LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Wang Tieya
M. le Juge Rafael Nieto-Navia
M. le Juge Almiro Simões Rodrigues

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Arrêt rendu le :
2 juillet 1998

LE PROCUREUR

C/

MILAN KOVACEVIC

_____________________________________________________________________

ARRÊT MOTIVANT L’ORDONNANCE RENDUE LE 29 MAI 1998
PAR LA CHAMBRE D’APPEL

_____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Brenda Hollis
M. Michael Keegan

Le Conseil de la Défense :

M. Dusan Vucicevic
M. Anthony D’Amato

 

I. INTRODUCTION

A. Contexte

1. Le Procureur a demandé à la Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") l’autorisation d’interjeter appel d’une décision prise par la Chambre de première instance II1 lui refusant l’autorisation de modifier un acte d’accusation en ajoutant à l’unique chef d’accusation initial quatorze autres. Cet appel a été déclaré recevable par l’ordonnance du 29 mai 1998, qui indiquait que la Chambre motiverait ultérieurement cette décision par écrit, ce qu’elle fait par le présent arrêt.

2. Milan Kovacevic se voyait reprocher, dans l’acte d’accusation initial ("acte d’accusation") établi à son encontre et confirmé le 13 mars 1997 par le Juge Odio-Benito, une seule violation de l’article 4 3) e) du Statut du Tribunal international ("Statut"), la complicité de génocide. Lors de l’audience de confirmation qui s’est déroulée le même jour, le Substitut du Procureur a expliqué que l’acte d’accusation ne comportait qu’un chef d’accusation mais que le Bureau du Procureur ("Accusation") avait l’intention de modifier l’acte d’accusation et d’y ajouter de nouveaux chefs en cas d’arrestation2. L’accusé a été arrêté et remis à la garde du Tribunal international le 10 juillet 1997. Lors de la comparution initiale qui a eu lieu le 30 juillet 1997, il a plaidé non coupable du chef de complicité de génocide.

3. La Défense a été informée de l’intention de l’Accusation de modifier l’acte d’accusation le 11 juillet 1997, lors de sa première rencontre avec l’Accusation3. La Défense a alors déposé le 10 septembre 1997 une Requête aux fins d’éclaircir les règles implicites dans l’article 50 du règlement de procédure et de preuve relatif à la modification de l’acte d’accusation, à laquelle l’Accusation a répondu le 24 septembre 1997. Dans la décision qu’elle a rendu le 1er octobre 1997 concernant cette requête, la Chambre de première instance a jugé que les questions soulevées relevaient de la plénière4. L’article 50 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"), ultérieurement modifié lors d’une session plénière, est entré en vigueur le 12 novembre 1997.

4. La question de la modification de l’acte d’accusation a de nouveau été évoquée le 10 octobre 1997, lors d’une audience portant sur les requêtes, durant laquelle le Président de la Chambre a fait remarquer que l’acte d’accusation devait être modifié "en temps utile, quoi que cela veuille dire". Il a fait remarquer que la composition de la Chambre de première instance devait changer et que cette question serait donc du ressort de la nouvelle Chambre de première instance qui devait être constituée en novembre. À cette occasion, l’Accusation a indiqué qu’il était possible que les modifications envisagées comprennent "des accusations plus graves" qui demanderaient à être étayées par des éléments de preuve supplémentaires.

5. Durant la conférence de mise en état qui s’est tenue devant la nouvelle Chambre de première instance le 24 novembre 1997, l’Accusation a confirmé qu’elle avait l’intention de demander la modification de l’acte d’accusation et a déclaré qu’elle serait en mesure de le faire le 19 décembre 1997. Toutefois, craignant que l’état de santé de l’accusé soit tel qu’une demande d’autorisation pour la modification de l’acte d’accusation soit sans objet, elle a déclaré préférer que la Chambre n’examine cette question qu’après avoir statué sur la demande de mise en liberté provisoire déposée par la Défense. L’Accusation a également annoncé son intention de demander l’insertion dans l’acte d’accusation d’un chef de génocide mais aussi d’infractions graves aux Conventions de Genève. Ni les juges, ni la Défense n’ont réagi à cette annonce. La Chambre de première instance a décidé de ne pas prévoir d’audience postérieure à celle consacrée à l’examen de la demande de mise en liberté provisoire et déclaré qu’en fonction de la décision qu’elle prendrait à ce sujet, elle fixerait en début d’année suivante une date pour l’examen de la demande de l’Accusation de modifier de l’acte d’accusation, si pareille demande était déposée. Le 16 janvier 1998, la Chambre de première instance a rejeté la demande aux fins de mise en liberté provisoire de la Défense et ordonné à l’Accusation de déposer une requête pour modifier l’acte d’accusation le 28 janvier au plus tard.

6. L’ampleur de la modification envisagée de l’acte d’accusation est apparue le 28 janvier 1998, lorsque l’Accusation a déposé une demande d’autorisation pour modifier l’acte d’accusation ("Requête"). Le projet d’acte d’accusation modifié ajoutait au chef de complicité de génocide quatorze autres chefs. Ces nouveaux chefs renvoient aux articles 2, 3 et 5 du Statut et se fondent sur un nombre sensiblement accru d’allégations factuelles. Alors que l’acte d’accusation initial comptait 8 pages, le projet d’acte d’accusation modifié en comportait 18.

7. Le 5 mars 1998, dans sa Décision relative à la demande du Procureur aux fins de déposer un acte d’accusation modifié ("Décision"), la Chambre de première instance rejetait la requête de l’Accusation en application des articles 50 et 73 A) du Règlement5. La Chambre de première instance a jugé que les modifications étaient si importantes qu’elles revenaient à établir un nouvel acte d’accusation, qu’accepter l’acte d’accusation modifié reviendrait à substituer, à la veille du procès dont l’ouverture était fixée au 11 mai 1998, un nouvel acte d’accusation à celui qui avait été confirmé. La Chambre de première instance estimait que l’Accusation ne présentait pas de raisons suffisant à justifier le fait qu’elle n’ait déposé sa requête qu’un an après la confirmation et sept mois après l’arrestation de l’accusé. Elle a donc décidé de rejeter la Requête tant dans l’intérêt de la justice que pour défendre les droits de l’accusé à être informé, sans délai, des accusations portées à son encontre et à être jugé équitablement et rapidement.

8. Prenant acte de ce que la Défense ne s’opposait pas à la demande de l’Accusation d’interjeter appel de la décision de la Chambre de première instance, trois juges de la Chambre d’appel ont fait droit à cette demande le 22 avril 1998, dans leur Arrêt relatif à la demande d’autorisation d’interjeter appel déposée par l’Accusation ("Arrêt sur la demande"). La Chambre d’appel a décidé de statuer en appel selon une "procédure simplifiée sur la base du dossier d’audience de la Chambre de première instance, sans qu’il soit nécessaire de déposer un mémoire [ ...] et hors audience".

9. Le 1er mai 1998, l’Accusation a présenté un Mémoire à l’appui de sa demande d’autorisation pour faire appel du refus de la Chambre de première instance II de l’autoriser à déposer un acte d’accusation modifié. Le 5 mai 1998, la Défense a déposé une réponse au Mémoire du Procureur à l’appui de la demande d’interjeter appel.

B. Arguments des parties

L’Accusation

10. L’Accusation soutient que la Décision est contraire aux normes du droit humanitaire international en matière de délai raisonnable. Elle maintient qu’en l’espèce, la détention préventive n’enfreint aucune des normes internationales prévues dans le Pacte international relatif au droits civils et politiques ("PIDCP") ni aucune des normes régionales fixées par la Convention européenne des droits de l’homme ("CEDH").

11. De l’avis de l’Accusation, l’article 21 4) c) du Statut doit être interprété à la lumière de l’article 14 3) c) du PIDCP puisqu’il se fonde presque mot pour mot sur ce dernier. Selon elle, le commentaire du PIDCP déclarerait que le "retard excessif" ou le "délai raisonnable" évoqués dans l’article 14 3) c) "dépendent des circonstances et de la complexité de l’affaire"6.

12. L’Accusation prétend que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en estimant qu’autoriser la modification de l’acte d’accusation porterait atteinte au droit de l’accusé à être informé dans les meilleurs délais des charges retenues contre lui. Elle affirme que la Chambre de première instance est parvenue à cette conclusion en appliquant à mauvais escient l’article 9 du PIDCP.

13. Selon l’Accusation, les décisions de la Commission européenne et de Cour européenne des droits de l’homme interprétant les articles 5 3) et 6 1) de la CEDH établissent que les juges doivent déterminer le sens de l’expression "dans un délai raisonnable" et les exigences qui s’y attachent en fonction des circonstances de l’espèce. S’agissant de l’article 5 3), l’Accusation a dégagé de la jurisprudence les facteurs essentiels dont la Chambre doit tenir compte : "la complexité et les caractéristiques de l’enquête ; la conduite de l’accusé ; la manière dont l’enquête est menée ; la durée effective de détention ; la durée de détention préventive eu égard à la nature de l’infraction et la peine prévue et à prévoir si l’accusé est reconnu coupable"7. Pour interpréter l’expression "dans un délai raisonnable" qui figure à l’article 6 1), l’Accusation s’appuie sur un certain nombre de critères qu’elle a puisés dans le droit établi : "la complexité de l’affaire, la manière dont l’enquête est menée, la conduite de l’accusé, son possible rôle dilatoire en cours d’instance et sa demande de mise en liberté, la conduite des autorités judiciaires et la durée de la procédure"8.

14. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a pris cette décision plus parce qu’il était opportun de maintenir la date d’ouverture du procès fixée au 11 mai 1998, qu’en raison de la valeur de la demande d’autorisation de l’Accusation aux fins de modifier l’acte d’accusation. Elle fait valoir que l’article 20 du Statut garantit aux deux parties un procès équitable et rapide et que la Chambre de première instance n’a pas tenu compte du préjudice que cette décision porterait à la cause de l’Accusation. Elle soutient que cette Décision la contraint "à aller au procès avec un chef unique d’accusation, la complicité de génocide, qui ne rend pas précisément compte de l’ensemble de la conduite de l’accusé"9 et "sans aucune possibilité de répondre des imprévus en matière de preuve à l’audience, alors que les pièces jointes à l’acte d’accusation modifié créent [ selon elle] un faisceau de présomptions suffisant à engager des poursuites contre l’accusé"10 pour des infractions autres que la complicité de génocide.

15. L’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne lui offrant pas l’occasion de présenter des pièces supplémentaires pour justifier le retard mis à déposer une demande d’autorisation pour modifier l’acte d’accusation. Elle déclare que la Chambre de première instance s’est également fourvoyée en ne se prononçant pas sur la possibilité de confirmer ou d’infirmer l’un quelconque des nouveaux chefs d’accusation envisagés sans repousser par trop la date d’ouverture du procès.

La Défense

16. La Défense estime que l’Accusation ne devrait pas se voir accorder le droit de modifier l’acte d’accusation en y ajoutant 14 nouveaux chefs dix mois et demi après sa confirmation. Elle soutient que "l’Accusation a délibérément choisi de retarder l’ajout de ces chefs d’accusation jusqu’au 28 janvier 1998". Elle prétend que l’article 9 2) du PIDCP s’applique en l’espèce et que M. Kovacevic a donc le droit d’être pleinement informé des raisons de son arrestation et de recevoir notification dans les plus brefs délais de toute accusation portée contre lui. La Défense estime que l’accusé s’est vu refuser le droit à être pleinement et rapidement informé des accusations portées à son encontre puisque l’Accusation n’a fait connaître les 14 chefs d’accusation supplémentaires que six mois et demi après son arrestation. Elle affirme que l’Accusation a fait preuve d’opportunisme en enfreignant ainsi de manière flagrante les principes internationaux des droits de l’homme consacrés par le PIDCP.

17. La Défense fait valoir que ce retard est ipso facto injustifié et déraisonnable puisque la Chambre de première instance a jugé que l’Accusation n’avait aucune raison légitime de repousser la modification de l’acte d’accusation. Pour la Défense, l’Accusation a tardé à modifier l’acte d’accusation pour des raisons tactiques. Elle affirme que non seulement l’Accusation a délibérément repoussé le moment de communiquer les nouveaux chefs d’accusation à l’accusé, mais qu’elle les a dissimulés afin d’obtenir sa coopération contre d’autres personnes. Dans les conclusions qu’elle adressait à la Chambre de première instance, elle disait avoir besoin de sept mois pour préparer son dossier si de nouvelle charges étaient retenues. Affirmation que la Chambre a acceptée. La Défense ajoutait que le report du procès qui s’ensuivrait porterait atteinte au droit de l’accusé à être jugé sans retard excessif.

18. La Défense affirme, en outre, que les pièces jointes de l’Accusation ne créent pas un faisceau de présomptions suffisant à poursuivre l’accusé, étant donné que certains éléments du dossier à charge n’ont pas été prouvés, notamment l’intention de l’accusé de participer à la planification d’un génocide et la place de l’accusé en tant que civil dans la chaîne de commandement des forces militaires et des forces de police.

C. Dispositions Applicables

19. Il est utile de citer les parties pertinentes des dispositions applicables du Statut et du Règlement du Tribunal international, ainsi que certaines dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

Statut

Article 20
Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

2. Toute personne contre laquelle un acte d’accusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat d’arrêt décerné par le Tribunal international, placée en état d’arrestation, immédiatement informée des chefs d’accusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.

3. La Chambre de première instance donne lecture de l’acte d’accusation, s’assure que les droits de l’accusé sont respectés, confirme que l’accusé a compris le contenu de l’acte d’accusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.

[ ...]

Article 21
Les droits de l’accusé

[ ...]

2. Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du statut.

[ ...]

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:

(a) A être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle;

[ ...]

(c) A être jugée sans retard excessif;

[ ...]

Règlement

Article 50
Modification de l’acte d’accusation

(A) Le Procureur peut modifier l’acte d’accusation à tout moment avant sa confirmation. Postérieurement et jusqu'à la comparution initiale de l'accusé devant une Chambre de première instance conformément à l'article 62, il ne peut le faire qu’avec l’autorisation du juge ayant confirmé l'acte d'accusation. Lors de la comparution initiale ou postérieurement, l'acte d'accusation ne peut être modifié que par une requête déposée devant ladite Chambre conformément à l'article 73. Si une telle autorisation est accordée, les articles 47 D) et 53 bis s’appliquent, mutatis mutandis, à l’acte d’accusation modifié.

(B) Si l'acte d'accusation modifié contient de nouveaux chefs d'accusation et si l'accusé a déjà comparu devant une Chambre de première instance conformément à l'article 62, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l'accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d'accusation.

(C) L'accusé disposera d'un nouveau délai de soixante jours pour soulever, en vertu de l'article 72, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d'accusation et, si nécessaire, la date du procès peut être repoussée pour donner à la Défense suffisamment de temps pour se préparer.

Article 59 bis
Transmission d’un mandat d’arrêt

[ ...]

(B) Immédiatement après avoir été placé sous la garde du Tribunal, l'accusé est avisé dans une langue qu'il comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture de l'acte d'accusation et d'un rappel de ses droits, et une mise en garde lui est adressée dans ladite langue.

[ ...]

Article 62
Comparution initiale de l'accusé

Après le transfert d'un accusé au siège du Tribunal, le Président attribue immédiatement l'affaire à une Chambre de première instance. L'accusé comparaît sans délai devant la Chambre, et y est mis formellement en accusation. La Chambre de première instance :

(i) s'assure que le droit de l'accusé à l'assistance d'un conseil est respecté ;

(ii) donne lecture ou fait donner lecture de l'acte d'accusation à l'accusé dans une langue qu'il parle et comprend, et s'assure que l'intéressé comprend l'acte d'accusation ;

(iii) invite l'accusé à plaider coupable ou non coupable pour chaque chef d'accusation ; et à défaut pour l'accusé de plaider, inscrit en son nom au dossier qu'il a plaidé non coupable ;

[ ...]

PIDCP

Article 9

1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.

2. Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui.

[ ...]

Article 14

[ ...]

3. Toute personne accusée d’une infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

c) À être jugée sans retard excessif ;

[ ...]

CEDH

Article 6

1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

[ ...]

3. Tout accusé a droit notamment à :

a. être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;

[ ...]

 

II. DISCUSSION

20. En somme, la requête a été rejetée au motif que permettre la modification de l’acte d’accusation battrait en brèche le droit de l’accusé à un procès équitable et rapide et, plus spécifiquement, pour les raisons suivantes :

21. En premier lieu, l’insertion des nouveaux chefs d’accusation avait pour effet d’allonger d’une façon inadmissible l’acte d’accusation initial. En deuxième lieu, cela aurait entraîné des retards excessifs. En troisième lieu, l’accusé n’avait pas été informé dans les meilleurs délais des nouveaux chefs d’accusation. À l’audience, la Défense a posé la question de savoir si l’ajout de nouveaux chefs d’accusation n’était pas contraire à la règle de spécialité qui prévaut en matière d’extradition.

On passera en revue dans la suite ces quatre points.

i) L’importance des modifications proposées peut-elle soulever des objections ?

22. S’agissant du premier motif de rejet de l’autorisation de modifier l’acte d’accusation, la Chambre de première instance estimait que les nouveaux "chefs d’accusation renvoient aux article 2, 3 et 4 du Statut et se fondent sur un nombre sensiblement accru d’allégations factuelles" et que "la modification proposée est d’une ampleur telle qu’elle équivaut à remplacer l’acte d’accusation actuel par un nouvel acte d’accusation"11. Elle faisait aussi remarquer que les modifications ajouteraient 14 chefs d’accusation à l’unique chef initialement retenu et que l’acte d’accusation passerait de 8 pages à 18 pages.

23. La Chambre n’a pas trouvé là de raison suffisante pour rejeter, sur le fond, l’explication du Procureur, lequel faisait valoir :"l’allongement de l’acte d’accusation qui passe de 8 à 18 pages, relevé par la Chambre de première instance, est uniquement dû à la réorganisation du document, qui reprend la plupart du temps les mêmes faits dans les paragraphes d’introduction à chaque groupe de chefs d’accusation"12. Le document, présenté sous une autre forme, aurait été plus court.

24. Il est certes possible de tenir compte du critère de longueur pour décider si l’accusé est victime d’une injustice. Cependant, pourvu qu’il satisfasse aux autres exigences, une chambre devrait hésiter à refuser au Procureur le droit de modifier l’acte d’accusation pour cette seule raison. La Chambre de première instance n’a pas envisagé la possibilité de réparer l’injustice résultant de l’allongement de l’acte d’accusation en rejetant seulement une partie des modifications, auquel cas elle aurait pu demander à l’Accusation de faire connaître ses préférences ; elle l’a rejeté en bloc.

25. Vu les circonstances de l’espèce, la Chambre n’est pas convaincue que l’importance des modifications puisse soulever des objections.

ii) Les modifications provoquent-elles un retard excessif ?

26. Le deuxième motif mis en avant par la Chambre de première instance pour justifier son refus est le retard excessif. Certains systèmes internes imposent des limites plus strictes que les normes internationalement reconnues. Mais ce sont ces dernières qui s’imposent au Tribunal international. Est-on fondé à penser que la Chambre ne pouvait sans enfreindre ces normes autoriser les modifications proposées ?

27. L’accusé a passé six mois et demi en détention avant que l’Accusation ne dépose sa demande d’autorisation pour modifier l’acte d’accusation. Le procès devait avoir lieu trois mois et demi plus tard. S’il avait été fait droit à la requête, la Défense aurait eu besoin de sept mois pour préparer son dossier en raison des changements. La longueur du procès n’est pas un élément à prendre en compte à ce stade.

28. La Chambre d’appel doit trancher la question suivante : le retard occasionné par l’autorisation de modifier l’acte d’accusation est-il raisonnable compte tenu du droit de l’accusé à un procès équitable et rapide, droit consacré par les articles 20 1) et 21 4) c) du Statut ? Ces dispositions du statut sont calquées sur celles de l’article 14 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La jurisprudence du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies montre que la notion de retard excessif dépend des circonstances de l’affaire.

29. En l’espèce, l’Accusation n’a pas donné de détails et elle n’a pas précisé la longueur des modifications, mais elle a manifesté, dès le début de la procédure, son intention de modifier l’acte d’accusation en ajoutant de nouveaux chefs. Au cours des audiences ultérieures consacrées à l’examen des requêtes, l’Accusation a demandé à la Chambre de fixer une date convenable pour l’examen de sa demande d’autorisation aux fins de modifier l’acte d’accusation. L’Accusation a fait remarquer qu’il vaudrait mieux attendre que la Chambre de première instance ait statué sur la demande de mise en liberté provisoire présentée par la Défense. Celle-ci ne s’y est pas opposée. La Chambre de première instance a accepté la proposition de l’Accusation et fixé le calendrier en conséquence.

30. Le droit d’un accusé à être informé dans les plus brefs délais de la nature et de la cause des accusations portées contre lui, également prévu dans des termes identiques à l’article 6 3) a) de la CEDH, à l’article 14 3) a) du PIDCP et à l’article 21 4) a) du Statut du Tribunal international, est l’un des éléments essentiels de l’exigence générale d’équité et un aspect fondamental du droit à un procès équitable. Les principes généraux communs que l’on peut déduire de la pratique de la Cour européenne des droits de l’Homme concernant l’article 6 de la CEDH offrent quelques indications sur l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions de l’article 21 4) a) et c) du Statut du Tribunal. Premièrement, il convient d’apprécier le droit de l’accusé à être informé dans les plus brefs délais des accusations portées contre lui à la lumière de l’exigence générale d’équité envers l’accusé. Deuxièmement, les informations fournies à l’accusé doivent lui permettre de préparer efficacement sa défense. Troisièmement, l’accusé doit être jugé sans retard excessif. Enfin, cette exigence doit s’apprécier compte tenu des caractéristiques de l’affaire en cause. Ces principes recoupent les dispositions du Statut, qui prévoit, à l’article 21 2) que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement et qui reconnaît, article 21 4) le droit de l’accusé à être informé dans les plus brefs délais de l’accusation portée contre lui et celui d’être jugé sans retard excessif, toutes choses qui font partie des garanties minimales nécessaires pour que soit respectée l’exigence générale d’équité.

31. Pour ce qui est du présent appel, il convient donc de se demander si le Procureur a présenté en temps voulu sa demande de modification de l’acte d’accusation eu égard à l’exigence générale d’équité du procès. La Défense estime, et la Chambre de première instance l’admet, qu’il lui faudrait sept mois supplémentaires pour préparer son dossier en prenant en compte les accusations portées dans l’acte d’accusation modifié. Compte tenu de la complexité de l’affaire, compte tenu aussi du fait que la Défense ne s’est pas élevée contre l’idée, défendue par l’Accusation de repousser l’examen de sa demande de modification de l’acte d’accusation jusqu’à ce que la Chambre de première instance ait statué sur la demande de mise en liberté provisoire, compte tenu enfin, de la décision prise par la Chambre de première instance d’accepter la proposition de l’Accusation, l’allongement de la procédure, même de sept mois, ne constituerait pas un retard excessif et permettrait à l’accusé d’être jugé équitablement.

32. Cette question peut être envisagée sous un autre angle. Un retard aussi important serait excessif s’il venait de ce que l’Accusation a cherché à s’assurer un avantage tactique injuste. Est-ce le cas ?

33. Dans sa réponse à la demande d’interjeter appel de l’Accusation, l’accusé affirmait que celle-ci avait repoussé le dépôt de sa demande de modification afin de contraindre l’accusé à lui accorder un entretien, et d’obtenir sa coopération dans les poursuites engagées contre d’autres personnes et un changement de son plaidoyer. L’Accusation n’a pas répondu à ce grief, lequel n’a pas été exposé à l’audience, même si, devant la Chambre, le Substitut du Procureur a reconnu que l’une des raisons pour lesquelles l’Accusation n’avait pas déposé plus tôt sa demande de modification était qu’elle "se demandait si l’accusé allait accepter d’être interrogé, ce qu’il a finalement refusé, comme il en avait le droit, mais de cela dépendait aussi le choix de la date de dépôt de la demande de modification"13. Dans sa décision, la Chambre de première instance n’a pas mentionné le fait que l’accusé s’était plaint de ce que l’Accusation cherchait à obtenir un avantage tactique et ne s’est pas prononcée sur ce point. Dans ces circonstances, la présente Chambre n’envisage pas de prendre en considération les allégations de la Défense selon lesquelles l’Accusation cherchait à obtenir un avantage injustifiable.

iii) Y a-t-il eu manquement à l’obligation d’informer la Défense des nouvelles accusations dans les plus brefs délais ?

34. S’agissant du troisième motif de rejet, la Défense fait valoir que, si l’Accusation a publié un acte d’accusation pour une partie seulement des accusations qu’elle était en mesure de porter, elle doit en révéler l’autre partie dans les plus brefs délais à la Défense, aux termes de l’article 9 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et que tout manquement à cette obligation lui interdit de demander par la suite une modification de l’acte d’accusation afin de les y inclure. En revanche, l’Accusation considère que l’article 9 du PIDCP "ne s’applique absolument pas aux questions en jeu". A son avis, le Statut et le Règlement du Tribunal international n’exigent pas, pas plus que les article 9 et 14 du PIDCP, d’informer l’accusé dans les plus meilleurs délais des accusations qui ne sont pas portées contre lui. Faisant remarquer, qu’au moment de son arrestation, l’accusé avait immédiatement été informé des raisons de son arrestation et avait reçu une copie de l’acte d’accusation confirmé, l’Accusation affirme qu’elle a ainsi satisfait aux conditions posées à l’article 9 2) et qu’il a été mis fin de la sorte à son application.

35. Les précédents invoqués par la Défense pour démontrer qu’on ne pourrait autoriser l’Accusation à modifier l’acte d’accusation sans enfreindre les dispositions de l’article 9 2) ne sont pas pertinents, car dans chacun des cas cités, on avait jugé qu’il y avait infraction parce que la personne appréhendée n’avait pas été inculpée pour crime au moment de son arrestation. Dans l’affaire Moriana Hernandes Valentini de Bazzano (Communication N°5/1977)14, Martha Valentini de Massera a été arrêtée le 28 janvier 1976, mais n’a été inculpée qu’en septembre 1976, après avoir passé presque huit mois en prison. Dans l’affaire Leopoldo Buffo Carballal (Communication N°33/1978)15, le plaignant a été arrêté en Argentine le 4 janvier 1976 et remis à des membres de la marine uruguayenne qui l’ont plus tard conduit à Montevideo. Il n’a pas été informé des accusations portées contre lui et est resté en détention jusqu’au 26 janvier 1977. Dans l’affaire Alba Pietraroia (Communication N° 44/1979)16, le Comité a jugé que Rossario Pieteroia Zapala avait été arrêté sans mandat d’arrêt début 1976 et mis au secret pendant quatre à six mois. Il n’avait pas été inculpé avant le début de son procès le 10 août 1976. Dans l’affaire Monja Jaona (Communication N° 132/1982)17, la Comité a jugé que Manja Jaona avait été assigné à résidence le 15 décembre 1982, sans aucune explication et détenu ensuite jusqu’au 15 août 1983. Dans l’affaire Glenford Campbell v. Jamaica (Communication N° 248/1987)18 on a jugé qu’il y avait violation de l’article 9 2) parce que M. Campbell n’avait officiellement été inculpé pour crime qu’un mois après son arrestation. Dans aucune des affaires citées par la Défense, il n’avait été procédé à une arrestation sur la base d’un acte d’accusation que l’on aurait, par la suite, cherché à modifier en lui ajoutant de nouveaux chefs.

36. Quelle que soit la signification véritable de "toute" dans l’article 9 2) du PIDCP, point que soulevait le conseil de la Défense, la Chambre ne pense pas que l’obligation d’informer une personne arrêtée de toute accusation portée à son encontre ait été enfreinte en l’espèce. L’article 20 2) du Statut du Tribunal international qui est semblable à l’article 9 2) du PIDCP exige toutefois que la personne soit immédiatement informée des charges retenues contre elle. Le Rapport du Secrétaire général présentant le projet de Statut au Conseil de Sécurité précise à propos de cet article que "toute personne contre laquelle un acte d’accusation à été confirmé sera [ ...] informée du contenu de l’acte d’accusation et placée en état d’arrestation". Ce commentaire cadre bien avec l’idée que ce qui était envisagé, c’était qu’une personne arrêtée devait être informée dans les plus brefs délais des charges retenues dans l’acte d’accusation sur la base duquel elle avait été arrêtée. C’est ce qui a été fait en l’espèce.

iv) Les modification demandées contredisent-elles la règle de spécialité ?

37. Le quatrième et dernier point porte sur l’argument avancé par la Défense selon lequel il existe dans le droit international coutumier une règle de spécialité qui interdit de poursuivre l’accusé pour des charges autres que celles qui ont justifié son arrestation en Bosnie-Herzégovine et son transfert aux Pays-Bas. La Chambre d’appel juge que si ce principe existe en droit international coutumier, il concerne la procédure d’extradition entre États et ne s’applique pas aux actions du Tribunal international. Ce principe interdit à l’État qui demande l’extradition de poursuivre la personne extradée pour des charges autres que celles exposées dans la demande d’extradition. Manifestement, toute autre poursuite porterait atteinte à la souveraineté de l’État requis. Les relations essentielles entre l’État requérant et l’État requis n’ont pas d’équivalent dans les accords concernant le Tribunal international.

 

III. CONCLUSION

38. Par ces motifs, la Chambre d’appel juge que, vu les circonstances de l’affaire, l’Accusation devait être autorisée à modifier l’acte d’accusation en lui ajoutant de nouveaux chefs. La Chambre d’appel ne se prononce pas sur la question de savoir s’il existe un faisceau de présomptions à l’appui des nouvelles charges retenues dans l’acte d’accusation modifié ce qui est nécessaire pour sa confirmation.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
(signé)
Juge Gabrielle Kirk McDonald

Le Juge Shahabuddeen joint son Opinion individuelle à cet Arrêt.

Fait le deux juillet 1998
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Juge May, Président, Juge Vohrah et Juge Mumba.
2. Compte rendu de l’audience de confirmation devant le Juge Odio Benito, Le Procureur c/ Simo Drljaca et Milan Kovacevic, Affaire N° IT-97-24-I, le 13 mars 1997, p. 4.
3. Réponse du Procureur à la requête de la Défense aux fins d’éclaircir les règles implicites dans l’article 50 du Règlement de procédure et de preuve relatif à la modification de l’acte d’accusation, ibid., Chambre de première instance II, 24 septembre 1997, para. 14.
4. Décision relative à la requête de la Défense aux fins d’éclaircir les règles implicites de l’article 50 du règlement de procédure et de preuve, ibid., 1er octobre 1997.
5. Décision relative à la demande du Procureur aux fins de déposer un acte d’accusation modifié, Le Procureur c/ Milan Kovacevic, Affaire N° IT-97-24-PT, Chambre de première instance II, 5 mars 1998.
6. Demande aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision prise par la Chambre de première instance rejetant la requête du Procureur aux fins d’autorisation de déposer un acte d’accusation modifié, Le Procureur c/ Milan Kovacevic, Affaire N° IT-97-24-AR73B), Chambre de première instance II, 13 mars 1998 ("Demande aux fins d’autorisation d’interjeter appel"), p. 13 de la version en anglais, citant Manfred Nowak : U.N. Covenant on Civil and Political Rights : CCPR Commentary, 1993 [ traduction non officielle] .
7. Id., p. 15.
8. Id.
9. Id., p. 8.
10. Id
.
11. Décision, cf supra note 5, respectivement paras 4 et 12 a).
12. Demande aux fins d’autorisation d’interjeter appel, supra note 6, para. 22.
13. Compte rendu d’audience non officiel en anglais, 27 février 1998, pp. 7-8.
14. Comité des droits de l’homme des N.U., Moriana Hernandez Valentini de Bazzano, Communication N° 5/1977, 15 août 1979, repris dans Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Selected Decisions under Optional Protocol (2è -16è sessions), CCPR/OP/1, Nations Unies 1985, p. 40 et suivantes.
15. Comité des droits de l’homme des N.U., Leopoldo Buffo Carballal, Communication N° 33/1978, 27 mars 1981, ibid., p. 63 et suivantes.
16. Comité des droits de l’homme des N.U., Alba Petraroia, Communication N° 44/1979, 27 mars 1981, ibid., p. 76 et suivantes.
17. Comité des droits de l’homme des N.U., Monja Jaona, Communication N° 132/182, 1er avril 1985, repris dans Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Selected Decisions under Optional Protoco, vol. 2 (17e-32e sessions), CCPR/OP/2, Nations Unies 1990, p. 161 et suivantes.
18. Comité des droits de l’homme des N.U., Glenford Campbell v. Jamaica, Communication N° 248/1987, Official Records of the Human Rights Committee 1991/1992, CCPR/11/Add.1, volume ii, Nations Unies 1995, p. 383 et suivantes.