LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : M. le Juge Richard George May, Président
M. le Juge Lal Chand Vohrah
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 5 mars 1998
LE PROCUREUR
C/
MILAN KOVACEVIC
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DECISION RELATIVE A LA DEMANDE DU PROCUREUR AUX FINS DE DEPOSER UN ACTE D'ACCUSATION MODIFIE
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Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
M. Michael Keegan
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Morten Bergsmo
Le Conseil de la Défense :
M. Dusan Vucicevic
M. Anthony DAmato
I. Introduction
1. La présente Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie ("Tribunal international") est saisie dune Requête aux fins dobtenir lautorisation de déposer un acte daccusation modifié ("Requête"), déposée par le Bureau du Procureur ("Accusation") le 28 janvier 1998, en application des articles 50 et 73 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"). Le 5 février 1998, la Défense a déposé une Requête aux fins de proroger le délai, à laquelle la Chambre de première instance a fait droit le 9 février 1998. La Défense a déposé, le 20 février 1998, sa Réponse à la Requête du Procureur aux fins dobtenir lautorisation de déposer un acte daccusation modifié ; cette réponse a été suivie dun corrigendum déposé le 23 février 1998 (ces deux documents constituent la "Réponse"). Le 26 février 1998, lAccusation a demandé lautorisation de répondre à la Défense et a joint à sa demande la réplique quelle se proposait de présenter ( "Réplique").
La Chambre de première instance a entendu les exposés des parties le 27 février 1998, date à laquelle elle a accepté que soit présentée la Réplique et a rendu sa décision orale, rejetant la Requête et réservant sa décision écrite.
Suite à la décision orale de la Chambre de première instance, la Défense a retiré sa Requête aux fins de supprimer parties de lacte daccusation, déposée le 11 septembre 1997 et dont lexamen avait été reporté en attendant quil soit statué sur la Requête.
La Chambre de première instance, ayant examiné les conclusions écrites et orales des parties,
rend sa décision écrite.
II. Analyse
A. Contexte
2. Un projet dacte daccusation modifié est annexé à la Requête. Lacte daccusation actuel ("Acte daccusation"), établi à lencontre de laccusé Milan Kovacevic, a été confirmé par Mme le Juge Odio Benito le 13 mars 1997. Laccusé a été arrêté et placé sous la garde du Tribunal international le 10 juillet 1997 sur la base de cet Acte daccusation. Lors de sa comparution initiale, le 30 juillet 1997, laccusé a plaidé "non coupable" pour un seul chef, celui de complicité de génocide, qui constitue une violation de larticle 4 du Statut du Tribunal international.
3. LAccusation a fait connaître son intention de modifier lActe daccusation pour la première fois au moment de la confirmation le 13 mars 1997. La Défense a été informée de cette intention le 11 juillet 1997, lors de la première rencontre quelle a eue avec lAccusation après larrestation de laccusé. La Défense a en conséquence déposé, le 10 septembre, une Requête aux fins déclaircir les règles implicites dans larticle 50 du Règlement, requête à laquelle lAccusation a répondu le 24 septembre 1997. Statuant sur cette requête, la Chambre de première instance a conclu que les points litigieux nétaient pas de son ressort mais du ressort de la plénière. Larticle 50 du Règlement a ensuite été modifié lors dune réunion plénière et sa nouvelle version est entrée en vigueur le 12 novembre 1997.
4. LAccusation avait donc déjà fait connaître à la Défense et à la Chambre de première instance son intention de modifier lActe daccusation. Toutefois, lampleur de cette modification nest apparue que lors du dépôt, le 28 janvier 1998, de la Requête et de la proposition dacte daccusation modifié. Le Procureur cherche, par une modification de lacte daccusation initial, à ajouter 14 chefs daccusation à lunique chef primitivement retenu, celui de complicité de génocide. Ces chefs daccusation renvoient aux articles 2, 3 et 4 du Statut et se fondent sur un nombre sensiblement accru dallégations factuelles. LActe daccusation compte huit pages tandis que la proposition dacte daccusation modifié en compte dix-huit.
B. Arguments
5. Dans sa Requête, le Procureur nindique pas les raisons pour lesquelles il entend modifier lacte daccusation. Il les expose dans la Réplique où il fait valoir différents arguments :
a) la modification de lacte daccusation envisagée se justifie compte tenu des éléments de preuve présentés, qui établissent clairement une présomption de culpabilité pour chacun des changements proposés ;
b) la Requête est introduite conformément à larticle 50 du Règlement et à la pratique des juridictions nationales ;
c) les règles et les modalités dexamen ainsi que lobligation quun ou plusieurs Juge(s) de confirmation interviennent restent les mêmes aux termes de larticle 50 révisé du Règlement quaux termes de larticle 19 du Statut et de larticle 47 du Règlement ;
d) laccusé na pas le droit de recevoir les pièces jointes à lacte daccusation ni de contester le fond de lacte daccusation à ce stade de la procédure ;
e) dès le début de la procédure, le Procureur a annoncé à plusieurs reprises son intention de modifier lacte daccusation ;
f) les "nouveaux" chefs daccusation se fondent sur les mêmes événements fondamentaux et faits généraux ;
g) larticle 9 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("Pacte") de 1996 a été respecté lors de larrestation de laccusé et nest donc plus applicable ;
h) la Chambre de première instance ne pourrait refuser son autorisation que sil était porté atteinte au droit de laccusé à un procès équitable ; ce ne serait pas le cas si la Défense se voyait octroyer des délais supplémentaires pour préparer le procès.
Lors de laudience du 27 février 1998, lAccusation a abordé la question du retard ; elle a affirmé que :
a) aucun retard excessif na pu être observé ;
b) tout retard se justifie compte tenu des circonstances particulières de laffaire ; ainsi, la composition de la Chambre de première instance a été modifiée et il a fallu attendre la décision sur la demande de mise en liberté provisoire présentée par laccusé.
6. La Défense estime que la Requête devrait être rejetée pour les motifs suivants :
a) lAccusation ne devrait pas être fondée à modifier lActe daccusation de cette manière sept mois après larrestation de laccusé ;
b) sinon, il y aurait méconnaissance de lArticle 9 2) du Pacte qui stipule que laccusé a droit à être informé, dans les plus brefs délais, des accusations portées contre lui à la date de larrestation ;
c) la Chambre de première instance ne devrait pas faire limpasse sur larbitraire et lopportunisme de lAccusation en autorisant la modification ;
d) la Chambre de première instance devrait montrer lexemple et faire respecter les principes du droit international humanitaire en défendant les droits de laccusé ;
e) les pièces jointes à lActe daccusation ne suffisent pas à créer une présomption de culpabilité puisque certains éléments du dossier de lAccusation, comme lintention quaurait eu laccusé de participer à un projet de génocide et la position de laccusé en tant que civil dans la chaîne de commandement des forces militaires et de police, ne sont pas suffisamment établies.
f) la Chambre de première instance na pas compétence aux termes de larticle 3 du Statut pour juger certains actes commis dans le cadre dun conflit armé international.
C. Droit applicable
7. Larticle 50 A), dans sa forme actuelle, a été adopté le 12 novembre 1997. Il dispose que :
Le Procureur peut modifier lacte daccusation à tout moment avant sa confirmation. Postérieurement et jusquà la comparution initiale de laccusé devant une Chambre de première instance conformément à larticle 62, il ne peut le faire quavec lautorisation du juge ayant confirmé lacte daccusation. Lors de la comparution initiale ou postérieurement, lacte daccusation ne peut être modifié que par une requête déposée devant ladite Chambre conformément à larticle 73. Si une telle autorisation est accordée, les articles 47 D) et 53 bis sappliquent, mutatis mutandis, à lacte daccusation modifié.
Avant cette date, le pouvoir dautoriser le Procureur à modifier un acte daccusation avant louverture du procès appartenait au juge ayant confirmé lacte daccusation ; une telle modification ne se faisait donc pas par voie de requêtes présentées à la Chambre de première instance saisie de laffaire. Cest donc la première fois quune Chambre de première instance a eu à envisager lapplication de la nouvelle mouture de larticle 50 du Règlement. La pratique passée du Tribunal international en matière de modification des actes daccusation ne permet par conséquent pas à la Chambre de première instance de tirer le moindre enseignement en lespèce.
8. LAccusation reconnaît que le pouvoir de modifier un acte daccusation nest pas illimité et que laccusé doit se voir garantir un procès équitable. Cependant, ce nest pas le seul droit de laccusé en cause. Le paragraphe 1 de larticle 20 du Statut garantit le droit de laccusé à un procès équitable et rapide. Ce droit est également consacré par le paragraphe 4 c) de larticle 21 du Statut qui protège le droit de laccusé à être jugé sans retard excessif. Ces articles rendent compte des principes généraux du droit international humanitaire. La Chambre de première instance prend également note du paragraphe 2 de larticle 20 du Statut et du paragraphe 4 a) de larticle 21 du Statut qui prévoient que laccusé est informé dans les plus brefs délais des accusations portées contre lui.
9. Les deux parties ont invoqué larticle 9 2) du Pacte qui stipule que :
Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui.
10. Les systèmes juridiques internes autorisent en général la modification des actes daccusation avant et après le procès. Les systèmes de tradition civiliste et ceux de la common law envisagent cette procédure de deux façons différentes. Dans de nombreux systèmes civilistes, les actes daccusation sont examinés par le magistrat instructeur avant le procès. En raison de la nature inquisitoire de ces systèmes, les modifications dacte daccusation ne font pas lobjet de contestations aussi vives que dans le système de la common law ; néanmoins, si de nouvelles allégations se fondent sur des faits différents, le procureur présente habituellement un acte daccusation distinct pour ces allégations.
11. Dans certaines juridictions de la common law, des modifications ont été autorisées même à un stade avancé de la procédure, pour autant que la modification ne portait pas préjudice à laccusé. Ainsi, en Angleterre, la Cour dappel a conclu, dans laffaire R. v. Johal and Ram :
[ P] lus long est lintervalle entre linculpation et la modification, plus il est probable quune injustice soit causée et, chaque fois quune modification est demandée, il est essentiel de procéder à un examen minutieux pour voir si la personne accusée sera lésée du fait de cette modification.
En vertu de ce principe, que lon retrouve dans certaines autres juridictions de la common law, laccusé naurait pas un procès équitable du simple fait quil aurait disposé dun délai supplémentaire pour prépare sa défense. Ce principe exige aussi que laccusé ne soit pas induit en erreur au sujet des accusations portées contre lui. Le système écossais rejette totalement certains types de modification. La loi (écossaise) sur la procédure pénale de 1995 dispose que :
s. 96 2) : Aucune disposition de cette section nautorise une modification qui touche à la nature de linfraction reprochée à laccusé. . . .
III. RAISONS
12. Les raisons pour lesquelles la Chambre de première instance rejette la Requête sont les suivantes :
a) La modification proposée (consistant en lajout de 14 chefs supplémentaires et dallégations factuelles qui font passer le nombre de pages de lActe daccusation de 8 à 18) est dune ampleur telle quelle équivaut à remplacer lActe daccusation actuel par un nouvel acte daccusation ; une modification de cette importance aurait dû être présentée plus rapidement (et non près dun an après la confirmation de lacte daccusation et sept mois après larrestation de laccusé).
b) La modification demandée nest pas la conséquence dune acquisition tardive de pièces qui nétaient pas disponibles lors de la confirmation de lActe daccusation ; tous les chefs supplémentaires ne sont pas non plus couverts par les allégations factuelles énoncées dans lActe daccusation initial. Les raisons avancées par lAccusation ne justifient pas le dépôt tardif de cette demande. Le fait est que lAccusation connaissait tout du dossier de laccusé bien avant que ce dernier nen ait connaissance. LAccusation aurait dû tout mettre en oeuvre pour présenter la totalité du dossier au juge chargé de la confirmation de lacte daccusation de façon à éviter de donner limpression que ledit dossier avait constituer larrestation de laccusé et de façon à respecter le principe de légalité des armes.
c) Permettre ce qui revient à remplacer lActe daccusation actuel par un nouvel acte daccusation à ce stade avancé de la procédure porterait atteinte au droit de laccusé à être informé, dans les meilleurs délais, des accusations portées contre lui et le désavantagerait dans la préparation de sa défense. Le seul moyen de réparer linjustice faite à laccusé serait doctroyer à la Défense un délai supplémentaire lui permettant de préparer sa défense. Le procès est fixé au 11 mai 1998. La Défense a fait savoir quelle aurait déjà besoin de sept mois pour préparer son dossier, délai qui semble raisonnable. Le procès serait par conséquent reporté au moins jusquà lautomne de cette année, ce qui porterait atteinte au droit de laccusé.
d) Laccusé est toujours maintenu en détention. Sa demande de mise en liberté provisoire a été rejetée. Il est de lintérêt de la justice que son procès souvre.
e) Le rejet par la Chambre de première instance de la Requête rend sans objet tout nouvel examen au fond de lacte daccusation et dautres questions soulevées par lAccusation. En conclusion, la Chambre de première instance déplore le dépôt tardif de cette demande et est certaine que, à lavenir, aucune Chambre de première instance ne sera saisie si tard dune demande de ce type.
IV. Dispositif
Par ces motifs,
en application des articles 50 et 73 du Règlement
La Chambre de première instance rejette la Requête du Procureur aux fins dobtenir lautorisation de déposer un acte daccusation modifié, requête déposée le 28 janvier 1998.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre,
/signé/
Richard George May
Fait le cinq mars 1998
La Haye (Pays-Bas)
[ Sceau du Tribunal]