 parce qu'elle était dans une situation de détresse profonde. Son frère
17 n'avait 20 ans. Nous avons essayé de faire tout notre possible pour venir
18 en aide à ces enfants pour leur redonner goût à la vie sociale, pour leur
19 redonner le goût de l'entraide et leur demander de ne pas s'appuyer
20 uniquement sur mes paroles.
21 Maintenant, ces enfants ont surmonté leurs traumatismes. Ils pensent
22 que ce que nous avons fait à l'époque les a aidés à y parvenir.
23 Q. J'aimerais que nous passions à la fin de l'année 1998. Je vous
24 demanderais plus précisément si vous vous souvenez d'une offensive
25 particulière d'un pilonnage particulier qui s'est produit à l'école ou à
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1 proximité de l'école ?
2 R. Oui.
3 Q. Pourriez-vous nous décrire ce qui s'est passé, et si ces incidents
4 étaient liés d'une quelconque manière à Fatmir Limaj.
5 R. Oui. Avant que je ne décrive les faits, j'aimerais dire que l'idée que
6 ces enfants pourraient être tués par un obus est une crainte qui était en
7 moi en permanence. Les enfants auraient pu être tués dans les tentes où ils
8 vivaient parce que l'ennemi pilonnait de façon indiscriminée [phon].
9 Je me souviens d'un moment où le pilonnage a commencé. C'était un
10 pilonnage particulièrement intense à proximité de l'école. J'ai demandé aux
11 enfants de quitter l'école et d'aller en un lieu plus sûr.
12 Fatmir et d'autres soldats passaient à proximité. Fatmir a pris deux
13 ou trois enfants avec lui, et a dit aux autres enfants de le suivre et de
14 redescendre dans la vallée parce que cela serait plus sûr. Je me souviens
15 encore de ce moment particulièrement intense en émotion, et je me souviens
16 encore de sa bonté et de son humanité parce qu'il s'est préoccupé du sort
17 de ces enfants.
18 Fatmir aurait très bien pu poursuivre et continuer ce qu'il était en
19 train de faire, aller là où les combats l'exigeaient, mais il s'ait arrêté
20 et il est resté avec ces enfants pendant le temps qu'a duré le pilonnage.
21 Au moment où le pilonnage s'est arrêté, il leur a dit qu'ils ne devaient
22 pas rester debout, mais qu'ils devaient se coucher par terre, parce que
23 c'était plus dangereux en cas de pilonnage de rester debout. C'était des
24 petites choses, mais cela les a énormément aidé. Il m'a énormément aidé moi
25 également, parce que ces conseils qu'il nous a donnés, ces conseils qu'il
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1 m'a donnés m'ont été très utiles également.
2 Q. J'ai encore une question en rapport avec ce dernier point. Dans quelle
3 mesure Fatmir a-t-il contribué à changer votre propre vie, pas uniquement
4 celle des enfants mais la vôtre également.
5 R. Madame, Messieurs les Juges, il a eu une grande influence sur ma vie.
6 J'aimerais revenir en arrière si vous me le permettez. En mars 1998,
7 j'étais très malade. J'avais un problème rénal. J'étais à Pristina, je suis
8 rentré dans mon village. Le médecin que j'ai vu était Lutfi Dervishi, qui
9 m'a proposé de m'opérer pour remédier à ce problème. Les conditions dans
10 cet hôpital étaient très mauvaises, déplorables. Cette opération n'a donc
11 pas eu lieu. Dans cette situation très difficile, j'ai décidé de rentrer
12 dans mon village. Je souhaitais me rapprocher de ma famille, des miens.
13 Lorsque nous sommes allés dans les montagnes, je me sentais de moins en
14 moins bien. Une équipe du CICR de Genève est arrivée. Ils souhaitaient
15 qu'on me fasse soigner à l'étranger, mais l'idée de Fatmir, son idée de
16 mettre sur pied une école pour faire cours à ces enfants m'a dissuadé
17 d'entreprendre ce voyage. J'ai dit à ces médecins que je renonçais de
18 partir, et que j'avais décidé de rester avec ces enfants. Je leur ai
19 proposé d'emmener à la place deux femmes qui étaient sur le point
20 d'accoucher.
21 Je ne pouvais pas abandonner ces enfants, à ce moment-là, même si
22 cela pouvait guérir le problème que j'avais aux reins. Je ne souhaitais
23 pas guérir, mais pour autant abandonner les enfants.
24 Et bien, croyez-moi, un miracle s'est produit. Je n'ai plus besoin de
25 soins médicaux. Je n'avais plus besoin de me faire opérer, et les calculs
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1 rénaux que j'avais sont passés de même en
2 février 1999. J'étais guéri et je n'avais plus besoin de me faire opérer.
3 Voilà ce qui m'est arrivé. Aujourd'hui, je suis en parfaite santé. Je
4 ne suis plus malade. Mais c'est Fatmir qui m'a appris comment enseigner à
5 ces enfants, comment devenir cet "instituteur des montagnes," comme on m'a
6 appelé par la suite.
7 J'aimerais revenir à une expérience qui m'est arrivée précédemment.
8 Lorsque j'étais en huitième, il y a eu des protestations au sein de la
9 population, et les forces serbes ont commencé à tirer sur la foule. Je vous
10 parle là de 1989, au moment où des changements constitutionnels sont
11 intervenus en Yougoslavie. Les Serbes ont tiré sur la foule et trois
12 personnes ont été tuées. Plusieurs autres ont été blessés. C'est le premier
13 traumatisme que j'ai connu en tant qu'enfant. C'est la première fois que je
14 me suis dit que nous pouvions très bien mourir à tout instant, enfant comme
15 adulte, qu'ils n'hésiteraient pas à tirer et à nous tuer. Voilà ce qui m'a
16 aidé à trouver la force et l'énergie en moi pour être aussi proche de ces
17 enfants par la suite. Je n'ai jamais hésité à m'arrêter et à parler avec
18 les enfants, à la source, ou dans les tentes où ils logeaient, ou à
19 l'école, car cette période était extrêmement difficile pour tous les
20 citoyens, et cela a duré jusqu'à la fin de la guerre.
21 Q. Merci.
22 M. MANSFIELD : [interprétation] J'aurais aimé demander le versement au
23 dossier des photographies, des originaux.
24 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Oui.
25 M. LE GREFFIER : [interprétation] Il s'agira de la pièce à conviction de la
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1 Défense DL16.
2 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Combien de photographies y a-t-il ?
3 M. MANSFIELD : [interprétation] Cinq.
4 M. LE GREFFIER : [interprétation] Les cinq photographies porteront la cote
5 DL16.
6 M. MANSFIELD : [interprétation] Merci beaucoup.
7 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Guy-Smith.
8 M. GUY-SMITH : [interprétation] Pas de questions.
9 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Topolski. Monsieur Nicholls.
10 M. NICHOLLS : [interprétation] Pas de questions, Monsieur le Président.
11 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] [hors micro] Monsieur Bajraktari, je
12 vous remercie. Voilà qui nous amène au terme de votre déposition. Vous avez
13 été cité par la Défense de M. Limaj, et à présent, vous pouvez quitter le
14 prétoire et rentrer chez vous.
15 LE TÉMOIN : [aucune interprétation]
16 L'INTERPRÈTE : Les interprètes demandent au témoin de répéter ce qu'il a
17 dit.
18 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Je pense que cela ne sera pas
19 nécessaire. Je pense que le témoin souhaitait simplement prendre congé.
20 Merci.
21 [Le témoin se retire]
22 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Mansfield.
23 M. MANSFIELD : [interprétation] Voilà qui nous amène au terme de
24 l'exposé des moyens de preuve pour Fatmir Limaj, à l'exception de quatre
25 déclarations, vis-à-vis desquelles l'Accusation n'a pas d'objections quant
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1 au fait qu'elles soient versées en vertu de l'Article 92 bis du règlement.
2 Une fois que toutes les formalités auront été accomplies, nous demanderons
3 que ces quatre déclarations, dont la dernière a été évoquée l'autre jour, à
4 savoir celle de l'officier du nom de Clark, donc soient versées sous
5 réserve d'une autorisation de votre part.
6 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Donc, vous souhaitez demander le
7 versement au dossier par anticipation pour créer une notion nouvelle de ces
8 déclarations, par consentement mutuel, n'est-ce pas ?
9 M. MANSFIELD : [interprétation] Oui.
10 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Bien. Cela sera fait le moment
11 venu.
12 M. MANSFIELD : [interprétation] Je vous remercie. J'aimerais revenir
13 à la déclaration de M. Clark, la dernière de ses déclarations. Nous avons
14 déjà dit que nous l'avions envoyée à M. Churcher, qui a déposé ici, qui
15 pourra avoir quelque chose à ajouter le cas échant, mais cela ne sera peut-
16 être pas le cas. S'il devait avoir quoi que ce soit à ajouter, nous
17 demanderons peut-être le versement au dossier d'une déclaration
18 complémentaire. Mais, pour l'instant, le problème ne se pose pas.
19 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci. Sur cette base, j'imagine
20 que nous arrivons au terme de la présentation de vos moyens de preuve ?
21 M. MANSFIELD : [interprétation] Oui.
22 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Guy-Smith, les choses
23 semblent être accélérées.
24 M. GUY-SMITH : [interprétation] Nous serons prêts à commencer mardi,
25 si les Juges de la Chambre peuvent accepter cette manière de procéder.
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1 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Combien de temps cela devrait-il
2 vous prendre ?
3 M. GUY-SMITH : [interprétation] Si tout se déroule comme prévu, nous
4 devrions terminer l'exposé des moyens de preuve pour M. Bala la semaine
5 prochaine, donc vendredi au plus tard.
6 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] J'essayais de m'assurer
7 uniquement que les choses soient bien claires pour que Me Topolski soit
8 informé de la situation.
9 M. GUY-SMITH : [interprétation] Me Topolski m'a posé, à plusieurs
10 reprises, la question, et j'ai essayé à chaque fois de l'informer du mieux
11 que je le pouvais.
12 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci. Pouvez-vous nous dire, à
13 ce stade, si votre client souhaitera déposer lui-même ?
14 M. GUY-SMITH : [interprétation] A ce stade - mais les choses peuvent
15 changer - il ne devrait pas déposer, même s'il a indiqué qu'il souhaite
16 fournir une déclaration écrite.
17 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
18 Dans ce cas --
19 [La Chambre de première instance se concerte]
20 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Dans ce cas, Maître Topolski,
21 j'aimerais vous demander également si vous pouvez nous dire plus quant à la
22 durée de l'exposé de vos moyens de preuve.
23 M. TOPOLSKI : [interprétation] Et bien, ce que je pourrais vous dire,
24 sur un mode diplomatique, c'est que les choses sont encore assez floues, et
25 que d'ici à 16 heures cet après-midi, j'en saurai plus que maintenant.
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1 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Dans ce cas, n'en dites pas plus
2 pour l'instant.
3 M. TOPOLSKI : [interprétation] Très bien, cela me convient
4 parfaitement.
5 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Nous sommes très reconnaissants
6 à Me Mansfield de s'être limité à ce qu'il nous avait indiqué à l'avance
7 quant à la portée de l'exposé de ses moyens de preuve.
8 M. MANSFIELD : [interprétation] Merci.
9 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Très bien. Nous allons donc
10 lever l'audience à présent et nous reprendrons mardi à 14 heures 15. Nous
11 allons, dans l'intervalle, nous pencher sur la requête écrite dont nous
12 avons été saisie et sur les communications que nous avons reçues.
13 --- L'audience est levée à 9 heures 51 et reprendra le mardi
14 7 juin 2005, à 14 heures 15.
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