LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Wang Tieya
M. le Juge Rafael Nieto-Navia
M. le Juge Almiro Simões Rodrigues
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le :
2 juillet 1998
LE PROCUREUR
C/
MILAN KOVACEVIC
_____________________________________________________________________
ARRÊT MOTIVANT LORDONNANCE RENDUE LE 29 MAI 1998
PAR LA CHAMBRE DAPPEL
_____________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
Mme Brenda Hollis
M. Michael Keegan
Le Conseil de la Défense :
M. Dusan Vucicevic
M. Anthony DAmato
I. INTRODUCTION
A. Contexte
1. Le Procureur a demandé à la Chambre dappel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") lautorisation dinterjeter appel dune décision prise par la Chambre de première instance II1 lui refusant lautorisation de modifier un acte daccusation en ajoutant à lunique chef daccusation initial quatorze autres. Cet appel a été déclaré recevable par lordonnance du 29 mai 1998, qui indiquait que la Chambre motiverait ultérieurement cette décision par écrit, ce quelle fait par le présent arrêt.
2. Milan Kovacevic se voyait reprocher, dans lacte daccusation initial ("acte daccusation") établi à son encontre et confirmé le 13 mars 1997 par le Juge Odio-Benito, une seule violation de larticle 4 3) e) du Statut du Tribunal international ("Statut"), la complicité de génocide. Lors de laudience de confirmation qui sest déroulée le même jour, le Substitut du Procureur a expliqué que lacte daccusation ne comportait quun chef daccusation mais que le Bureau du Procureur ("Accusation") avait lintention de modifier lacte daccusation et dy ajouter de nouveaux chefs en cas darrestation2. Laccusé a été arrêté et remis à la garde du Tribunal international le 10 juillet 1997. Lors de la comparution initiale qui a eu lieu le 30 juillet 1997, il a plaidé non coupable du chef de complicité de génocide.
3. La Défense a été informée de lintention de lAccusation de modifier lacte daccusation le 11 juillet 1997, lors de sa première rencontre avec lAccusation3. La Défense a alors déposé le 10 septembre 1997 une Requête aux fins déclaircir les règles implicites dans larticle 50 du règlement de procédure et de preuve relatif à la modification de lacte daccusation, à laquelle lAccusation a répondu le 24 septembre 1997. Dans la décision quelle a rendu le 1er octobre 1997 concernant cette requête, la Chambre de première instance a jugé que les questions soulevées relevaient de la plénière4. Larticle 50 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"), ultérieurement modifié lors dune session plénière, est entré en vigueur le 12 novembre 1997.
4. La question de la modification de lacte daccusation a de nouveau été évoquée le 10 octobre 1997, lors dune audience portant sur les requêtes, durant laquelle le Président de la Chambre a fait remarquer que lacte daccusation devait être modifié "en temps utile, quoi que cela veuille dire". Il a fait remarquer que la composition de la Chambre de première instance devait changer et que cette question serait donc du ressort de la nouvelle Chambre de première instance qui devait être constituée en novembre. À cette occasion, lAccusation a indiqué quil était possible que les modifications envisagées comprennent "des accusations plus graves" qui demanderaient à être étayées par des éléments de preuve supplémentaires.
5. Durant la conférence de mise en état qui sest tenue devant la nouvelle Chambre de première instance le 24 novembre 1997, lAccusation a confirmé quelle avait lintention de demander la modification de lacte daccusation et a déclaré quelle serait en mesure de le faire le 19 décembre 1997. Toutefois, craignant que létat de santé de laccusé soit tel quune demande dautorisation pour la modification de lacte daccusation soit sans objet, elle a déclaré préférer que la Chambre nexamine cette question quaprès avoir statué sur la demande de mise en liberté provisoire déposée par la Défense. LAccusation a également annoncé son intention de demander linsertion dans lacte daccusation dun chef de génocide mais aussi dinfractions graves aux Conventions de Genève. Ni les juges, ni la Défense nont réagi à cette annonce. La Chambre de première instance a décidé de ne pas prévoir daudience postérieure à celle consacrée à lexamen de la demande de mise en liberté provisoire et déclaré quen fonction de la décision quelle prendrait à ce sujet, elle fixerait en début dannée suivante une date pour lexamen de la demande de lAccusation de modifier de lacte daccusation, si pareille demande était déposée. Le 16 janvier 1998, la Chambre de première instance a rejeté la demande aux fins de mise en liberté provisoire de la Défense et ordonné à lAccusation de déposer une requête pour modifier lacte daccusation le 28 janvier au plus tard.
6. Lampleur de la modification envisagée de lacte daccusation est apparue le 28 janvier 1998, lorsque lAccusation a déposé une demande dautorisation pour modifier lacte daccusation ("Requête"). Le projet dacte daccusation modifié ajoutait au chef de complicité de génocide quatorze autres chefs. Ces nouveaux chefs renvoient aux articles 2, 3 et 5 du Statut et se fondent sur un nombre sensiblement accru dallégations factuelles. Alors que lacte daccusation initial comptait 8 pages, le projet dacte daccusation modifié en comportait 18.
7. Le 5 mars 1998, dans sa Décision relative à la demande du Procureur aux fins de déposer un acte daccusation modifié ("Décision"), la Chambre de première instance rejetait la requête de lAccusation en application des articles 50 et 73 A) du Règlement5. La Chambre de première instance a jugé que les modifications étaient si importantes quelles revenaient à établir un nouvel acte daccusation, quaccepter lacte daccusation modifié reviendrait à substituer, à la veille du procès dont louverture était fixée au 11 mai 1998, un nouvel acte daccusation à celui qui avait été confirmé. La Chambre de première instance estimait que lAccusation ne présentait pas de raisons suffisant à justifier le fait quelle nait déposé sa requête quun an après la confirmation et sept mois après larrestation de laccusé. Elle a donc décidé de rejeter la Requête tant dans lintérêt de la justice que pour défendre les droits de laccusé à être informé, sans délai, des accusations portées à son encontre et à être jugé équitablement et rapidement.
8. Prenant acte de ce que la Défense ne sopposait pas à la demande de lAccusation dinterjeter appel de la décision de la Chambre de première instance, trois juges de la Chambre dappel ont fait droit à cette demande le 22 avril 1998, dans leur Arrêt relatif à la demande dautorisation dinterjeter appel déposée par lAccusation ("Arrêt sur la demande"). La Chambre dappel a décidé de statuer en appel selon une "procédure simplifiée sur la base du dossier daudience de la Chambre de première instance, sans quil soit nécessaire de déposer un mémoire [ ...] et hors audience".
9. Le 1er mai 1998, lAccusation a présenté un Mémoire à lappui de sa demande dautorisation pour faire appel du refus de la Chambre de première instance II de lautoriser à déposer un acte daccusation modifié. Le 5 mai 1998, la Défense a déposé une réponse au Mémoire du Procureur à lappui de la demande dinterjeter appel.
B. Arguments des parties
LAccusation
10. LAccusation soutient que la Décision est contraire aux normes du droit humanitaire international en matière de délai raisonnable. Elle maintient quen lespèce, la détention préventive nenfreint aucune des normes internationales prévues dans le Pacte international relatif au droits civils et politiques ("PIDCP") ni aucune des normes régionales fixées par la Convention européenne des droits de lhomme ("CEDH").
11. De lavis de lAccusation, larticle 21 4) c) du Statut doit être interprété à la lumière de larticle 14 3) c) du PIDCP puisquil se fonde presque mot pour mot sur ce dernier. Selon elle, le commentaire du PIDCP déclarerait que le "retard excessif" ou le "délai raisonnable" évoqués dans larticle 14 3) c) "dépendent des circonstances et de la complexité de laffaire"6.
12. LAccusation prétend que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en estimant quautoriser la modification de lacte daccusation porterait atteinte au droit de laccusé à être informé dans les meilleurs délais des charges retenues contre lui. Elle affirme que la Chambre de première instance est parvenue à cette conclusion en appliquant à mauvais escient larticle 9 du PIDCP.
13. Selon lAccusation, les décisions de la Commission européenne et de Cour européenne des droits de lhomme interprétant les articles 5 3) et 6 1) de la CEDH établissent que les juges doivent déterminer le sens de lexpression "dans un délai raisonnable" et les exigences qui sy attachent en fonction des circonstances de lespèce. Sagissant de larticle 5 3), lAccusation a dégagé de la jurisprudence les facteurs essentiels dont la Chambre doit tenir compte : "la complexité et les caractéristiques de lenquête ; la conduite de laccusé ; la manière dont lenquête est menée ; la durée effective de détention ; la durée de détention préventive eu égard à la nature de linfraction et la peine prévue et à prévoir si laccusé est reconnu coupable"7. Pour interpréter lexpression "dans un délai raisonnable" qui figure à larticle 6 1), lAccusation sappuie sur un certain nombre de critères quelle a puisés dans le droit établi : "la complexité de laffaire, la manière dont lenquête est menée, la conduite de laccusé, son possible rôle dilatoire en cours dinstance et sa demande de mise en liberté, la conduite des autorités judiciaires et la durée de la procédure"8.
14. LAccusation affirme que la Chambre de première instance a pris cette décision plus parce quil était opportun de maintenir la date douverture du procès fixée au 11 mai 1998, quen raison de la valeur de la demande dautorisation de lAccusation aux fins de modifier lacte daccusation. Elle fait valoir que larticle 20 du Statut garantit aux deux parties un procès équitable et rapide et que la Chambre de première instance na pas tenu compte du préjudice que cette décision porterait à la cause de lAccusation. Elle soutient que cette Décision la contraint "à aller au procès avec un chef unique daccusation, la complicité de génocide, qui ne rend pas précisément compte de lensemble de la conduite de laccusé"9 et "sans aucune possibilité de répondre des imprévus en matière de preuve à laudience, alors que les pièces jointes à lacte daccusation modifié créent [ selon elle] un faisceau de présomptions suffisant à engager des poursuites contre laccusé"10 pour des infractions autres que la complicité de génocide.
15. LAccusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne lui offrant pas loccasion de présenter des pièces supplémentaires pour justifier le retard mis à déposer une demande dautorisation pour modifier lacte daccusation. Elle déclare que la Chambre de première instance sest également fourvoyée en ne se prononçant pas sur la possibilité de confirmer ou dinfirmer lun quelconque des nouveaux chefs daccusation envisagés sans repousser par trop la date douverture du procès.
La Défense
16. La Défense estime que lAccusation ne devrait pas se voir accorder le droit de modifier lacte daccusation en y ajoutant 14 nouveaux chefs dix mois et demi après sa confirmation. Elle soutient que "lAccusation a délibérément choisi de retarder lajout de ces chefs daccusation jusquau 28 janvier 1998". Elle prétend que larticle 9 2) du PIDCP sapplique en lespèce et que M. Kovacevic a donc le droit dêtre pleinement informé des raisons de son arrestation et de recevoir notification dans les plus brefs délais de toute accusation portée contre lui. La Défense estime que laccusé sest vu refuser le droit à être pleinement et rapidement informé des accusations portées à son encontre puisque lAccusation na fait connaître les 14 chefs daccusation supplémentaires que six mois et demi après son arrestation. Elle affirme que lAccusation a fait preuve dopportunisme en enfreignant ainsi de manière flagrante les principes internationaux des droits de lhomme consacrés par le PIDCP.
17. La Défense fait valoir que ce retard est ipso facto injustifié et déraisonnable puisque la Chambre de première instance a jugé que lAccusation navait aucune raison légitime de repousser la modification de lacte daccusation. Pour la Défense, lAccusation a tardé à modifier lacte daccusation pour des raisons tactiques. Elle affirme que non seulement lAccusation a délibérément repoussé le moment de communiquer les nouveaux chefs daccusation à laccusé, mais quelle les a dissimulés afin dobtenir sa coopération contre dautres personnes. Dans les conclusions quelle adressait à la Chambre de première instance, elle disait avoir besoin de sept mois pour préparer son dossier si de nouvelle charges étaient retenues. Affirmation que la Chambre a acceptée. La Défense ajoutait que le report du procès qui sensuivrait porterait atteinte au droit de laccusé à être jugé sans retard excessif.
18. La Défense affirme, en outre, que les pièces jointes de lAccusation ne créent pas un faisceau de présomptions suffisant à poursuivre laccusé, étant donné que certains éléments du dossier à charge nont pas été prouvés, notamment lintention de laccusé de participer à la planification dun génocide et la place de laccusé en tant que civil dans la chaîne de commandement des forces militaires et des forces de police.
C. Dispositions Applicables
19. Il est utile de citer les parties pertinentes des dispositions applicables du Statut et du Règlement du Tribunal international, ainsi que certaines dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de lHomme et des Libertés fondamentales.
Statut
Article 20
Ouverture et conduite du procès
1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.
2. Toute personne contre laquelle un acte daccusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat darrêt décerné par le Tribunal international, placée en état darrestation, immédiatement informée des chefs daccusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.
3. La Chambre de première instance donne lecture de lacte daccusation, sassure que les droits de laccusé sont respectés, confirme que laccusé a compris le contenu de lacte daccusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.
[
...]Article 21
Les droits de laccusé
[
...]2. Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de larticle 22 du statut.
[
...]4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:
(a) A être informée, dans le plus court délai, dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle;
[
...](c) A être jugée sans retard excessif;
[
...]Règlement
Article 50
Modification de lacte daccusation
(A) Le Procureur peut modifier lacte daccusation à tout moment avant sa confirmation. Postérieurement et jusqu'à la comparution initiale de l'accusé devant une Chambre de première instance conformément à l'article 62, il ne peut le faire quavec lautorisation du juge ayant confirmé l'acte d'accusation. Lors de la comparution initiale ou postérieurement, l'acte d'accusation ne peut être modifié que par une requête déposée devant ladite Chambre conformément à l'article 73. Si une telle autorisation est accordée, les articles 47 D) et 53 bis sappliquent, mutatis mutandis, à lacte daccusation modifié.
(B) Si l'acte d'accusation modifié contient de nouveaux chefs d'accusation et si l'accusé a déjà comparu devant une Chambre de première instance conformément à l'article 62, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l'accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d'accusation.
(C) L'accusé disposera d'un nouveau délai de soixante jours pour soulever, en vertu de l'article 72, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d'accusation et, si nécessaire, la date du procès peut être repoussée pour donner à la Défense suffisamment de temps pour se préparer.
Article 59 bis
Transmission dun mandat darrêt
[
...](B) Immédiatement après avoir été placé sous la garde du Tribunal, l'accusé est avisé dans une langue qu'il comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture de l'acte d'accusation et d'un rappel de ses droits, et une mise en garde lui est adressée dans ladite langue.
[
...]Article 62
Comparution initiale de l'accusé
Après le transfert d'un accusé au siège du Tribunal, le Président attribue immédiatement l'affaire à une Chambre de première instance. L'accusé comparaît sans délai devant la Chambre, et y est mis formellement en accusation. La Chambre de première instance :
(i) s'assure que le droit de l'accusé à l'assistance d'un conseil est respecté ;
(ii) donne lecture ou fait donner lecture de l'acte d'accusation à l'accusé dans une langue qu'il parle et comprend, et s'assure que l'intéressé comprend l'acte d'accusation ;
(iii) invite l'accusé à plaider coupable ou non coupable pour chaque chef d'accusation ; et à défaut pour l'accusé de plaider, inscrit en son nom au dossier qu'il a plaidé non coupable ;
[
...]
PIDCP
Article 9
1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire lobjet dune arrestation ou dune détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce nest pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.
2. Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui.
[
...]Article 14
[
...]3. Toute personne accusée dune infraction pénale a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :
a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle ;
b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;
c) À être jugée sans retard excessif ;
[
...]CEDH
Article 6
1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
[
...]3. Tout accusé a droit notamment à :
a. être informé, dans le plus court délai, dans une langue quil comprend et dune manière détaillée, de la nature et de la cause de laccusation portée contre lui ;
[
...]
II. DISCUSSION
20. En somme, la requête a été rejetée au motif que permettre la modification de lacte daccusation battrait en brèche le droit de laccusé à un procès équitable et rapide et, plus spécifiquement, pour les raisons suivantes :
21. En premier lieu, linsertion des nouveaux chefs daccusation avait pour effet dallonger dune façon inadmissible lacte daccusation initial. En deuxième lieu, cela aurait entraîné des retards excessifs. En troisième lieu, laccusé navait pas été informé dans les meilleurs délais des nouveaux chefs daccusation. À laudience, la Défense a posé la question de savoir si lajout de nouveaux chefs daccusation nétait pas contraire à la règle de spécialité qui prévaut en matière dextradition.
On passera en revue dans la suite ces quatre points.
i) Limportance des modifications proposées peut-elle soulever des objections ?
22. Sagissant du premier motif de rejet de lautorisation de modifier lacte daccusation, la Chambre de première instance estimait que les nouveaux "chefs daccusation renvoient aux article 2, 3 et 4 du Statut et se fondent sur un nombre sensiblement accru dallégations factuelles" et que "la modification proposée est dune ampleur telle quelle équivaut à remplacer lacte daccusation actuel par un nouvel acte daccusation"11. Elle faisait aussi remarquer que les modifications ajouteraient 14 chefs daccusation à lunique chef initialement retenu et que lacte daccusation passerait de 8 pages à 18 pages.
23. La Chambre na pas trouvé là de raison suffisante pour rejeter, sur le fond, lexplication du Procureur, lequel faisait valoir :"lallongement de lacte daccusation qui passe de 8 à 18 pages, relevé par la Chambre de première instance, est uniquement dû à la réorganisation du document, qui reprend la plupart du temps les mêmes faits dans les paragraphes dintroduction à chaque groupe de chefs daccusation"12. Le document, présenté sous une autre forme, aurait été plus court.
24. Il est certes possible de tenir compte du critère de longueur pour décider si laccusé est victime dune injustice. Cependant, pourvu quil satisfasse aux autres exigences, une chambre devrait hésiter à refuser au Procureur le droit de modifier lacte daccusation pour cette seule raison. La Chambre de première instance na pas envisagé la possibilité de réparer linjustice résultant de lallongement de lacte daccusation en rejetant seulement une partie des modifications, auquel cas elle aurait pu demander à lAccusation de faire connaître ses préférences ; elle la rejeté en bloc.
25. Vu les circonstances de lespèce, la Chambre nest pas convaincue que limportance des modifications puisse soulever des objections.
ii) Les modifications provoquent-elles un retard excessif ?
26. Le deuxième motif mis en avant par la Chambre de première instance pour justifier son refus est le retard excessif. Certains systèmes internes imposent des limites plus strictes que les normes internationalement reconnues. Mais ce sont ces dernières qui simposent au Tribunal international. Est-on fondé à penser que la Chambre ne pouvait sans enfreindre ces normes autoriser les modifications proposées ?
27. Laccusé a passé six mois et demi en détention avant que lAccusation ne dépose sa demande dautorisation pour modifier lacte daccusation. Le procès devait avoir lieu trois mois et demi plus tard. Sil avait été fait droit à la requête, la Défense aurait eu besoin de sept mois pour préparer son dossier en raison des changements. La longueur du procès nest pas un élément à prendre en compte à ce stade.
28. La Chambre dappel doit trancher la question suivante : le retard occasionné par lautorisation de modifier lacte daccusation est-il raisonnable compte tenu du droit de laccusé à un procès équitable et rapide, droit consacré par les articles 20 1) et 21 4) c) du Statut ? Ces dispositions du statut sont calquées sur celles de larticle 14 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La jurisprudence du Comité des Droits de lHomme des Nations Unies montre que la notion de retard excessif dépend des circonstances de laffaire.
29. En lespèce, lAccusation na pas donné de détails et elle na pas précisé la longueur des modifications, mais elle a manifesté, dès le début de la procédure, son intention de modifier lacte daccusation en ajoutant de nouveaux chefs. Au cours des audiences ultérieures consacrées à lexamen des requêtes, lAccusation a demandé à la Chambre de fixer une date convenable pour lexamen de sa demande dautorisation aux fins de modifier lacte daccusation. LAccusation a fait remarquer quil vaudrait mieux attendre que la Chambre de première instance ait statué sur la demande de mise en liberté provisoire présentée par la Défense. Celle-ci ne sy est pas opposée. La Chambre de première instance a accepté la proposition de lAccusation et fixé le calendrier en conséquence.
30. Le droit dun accusé à être informé dans les plus brefs délais de la nature et de la cause des accusations portées contre lui, également prévu dans des termes identiques à larticle 6 3) a) de la CEDH, à larticle 14 3) a) du PIDCP et à larticle 21 4) a) du Statut du Tribunal international, est lun des éléments essentiels de lexigence générale déquité et un aspect fondamental du droit à un procès équitable. Les principes généraux communs que lon peut déduire de la pratique de la Cour européenne des droits de lHomme concernant larticle 6 de la CEDH offrent quelques indications sur linterprétation quil convient de donner aux dispositions de larticle 21 4) a) et c) du Statut du Tribunal. Premièrement, il convient dapprécier le droit de laccusé à être informé dans les plus brefs délais des accusations portées contre lui à la lumière de lexigence générale déquité envers laccusé. Deuxièmement, les informations fournies à laccusé doivent lui permettre de préparer efficacement sa défense. Troisièmement, laccusé doit être jugé sans retard excessif. Enfin, cette exigence doit sapprécier compte tenu des caractéristiques de laffaire en cause. Ces principes recoupent les dispositions du Statut, qui prévoit, à larticle 21 2) que toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement et qui reconnaît, article 21 4) le droit de laccusé à être informé dans les plus brefs délais de laccusation portée contre lui et celui dêtre jugé sans retard excessif, toutes choses qui font partie des garanties minimales nécessaires pour que soit respectée lexigence générale déquité.
31. Pour ce qui est du présent appel, il convient donc de se demander si le Procureur a présenté en temps voulu sa demande de modification de lacte daccusation eu égard à lexigence générale déquité du procès. La Défense estime, et la Chambre de première instance ladmet, quil lui faudrait sept mois supplémentaires pour préparer son dossier en prenant en compte les accusations portées dans lacte daccusation modifié. Compte tenu de la complexité de laffaire, compte tenu aussi du fait que la Défense ne sest pas élevée contre lidée, défendue par lAccusation de repousser lexamen de sa demande de modification de lacte daccusation jusquà ce que la Chambre de première instance ait statué sur la demande de mise en liberté provisoire, compte tenu enfin, de la décision prise par la Chambre de première instance daccepter la proposition de lAccusation, lallongement de la procédure, même de sept mois, ne constituerait pas un retard excessif et permettrait à laccusé dêtre jugé équitablement.
32. Cette question peut être envisagée sous un autre angle. Un retard aussi important serait excessif sil venait de ce que lAccusation a cherché à sassurer un avantage tactique injuste. Est-ce le cas ?
33. Dans sa réponse à la demande dinterjeter appel de lAccusation, laccusé affirmait que celle-ci avait repoussé le dépôt de sa demande de modification afin de contraindre laccusé à lui accorder un entretien, et dobtenir sa coopération dans les poursuites engagées contre dautres personnes et un changement de son plaidoyer. LAccusation na pas répondu à ce grief, lequel na pas été exposé à laudience, même si, devant la Chambre, le Substitut du Procureur a reconnu que lune des raisons pour lesquelles lAccusation navait pas déposé plus tôt sa demande de modification était quelle "se demandait si laccusé allait accepter dêtre interrogé, ce quil a finalement refusé, comme il en avait le droit, mais de cela dépendait aussi le choix de la date de dépôt de la demande de modification"13. Dans sa décision, la Chambre de première instance na pas mentionné le fait que laccusé sétait plaint de ce que lAccusation cherchait à obtenir un avantage tactique et ne sest pas prononcée sur ce point. Dans ces circonstances, la présente Chambre nenvisage pas de prendre en considération les allégations de la Défense selon lesquelles lAccusation cherchait à obtenir un avantage injustifiable.
iii) Y a-t-il eu manquement à lobligation dinformer la Défense des nouvelles accusations dans les plus brefs délais ?
34. Sagissant du troisième motif de rejet, la Défense fait valoir que, si lAccusation a publié un acte daccusation pour une partie seulement des accusations quelle était en mesure de porter, elle doit en révéler lautre partie dans les plus brefs délais à la Défense, aux termes de larticle 9 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et que tout manquement à cette obligation lui interdit de demander par la suite une modification de lacte daccusation afin de les y inclure. En revanche, lAccusation considère que larticle 9 du PIDCP "ne sapplique absolument pas aux questions en jeu". A son avis, le Statut et le Règlement du Tribunal international nexigent pas, pas plus que les article 9 et 14 du PIDCP, dinformer laccusé dans les plus meilleurs délais des accusations qui ne sont pas portées contre lui. Faisant remarquer, quau moment de son arrestation, laccusé avait immédiatement été informé des raisons de son arrestation et avait reçu une copie de lacte daccusation confirmé, lAccusation affirme quelle a ainsi satisfait aux conditions posées à larticle 9 2) et quil a été mis fin de la sorte à son application.
35. Les précédents invoqués par la Défense pour démontrer quon ne pourrait autoriser lAccusation à modifier lacte daccusation sans enfreindre les dispositions de larticle 9 2) ne sont pas pertinents, car dans chacun des cas cités, on avait jugé quil y avait infraction parce que la personne appréhendée navait pas été inculpée pour crime au moment de son arrestation. Dans laffaire Moriana Hernandes Valentini de Bazzano (Communication N°5/1977)14, Martha Valentini de Massera a été arrêtée le 28 janvier 1976, mais na été inculpée quen septembre 1976, après avoir passé presque huit mois en prison. Dans laffaire Leopoldo Buffo Carballal (Communication N°33/1978)15, le plaignant a été arrêté en Argentine le 4 janvier 1976 et remis à des membres de la marine uruguayenne qui lont plus tard conduit à Montevideo. Il na pas été informé des accusations portées contre lui et est resté en détention jusquau 26 janvier 1977. Dans laffaire Alba Pietraroia (Communication N° 44/1979)16, le Comité a jugé que Rossario Pieteroia Zapala avait été arrêté sans mandat darrêt début 1976 et mis au secret pendant quatre à six mois. Il navait pas été inculpé avant le début de son procès le 10 août 1976. Dans laffaire Monja Jaona (Communication N° 132/1982)17, la Comité a jugé que Manja Jaona avait été assigné à résidence le 15 décembre 1982, sans aucune explication et détenu ensuite jusquau 15 août 1983. Dans laffaire Glenford Campbell v. Jamaica (Communication N° 248/1987)18 on a jugé quil y avait violation de larticle 9 2) parce que M. Campbell navait officiellement été inculpé pour crime quun mois après son arrestation. Dans aucune des affaires citées par la Défense, il navait été procédé à une arrestation sur la base dun acte daccusation que lon aurait, par la suite, cherché à modifier en lui ajoutant de nouveaux chefs.
36. Quelle que soit la signification véritable de "toute" dans larticle 9 2) du PIDCP, point que soulevait le conseil de la Défense, la Chambre ne pense pas que lobligation dinformer une personne arrêtée de toute accusation portée à son encontre ait été enfreinte en lespèce. Larticle 20 2) du Statut du Tribunal international qui est semblable à larticle 9 2) du PIDCP exige toutefois que la personne soit immédiatement informée des charges retenues contre elle. Le Rapport du Secrétaire général présentant le projet de Statut au Conseil de Sécurité précise à propos de cet article que "toute personne contre laquelle un acte daccusation à été confirmé sera [ ...] informée du contenu de lacte daccusation et placée en état darrestation". Ce commentaire cadre bien avec lidée que ce qui était envisagé, cétait quune personne arrêtée devait être informée dans les plus brefs délais des charges retenues dans lacte daccusation sur la base duquel elle avait été arrêtée. Cest ce qui a été fait en lespèce.
iv) Les modification demandées contredisent-elles la règle de spécialité ?
37. Le quatrième et dernier point porte sur largument avancé par la Défense selon lequel il existe dans le droit international coutumier une règle de spécialité qui interdit de poursuivre laccusé pour des charges autres que celles qui ont justifié son arrestation en Bosnie-Herzégovine et son transfert aux Pays-Bas. La Chambre dappel juge que si ce principe existe en droit international coutumier, il concerne la procédure dextradition entre États et ne sapplique pas aux actions du Tribunal international. Ce principe interdit à lÉtat qui demande lextradition de poursuivre la personne extradée pour des charges autres que celles exposées dans la demande dextradition. Manifestement, toute autre poursuite porterait atteinte à la souveraineté de lÉtat requis. Les relations essentielles entre lÉtat requérant et lÉtat requis nont pas déquivalent dans les accords concernant le Tribunal international.
III. CONCLUSION
38. Par ces motifs, la Chambre dappel juge que, vu les circonstances de laffaire, lAccusation devait être autorisée à modifier lacte daccusation en lui ajoutant de nouveaux chefs. La Chambre dappel ne se prononce pas sur la question de savoir sil existe un faisceau de présomptions à lappui des nouvelles charges retenues dans lacte daccusation modifié ce qui est nécessaire pour sa confirmation.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre dappel
(signé)
Juge Gabrielle Kirk McDonald
Le Juge Shahabuddeen joint son Opinion individuelle à cet Arrêt.
Fait le deux juillet 1998
La Haye (Pays-Bas)
[
Sceau du Tribunal]1. Juge May, Président, Juge Vohrah et Juge Mumba.
2. Compte rendu de laudience de confirmation devant le Juge Odio
Benito, Le Procureur c/ Simo Drljaca et Milan Kovacevic, Affaire N° IT-97-24-I, le
13 mars 1997, p. 4.
3. Réponse du Procureur à la requête de la Défense aux fins
déclaircir les règles implicites dans larticle 50 du Règlement de
procédure et de preuve relatif à la modification de lacte daccusation, ibid.,
Chambre de première instance II, 24 septembre 1997, para. 14.
4. Décision relative à la requête de la Défense aux fins
déclaircir les règles implicites de larticle 50 du règlement de procédure
et de preuve, ibid., 1er octobre 1997.
5. Décision relative à la demande du Procureur aux fins de déposer un
acte daccusation modifié, Le Procureur c/ Milan Kovacevic, Affaire N°
IT-97-24-PT, Chambre de première instance II, 5 mars 1998.
6. Demande aux fins dautorisation dinterjeter appel de la
Décision prise par la Chambre de première instance rejetant la requête du Procureur aux
fins dautorisation de déposer un acte daccusation modifié, Le Procureur
c/ Milan Kovacevic, Affaire N° IT-97-24-AR73B), Chambre de première instance II, 13
mars 1998 ("Demande aux fins dautorisation dinterjeter appel"), p.
13 de la version en anglais, citant Manfred Nowak : U.N. Covenant on Civil and
Political Rights : CCPR Commentary, 1993 [ traduction non officielle] .
7. Id., p. 15.
8. Id.
9. Id., p. 8.
10. Id.
11. Décision, cf supra note 5, respectivement
paras 4 et 12 a).
12. Demande aux fins dautorisation dinterjeter appel, supra
note 6, para. 22.
13. Compte rendu daudience non officiel en anglais, 27 février
1998, pp. 7-8.
14. Comité des droits de lhomme des N.U., Moriana Hernandez
Valentini de Bazzano, Communication N° 5/1977, 15 août 1979, repris dans Comité des
droits de lhomme des Nations Unies, Selected Decisions under Optional Protocol
(2è -16è sessions), CCPR/OP/1, Nations Unies 1985, p. 40 et suivantes.
15. Comité des droits de lhomme des N.U., Leopoldo Buffo
Carballal, Communication N° 33/1978, 27 mars 1981, ibid., p. 63 et suivantes.
16. Comité des droits de lhomme des N.U., Alba Petraroia,
Communication N° 44/1979, 27 mars 1981, ibid., p. 76 et suivantes.
17. Comité des droits de lhomme des N.U., Monja Jaona,
Communication N° 132/182, 1er avril 1985, repris dans Comité des droits de lhomme
des Nations Unies, Selected Decisions under Optional Protoco, vol. 2 (17e-32e
sessions), CCPR/OP/2, Nations Unies 1990, p. 161 et suivantes.
18. Comité des droits de lhomme des N.U., Glenford Campbell v.
Jamaica, Communication N° 248/1987, Official Records of the Human Rights Committee
1991/1992, CCPR/11/Add.1, volume ii, Nations Unies 1995, p. 383 et suivantes.