LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Richard George May, Président

M. le Juge Lal Chand Vohrah

Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 20 janvier 1998

 

 

LE PROCUREUR

C/

SIMO DRLJACA
MILAN KOVACEVIC

 

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE
AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
M. Michael Keegan
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Morten Bergsmo

Le Conseil de la Défense :

M. Dusan Vucicevic et M. Igor Pantelic, pour Milan Kovacevic

 

I. INTRODUCTION

1. L’accusé, Milan Kovacevic, a été transféré au quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye ("le quartier pénitentiaire") le 10 juillet 1997 et y est détenu en application d’une Ordonnance aux fins de détention préventive datée du 30 juillet 1997.

2. La présente Décision concerne une requête déposée par la Défense le 9 septembre 1997 et visant, entre autres, la mise en liberté provisoire de l’accusé. Le Bureau du Procureur ("l’Accusation") a déposé le 23 septembre 1997 une réponse à cette Requête.

3. Le 10 octobre 1997, l’audience prévue pour l’examen de cette question a été reportée au 31 octobre 1997, afin que l’accusé soit examiné par plusieurs médecins experts désignés conjointement par les parties. Le 28 octobre 1997, l’audience prévue pour le 31 octobre 1997 a été reportée sine die afin que l’accusé puisse subir des examens médicaux supplémentaires. Le 24 novembre 1997, l’audience a été fixée au 19 décembre 1997 mais a dû être reportée de nouveau, afin de faire droit aux demandes d’examen médicaux supplémentaires formulées par la Défense.

4. Le 7 janvier 1998, la Défense a déposé un Mémoire exposant les points de droit à l’appui de sa Requête aux fins de mise en liberté provisoire. Suite au dépôt, le 14 janvier 1998, de la Réponse du Procureur au Mémoire de la Défense, la question a été entendue par la présente Chambre de première instance lors de l’audience du 16 janvier 1998.

II. DISPOSITIONS APPLICABLES

5. La mise en liberté provisoire des personnes en attente d’un jugement du Tribunal international est régie par l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve ("le Règlement"). Les dispositions pertinentes de cet article sont les suivantes :

Article 65

Mise en liberté provisoire

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté provisoire que sur ordonnance d’une Chambre de première instance.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance que dans des circonstances exceptionnelles, après avoir entendu le pays hôte, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou une autre personne.

C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation des conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui.

D) . . . .

E) . . . .

6. La détention préventive est la règle aux termes de l’article 65 et la mise en liberté provisoire avant le procès est l’exception, celle-ci ne pouvant être ordonnée que lorsque quatre conditions sont remplies. Il incombe à la Défense d’établir en premier lieu l'existence de circonstances exceptionnelles justifiant la mise en liberté provisoire. Deuxièmement, la Défense doit convaincre la Chambre de première instance que l'accusé sera présent au procès. Troisièmement, la Défense doit démontrer que, s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. Enfin, le pays hôte doit être entendu.

7. Ces quatre conditions forment un tout. Le fait que la Défense ne soit pas en mesure de convaincre la Chambre de première instance que l’accusé remplit telle ou telle condition suffit à justifier le rejet de la requête aux fins de mise en liberté provisoire. Par ailleurs, même si la Chambre de première instance constate que les quatre conditions sont réunies, elle conserve le pouvoir de refuser la mise en liberté provisoire.

8.     Le pays hôte, les Pays-Bas, a affirmé, dans une lettre adressée le 18 juillet 1997 au Greffier du Tribunal international, qu’il appartient à ce dernier de décider de l’opportunité de la mise en liberté provisoire et que lui-même ne formulerait des observations que sur les conséquences pratiques d’une telle décision. Le pays hôte a donc été entendu et il incombe à la Défense d’établir que les trois autres conditions sont remplies.

 

III. CONCLUSIONS

9. Le 16 janvier 1998, les parties ont exposé leurs arguments devant la Cour qui, après examen des mémoires des parties, a annoncé que la requête était rejetée et que cette décision serait par la suite motivée par écrit.

10. Nous constatons que la Défense n’a pas été en mesure d’établir que les conditions que l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve impose pour la mise en liberté provisoire étaient remplies. Nous ne sommes pas convaincus de l’existence de circonstances exceptionnelles. Cela, en soi, suffit à rejeter la présente requête. Cependant, dans un souci d’exhaustivité, nous ajouterons que nous ne sommes pas non plus convaincus que l’accusé, s’il était libéré, comparaîtrait au procès et ne mettrait pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. Notre raisonnement s’articule comme suit.

A. Circonstances exceptionnelles

11. La Défense prétend que s’agissant de l’accusé, trois circonstances personnelles peuvent être qualifiées d’exceptionnelles et justifient donc la mise en liberté provisoire : l’état de santé de l’accusé, l’absence de raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis le ou les crimes qui lui sont reprochés et la longueur de sa détention préventive.

1. L’état de santé de l’accusé

12. La mise en liberté provisoire peut être ordonnée lorsque l’état de santé de l’accusé est incompatible avec toute forme de détention. La Défense soutient que l’état de santé de l’accusé, caractérisé par des troubles aussi bien physiques que mentaux, est effectivement incompatible avec son incarcération au quartier pénitentiaire. S’agissant des troubles physiques de l’accusé, la Défense s’appuie sur les rapports des médecins experts suivants : Dr Miodrag Ostojic, cardiologue, Dr Miroslav Kovacevic, neurologue. S’agissant des troubles psychiatriques, la Défense s’appuie sur le rapport d’un expert, le Dr Lorraine Summerfeldt, psychiatre.

13. Nous sommes d’avis que l’état de santé de l’accusé ne peut être assimilé à une circonstance exceptionnelle justifiant sa mise en liberté provisoire. S’agissant de son état psychiatrique, les rapports des médecins experts Dr A. L. Elsman, psychiatre et Dr Paul Bowden, psychiatre et consultant auprès des services de police, indiquent tous deux expressément qu’il est compatible avec le fait qu’il reste en détention. Nous préférons ces deux avis à celui du Dr Summerfeldt qui se prononce en sens contraire..

14. S’agissant de l’état de santé physique de l’accusé, nous avons pris en considération les avis des médecins experts Dr Miodrag Ostojic, Service de cardiologie, Institut des maladies cardio-vasculaires de Belgrade (République fédérale de Yougoslavie) et Pr Miroslav Kovacevic, Professeur de neuropsychiatrie à la Faculté de médecine de Belgrade (République fédérale de Yougoslavie). Nous avons également examiné le relevé quotidien de la pression artérielle de l’accusé, effectué par un infirmier du quartier pénitentiaire. Même si ces avis et notes médicaux montrent clairement que l’accusé souffre d’une maladie grave, rien n’indique que celle-ci soit entrée dans une phase terminale ou que sa vie soit menacée dans l’immédiat. Par ailleurs, on ne saurait penser que l’accusé ne puisse être correctement soigné aux Pays-Bas. Le fait qu’un accusé malade soit dans de meilleures dispositions et réagisse mieux à un traitement médical lorsqu’il est dans son pays d’origine et qu’il jouit du soutien de sa famille ne constitue pas, à notre avis, une circonstance exceptionnelle.

 

 

2. Absence de soupçons plausibles

15. Dans la Décision relative à la requête de l’accusé Delalic aux fins de mise en liberté provisoire, datant du 25 septembre 1996 ("la Décision Delalic"), la Chambre de première instance affirmait ce qui suit :

Lorsqu'il s'agit de décider si un accusé a établi l'existence de circonstances exceptionnelles, la Chambre de première instance s'efforce de déterminer s'il existe des raisons plausibles de soupçonner qu'il a commis le ou les crimes qui lui sont reprochés, son rôle présumé dans le ou les dits crimes et la durée de sa détention. [ Non souligné dans l’original]

16. La Défense est libre d’apporter des éléments de preuve qui pourraient établir l’absence de soupçons plausibles. Comme indiqué dans la Décision Delalic, "[ p] our rester légale, la détention de l'accusé doit faire l'objet d'un examen de sorte que la Chambre de première instance puisse s'assurer que les raisons justifiant la détention demeurent". Dans cette affaire, la Chambre de première instance avait rejeté la thèse de l'Accusation selon laquelle des éléments de preuve n’étaient pas recevables parce qu’ils portaient sur le fond de l'affaire. La Chambre de première instance doit examiner "de façon superficielle" la solidité de l'argumentation de l'Accusation quant à l’existence de soupçons plausibles, sans perdre de vue que le moment n’est pas venu de statuer sur le fond.

17. La Défense soutient que le maintien en détention de l’accusé est injustifié car il n’existe pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis le ou les crimes qui lui sont reprochés. Selon elle, l’Accusation n’a apporté aucune preuve du mens rea nécessaire pour étayer les charges retenues contre l’accusé. La Défense suggère que cette intention précise ne peut raisonnablement pas être déduite du simple fait que l’accusé était membre de la Cellule de crise de la municipalité de Prijedor, que l’Accusation tient pour responsable de la direction et du contrôle des forces serbes de Bosnie lors de la prise par elles de la ville de Prijedor. La Défense ajoute qu’il n’est pas raisonnable de déduire de la présence de jure de l’accusé au sein de la Cellule de crise qu’il est responsable des agissements criminels que cet organe aurait organisés et ordonnés. Par conséquent, la Défense suggère qu’en l’absence d’un "constat de l’intention précise", le Juge Odio Benito a eu tort de confirmer l’acte d’accusation.

18. Pour établir l’absence de soupçons plausibles, la Défense a soumis au Tribunal les éléments de preuve suivants, que nous avons soigneusement examinés :

a) copies des registres d’anesthésie de l’Hôpital général de Prijedor du 24 mai 1992 au 1er septembre 1992 ;

b) liste des patients musulmans admis à l’Hôpital de Prijedor et soignés dans ses différents services, du 21 avril 1992 au 1er septembre 1992, période pendant laquelle l’accusé dirigeait l’Hôpital ;

c) déclaration de M. Goran Dragojevic, ambulancier à Prijedor ;

d) déclaration du Dr Zvonimir Iglic, Chef du service d’ortho-rhino-laryngologie de l’Hôpital de Prijedor ;

19. À notre avis, il n’est pas nécessaire à ce stade, avant l’ouverture du procès, que l’Accusation prouve le mens rea pour établir l’existence de soupçons plausibles. Dans la Décision Delalic, la Cour a noté que l’existence de soupçons raisonnables présupposait celle

de faits ou d'informations propres à persuader un observateur objectif que l'individu en cause peut avoir commis l'infraction. [ Non souligné dans l’original]

Il n’est pas nécessaire que "l'existence et la nature du crime dont la personne concernée est soupçonnée soient établies puisque c'est le but de l'enquête, dont le déroulement approprié est facilité par la détention".

20. De même, nous soutenons qu’en l’espèce, il n’est pas nécessaire que l’Accusation prouve le mens rea ou l’intention pour obtenir la confirmation de l’acte d’accusation. La confirmation d’un acte d’accusation n’est pas une décision sur le fond. Elle requiert l’existence d’"éléments de preuve suffisants pour soutenir raisonnablement qu’un suspect a commis une infraction relevant de la compétence du Tribunal". En confirmant l’acte d’accusation dans l’affaire Le Procureur c/ Rajic, le Juge Sidhwa a noté que "pour qu’il puisse soutenir raisonnablement qu’un suspect a commis une infraction, les faits dont dispose le Procureur doivent l’inciter à soupçonner sans ambiguïté que ledit suspect est coupable du crime qui lui est reproché". Le Juge Sidhwa ajoutait que "[ P] ar conséquent, les éléments de preuve n’ont pas à être tout à fait convaincants ou concluants ; ils doivent être appropriés ou satisfaisants pour justifier la conviction que le suspect a commis le crime".

21. Nous en concluons que la Défense n’a pas été en mesure de prouver l’absence de soupçons raisonnables quant à la culpabilité de l’accusé. Nous sommes d’avis que les éléments de preuve soumis par la Défense ne permettent pas de rejeter la présomption de soupçons raisonnables qui découlent de la confirmation de l’acte d’accusation délivré contre l’accusé. Nous sommes convaincus que la persistance des soupçons pesant sur l’accusé justifie son maintien en détention.

 

3. Durée de la détention

22. La durée de la détention d’un accusé est un élément à prendre en considération dans l’appréciation des circonstances qui, du fait de leur caractère exceptionnel, pourraient justifier sa mise en liberté provisoire.

23. La Défense soutient que la détention prolongée de l’accusé constitue une violation des droits de l’homme. Elle cite à cet égard de nombreuses autorités nationales du droit, essentiellement américaines, qui condamnent la détention préventive prolongée, en tant que négation des droits de l’accusé et comme mesure de nature plus punitive que réglementaire. Elle suggère que le Tribunal international devrait fixer des normes quant au caractère raisonnable de la durée de la détention préventive, normes qui ne seraient pas inférieures à celle des systèmes internes.

24. Nous considérons que la durée de détention de l’accusé reste, en l’espèce, totalement dans des limites acceptables. Nous rejetons par conséquent les propositions de la Défense, pour les raisons exposées ci-après. Tout d’abord, la durée de la détention de l’accusé, à ce jour et jusqu’à la date prévue pour la fin du procès, reste bien en deçà des normes internationales établies, si l’on considère la gravité des crimes qui lui sont reprochés. La Commission européenne des droits de l’homme et la Cour européenne des droits de l’homme ont toutes tous deux avalisé des périodes de détention préventive supérieures à quatre ans. Deuxièmement, au vu des difficultés que rencontre le Tribunal international pour enquêter sur des affaires complexes impliquant des crimes graves commis à des milliers de kilomètres de son siège des Pays-Bas et pour engager des poursuites sans l’aide d’une force de police, la détention de l’accusé depuis six mois ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant sa mise en liberté provisoire. Ce sont ces difficultés qui font la différence entre les procédures engagées devant le Tribunal international et celles introduites devant des juridictions nationales qui ont à leur disposition des forces de police et d’autres moyens d’investigation, pour enquêter sur des crimes commis sur le territoire national. Nous en concluons que l’accusé n’a pas été maintenu en détention préventive pendant une durée excessive et que ses droits n’ont donc pas été violés.

 

B. Risque de fuite / Danger pour des victimes, des témoins ou d’autres personnes

25. S’il est fait droit à sa requête aux fins de mise en liberté provisoire, l’accusé souhaite regagner le territoire de la Republika Srpska. Le 10 octobre 1997, lors de la première audience consacrée à la question, la Défense a présenté au Tribunal international une lettre du Président de la Republika Srpska de l’époque, M. Gojko Klickovic, en date du 7 octobre 1997 l’informant que son pays était prêt à accueillir l’accusé à son retour.

26. La Défense prétend que s’il était libéré, l’accusé comparaîtrait au procès et ne représenterait pas de danger pour les victimes, les témoins ou toute autre personne, conformément à l’article 65 B) du Règlement. Nous remarquons cependant que la Défense n’a présenté à l’appui de cette assertion que deux lettres. La première, en date du 7 octobre 1997 et présentée par la Défense lors de l’audience du 10 octobre 1997, émanait également du Président de la Republika Srpska de l’époque, M. Gojko Klickovic et annonçait que la Republika Srpska était prête à déposer une caution auprès du Tribunal international, garantissant la comparution de l’accusé au procès. La seconde, datée du 11 janvier 1998 et déposée par la Défense le 12 janvier 1998, provenait de l’actuel Président de la Republika Srpska, Mme Biljana Plavsic, qui appuyait la requête de l’accusé aux fins de mise en liberté provisoire mais précisait qu’elle n’offrait aucune garantie quant à sa comparution lors du procès.

27. Après examen des deux lettres présentées par la Défense, le Tribunal n’est pas suffisamment convaincu que l’accusé comparaîtra lors du procès. Il est de notoriété publique que la Republika Srpska n’a arrêté aucune des quarante-huit personnes mises en cause publiquement par le Tribunal et présumées résider dans ce pays. Nous sommes également conscients de la difficulté de faire jouer des garanties ou d’assurer le respect des autres conditions imposées en contrepartie de la mise en liberté provisoire, comme l’obligation de se présenter quotidiennement aux services de police ou la résidence surveillée.

28. La Défense n’a pas présenté d’éléments de preuve supplémentaires. Prenant en compte l’argument de l’Accusation selon lequel la gravité de l’infraction et le processus de communication multiplient les risques de contacts avec les témoins, nous concluons que la Défense n’a pas été en mesure de démontrer que s’il était libéré, l’accusé comparaîtrait au procès et ne représenterait pas un danger pour les victimes, les témoins ou toute autre personne.

IV. DISPOSITIF

29. Par ces motifs, la CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE à l’unanimité la Requête de la Défense aux fins de mise en liberté provisoire conformément à l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve.

 

 FAIT en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre

de première instance

  (signé)

Richard George May

Fait le vingt janvier 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]