Affaire n° : IT-02-59-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Wolfgang Schomburg, Président

Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Carmel Agius

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
15 avril 2003

LE PROCUREUR
C/
DARKO MRDJA

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE DARKO MRDJA AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
M. Nicolas Koumjian
Mme Sureta Chana

Le Conseil de l’accusé :

M. Vojislav M. Dimitrijevic

 

I. INTRODUCTION

A. Rappel de la procédure

1. La Chambre de première instance II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  ») est saisie d’une requête intitulée « Requête aux fins de la mise en liberté provisoire de Darko Mrda » (Motion for Provisional Release of Darko Mrda) (la « Requête »), déposée le 14 mars 2003 par la Défense de Darko Mrda (la « Défense »), par laquelle l’accusé Mrda sollicite sa mise en liberté provisoire pour pouvoir rejoindre sa famille à Prijedor, en Republika Srpska. Par une lettre du 26 novembre 2002, déposée le 29 novembre 2002, le Gouvernement de Republika Sprska (Bosnie-Herzégovine) avait déjà donné au Tribunal des garanties en faveur de la demande de mise en liberté provisoire de l’accusé Mrda.

2. Le 25 mars 2003, le Bureau du Procureur (« l’Accusation ») a déposé, à titre partiellement confidentiel, la « Réponse de l’Accusation à la Requête aux fins de mise en liberté provisoire » (Prosecution Response to Motion for Provisional Release) (la « Réponse »), par laquelle il demande à la Chambre de rejeter la demande de mise en liberté provisoire de Mrda.

3. Aucune des parties n’a sollicité d’audience au sujet de la présente Requête.

4. L’accusé Darko Mrda est inculpé d’extermination, de meurtre et d’actes inhumains, un crime contre l’humanité et une violation des lois ou coutumes de la guerre, pour avoir tué, en août 1992, environ 200 hommes non serbes sur une route franchissant le Mont Vlasic. Il a été arrêté le 13 juin 2002 et a effectué sa première comparution le 17 juin 2002, durant laquelle il a plaidé non coupable de toutes les accusations retenues contre lui.

B. Arguments des parties

1. Arguments de la Défense

5. La Défense fait valoir en premier lieu que, bien qu’elle soit consciente de la gravité des crimes, l’accusé n’est pas inculpé au titre de la responsabilité de commandement, telle que prévue par l’article 7 3) du Statut, mais bien au titre de la responsabilité prévue à l’article 7 1) du Statut, ce qui rend le dossier moins compliqué.

6. La Défense affirme qu’avant son arrestation, l’accusé ignorait qu’un acte d’accusation était dressé contre lui ; il n’a donc pas eu l’occasion de se rendre de son plein gré au Tribunal.

7. La Défense se réfère aux garanties fournies par les autorités de Republika Srpska et fait valoir, outre ces garanties, la forte présence de la communauté internationale en Republika Sprska. La Défense affirme en outre que l’accusé n’exerce aucune influence politique en Republika Srpska. Pris ensemble, ces arguments amènent la Défense à conclure que les garanties fournies par les autorités de Republika Srpska « revêtent davantage de crédibilité que dans la plupart des autres affaires » et qu’il « est très peu probable que les autorités compétentes de Republika Srpska ne respectent pas leurs engagements ».

8. Pour la Défense, la situation personnelle de l’accusé l’inciterait à s’acquitter de ses obligations s’il était mis en liberté provisoire. Tout d’abord, la Défense avance que, du fait de sa détention, sa famille connaît des difficultés financières . En cas d’élargissement, il n’aurait pas les moyens de s’échapper de Prijedor. Ensuite, la Défense avance que son fils, bientôt âgé de deux ans, souffre d’une maladie grave, qui requiert des soins intensifs et onéreux.

9. La Défense argue également que l’accusé ne représenterait aucun danger pour les victimes et les témoins. Les survivants du crime pour lequel il est poursuivi sont bien connus. L’accusé n’a jamais essayé d’entrer en contact avec eux et, d’après la Défense, aucun des témoins potentiels, pour autant que leur nom lui ait été communiqué , ne vit dans la municipalité de Prijedor, ou en Bosnie-Herzégovine.

10. La Défense affirme en outre qu’aucune date n’a encore été fixée pour l’ouverture du procès et qu’à la lumière des dispositions pertinentes du droit international humanitaire, la détention provisoire doit être limitée au strict minimum.

11. D’après la Défense, l’accusé acceptera toutes conditions que la Chambre de première instance jugera nécessaires à sa mise en liberté provisoire. En outre, l’accusé souhaite coopérer avec l’Accusation « dans les conditions qui seront convenues ».

12. Enfin, la Défense avance qu’elle serait mieux à même de préparer le dossier de l’accusé si celui-ci se trouvait à Prijedor.

2. Arguments de l’Accusation

13. L’Accusation soutient qu’il incombe à l’accusé de prouver que, une fois libéré , i) il comparaîtra à son procès et ii) il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. Elle fait ensuite valoir que, même si la Défense s’est acquittée de son obligation à cet égard, l’article 65 du Règlement laisse la Chambre de première instance libre de refuser d’ordonner la mise en liberté provisoire .

14. D’après l’Accusation, la Chambre ne saurait avoir la certitude que l’accusé comparaîtra à son procès. L’accusé est inculpé de crimes très graves. Il commandait une unité de police qui, d’après l’Accusation, a massacré environ 200 hommes. Si le procès confirme cette thèse, une lourde peine sera prononcée.

15. L’Accusation déclare ensuite que la Défense ne fournit pas la moindre preuve de la prétendue situation financière et familiale de l’accusé. Aucune précision ne figure dans la Requête quant à la situation financière de l’accusé ou de sa famille . Aucune preuve n’est fournie d’un emploi que l’accusé aurait occupé avant son arrestation ou de revenus qu’il aurait eus, pas plus que n’est apporté un dossier médical officiel constatant le mauvais état de santé du fils de l’accusé.

16. Quant à la fiabilité des informations concernant l’accusé, l’Accusation fait observer que, lors de sa première comparution, l’accusé a fourni de fausses informations sur son domicile. Après enquête, il s’est avéré que l’adresse qu’il avait fournie était celle de son père et de sa soeur, qu’il n’y vivait plus depuis plusieurs années suite à son mariage et que, depuis lors, il avait déménagé quatre fois. L’Accusation en infère une certaine instabilité chez l’accusé, qui fait craindre qu’il ne prenne la fuite au cas où il serait fait droit à sa demande de mise en liberté provisoire .

17. Enfin, s’agissant de la question de savoir si l’accusé comparaîtra, l’Accusation rappelle les circonstances de son arrestation. D’après elle, la prétendue ignorance de l’accusé quant à l’existence d’un acte d’accusation à son encontre doit être appréciée à la lumière de son arrestation par des soldats de la SFOR, lors de laquelle l’accusé a essayé de résister et où un pistolet chargé a été trouvé sur lui.

18. S’agissant de la deuxième condition posée à l’article 65 B) du Règlement, à savoir qu’un accusé ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne, l’Accusation craint surtout que l’accusé, une fois libéré, ne retourne à Prijedor. Ancien membre de la police de Prijedor, il peut être considéré comme quelqu’un de connu, ayant accès à un grand nombre d’informations. Son retour à Prijedor pourrait avoir un effet dissuasif sur des victimes et des témoins, que l’Accusation pourrait souhaiter citer à comparaître dans cette affaire ou dans d’autres. L’Accusation est d’avis que l’accusé mettrait sérieusement en danger ces personnes et pourrait essayer de menacer les témoins pour les dissuader de témoigner.

19. L’Accusation estime en outre que les garanties fournies par les autorités de Republika Srpska sont insuffisantes. Elle se dit notamment gravement préoccupée par le mode de fonctionnement de la force de police, un facteur d’une importance cruciale étant donné ses craintes que l’accusé ne cherche à prendre la fuite s’il était mis en liberté provisoire.

20. L’Accusation en conclut qu’étant donné que les autorités compétentes n’ont pas fourni de garanties suffisantes, que le Tribunal ne dispose pas d’une force de police propre et doit donc s’en remettre à des organismes internationaux pour procéder aux arrestations, que les crimes reprochés à l’accusé sont graves et que les informations sur sa situation personnelle sont incomplètes, les conditions préalables à une mise en liberté provisoire, telles que prévues à l’article 65 B) du Règlement, ne sont pas remplies et que la Requête doit par conséquent être rejetée.

II. DISCUSSION

A. Droit applicable

21. L’article 65 du Règlement fixe les conditions dans lesquelles la Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé. Au passage qui nous intéresse, il dispose que :

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui.

[...]

22. Aux termes de l’article 21 3) du Statut du Tribunal (le « Statut »), l’accusé « est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie ». Cette disposition s’inspire des normes internationales telles que consacrées, notamment, à l’article 14 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « Pacte international »), du 19 décembre 1966, et à l’article 6 2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950 (la « Convention européenne »).

23. En outre, l’article 9 3) du Pacte international attire l’attention notamment sur le fait que : « La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à l'audience [...] ». L’article 5 3) de la Convention européenne dispose, notamment, que « Toute personne arrêtée ou détenue [...]a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience ».

24. Ces instruments de protection des droits de l’homme font partie intégrante du droit international public.

25. En ce qui concerne le Pacte international, il faut tenir compte du fait que les régions suivantes qui constituaient l’ex-Yougoslavie sont désormais des États Membres de l’Organisation des Nations Unies : la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Slovénie et la Serbie-et-Monténégro. Ils figurent parmi les 149 États parties au Pacte international. En tant qu’organe juridictionnel des Nations Unies, le Tribunal veille au respect des normes du Pacte international et les ressortissants des États Membres de l’Organisation des Nations Unies jouissent, devant tout organe juridictionnel des Nations Unies, des libertés fondamentales.

26. Quant à la Convention européenne, il faut savoir que la Croatie, la Bosnie-Herzégovine1, la Slovénie, l’ex-République yougoslave de Macédoine et la Serbie-et-Monténégro2 sont des États membres du Conseil de l’Europe. Ce dernier représente actuellement 45 pays européens. Tous les États membres ont ratifié la Convention européenne, à l’exception de la Serbie-et-Monténégro3, qui vient de la signer4.

27. Le Tribunal a pour mission de ramener le règne de la justice en ex-Yougoslavie . Cela signifie tout d’abord rendre justice aux victimes, à leurs familles et aux innocents. Néanmoins, la justice implique également le respect des droits fondamentaux des auteurs présumés des crimes. On ne saurait dès lors établir de distinction selon que les personnes sont poursuivies dans leur pays d’origine ou par des instances internationales, pas plus qu’on ne pourrait opérer de distinction entre les habitants d’États d’ex-Yougoslavie, selon que ces États sont membres du Conseil de l’Europe ou non.

28. L’article 65 du Règlement doit donc être lu à la lumière du Pacte international , de la Convention européenne et de la jurisprudence en la matière.

29. Il ressort des principes susvisés qu’en ce qui concerne les poursuites engagées devant une juridiction internationale, la détention provisoire devrait, de jure , être l’exception et non la règle. Contrairement aux juridictions internes, le Tribunal n’a pas de pouvoir coercitif pour faire appliquer ses décisions, c’est pourquoi la détention préventive semble, de fait, être plutôt la règle au Tribunal . En outre, il faut tenir compte du fait que le nom complet du Tribunal ne mentionne que les crimes « graves ». Néanmoins, l’article 65 du Règlement, tout en reprenant tels quels les droits de l’homme susmentionnés, mais en les appliquant au cas particulier d’une instance internationale, autorise la mise en liberté provisoire. Tout système de détention préventive obligatoire est, en soi, incompatible avec l’article 5 3 ) de la Convention européenne5. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre de première instance doit interpréter l’article  65 du Règlement en fonction des faits de l’espèce, en tenant compte de la situation réelle du requérant, et non in abstracto.

30. Aux termes de l’article 65 B) du Règlement, la mise en liberté provisoire d’un accusé peut être ordonnée par la Chambre de première instance « pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne ».

31. Pour interpréter l’article 65 du Règlement, le principe général de proportionnalité doit être respecté. Une mesure en droit international public n’est proportionnée que si elle est 1) appropriée, 2) nécessaire, et 3) si son degré et sa portée restent raisonnables par rapport à l’objectif envisagé (la proportionnalité dans son sens le plus strict). Les mesures procédurales ne devraient jamais être arbitraires ou excessives. Si une mesure plus clémente suffit, c’est celle-là qu’il faut appliquer .

B. Application du droit aux faits

32. La Chambre de première instance va tout d’abord examiner la question de savoir si l’accusé comparaîtra au procès s’il est libéré.

33. Pour ce faire, il convient de rappeler les éléments suivants, récemment exposés dans l’affaire Ademi :

En premier lieu, le Tribunal ne dispose pas de moyens propres pour exécuter un mandat d’arrêt ou pour arrêter de nouveau un accusé mis en liberté provisoire. Le Tribunal doit aussi compter sur la coopération des États pour surveiller les accusés mis en liberté provisoire. Ces facteurs commandent de procéder à une évaluation plus prudente du risque de fuite d’un accusé. […] il va sans dire que la reddition spontanée antérieure de l’accusé n’est pas sans importance dans l’évaluation du risque de sa non-comparution au procès6.

34. En l’espèce, la Chambre de première instance fait observer que l’acte d’accusation délivré contre l’accusé n’a pas été rendu public et qu’à son arrestation par la SFOR, le 13 juin 2002, l’accusé ignorait qu’un acte d’accusation avait été dressé contre lui. Dans sa Requête, l’accusé indique qu’il n’avait donc pas la possibilité de se livrer volontairement au TPIY, et précise qu’il reconnaît pleinement l’autorité du Tribunal. Cependant, dans sa Réponse, l’Accusation indique clairement qu’au moment de son arrestation, l’accusé avait une arme chargée et qu’il a tenté de résister. S’il pouvait coopérer en se rendant immédiatement, il a apparemment choisi — sans succès — de résister. La Chambre de première instance estime qu’il faut tenir compte de cet élément au moment de statuer sur la requête aux fins de mise en liberté provisoire .

35. S’agissant de la question de savoir si l’accusé se présentera à son procès, la Chambre de première instance tient également compte du fait que l’accusé est inculpé de crimes très graves liés au massacre de quelque 200 hommes non serbes. Si le Procureur parvient à établir le rôle de l’accusé dans ce massacre tel qu’allégué dans l’acte d’accusation, l’accusé risque d’être condamné à une très lourde peine. Un accusé exposé à une peine aussi sévère pourrait être tenté d’entraver le cours de la justice en ne se présentant pas pour son procès. La Défense fait valoir que la responsabilité de l’accusé est mise en cause au titre de l’article 7 1) du Statut et non de l’article 7 3), de sorte que l’espèce est moins complexe que d’autres affaires dans lesquelles la liberté provisoire a été accordée. La Chambre de première instance note que la nature plus ou moins complexe d’une affaire n’est pas un facteur dont il faut tenir compte pour statuer sur une demande de mise en liberté provisoire . On rejetterait aussi cet argument si on l’interprétait comme signifiant que des accusations portées sur la base de l’article 7 1) peuvent être considérées comme moins graves que des accusations fondées sur l’article 7 3). Qu’un accusé soit considéré comme pénalement responsable sous l’une ou l’autre des formes de responsabilité visées à l’article 7 1) ou de celles visées à l’article 7 3) n’a, en soi, aucune incidence sur la gravité des crimes pour lesquels il est mis en accusation.

36. Il convient également de tenir compte des garanties fournies par le Gouvernement de la Republika Srpska en Bosnie-Herzégovine à l’appui de la demande de mise en liberté provisoire. Comme la Chambre d’appel l’a jugé, « en droit et pour les besoins du Tribunal […], un engagement pris par la Republika Srpska peut être accepté, que celle-ci soit ou non un État souverain au regard du droit international public7  ».

37. La Défense reconnaît elle-même que les garanties offertes par la Republika Srpska ont, par le passé, été considérées avec circonspection. Elle rappelle néanmoins l’entrée en vigueur, le 26 octobre 2001, de la loi relative à la coopération de la Republika Srpska avec le Tribunal. Cependant, la Chambre de première instance ne peut que constater que l’adoption de cette loi n’a, en elle-même, abouti à aucun changement significatif dans l’exécution par la Republika Srpska de ses obligations envers le Tribunal. Comme la Chambre d’appel l’a récemment indiqué de façon claire , « [l]a Republika Srpska n’a jusqu’à présent arrêté aucune personne mise en accusation par le Tribunal…8 ». Même la Défense semble en être consciente, car elle essaie de convaincre la présente Chambre de la valeur des garanties en indiquant que la communauté internationale, et en particulier le Bureau du Haut représentant et la SFOR, ont en Republika Srpska un mandat important, qui inclut l’exécution des mandats d’arrêt. Cela ne convainc pas la Chambre de première instance. Face à l’action, ou plutôt à l’inaction, de la Republika Srpska, les garanties offertes ne peuvent, au mieux, se voir attribuer qu’une valeur réelle très limitée.

38. La Chambre de première instance ne peut attacher qu’une importance limitée aux commentaires de la Défense sur la situation matérielle et personnelle de l’accusé . Elle partage en cela l’avis de l’Accusation selon lequel ces commentaires sont totalement gratuits. La Chambre n’est pas convaincue par la simple allégation selon laquelle la famille de l’accusé a des difficultés financières et l’un des deux enfants a besoin de soins médicaux. Dès lors, la Chambre ne saurait souscrire à la conclusion de la Défense selon laquelle, s’il était mis en liberté provisoire, l’accusé ne pourrait s’échapper de la municipalité de Prijedor. Dans ce contexte, la Chambre de première instance craint aussi fortement que l’accusé ait fourni une adresse inexacte avant son arrestation. Le fait qu’il ait apparemment pu changer de domicile à deux ou trois reprises au cours de ces dernières années amène la Chambre à penser que rien ne l’empêcherait, s’il était mis en liberté, de faire de même.

39. En outre, s’agissant de la deuxième condition posée à l’article 65 B) du Règlement , la Chambre de première instance est loin d’être convaincue que l’accusé, s’il était libéré, « ne mettra[it] pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne ». Si l’accusé était mis en liberté provisoire, il retournerait à Prijedor , à proximité du lieu où s’est déroulé le crime pour lequel il a été mis en accusation . L’accusé est un ancien policier. On ne peut donc exclure la possibilité qu’il puisse aisément accéder non seulement aux informations publiques concernant les noms des survivants du massacre, mais aussi à d’autres informations sur le lieu où se trouvent ces survivants, ou d’autres témoins ou personnes. La crainte de l’Accusation que la mise en liberté provisoire puisse avoir un effet dissuasif sur les victimes et les témoins semble justifiée. La Chambre n’est pas convaincue par l’argument de la Défense selon lequel l’accusé n’a jamais tenté d’entrer en relation avec les survivants du crime. En outre, cet argument semble contredire l’affirmation selon laquelle, avant son arrestation, l’accusé ignorait l’existence d’un acte d’accusation à son encontre. En mettant aujourd’hui l’accusé en liberté provisoire, alors qu’il a connaissance des accusations portées contre lui, on ne peut exclure la possibilité qu’il adopte un comportement différent vis-à-vis des survivants du crime. La Chambre n’est donc pas convaincue que l’accusé ne mettrait pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

40. En outre, la Chambre de première instance considère qu’il y a lieu de déterminer si le maintien de l’accusé en détention préventive est proportionné au sens le plus strict.

41. La Chambre de première instance fait observer que l’accusé est en détention depuis à peine plus de dix mois, et qu’aucune date n’a jusqu’à présent été fixée pour le procès. Il va sans dire que la durée de la détention préventive est un facteur dont il faut tenir compte pour se prononcer sur toute demande d’élargissement. Comme la Chambre de première instance I l’a jugé dans l’affaire Ademi :

Il y aurait peut-être lieu de s’intéresser plus particulièrement à cette question au regard des dispositions du paragraphe 3 de l’article 9 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et du paragraphe 3 de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme. Et ce d’autant plus que, dans le système mis en place au Tribunal, à la différence généralement de ce qui se passe devant les juridictions internes, il n’existe pas de procédure formelle permettant de revoir régulièrement la nécessité de maintenir l’accusé en détention préventive9.

42. Il ne fait aucun doute que tout accusé jugé par ce Tribunal a le droit d’« être jugé dans un délai raisonnable, ou libéré (première phrase de l’article 9 3) du Pacte international10) "pendant la procédure" » (article 5 3) de la Convention européenne11), condition étroitement liée à la condition de délai raisonnable posée à l’article  6 de ladite Convention. On ne peut déterminer si un délai est approprié qu’en tenant compte de toutes les circonstances d’une affaire donnée, telles que la complexité de l’affaire, la rapidité de la procédure, l’attitude de l’accusé, celle des autorités, l’interruption de la procédure sans motifs valables12, ou encore l’absence de fonds suffisants aux fins de l’administration de la justice pénale13.

43. En l’espèce, la durée de la détention préventive de Mrda n’excède pas à ce jour les périodes que la Cour européenne des droits de l’homme ou le Comité des droits de l’homme ont qualifiées de raisonnables dans le cadre d’affaires analogues dont la gravité et les circonstances étaient comparables. Par conséquent, la Chambre de première instance conclut que la détention préventive de l’accusé reste proportionnée au sens le plus strict : cette mesure est appropriée, nécessaire, et son degré et sa portée restent raisonnables par rapport à l’objectif envisagé14.

III. DISPOSITIF

44. Par ces motifs, la Chambre de première instance rejette la Requête aux fins de mise en liberté provisoire de Mrda datée du 14 mars 2002.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance II
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Le Juge Wolfgang Schomburg

Le 15 avril 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - La Bosnie-Herzégovine est devenue membre du Conseil de l’Europe le 24 avril 2002.
2 - La Serbie-et-Monténégro est devenue membre du Conseil de l’Europe le 3 avril 2003.
3 - La Serbie-et-Monténégro a signé la Convention des droits de l’homme le 3 avril 2003.
4 - http://conventions.coe.int/Treaty/EN (ETS NO. 005). La Convention européenne est entrée en vigueur le 12 juillet 2002 en Bosnie-Herzégovine.
5 - Voir Ilijkov c/ Bulgarie, Requête n° 33977/96, CEDH, Arrêt du 26 juillet 2001, par. 84. Voir http://hudoc.echr.coe.int pour la version en anglais.
6 - Le Procureur c/ Ademi, affaire n° IT-01-46-PT, « Ordonnance relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire », 20 février 2002.
7 - Le Procureur c/ Vidoje Blagojevic, Dragan Obrenovic, Dragan Jokic et Momir Nikolic, affaire n° IT-02-60-AR65.4, « Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Blagojevic », 17 février 2003, par. 3.
8 - Ibid., par. 18.
9 - Le Procureur c/ Ademi, affaire n° IT-01-46-PT, « Ordonnance relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire », 20 février 2002.
10 - Voir Nowak, CCPR Commentary, p. 177 et 178.
11 - Voir Peukert dans Frowein & Peukert, EMRK-Kommentar, 2e édition, p. 125 à 134.
12 - Robert Kolb, The Jurisprudence of the European Court of Human Rights on Detention and Fair Trial in Criminal Matters from 1992 to the end of 1998 in Human Rights Law Journal, vol 21, n° 9 à 12, 31 décembre 2000, p. 348 et 363 à 365.
13 - Fillastre et Bizouain c. Bolivie, communication n° 336/1998, par. 6.5.
14 - Voir par. 31 supra.