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1 Le jeudi 18 mai 2006
2 [Audience publique]
3 [Les accusés sont introduits dans le prétoire]
4 --- L'audience est ouverte à 9 heures 35.
5 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Bonjour, Maître Lukic.
6 M. LUKIC : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame et
7 Monsieur les Juges.
8 Je souhaiterais m'adresser à la Chambre avant de poursuivre. A la fin du
9 procès hier à la dernière page numéro 132, je pense qu'il y a une erreur
10 qui s'est glissée au compte rendu d'audience. Nous n'avons pas réagi assez
11 rapidement. Nous devions être trop fatigués pour le faire. J'attends la
12 version mise à jour de la dernière page et je souhaiterais que l'on entende
13 les enregistrements. A la page 132 du compte rendu provisoire, ligne 18,
14 on peut lire : "L'ordre a été clair pour Vezmarovic et pour le commandant
15 Karanfilov." Dans le prétoire nous avons entendu la chose suivante :
16 "L'ordre a été clair, il a été donné par Vukosavljevic et Karanfilov."
17 C'est ce que nous avons entendu et nous pensons que c'est très important.
18 J'en ai informé M. Moore et je pense qu'il était d'accord avec moi. Il a
19 confirmé que c'est ce qui avait été dit, c'est la première chose.
20 Deuxièmement, et je m'exprime au nom des trois équipes. Nous avons reçu une
21 lettre du bureau du Procureur concernant leur obligation de nous informer
22 des prochains témoins. Jusqu'à présent, tout s'est plutôt bien déroulé.
23 Généralement, on nous donnait un calendrier pour les 15 jours à venir, mais
24 le bureau du Procureur nous a informé qu'il n'était pas en mesure de nous
25 dire quel témoin viendrait dans les semaines à venir, à l'exception de
26 lundi prochain. Après cela, nous entendrons sans doute le témoin Strinovic.
27 Il y a une liste de témoins qui doit être établie la semaine prochaine,
28 mais ils ne peuvent pas nous dire avec certitude ce qu'il en est.
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1 M. Moore n'est pas là malheureusement. Je souhaite la bienvenue à M. Weiner
2 qui est dans ce prétoire mais il ne peut pas nous répondre sur ce point.
3 Ce que nous voulons vraiment savoir, comme nous l'avons déjà
4 souligné, c'est quand l'expert militaire de l'Accusation va témoigner. Nous
5 avons besoin d'au moins 15 jours de préavis. Nous souhaitons que notre
6 expert soit présent lors de ces audiences et, comme vous le savez, nous
7 devons obtenir des visas et il y a une procédure particulière à suivre pour
8 ce faire. Nous demandons au bureau du Procureur de nous informer à l'avance
9 de l'arrivée de témoins. C'est tout ce que je souhaitais dire. Merci
10 beaucoup.
11 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Weiner, je vous souhaite moi
12 aussi la bienvenue. Etes-vous en mesure de parler de cette question du
13 compte rendu ? Je suppose que non.
14 M. WEINER : [interprétation] Non, il faut que je m'informe de la situation
15 pendant la pause.
16 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci. S'agissant de la deuxième
17 question qui a été soulevée, à savoir, les témoins experts, il serait
18 effectivement important d'indiquer plus précisément quand ces témoins
19 arriveront. Il ne suffit pas de dire quand ils vont venir, mais voilà la
20 réponse.
21 Monsieur Moore, je vous souhaite la bienvenue parmi nous. Deux questions
22 ont été soulevées par Me Lukic. La première concerne une erreur au compte
23 rendu d'audience, qui d'après lui a été admise quand elle a été débattue
24 hier. Il s'agit du nom de la personne qui a donné un ordre. Vezmarovic
25 apparaît au compte rendu d'audience mais apparemment il s'agissait de
26 Vukosavljevic, c'est ce qui a été dit. Je ne sais pas si vous êtes en
27 mesure de dire si vous êtes d'accord ou non.
28 M. MOORE : [interprétation] Je vais parler de la première chose. Je suis
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1 d'accord avec mon confrère. Ce n'était pas Vezmarovic qui était mentionné
2 mais Vukosavljevic et Karanfilov. Mais nous allons vérifier le compte
3 rendu.
4 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci. On a parlé également des
5 témoins à charge à venir.
6 M. MOORE : [interprétation] Oui, je suis au courant de cela.
7 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Il faut accorder à la Défense
8 suffisamment de temps pour leur permettre de faire venir leurs experts afin
9 d'entendre vos témoins.
10 M. MOORE : [interprétation] Oui.
11 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Selon la Défense, pour le moment, vous
12 n'êtes pas en mesure de dire avec précision quand ces témoins experts vont
13 comparaître. Est-ce que vous pouvez nous aider ?
14 M. MOORE : [interprétation] Oui. Cela dépend manifestement de la durée des
15 témoins que j'appellerais "profanes." Les deux témoins experts militaires
16 que nous allons citer à comparaître seront M. Theunens, qui travaille ici
17 et qui est disponible, et le général de division, Pringle. Pour ce qui est
18 du général de division Pringle, il devait témoigner les 5 et 9 juin. Il a
19 des obligations professionnelles qui l'empêchent de venir, et je voulais en
20 terminer avec lui pour diverses raisons. Il sera en mesure de témoigner la
21 semaine suivante. En l'état, nous espérons que nous aurons terminé pendant
22 la première semaine de juin par rapport à notre calendrier. Nous avons
23 quelques problèmes latents pour ce qui est des témoins. J'espère qu'ils
24 seront résolus.
25 Pour ce qui est de la semaine prochaine, il y aura Strinovic et
26 Grujic, après la vidéoconférence qui doit se tenir lundi. A trois ou quatre
27 reprises, il a fallu repousser cette vidéoconférence, mais ce n'est pas la
28 faute du bureau du Procureur. La semaine prochaine, il y aura le témoin
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1 Strinovic c'est sûr, sa déposition devrait durer trois jours, j'espère.
2 J'aimerais préciser autre chose. On vient de me passer un message. Je
3 souhaiterais aborder un autre sujet.
4 [Le conseil de l'Accusation se concerte]
5 M. MOORE : [interprétation] La semaine prochaine, il y aura
6 Strinovic, Grujic a quelques problèmes. C'est peut-être lié à
7 l'hébergement, nous allons peut-être pouvoir nous arranger.
8 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Grujic ou Vujic.
9 M. MOORE : [interprétation] Grujic.
10 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] On voit ces deux noms au compte rendu
11 d'audience.
12 M. MOORE : [interprétation] C'est Grujic.
13 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
14 M. MOORE : [interprétation] Je n'ai pas le compte rendu sous les yeux. Le
15 témoin qui témoignera par vidéoconférence témoignera lundi et mardi,
16 ensuite il y aura Strinovic -- M. Smith s'occupe de cela. Ce sera mardi, et
17 sa déposition se poursuivra mercredi matin, en partie. Nous espérons en
18 terminer avec le contre-interrogatoire jeudi ou vendredi. Je ne sais pas
19 combien de temps durera le contre-interrogatoire.
20 Je mets Grujic de côté quelques instants, nous essayons de le prévoir mais
21 cela dépend de ses obligations professionnelles. Deux témoins, dont le nom
22 m'échappe, ont des obligations et ils sont liés au classeur bleu. Il s'agit
23 des documents qui ont été envoyés à Zagreb depuis l'hôpital de Vukovar,
24 selon nous, ceci est en rapport avec la rédaction des documents. Nous
25 devons trouver les sources. Il y a deux témoins qui vont témoigner sur ce
26 point. Je ne sais pas si mes confrères demandent des précisions concernant
27 ces témoins. Je ne sais pas s'ils sont d'accord avec la teneur de ces
28 déclarations, si elles sont suffisamment précises, je ne sais pas quelle
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1 est la situation. Ils ont reçu la déclaration, je ne sais pas s'ils vont
2 répondre immédiatement sur ce point. Ces deux témoins sont disponibles à
3 temps, mais pour ce qui est de l'interrogatoire principal, j'espère que
4 nous pourrons les interroger sur des points précis, leurs dépositions
5 devraient durer trois jours. Mais comme je l'ai déjà dit, après avoir vu
6 ces documents, peut-être que la Défense sera d'accord pour le versement au
7 dossier de ces documents.
8 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] La semaine prochaine, si je vous
9 comprends bien, il y aura une vidéoconférence qui durera environ deux
10 jours.
11 M. MOORE : [interprétation] Oui. Peut-être pas aussi longtemps, mais
12 environ deux jours.
13 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Et ensuite ?
14 M. MOORE : [interprétation] Strinovic.
15 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Strinovic poursuivra sa déposition et
16 terminera en fin de semaine.
17 M. MOORE : [interprétation] Je pense que oui.
18 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] La semaine suivante, le 22, ou plutôt,
19 la semaine suivante.
20 M. MOORE : [interprétation] J'ai eu peur un instant. Il y a des témoins
21 civils. Il y a Hartman, qui doit témoigner, et deux autres témoins qui
22 doivent déposer au sujet d'autres questions et je ne souhaite pas entrer
23 dans les détails à ce stade. Je ne peux pas vous dire maintenant qui ils
24 sont et de quoi ils vont parler, mais nous verrons. Cela devrait se
25 poursuivre pendant toute cette semaine-là.
26 Ensuite nous aurons les témoins experts et Pringle.
27 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Pour M. Theunens, combien de temps
28 est-ce que cela va durer ?
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1 M. MOORE : [interprétation] C'est moi qui interrogerai Theunens, et s'il
2 n'y a pas d'objection, je souhaiterais demander le versement au dossier du
3 rapport d'expert. Je me servirai du système de prétoire électronique pour
4 traiter des documents. Pour ce qui est de l'interrogatoire principal, je
5 pense qu'il durera une journée, mais je n'en suis pas sûr, car lorsqu'il
6 est question de documents et de jargon militaire, il n'est pas toujours
7 facile de donner une estimation. M. Theunens, c'est un témoin très
8 important et son témoignage sera assez détaillé. Je pensais, s'agissant de
9 Theunens, que la Défense doit envisager un contre-interrogatoire de trois
10 jours ou quelque chose comme cela.
11 En ce qui concerne Pringle, c'est moi qui m'en chargerai. Là encore, pour
12 ce qui est de l'interrogatoire principal, je prévois une journée environ.
13 Pour ce qui est du contre-interrogatoire en présence d'un expert, je ne
14 sais pas, mais j'espère que cela sera plus ou moins pareil que pour ce qui
15 est du témoin Theunens.
16 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Dans la semaine du 5, on devrait soit
17 perdre deux ou trois jours, soit il y aura deux témoins supplémentaires.
18 M. MOORE : [interprétation] Il y a d'autres témoins, mais leur déposition
19 ne durera pas longtemps. Je ne veux pas perdre de temps. J'essaierai de
20 prévoir un calendrier précis pour les témoins experts pour aider la
21 Défense. Les témoins experts devraient commencer à déposer dans la semaine
22 commençant le 5.
23 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Pringle témoignerait la semaine
24 suivante.
25 M. MOORE : [interprétation] Oui, je le crains.
26 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Il commencera peut-être sa déposition
27 le 12.
28 M. MOORE : [interprétation] Oui.
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1 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Si nous nous en tenons à ce
2 calendrier.
3 M. MOORE : [interprétation] Voilà nos estimations.
4 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Et il s'agira des derniers témoins à
5 charge.
6 M. MOORE : [interprétation] Il y aura peut-être un autre témoin, mais sa
7 déposition ne durera pas longtemps, nous allons terminer la présentation de
8 nos moyens un ou deux jours après Pringle. Ce n'est pas tout à fait sûr.
9 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Les conseils de la Défense et la
10 Chambre de première instance apprécieraient des détails supplémentaires
11 pour que la situation soit tout à fait claire.
12 M. MOORE : [interprétation] Oui. Nous avons l'intention de vous fournir des
13 détails supplémentaires, mais nous attendons les appels téléphoniques. Nous
14 essayons d'arranger le calendrier. Il n'est pas toujours facile d'obtenir
15 des réponses définitives.
16 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
17 Maître Lukic, voilà de quoi réfléchir pour ce qui est de votre témoin
18 expert. Si c'est le lundi 5 juin, votre expert devrait être présent cette
19 semaine et la semaine suivante.
20 M. Moore a mentionné une requête concernant deux témoins
21 supplémentaires. Nous souhaiterions obtenir la réponse de la Défense sur ce
22 point lundi prochain au plus tard. Cela ne vous laisse pas beaucoup de
23 temps, mais il s'agit d'une question qui est assez simple.
24 Merci de votre aide.
25 Monsieur Weiner, est-ce que le moment est venu pour vous de prendre la
26 parole ?
27 M. WEINER : [interprétation] Oui, il semblerait.
28 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Que l'on fasse entrer le témoin.
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1 M. WEINER : [interprétation] Pour ce qui est du témoin expert, Mark
2 Wheeler, sa déclaration a été versée au dossier en application de votre
3 décision du 21 octobre 2005. Il s'agit d'un rapport d'expert en application
4 de l'article 94 bis. L'interrogatoire principal sera très bref, étant donné
5 que son témoignage, c'est-à-dire, cette déclaration a été versée au
6 dossier. Nous prévoyons entre 15 et
7 20 minutes pour l'interrogatoire principal.
8 M. LE JUGE PARKER : S'agit-il de la pièce à conviction 391 ?
9 M. WEINER : [interprétation] Oui.
10 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
11 M. WEINER : [interprétation] Cela étant, sa déclaration au préalable a été
12 versée au dossier, mais son rapport et son curriculum vitae n'ont pas été
13 versés au dossier.
14 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
15 M. WEINER : [interprétation] Merci.
16 [Le témoin est introduit dans le prétoire]
17 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Bonjour. Veuillez donner lecture de la
18 déclaration solennelle.
19 LE TÉMOIN : [interprétation] Je déclare solennellement que je dirai la
20 vérité, toute la vérité et rien que la vérité.
21 LE TÉMOIN: MARK WHEELER [Assermenté]
22 [Le témoin répond par l'interprète]
23 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci beaucoup. Veuillez vous asseoir.
24 Monsieur Weiner, allez-y.
25 Interrogatoire principal par M. Weiner :
26 Q. [interprétation] Bonjour, Monsieur. Est-ce que vous pourriez décliner
27 vos noms et prénoms ?
28 R. Je m'appelle Mark Crawford Wheeler.
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1 Q. Pourriez-vous nous dire où vous habitez ?
2 R. J'habite à Sarajevo en Bosnie-Herzégovine.
3 Q. Où travaillez-vous ?
4 R. Je travaille au bureau du Haut représentant en tant que conseiller
5 politique, mais je suis rémunéré par l'OSCE.
6 Q. Depuis combien de temps habitez-vous en Bosnie ?
7 R. J'habite en Bosnie depuis le mois d'avril 2001. J'y étais à la fin de
8 la guerre également.
9 Q. En quelle année avez-vous habité en Bosnie avant 2001 ?
10 R. Pendant la guerre, j'habitais en Croatie à la fin de l'année 1994, en
11 Bosnie centrale à la fin de l'année 1995, à Sarajevo en 1996 et au début de
12 l'année 1997, puis de nouveau en Croatie, à Vukovar, au printemps 1997.
13 Q. Est-ce que vous avez jamais été historien à l'université ?
14 R. Oui. J'ai travaillé en tant qu'historien spécialisé en histoire
15 moderne, l'histoire moderne de cette région du monde aux universités de
16 Lancaster, Londres et Derby entre 1975 et 1994, puis de nouveau en 1997 et
17 2001.
18 Q. Quel est votre diplôme le plus élevé ?
19 R. J'ai un doctorat en histoire de l'Université de Cambridge.
20 Q. Quel était le sujet de votre doctorat ?
21 R. Je me suis intéressé à la Yougoslavie pendant la Deuxième Guerre
22 mondiale, Josip Tito et ses partisans en particulier.
23 Q. Avez-vous publié des ouvrages ?
24 R. Un certain nombre. Ils sont indiqués dans mon CV.
25 M. WEINER : [interprétation] Pourrait-on voir le document portant le
26 numéro ERN 0600-1130-0600-1136, s'il vous plaît ? Cela figure à
27 l'intercalaire numéro 1 également.
28 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Un avertissement apparaît au compte
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1 rendu d'audience. Monsieur, vous parlez un peu trop vite.
2 LE TÉMOIN : [interprétation] Oui, je vois cela.
3 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
4 LE TÉMOIN : [interprétation] Mes étudiants se plaignent toujours de cela.
5 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Veuillez parler plus lentement pour
6 que je puisse vous suivre. Merci.
7 LE TÉMOIN : [interprétation] Je ne ferai pas de commentaire là-dessus pour
8 ne pas risquer de vous offusquer.
9 M. WEINER : [interprétation]
10 Q. Est-ce que vous reconnaissez le document qui apparaît à l'écran ?
11 R. Oui.
12 M. WEINER : [interprétation] Est-ce que l'on pourrait faire défiler le
13 texte, s'il vous plaît. Merci, Monsieur le Greffier.
14 Ce document, qu'est-ce ?
15 R. Il s'agit de mon CV.
16 Q. Qui l'a préparé ?
17 R. Moi-même.
18 Q. Est-ce la version la plus récente ?
19 R. Oui, c'est la version la plus récente que j'ai envoyé à ce Tribunal.
20 Oui, en effet.
21 Q. Merci. Nous demandons le versement au dossier de ce document.
22 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Ce document est admis.
23 M. LE GREFFIER : [interprétation] Ce CV portera la cote 446.
24 M. WEINER : [interprétation]
25 Q. Avez-vous déjà témoigné devant le TPIY ?
26 R. Oui, j'ai témoigné dans l'affaire concernant Slavko Dokmanovic en tant
27 que témoin expert. C'était au mois de
28 janvier 1998.
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1 Q. Avez-vous préparé un rapport à cette occasion ?
2 R. Oui.
3 Q. Quand ce rapport a-t-il été préparé ?
4 R. Je l'ai rédigé à la fin du mois de décembre 1997, début janvier 1998.
5 M. WEINER : [interprétation] Pourrait-on montrer au témoin l'intercalaire
6 2. Il s'agit du numéro ERN 0210-9652 à 0210-9682.
7 Q. Monsieur le Témoin, pouvez-vous reconnaître le document qu'on voit à
8 l'écran ?
9 R. Oui. Il s'agit du rapport que j'avais préparé.
10 Q. Huit ans se sont écoulés à peu près depuis la préparation de ce
11 rapport. Est-ce que vous maintenez les opinions qui s'y expriment ?
12 Q. Oui, globalement oui. Je ne vois aucune raison pour revenir sur la
13 teneur de ce rapport. En tout cas, je maintiens les arguments que j'y
14 développe pour l'essentiel, bien entendu. Maintenant, nous bénéficions du
15 recul et du grand volume de recherches qui a été entrepris sur la guerre en
16 Yougoslavie. Il y a beaucoup de choses qui pourraient être quelque peu
17 modifiées, nuancées, mises à jour. On pourrait y inclure peut-être de
18 nouveaux éléments. Mais je pense que ce rapport résiste à l'épreuve du
19 temps.
20 Q. Il n'y a pas de notes de bas de page dans ce rapport. Quelles sont les
21 sources que vous avez employées pour le préparer ?
22 R. S'agissant du contexte historique que j'y évoque, il s'explique du fait
23 de mes activités depuis le début des années 1970 dans ce domaine, dans le
24 domaine de la recherche, de l'histoire sur cette région du monde. Pour ce
25 qui est de la guerre dans les années 1990 et des événements en Slovénie
26 orientale, tout ceci, ce sont des informations qui découlent de la
27 littérature de l'époque, de ce qui est paru dans les médias, ainsi que dans
28 certains cas de documents qui m'avaient été fournis par le Procureur afin
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1 de préparer ce rapport. Pour l'essentiel, il s'agit d'éléments de contexte
2 historique que je connaissais très bien.
3 M. WEINER : [interprétation] Nous souhaiterions demander le versement au
4 dossier dudit document.
5 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] La pièce est versée au dossier.
6 M. LE GREFFIER : [interprétation] Il s'agira de la pièce 447.
7 M. WEINER : [interprétation]
8 Q. Monsieur le Témoin, j'aimerais évoquer un point seulement avec vous, et
9 ensuite, nous passerons au contre-interrogatoire qui sera mené par la
10 Défense. Dans votre rapport, dans votre pièce qui a été versée au dossier,
11 il est question des opérations militaires en Slovénie orientale entre le 1er
12 août, ou plutôt entre la
13 mi-juillet 1991 et le 21 novembre 1991. Pouvez-vous nous en parler ?
14 R. Dans mon rapport, j'ai essayé de placer l'arrivée de la guerre en
15 Slovénie orientale dans le contexte de ce qui s'était passé en Croatie,
16 l'arrivée de la guerre en Croatie. En particulier après la guerre, assez
17 brève, qui avait fait rage en Slovénie. Les combats les plus importants de
18 Slovénie orientale, ils se sont produits après le 27 juin 1991. Même s'il
19 faut dire qu'il y a eu des provocations, des incidents et parfois des
20 meurtres en Slovénie orientale, et ceci, depuis le mois de mai 1991.
21 L'escalade qui a mené au conflit, on peut la dater d'après la guerre en
22 Slovénie, c'est-à-dire, à partir de juillet 1991. A ce moment là, on voit
23 une intervention très énergique de la JNA, l'armée populaire yougoslave,
24 pas comme au tout début en Croatie où elle a simplement essayé de
25 s'interposer entre les Serbes qui s'inquiétaient, qui s'alarmaient, qui se
26 rebellaient, puis les autorités de la police du nouveau gouvernement
27 Tudjman. Non. L'armée, à moment-là, a commencé à prendre une part active
28 dans la conquête de territoires, et ceci, à partir du mois de juillet.
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1 Q. Pouvez-vous nous parler des interventions militaires, des actions
2 militaires dans certains villages à partir de la période de la mi-juillet
3 jusqu'au 21 novembre ?
4 R. Comme je l'ai déjà indiqué, la JNA s'efforçait d'occuper des
5 territoires. Cela avait, bien entendu, pour conséquence la prise de
6 contrôle de villages, et ceci, en coopération avec ce qui restait de la
7 Défense territoriale qui était passée du côté serbe, ainsi qu'avec diverses
8 formations paramilitaires qui étaient locales, mais qui aussi, pour les
9 plus connues, venaient de Serbie même avec la complicité de certains
10 partis, de certaines structures politiques et même du MUP serbe, le
11 ministère de l'Intérieur serbe. Ce qui est très intéressant s'agissant des
12 événements en Slovénie orientale, ce qui est remarquable, c'est l'ensemble
13 des efforts, la communion d'efforts entre la JNA d'un côté et les unités
14 paramilitaires.
15 Q. Vous parlez de Slovénie orientale. En Slovénie occidentale, est-ce
16 qu'on y a vu des activités militaires dans la même période, toujours mi-
17 juillet jusqu'au 21 novembre 1991 ?
18 R. Oui tout à fait. Je crois que c'est en août 1991 que les rebelles
19 serbes de l'endroit - je crois qu'il faudrait les désigner sous le terme
20 milice - ont reçu l'aide du Corps de la JNA de Banja Luka, et ils se sont
21 rendus maîtres à Okucani d'un centre de transmissions, d'un centre de
22 communications très important, ce qui a eu pour objectif de couper les
23 liaisons ferroviaires, l'autoroute entre la Slovénie orientale et Zagreb,
24 la capitale. On semblait ainsi préparer le terrain pour l'arrivée serbe,
25 l'arrivée des Serbes ou la conquête des Serbes par les Serbes de la
26 Croatie. Ce qui est intéressant s'agissant des événements en Slovénie
27 orientale, ou plutôt en Slovénie occidentale, c'est qu'à la fin novembre,
28 le territoire que les Serbes s'étaient réservés, avaient obtenu, a été
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1 réduit jusqu'à la frontière de Bosnie-Herzégovine. Cela a été réduit comme
2 une peau de chagrin, parce que les Serbes ont dû, sous la pression croate,
3 repartir vers Daruvar-Pakrac. Et Pakrac, c'est devenu la limite
4 septentrionale du territoire contrôlé par les Serbes en Slovénie
5 occidentale. Cela, c'est important du point de vue historique, parce que
6 cela a marqué la fin des ambitions serbes, des ambitions territoriales
7 serbes en Croatie.
8 Q. Nous avons parlé de deux zones particulières en Croatie. Est-ce qu'il y
9 avait en dehors de cette Slovénie orientale et occidentale, est-ce qu'il y
10 avait pendant la même période, mi-juillet 1991 jusqu'au 21 novembre,
11 d'autres opérations militaires, d'autres actions militaires ?
12 R. Bien entendu. Ce qui est le plus connu, ce dont a eu vent la communauté
13 internationale, l'opinion publique internationale, c'est l'offensive
14 navale, l'offensive militaire qui a visé Dubrovnik dans l'Adriatique sud.
15 Cela, bien entendu, cela a envahi tous les écrans de télévision partout
16 dans le monde. Parce que tous les étrangers connaissaient Dubrovnik. Des
17 millions de touristes s'y étaient déjà rendus. Cela a suscité une prise de
18 conscience sur ce qui était en train de se passer, alors que cela n'avait
19 pas été le cas avec le siège de Vukovar, par exemple. Cela a eu une
20 influence politique plus importante, le siège de Dubrovnik, le pilonnage de
21 Dubrovnik qui avait deux objectifs; sanctionner le régime de Zagreb et
22 impliquer également, faire intervenir les Monténégrins qui s'étaient tenus
23 en réserve. Cela leur donnait quelque chose à faire. Parallèlement, la
24 campagne se poursuivait à partir des zones du nord de la Dalmatie contrôlée
25 par les Serbes à partir de Zagora jusqu'à la Baranja. A ce moment-là, on a
26 vu des territoires être contrôlés, être pris au sud de Zagreb, au sud de la
27 Croatie.
28 M. WEINER : [interprétation] J'aimerais qu'on présente la pièce 312 au
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1 témoin.
2 LE TÉMOIN : [interprétation] Est-ce que je peux me corriger, j'ai parlé de
3 "Baranja." En fait, je voulais dire Banja. Je parlais de Lika, Kordun et
4 Banja. La Baranja, c'était une zone aussi qui avait été envahie par les
5 Serbes en août 1991. Je parle de la partie croate de la Baranja parce que
6 c'est une région qui s'étend également sur le territoire hongrois.
7 M. WEINER : [interprétation] Nous disposons d'exemplaires de cette pièce
8 pour les Juges ainsi que pour les conseils de la Défense, s'ils souhaitent
9 les examiner.
10 Q. Monsieur le Témoin, avez-vous des connaissances particulières
11 s'agissant de ce qui figure dans ce document ?
12 R. Pas particulièrement parce que ce n'est pas un document que j'ai vu
13 avant hier. Hier, je l'ai vu pour la première fois, mais il me semble que
14 c'est un document qui résume de manière exacte la manière dont la JNA et
15 les unités paramilitaires fonctionnaient ensemble afin d'intimider les
16 habitants des villages, de les faire fuir au maximum pour ensuite occuper
17 le territoire correspondant, et pour mener à bien ce qui a plus tard a été
18 connu sous le terme de nettoyage ethnique.
19 Q. Est-ce que cela correspond à ce que vous savez et au rapport que vous
20 avez établi ?
21 R. Oui. Il est possible que le scénario suivi varie au cas par cas, mais
22 on peut dire qu'il s'agit là d'un résumé fidèle de la manière dont on a
23 procédé, village par village, région par région, pour conquérir ces
24 territoires.
25 Q. Merci.
26 M. WEINER : [interprétation] Je n'ai plus de questions à poser au témoin,
27 Monsieur le Président.
28 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci, Monsieur Weiner.
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1 Maître Domazet.
2 Contre-interrogatoire par M. Domazet :
3 Q. [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président. Bonjour, Monsieur le
4 Témoin. Je m'appelle Vladimir Domazet. Je suis un des conseils de la
5 Défense de M. Mrksic et je vais, au nom de l'équipe de la Défense de M.
6 Mrksic, vous poser un certain nombre de questions.
7 M. DOMAZET : [interprétation] Monsieur le Président, Madame, Monsieur les
8 Juges, l'équipe de la Défense a eu pour souci d'accélérer la procédure. Je
9 parle des trois équipes de la Défense. Nous nous sommes organisés pour
10 partager entre nous les divers thèmes à aborder. J'espère qu'il n'y aura
11 pas de redites et de doublons. Je vais poser un certain nombre de questions
12 sur une partie de la déposition du témoin, aussi bien oralement aujourd'hui
13 que par écrit, dans le rapport écrit qui date de janvier 1998 et qui a été
14 utilisé dans l'affaire Dokmanovic.
15 Q. Professeur, nous voyons dans votre CV, dans le travail que vous avez
16 effectué précédemment au cours de votre carrière, que vous avez une
17 expérience qui est véritablement remarquable, tout comme votre
18 détermination parce que je vois que vous êtes parvenu à maîtriser notre
19 langue qui n'est pas facile, mais qui a sans doute été très utile pour
20 votre travail. J'imagine que vous êtes en mesure d'utiliser votre
21 connaissance de cette langue, non seulement pour prendre contact et parler
22 avec vos collègues ou avec des hommes politiques mais aussi pour parler
23 avec l'homme de la rue et ceci pendant toute la période concernée. C'est
24 une des sources d'information que vous avez utilisées pour la préparation
25 de ce rapport, n'est-ce pas ou est-ce que je me trompe ?
26 R. En partie, oui, Maître Domazet. Le simple fait que j'ai vécu à Vukovar
27 certes pendant une courte période au cours du printemps 1997 et que j'ai
28 été en mesure de m'entretenir avec beaucoup de monde, y compris avec un de
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1 mes collègues de l'époque, Drago Hedl, qui ensuite a fait beaucoup de
2 révélations dans le Feral Tribune et dans d'autres organes de presse
3 internationaux, tout cela m'a permis d'en apprendre beaucoup. J'ai appris
4 beaucoup des gens avec qui j'étais à Vukovar à l'époque, et j'ai appris
5 beaucoup également de certains de mes collègues des Nations Unies.
6 Q. Merci, Professeur. Vous venez de faire référence à la période que vous
7 avez passée à Vukovar. Mais il semble cependant que l'essentiel de votre
8 temps vous l'ayez passé en Bosnie-Herzégovine, je parle de toute la période
9 de temps que vous avez passée dans les pays de l'ex-Yougoslavie; c'est bien
10 exact, n'est-ce pas ?
11 R. Etant donné que je vis à Sarajevo depuis 2001, vous avez raison, si on
12 regarde la chronologie de mes séjours. Mais précédemment, lorsque j'étais
13 enseignant à l'université, j'ai passé beaucoup de temps à Belgrade. J'ai
14 été étudiant en préparation de mon doctorat à Belgrade en 1972 et 1973.
15 Pendant la période qui a précédé la fin de la guerre, je me trouvais en
16 Slavonie orientale à Novi Grad [phon], donc j'ai assisté à la chute de la
17 Slavonie occidentale plutôt, le 1er mai 1995. J'ai une expérience qui va au-
18 delà de la simple Bosnie-Herzégovine.
19 Q. Oui, c'est justement sur ce point que portait ma question, parce que
20 cela ne transparaît pas très clairement dans votre CV, on ne rend pas très
21 bien compte que vous avez séjourné en Serbie.
22 Ma question est la suivante : je voudrais savoir combien de temps
23 vous avez passé en Serbie, et dans quelle mesure cela a aidé votre
24 recherche, et dans quelle mesure cela vous a permis d'arriver aux
25 conclusions qui figurent dans votre rapport ?
26 R. J'ai résidé en Serbie pendant l'été 1970, puis en 1972 et en 1973 alors
27 que je faisais des recherches pour ma thèse de doctorat. C'est là que j'ai
28 appris la langue, la langue que l'on appelait à l'époque le Srpsko-
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1 hrvatski, serbo-croate. Pour ce qui est de ce rapport, de ce rapport de que
2 j'ai préparé pour l'affaire Slavko Dokmanovic, il est vrai que j'avais
3 résidé en ex-Yougoslavie. Cela m'aidait à comprendre les circonstances et
4 la situation, mais mon séjour n'avait pas, à proprement parler, de rapport
5 avec le document que j'ai rédigé en préparation de ma déposition dans
6 l'affaire Dokmanovic. D'ailleurs, pendant une bonne partie de la guerre,
7 j'étais considéré comme une personne non grata et je n'ai pas pu obtenir de
8 visa, je n'ai pas pu me rendre en République fédérale de Yougoslavie, même
9 si je suis parvenu à me rendre à Belgrade où j'ai séjourné quelques
10 semaines au cours de l'été 1997, parce qu'à ce moment-là, j'ai pu enfin
11 obtenir un visa.
12 Q. Si je vous entends bien, Professeur, c'est à peu près 20 ans avant les
13 événements qui nous intéressent, que vous avez séjourné en Serbie. Pendant
14 la période concernée, pour les raisons que vous avez évoquées,
15 malheureusement, vous n'avez pas eu la possibilité de vous y rendre et de
16 voir ce qui s'y passait de près. Vous dites que vous étiez une personne non
17 grata à l'époque. Est-ce qu'il s'agissait là d'une prise de position
18 officielle, et pouvez-vous nous expliquer pourquoi ? Je pense que cela peut
19 être intéressant pour nous.
20 R. Très souvent on ne sait pas trop bien si ce genre de statut est
21 officiel ou pas. C'est simplement qu'au cours de l'année 1992 et 1993, on
22 m'a dit à plusieurs reprises, quand je suis allé à l'ambassade de
23 Yougoslavie à Londres, que je ne pourrais pas obtenir de visa. Mais quand
24 vous dites que les périodes prolongées que j'ai passées en Serbie se sont
25 déroulées bien avant les événements du début 1990, vous avez tout à fait
26 raison. Etant donné que je suis universitaire, je m'intéresse à l'histoire
27 du sud-est de l'Europe, à la Yougoslavie en particulier, je crois qu'il ne
28 s'est pas écoulé une seule année entre le début des années 1970 et au début
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1 des années 1990 où je ne me suis pas rendu au moins une fois par an à
2 Belgrade, ou ailleurs en Serbie.
3 Q. Merci, Monsieur. Maintenant je vais passer à la partie de votre rapport
4 que vous avez préparé au début 1998. Je vais m'intéresser à la partie
5 historique du rapport, un autre de mes collègues vous interrogera au sujet
6 de ce qui a trait à la constitution.
7 J'aimerais vous interroger au sujet d'un certain nombre de statistiques que
8 vous évoquez et qui sont connues de tous. Si je ne me trompes, selon vos
9 dires en 1991, il y avait environ 600 000 Serbes en Croatie puisque vous
10 évoquez ici la répartition ethnique de la population. Vous dites que la
11 plupart d'entre eux ne vivaient pas dans les zones rurales, et vous donnez
12 ensuite une liste de régions nord de la Dalmatie, Lika, Kordun, Banja, et
13 ce sont, n'est-ce pas, des zones qui sont limitrophes; vous mentionnez
14 également la Slavonie occidentale et orientale, la Baranja, ainsi que le
15 Srem occidental, qui sont également des zones limitrophes et qui se
16 trouvent de l'autre côté, à l'extrémité de la Croatie. Est-ce que j'ai bien
17 interprété ce que j'ai lu dans votre rapport ?
18 R. Oui, tout à fait.
19 Q. Quand vous parlez de Lika, Kordun, Banja, et du nord de la Dalmatie,
20 vous ne dites pas qu'il s'agit de zones rurales par hasard, parce qu'il
21 s'agissait essentiellement de zones rurales, qui étaient habitées par des
22 Serbes, parfois la majorité de la population était Serbe, n'est-ce pas ? Je
23 crois que nous pouvons en convenir.
24 R. Oui, j'ai dit qu'il s'agissait de zones rurales parce qu'elles sont
25 très peu peuplées, et ce sont des régions du monde extrêmement belles et
26 rurales.
27 Q. Oui, oui, je suis d'accord avec vous. Et il s'agissait d'un territoire
28 qui était considérable non négligeable, un territoire extrêmement vaste,
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1 mais peu peuplé, n'est-ce pas ?
2 R. Oui, c'est exact.
3 Q. Vous dites, et c'est tout à fait exact, qu'il y avait peu d'habitants
4 dans cette zone, et qu'il s'agit de régions d'une grande beauté, vous savez
5 qu'on avait l'habitude de les désigner sous le terme de zones passives,
6 c'est-à-dire, de zones pauvres. Est-ce que selon vous, c'est la raison pour
7 laquelle la partie la plus jeune de la population avait pour coutume de
8 partir pour gagner les villes plus importantes en Yougoslavie et même en
9 Croatie, est-ce la raison pour laquelle beaucoup de Serbes vivaient dans
10 des grandes villes de Croatie ?
11 R. Tout à fait. Les gens qui habitaient dans des zones dites passives,
12 après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque l'industrialisation et
13 l'urbanisation a commencé à se développer, quittaient ces lieux pour se
14 rendre dans les villes ou dans des zones agricoles plus riches, par
15 exemple, la Slavonie orientale ou la Vojvodine. Ce qu'on appelait les
16 colons.
17 Q. Merci. C'est sans doute pour cette raison que les informations que vous
18 nous donnez, à savoir qu'il y avait plus de
19 50 000 Serbes qui vivaient à Zagreb à l'époque, je vous renvoie ici au
20 recensement de 1991, alors que dans ce que vous appelez la république
21 rebelle de la Krajina serbe, il y avait 200 000 personnes. Les territoires
22 concernés ne sont pas très vastes, mais cela représente un nombre très
23 important de Serbes dans cette région, en conviendrez-vous avec moi ? Est-
24 ce que ce chiffre vous l'avez obtenu en examinant le territoire ou d'une
25 autre manière ?
26 R. Maître Domazet, vu le temps qui s'est écoulé maintenant, depuis que
27 j'ai préparé ce rapport, je ne me souviens pas d'où j'ai tiré ce chiffre.
28 Ce dont je me souviens cependant, parce qu'à l'époque je travaillais pour
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1 une organisation non gouvernementale qui était très active en Slavonie
2 occidentale, Daruvar, Pakrac, et cetera, Okucani, projets dont j'étais
3 responsable. Je me suis rendu compte qu'il y avait beaucoup moins de gens
4 qui vivaient à cette époque en 1994 et en 1995 en Republika Srpska Krajina
5 que l'affirmaient les dirigeants de cette république. L'une des
6 conséquences des privations de la guerre, l'une des conséquences de la
7 situation dans cette république, cela a été d'encourager l'exode de la
8 population. Je suppose que la population de la Republika Srpska Krajina, en
9 dehors de la Slavonie occidentale, était beaucoup bien inférieure à ce
10 qu'on pensait à l'époque. Je ne suis pas très sûr de cette estimation de
11 200 000 personnes. Je ne sais pas très bien d'où je l'ai sortie. C'est
12 peut-être un peu exagéré. Parce qu'à l'époque, il y avait une hémorragie de
13 population, un exode de population. Les gens partaient en Serbie même ou
14 ailleurs, en tout cas. Il y a aussi beaucoup de Serbes qui sont restés dans
15 les grandes villes de Croatie, à Zagreb, par exemple, ou à Pula et Rijeka.
16 Q. Merci bien. Par ailleurs, ce que vous dites, en vous fondant sur des
17 données statistiques, selon vos dires - et nous parlons bien sûr de l'année
18 1991 - près d'un tiers des Serbes vivaient hors des frontières de la
19 République de Serbie; c'est bien cela ?
20 R. Oui.
21 Q. L'appréciation que vous faites dans votre rapport consiste à dire que
22 ce fait est souvent évoqué pour justifier le fait que, à savoir les Serbes,
23 en tout cas, la majorité des Serbes n'ont jamais voulu renoncer à la
24 Yougoslavie. Vous rappelez-vous avoir apporter cette explication, et puis-
25 je, si c'est bien votre explication, obtenir des commentaires
26 complémentaires à ce sujet ?
27 R. Oui, vous avez raison, en effet. La supposition de base faite par les
28 étrangers qui étudiaient le sud-est de l'Europe, et bien sûr, les
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1 Yougoslaves eux-mêmes, consistait à dire que les Serbes avaient besoin de
2 la Yougoslavie plus que tout autre peuple parmi les peuples slaves du sud.
3 Ils en avaient besoin, parce que c'est seulement si la Yougoslavie existait
4 que les Serbes pouvaient vivre dans un seul et même Etat. Cette
5 supposition, par conséquent, consistait à dire que tout régime au pouvoir à
6 Belgrade ferait tout ce qu'il pourrait pour maintenir la Yougoslavie en
7 existence. Ce que j'affirme dans mon rapport, bien sûr, c'est que lorsque
8 Milosevic est apparu, cette ancienne sagesse populaire a perdu de sa
9 validité.
10 Q. Merci. J'aimerais que pour le moment en tout cas, nous laissions
11 Milosevic de côté, si vous voulez bien. Vous parlez dans votre rapport de
12 ce qui pouvait constituer un problème ou plus précisément de ce qui pouvait
13 créer une crise au sein de cette communauté. Vous évoquez, entre autres,
14 une crise de la religion. S'agissant de ce que vous dites sur la langue, je
15 pense pouvoir être d'accord avec vous. Vous parlez de ce qui se passait à
16 cet égard dans cette période, et en écoutant l'explication que vous
17 apportez aujourd'hui quant au fait que vous vous trouviez en Yougoslavie et
18 plus précisément en Serbie dans les années 1970, je pense pouvoir dire que
19 vous vous rappelez sûrement les problèmes qui ont vu le jour au sujet de la
20 langue et qui ont opposé notamment la Serbie et la Croatie. Suis-je en
21 droit de penser ce que je pense à cet égard ? Etes-vous d'accord pour dire
22 que la langue posait problème ? Même si vous ne considérez pas ce problème
23 comme crucial, conviendrez-vous avec moi que le slovène, le serbe et le
24 croate pouvaient servir à communiquer, mais qu'en dehors du slovène et du
25 macédonien que nous laisserons de côté pour le moment, le problème de
26 langue n'était pas un problème majeur ? Car tout de même, chacun pouvait
27 communiquer sans difficulté dans le cadre de cette crise qui a commencé à
28 voir le jour dans les années 1970 ?
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1 R. Oui, vous avez raison. Les polémiques au sujet de la langue étaient une
2 des voies de résurgence de la question nationale dans la Yougoslavie
3 socialiste. C'est de cette manière que cette question nationale a commencé
4 à s'exprimer. L'abrogation de ce qu'il est convenu d'appeler l'accord de
5 Novi Sad de 1954 en est un bon exemple. Les Croates y ont renoncé, si je ne
6 m'abuse, au début des années 1970, comme vous venez de le dire.
7 Q. Merci beaucoup. C'est également un fait qu'il existait deux alphabets;
8 l'alphabet latin et l'alphabet cyrillique. Ce qui n'a fait qu'ajouter au
9 problème des relations entre les peuples, puisque certains groupes
10 ethniques utilisaient plutôt un alphabet que l'autre. Conviendrez-vous avec
11 moi que même si ces deux alphabets étaient présentés comme égaux dans les
12 diverses constitutions des républiques, et notamment dans la constitution
13 croate, ce problème n'était tout de même pas totalement réglé, et qu'il a
14 servi de point de départ à certaines oppositions interethniques ? Est-ce
15 que vous serez d'accord avec moi sur ce point ?
16 R. Oui. Notamment en raison du fait que s'agissant des Serbes, et pas
17 simplement en Croatie ou en Bosnie-Herzégovine, mais également en Serbie,
18 les Serbes s'inquiétaient de voir l'alphabet latin utilisé de plus en plus
19 dans de nombreuses publications, et notamment des publications
20 scientifiques.
21 Q. S'agissant des dispositions officielles, vous êtes sans doute au
22 courant du fait que pendant toute la durée de l'existence de la JNA, c'est
23 l'alphabet latin qui a été utilisé principalement par la JNA ?
24 R. Oui.
25 Q. S'agissant de l'aspect religion dont vous vous êtes également occupé -
26 et je dirais que vos appréciations à cet égard sont assez valables -
27 n'avez-vous pas peut-être omis un point, à moins que vous ne lui ayez pas
28 donné une importance suffisante. Je parle du fait qu'une grande partie de
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1 la population, sinon la majorité de la population était athée à l'époque,
2 c'est-à-dire, composée de personnes qui n'acceptaient aucune religion,
3 avant tout en raison de l'importance de l'idée du communisme qui faisait
4 partie de l'idéologie officielle à l'époque. Vous êtes sans doute au
5 courant de cela, bien sûr, en tout cas pour la période en question ?
6 R. Vous avez certainement raison de dire qu'une très grande partie de la
7 population dans toute la Yougoslavie n'était pas pratiquante, qu'il
8 s'agisse de la religion catholique romaine ou de la religion orthodoxe.
9 Toutes ces populations étaient, en tout état de cause, très conscientes de
10 leur patrimoine religieux. Par conséquent, je ne pense pas qu'il serait
11 permis de parler d'une grande portion d'athées. Il y avait, bien sûr, une
12 grande partie de la population qui n'était pas religieuse, mais qui
13 connaissait ses origines religieuses et qui connaissait les liens existants
14 entre ce patrimoine religieux et son identité nationale, même si ces
15 personnes n'étaient pas pratiquantes. Des gens qui n'étaient pas
16 pratiquants participaient tout de même à la célébration d'un certain nombre
17 de fêtes. Comme vous le savez, les Musulmans, même non pratiquants,
18 célèbrent toujours le Bajram. Et les Serbes, même non pratiquants, ainsi
19 que les catholiques même pratiquants fêtaient Noël. Tout le monde fêtait
20 Noël.
21 Q. Oui, je peux en convenir avec vous. Je serai en particulier d'accord
22 avec vous pour dire que les uns ou les autres célébraient peu ou prou les
23 fêtes religieuses. Mais vous savez tout de même sans doute que ces
24 personnes, en général, cachaient leurs convictions et le fait qu'elles
25 célébraient les fêtes religieuses. Parce que tout de même, à l'époque, les
26 fêtes religieuses n'étaient pas des fêtes officielles, n'est-ce pas ?
27 R. Vous avez raison. Bien sûr, ce besoin de ne pas déclarer son adhésion à
28 telle ou telle conviction religieuse s'est amoindri avec le temps à partir
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1 du début des années 1960, en tout cas. Le problème n'a existé que pour les
2 personnes qui détenaient une carte de membre de la Ligue des Communistes
3 yougoslave. Il y en avait parmi eux, parmi ces membres, qui pensaient
4 devoir cacher leurs convictions religieuses. Pour le reste de la
5 population, ce n'était pas un problème.
6 Q. Oui, mais le reste de la population est composée de la majorité de la
7 population. Ils l'emportent numériquement sur ceux qui ont des postes
8 officiels ou de responsabilité, et qui, peut-être, avaient peur d'aller à
9 l'église. Pourtant, dans le reste de la population, il y avait beaucoup de
10 personnes qui n'y allaient pas non plus.
11 J'aimerais conclure sur ce point, en reprenant autre chose que vous avez
12 dit dans votre rapport, qui a fait l'objet d'une étude de votre part. Est-
13 ce que vous pensez qu'à l'époque où vous étiez en Yougoslavie, est-ce que
14 vous êtes au courant du fait que les Musulmans qui, avant une certaine
15 date, n'étaient que membres d'une communauté religieuse, sont devenus à un
16 certain moment une nation existant officiellement, une nation qui a porté
17 le même nom que le groupe religieux qui portait ce nom précédemment ? Je
18 suppose que vous conviendrez avec moi qu'il n'est pas très courant
19 d'associer ainsi identité nationale et identité religieuse. Est-ce que cela
20 vous rappelle quelque chose ?
21 R. Vous avez raison, Maître Domazet. C'est un phénomène assez étonnant
22 d'utiliser une dénomination religieuse pour parler d'un groupe ethnique ou
23 national. C'est l'une des raisons pour lesquelles, à mon avis, les
24 Musulmans ont décidé d'utiliser le terme Bosnien à partir de 1993 pour se
25 désigner. Ils disposaient ainsi d'une dénomination qui n'était pas
26 strictement religieuse.
27 Q. Oui, absolument exact. Il s'est écoulé pas mal de temps jusqu'à ce que
28 ce terme de Bosnien commence à être utilisé de façon officieuse d'abord, y
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1 compris dans certaines régions de Serbie autour de Novi Pazar en
2 particulier, Novi Pazar n'ayant aucun rapport avec la Bosnie. Car en
3 principe, Bosnien était censé désigner des habitants de la Bosnie, n'est-ce
4 pas ?
5 Merci beaucoup de vos réponses. A présent, j'aimerais que nous abordions le
6 contexte historique qui a fait l'objet de votre étude et que je considère
7 comme tout à fait capital pour comprendre les événements survenus dans
8 l'ex-Yougoslavie. Je m'occuperai d'abord de ce que vous appelez la première
9 Yougoslavie, à savoir, la période de création du premier Etat yougoslave
10 après la Première Guerre mondiale.
11 J'aimerais que nous nous remettions en mémoire un certain nombre de faits
12 historiques, et j'espère que ces faits feront l'objet rapidement d'un
13 accord entre vous et moi. J'ai dit Première Guerre mondiale. Apparemment,
14 au compte rendu d'audience, il y a eu une petite erreur. C'est la Seconde
15 Guerre mondiale qui a été inscrite.
16 Est-il exact que la Serbie, le royaume de Serbie qui existait à l'époque au
17 moment de la Première Guerre mondiale, s'est placé du côté des alliés, à
18 savoir, des Britanniques, des Français et de ceux qui combattaient
19 l'Allemagne et l'Austro-Hongrie ?
20 R. Oui, en effet, le royaume de Serbie comptait au nombre des alliés à
21 l'époque.
22 Q. Je ne devrais pas omettre de parler du Monténégro, bien sûr, ce qui
23 risquerait de susciter des problèmes au sein de l'équipe de Défense,
24 puisque certains conseils de la Défense viennent du Monténégro. Bien
25 entendu, les Monténégrins faisaient également partie de ceux qui
26 combattaient l'Allemagne et l'Austro-Hongrie. Nous conviendront également,
27 je pense, que l'une des raisons pour laquelle la Première Guerre mondiale a
28 éclaté avait un lien étroit avec la Serbie et l'attaque de l'Austro-Hongrie
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1 contre la Serbie avec les événements de Sarajevo ?
2 R. Oui. L'assassinat de Sarajevo le 28 juin 1914 a fourni le motif du
3 déclenchement de la guerre.
4 Q. C'est la raison pour laquelle, de façon concrète, la guerre a éclaté
5 sur le territoire serbe avec l'attaque de l'Autriche-Hongrie contre la
6 Serbie au cours de l'été 1914; c'est bien cela, Monsieur ?
7 R. C'est exact.
8 Q. Je pense que nous conviendrons également du fait que le territoire
9 actuel de la Slovénie et de la Croatie et même de la Bosnie-Herzégovine,
10 dans une grande mesure, dépendait de l'Empire austro-hongrois. Je suis sûr
11 que vous êtes au courant du fait que les hommes qui ont été mobilisés dans
12 ces régions - je parle des hommes de Slovénie, de Croatie et sans doute
13 également d'un certain nombre de régions de Bosnie-Herzégovine qu'on
14 pourrait appeler des Bosniens - qui résidaient dans ces régions ont été
15 mobilisés dans les rangs de l'armée austro-hongroise. Il est permis de
16 s'exprimer ainsi, n'est-ce pas ?
17 R. Oui, c'est une appréciation tout à fait valable. C'est la raison pour
18 laquelle s'agissant des peuples slaves du sud, la Première Guerre mondiale
19 a également représenté une espèce de guerre civile. Parce que compte tenu
20 du grand nombre d'hommes engagés dans les régiments de Croates et de
21 Slovènes qui ont rejoint les forces serbes, et se sont battus sur le front
22 aux côtés des Serbes, il y avait des Serbes qui se battaient pour la
23 Serbie, un Etat slave du sud, mais il y avait également des hommes qui se
24 battaient dans les forces armées Habsburg qui venaient de ces régions.
25 Q. Oui, absolument. Je ne voudrais pas dire en m'exprimant ainsi que ceux
26 qui se sont battus du côté des Habsburg le faisaient de leur propre gré, il
27 ne fait aucun doute qu'ils ont été mobilisés en tant que soldats. Il y a eu
28 d'ailleurs pas mal de désertions et de passages de ces hommes engagés dans
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1 les forces dépendant des Habsburg, donc de passages de ces hommes dans les
2 forces de l'armée serbe. Je suis sûr que vous êtes également au courant de
3 cela. Vous avez employé le mot de volontaires. Ceci est également une
4 réalité historique qui inclut également les habitants de ces régions qui
5 vivaient dans des pays étrangers ou même sur d'autres continents comme, par
6 exemple, le Canada, les Etats-Unis ou d'autres pays qui ont rejoint ces
7 mêmes forces, n'est-ce pas, à ce moment-là ?
8 R. Vous avez raison.
9 Q. Merci. Merci Professeur. Etes-vous également au courant du fait que
10 bien plus tard, Josip Broz, surnommé Tito, grand dirigeant yougoslave,
11 s'est battu sur ce même front serbe en tant que sous-officier. Il a
12 combattu les forces de l'Autriche-Hongrie et a d'ailleurs, un peu plus
13 tard, été blessé et fait prisonnier de guerre ? Suis-je en droit de dire ce
14 que je viens de dire, d'après-vous ?
15 R. Oui.
16 Q. Enfin, cette guerre qui a débuté au milieu de l'année 1914, est-il
17 exact que la petite Serbie et le Monténégro ont mené cette guerre
18 pratiquement seuls jusqu'à 1915 ou plus exactement la fin de 1915, jusqu'au
19 moment où ces forces ont été obligées de battre en retraite dans la
20 direction de Corfu avec l'entrée en guerre de la Bulgarie, qui a rendu les
21 choses beaucoup plus difficiles pour elles.
22 R. Vous avez raison, oui.
23 Q. Nous serons sans doute d'accord sur le fait de dire que la Grèce ou
24 plus précisément l'île de Corfu a ensuite été occupée par l'armée serbe et
25 que de nombreux immigrés et dirigeants en exil, venus de Serbie, s'y sont
26 regroupés ainsi que d'autres hommes qui partageaient cette idée sur la
27 nécessité d'une union entre les Slaves du sud et qui avaient participé à
28 des pourparlers en tant que promoteurs de cette idée. Est-ce que vous
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1 seriez d'accord avec moi pour dire que tous ces hommes se sont retrouvés à
2 Corfu à ce moment-là ?
3 R. C'est le cas en effet. La défaite de la Serbie et l'exil du
4 gouvernement serbe à Corfu a favorisé le fait que les Serbes, les Croates
5 et les Slovènes de la monarchie Habsburg, se sont retrouvés à l'époque, en
6 1917, à Corfu et ont participé à des pourparlers qui ont donné lieu à une
7 déclaration de création d'un Etat regroupant les Slaves du sud.
8 Q. Oui, Professeur, vous parlez sans doute de la déclaration bien connue
9 sous le nom de Déclaration de Corfu qui, un peu plus tard, devait donner
10 lieu à la naissance de cet Etat qui s'est appelé la Yougoslavie.
11 Ce qui m'intéresse, puisque vous êtes un expert, un historien qui
12 s'est beaucoup occupé de ces questions, et c'est sans doute quelque chose
13 dont vous avez pu entendre parler en Serbie lorsque vous y avez séjourné,
14 c'est le fait qu'il est permis de se dire que les actes et les idées
15 défendues par ces responsables, par tous ces représentants qui défendaient
16 l'idée de la création d'un Etat pour les peuples slaves du sud, il est
17 permis de penser que c'était tout de même pour des raisons purement
18 tactiques qu'ils défendaient cette idée, parce qu'ils se trouvaient tout de
19 même du côté des perdants dans la guerre étant donné qu'ils s'étaient
20 alliés à l'Empire austro-hongrois et qu'ils avaient refusé les aspirations
21 des Serbes et des Monténégrins. Cela présente une situation un peu
22 différente sur le plan territorial. Il y avait l'Italie, qui à un certain
23 moment, s'est rapprochée des alliés et qui, en retour de cette décision, a
24 demandé qu'on lui accorde la Dalmatie. Peut-être pourriez-vous commenter
25 cela, Monsieur.
26 R. Avant la Première Guerre mondiale, de nombreux Croates s'intéressaient
27 à la création d'un Etat pour les Slaves du sud, et même davantage que les
28 Serbes. Mais au fur et à mesure que la guerre a progressé, les Croates, en
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1 raison de problèmes liés à leur intégrité territoriale, se sont sentis
2 menacés par les pourparlers de Londres et les promesses faites aux Italiens
3 et ont donc eu besoin de se rapprocher de la Serbie. Comme vous l'avez
4 indiqué, il y avait effectivement une partie perdante à la guerre, mais
5 bien sûr, comme nous en avons déjà parlé ce matin, un grand nombre de
6 Serbes dans ces territoires tenus par les Habsburg, recherchaient
7 désespérément une solution nationale à leurs profits, étant donné qu'en
8 octobre 1918, la monarchie Habsburg s'est démantelée, ce qui a fait peser
9 des menaces de révolution sur la Hongrie, et tous les territoires qui se
10 trouvaient sur la rive de la Drina se sont trouvés concrètement en danger
11 de la part de leur voisin. Créer un Etat yougoslave est devenu une
12 nécessité urgente pour toutes ces raisons, pour tous ceux qui vivaient sous
13 la domination des Habsburg notamment.
14 Q. Merci. La pause se fera dans quelques minutes, donc je vais m'efforcer
15 d'en finir de la discussion de ce sujet avant la pause. Merci des
16 commentaires et des appréciations que vous avez faites sur tous ces thèmes.
17 Conviendrez-vous avec moi pour dire que ceux qui, en Serbie,
18 préconisaient un Etat serbe, parce que la Serbie était du côté des
19 vainqueurs, donc un Etat serbe aurait pu être créé qui aurait regroupé tous
20 les territoires peuplés par des Serbes, y compris ceux qui dépendaient de
21 l'Autriche-Hongrie et qu'un tel Etat aurait correspondu peut-être au
22 territoire dont les frontières sont discutées ici comme étant celles de la
23 Grande-Serbie. En tout cas, conviendrez-vous avec moi que ce territoire
24 aurait été beaucoup plus grand que la Serbie actuelle ?
25 R. Oui, vous avez raison. Il ne fait aucun doute qu'un grand nombre de
26 représentants du gouvernement serbe, y compris Nikola Pasic,
27 s'intéressaient davantage à regrouper les populations serbes dans un vaste
28 territoire serbe, et notamment ceux qui vivaient dans le sud de la Hongrie,
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1 dans la Slovénie orientale et, bien sûr, en Bosnie-Herzégovine et au
2 Monténégro également. Ils s'intéressaient grandement à cette idée propagée
3 depuis les années 1930 par des intellectuels croates, qui consistait à
4 aller vers la création d'un Etat commun pour tous les Slaves du sud.
5 Q. Merci. Voici encore une question : compte tenu des conditions de
6 l'époque, considérez-vous qu'il aurait été possible de créer peut-être pas
7 ce grand Etat des Serbes, des Slovènes et des Croates, qui était envisagé à
8 l'époque, mais éventuellement un Etat de taille peut-être un peu plus
9 petite, avec à sa tête le roi, à savoir, un royaume serbe qui aurait
10 intégré toutes les populations slaves, notamment en Bosnie-Herzégovine et
11 dans d'autres régions également ?
12 R. Cela aurait été possible, mais cela aurait été un camouflé pour un
13 certain nombre d'idées de représentants qui défendaient certaines idées à
14 la fin de la guerre. Parce qu'après tout, le royaume des Serbes, Croates et
15 Slovènes est créé après un certain nombre d'actes d'autodétermination de la
16 part des populations habitant sur des territoires dominés par la monarchie
17 Habsburg. A Ljubljana, Zagreb, Sarajevo, des électeurs ont voté dans le
18 même sens que la Serbie, et il aurait été étonnant que la Serbie refuse ce
19 qui était proposé à l'époque. Bien sûr, le prince Alexandre, qui plus tard
20 devait devenir le roi Alexandre, a donné son accord à ce projet.
21 D'ailleurs, cela se passait un peu selon les mêmes modalités que la nation
22 de l'Etat tchécoslovaque à l'époque ou même dans une certaine mesure de la
23 création de la grande république de Pologne.
24 Q. Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je suis d'accord avec le fait
25 qu'il existait une majorité de Serbes qui préconisait cette idée d'une
26 union et le même commentaire s'applique sans doute à une majorité des
27 habitants de la Croatie. Finalement, la déclaration de Corfu a été mise en
28 œuvre.
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1 M. DOMAZET : [interprétation] J'en ai fini de mes questions, Monsieur
2 le Président, et je crois que l'heure de la pause est arrivée.
3 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Nous reprendrons à 11 heures 20.
4 --- L'audience est suspendue à 11 heures 00.
5 --- L'audience est reprise à 11 heures 23.
6 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Domazet, poursuivez.
7 M. DOMAZET : [interprétation] Merci, Monsieur le Président.
8 Q. Monsieur Wheeler, nous allons poursuivre là où nous nous étions
9 arrêtés. En répondant à ma dernière question s'agissant de la question de
10 savoir si malgré la tendance générale et le souhait des Serbes et de la
11 plupart des dirigeants serbes de créer un état commun regroupant les
12 Croates, les Slovènes et d'autres Slaves du sud de ce territoire, nous nous
13 sommes mis d'accord pour dire que la Serbie, qui était du côté des
14 vainqueurs de la guerre, aurait pu régler cette question d'une manière
15 différente en incluant les Serbes qui habitaient au-delà des frontières
16 jusque-là. En fait, ce qu'ils ont fait, c'est créer un Etat commun.
17 Toutefois, comme vous l'avez fait remarquer vous-même, dès le début du
18 fonctionnement de l'Etat appelé à l'époque le royaume des Serbes, des
19 Croates et des Slovènes, des problèmes ont commencé à surgir. Il y a eu une
20 certaine obstruction, notamment du fait des représentants croates. Dans
21 votre rapport, me semble-t-il, vous évoquez un certain nombre de raisons :
22 le centralisme, la dynastie et la capitale.
23 Ma question est la suivante : vous voulez sans doute dire que la
24 dynastie des Karadjordjevic était à la tête de l'Etat, la capitale était à
25 Belgrade. Ne s'agissait-il pas de quelque chose sur lequel on s'était mis
26 d'accord à Corfou, quelque chose qui a toujours fait l'objet d'un accord
27 avant l'unification ?
28 R. Maître Domazet, là encore vous avez raison. Le problème venait du fait
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1 qu'à partir du moment où il y a eu des élections démocratiques dans le
2 nouveau royaume yougoslave en 1920, ceux qui s'étaient mis d'accord pour
3 l'unification n'étaient plus ceux qui bénéficiaient de la confiance des
4 masses. Nous avons vu l'émergence du Parti des Paysans en particulier, qui
5 voulait renégocier les conditions de la réunion des peuples du nouvel Etat
6 yougoslave. Bien sûr, il y a eu une radicalisation du pays où beaucoup ont
7 voté pour le communisme.
8 Si bien, que ce pacte réalisé dans les circonstances exceptionnelles
9 de la guerre était tel que bon nombre de personnes au sein de ce nouveau
10 royaume voulaient renégocier les conditions, notamment Stjepan Radic, le
11 créateur et le fondateur du Parti des Paysans. Selon lui, il fallait revoir
12 les conditions de l'unification et ce qui ressortait de la constitution de
13 Vidovdan, qui prévoyait un état très centralisé. Cela a posé un problème
14 notamment pour les Croates, car ils avaient l'impression qu'ils ne seraient
15 pas protégés de la même manière que les Slovènes, car ils avaient une
16 langue différente. Ils seraient plus vulnérables en raison du gouvernement
17 central de Belgrade que la Slovénie. Il a également été dit que les Serbes
18 de Croatie et de Bosnie-Herzégovine voulaient un état très centralisé,
19 qu'ils pensaient que cela les protégerait. Des personnes comme Pribicevic
20 prônaient l'idée que l'on chasse les Serbes, les Croates et les Slovènes de
21 Yougoslavie. A l'époque, personne ne considérait les Monténégrins, les
22 Macédoniens, les Musulmans de Bosnie comme autre chose que des Serbes et
23 des Croates.
24 Q. Monsieur Wheeler, dans votre rapport, vous exposez l'idée selon
25 laquelle il s'agissait d'une tentative visant à trouver une solution
26 politique viable, qui permettrait de reconnaître l'idée que plusieurs
27 nations slaves du sud ayant des rapports très proches étaient les mêmes
28 territoires des territoires adjacents. Est-ce que vous vous souvenez avoir
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1 déclaré cela dans votre rapport ? Comme vous l'avez dit, beaucoup de
2 partisans de l'Etat yougoslave, à l'époque, pensaient qu'un Etat yougoslave
3 commun permettrait d'englober les différentes identités tribales, comme
4 vous l'avez dit. Est-ce que vous avez des commentaires à faire sur ce
5 point ?
6 R. Je me souviens de ce que j'ai écrit, et je maintiens toujours mes
7 propos. Si vous souhaitez que je développe mon idée, je dirais qu'il
8 s'agissait d'une idée très répandue à l'époque en Europe centrale. Tomas
9 Masaryk, le fondateur de l'Etat tchécoslovaque, pensait lui aussi qu'il
10 créait une nouvelle nation tchécoslovaque. Les vainqueurs de la Première
11 Guerre mondiale pensaient tous pour ce qui est de la Roumanie, de la
12 Pologne et de la Tchécoslovaquie notamment, qu'ils étaient en mesure, selon
13 le modèle en vigueur en Europe occidentale au XIXe siècle, ils pensaient
14 pouvoir créer un état commun, une nation commune. Le modèle était celui de
15 la France, où au début du XIXe siècle il y avait un état multinational où
16 étaient parlées différentes langues. La France est devenue un Etat
17 hautement centralisé, et les peuples d'Europe occidentale voulaient suivre
18 l'exemple français et faire correspondre les frontières nationales et les
19 frontières de l'Etat. Pour les pays où il y avait d'importantes minorités
20 nationales, cela a toujours constitué un problème important, par exemple,
21 en Yougoslavie, en Tchécoslovaquie. Il semblait impossible, en 1918, que
22 l'on puisse suivre l'expérience du XIXe siècle, et qu'un Etat puisse
23 devenir une nation unique.
24 Q. Merci. Il ressort de votre CV que vous êtes citoyen américain. Vous
25 savez ce qui s'est passé aux Etats-Unis, où il y avait de nombreuses
26 nations mais une seule identité nationale. Malheureusement, dans ce cas, ce
27 n'est pas ce qui s'est passé.
28 Ma question est la suivante : cette idée d'une identité yougoslave,
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1 conviendrez-vous avez moi qu'il ne s'agissait pas de faire de tous les
2 Slaves des Serbes, mais d'un effort visant à créer une nouvelle nation
3 yougoslave regroupant toutes les nations, y compris les Serbes, les Croates
4 et les Slovènes ?
5 R. Les Serbes, les Croates et les Slovènes étaient de fervents partisans
6 d'un Etat yougoslave. Ils voulaient une nouvelle identité yougoslave qui
7 regrouperait ce qui avait de mieux au sein des nations, des tribus
8 existantes. Malheureusement, bon nombre de Serbes pensaient qu'une identité
9 nationale yougoslave devait être une identité nationale serbe. Ils
10 voulaient, d'une certaine manière, serbiser [phon], si je puis m'exprimer
11 ainsi, leurs concitoyens au sein de ce nouvel Etat yougoslave, d'où
12 l'émergence de la question nationale. Car pour ce qui est de la plupart des
13 Serbes, il s'agit ici du même problème que la question croate pendant la
14 période entre les deux guerres. Car les Croates, qui avaient inventé l'idée
15 d'un Etat yougoslave, étaient ceux qui pensaient qu'un Etat yougoslave ne
16 pourrait prospérer que s'il s'agissait d'une initiative commune sans
17 domination des Serbes.
18 Q. Je ne sais pas si je vous ai bien compris. A l'époque, pensez-vous que
19 les Croates étaient davantage partisans de cette idée que les Serbes ? Pour
20 ma part, je pense que c'est l'inverse. Il s'agissait peut-être d'une idée
21 romantique à l'époque, cette idée de créer des Yougoslaves plutôt qu'une
22 tentative de serbiser les autres.
23 R. Oui, vous avez raison. C'était une idée romantique. Il y avait beaucoup
24 d'intellectuels qui défendaient cette idée parmi les Croates. Comme je l'ai
25 déjà dit, l'idée yougoslave était une idée commune parmi les intellectuels.
26 En 1920, il y a eu des élections. Les gens ont eu le droit de vote et de
27 nouvelles idées ont surgi, des idées différentes. En d'autres termes,
28 lorsque nous parlons de la majorité des Croates ou des paysans serbes, ils
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1 n'avaient pas été consultés. C'est là que les problèmes ont commencé à
2 survenir lorsqu'ils ont commencé à voter et lorsqu'ils ont souhaité que les
3 partis, les représentants défendent leurs intérêts.
4 Q. Je suis d'accord avec vous sur ce point. Il est de notoriété publique
5 que l'on peut manipuler les gens, notamment lorsque ces gens qui avaient
6 connu une période très difficile pendant la guerre souhaitaient aspirer à
7 la prospérité. Dans votre rapport, vous dites que vous pensez que cela ne
8 s'est pas passé en raison de diverses raisons de mécontentement. A l'époque
9 de l'Empire austro-hongrois et de l'Empire ottoman, il y avait des
10 mécontentements nationaux qui remontaient à l'Empire ottoman. Pourquoi
11 parlez-vous de l'Empire ottoman, puisque la Serbie s'était défaite depuis
12 longtemps du joug de l'Empire ottoman bien avant la Première Guerre
13 mondiale ? C'est la raison pour laquelle je ne comprends pas pourquoi vous
14 mentionnez l'Empire ottoman, les prédécesseurs ottomans lorsque vous parlez
15 des mécontentements nationaux.
16 R. C'est très simple. Techniquement parlant, l'Empire ottoman, jusqu'en
17 1908, dirigeait la Bosnie-Herzégovine et contrôlait la Macédoine, le Kosovo
18 et le Kosovo-Metohija. En d'autres termes, l'héritage ottoman paraissait
19 lointain pour la Serbie mais était très important en Bosnie-Herzégovine, en
20 Macédoine et au Kosovo.
21 Ce que j'ai essayé d'expliquer dans ce passage de mon rapport, c'est
22 que la Yougoslavie est devenue une sorte d'empire multinational, comme
23 l'Empire ottoman avait aussi été un empire multinational et la monarchie
24 d'Habsburg également. Il en va de même pour le royaume des Serbes, des
25 Croates et des Slovènes, le nouvel Etat tchécoslovaque, qui ont hérité de
26 ces problèmes liés au multinationalisme, comme leurs prédécesseurs. Il
27 s'agissait d'empires multinationaux de taille plus petite que ceux des
28 Habsburg ou des ottomans, toutefois.
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1 Q. Merci. Lorsque le royaume a été créé, j'en ai parlé avant la pause, et
2 j'espère que vous serez d'accord avec moi pour dire qu'il y a eu des
3 problèmes très importants pour établir les frontières du royaume des
4 Serbes, des Croates et des Slovènes, notamment en ce qui concerne les
5 frontières occidentales, notamment en ce qui concerne la Dalmatie, vous
6 avez parlé d'un traité secret, vous avez parlé de Koruska [phon], du lac
7 Bohinj qui a finalement été inclu dans le royaume des Croates et des
8 Slovènes. Est-ce que vous êtes d'accord avec moi ?
9 R. Oui, mais comme nous l'avons déjà dit, la situation chaotique en 1918,
10 après la guerre, signifiait que le nouveau royaume, dont la création a été
11 proclamée le premier décembre, n'avait pas de frontières officielles. Il y
12 avait encore une révolution communiste en Hongrie, les frontières en
13 Hongrie ont été établies en 1921. Il fallait établir les frontières de la
14 nouvelle République d'Autriche, l'Italie a perdu l'Istrie, la question de
15 la Dalmatie, tout cela n'a pas été réglé jusqu'au traité de Rapallo, en
16 1924. Ces problèmes de frontières étaient l'une des raisons principales
17 pour laquelle les Slovènes et les Croates se sont trouvés dans cette
18 situation en 1918. Ils voulaient que l'armée serbe victorieuse vienne sur
19 le territoire aussi rapidement que possible pour les sauver de la
20 révolution bolchevique en Hongrie et des impérialistes italiens.
21 Q. Merci de vos explications, je suis tout à fait d'accord avec vous. Je
22 souhaiterais maintenant avoir votre opinion sur la chose suivante : si le
23 royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes n'avait pas été créé, est-
24 ce que la Dalmatie aurait été un territoire italien plutôt qu'un territoire
25 croate ? Je pense que vous avez fait des recherches là-dessus parce que la
26 question de la Dalmatie était très importante après la Première Guerre
27 mondiale.
28 R. Il est très improbable que l'Italie ait obtenu une grande partie de la
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1 Dalmatie en raison des grands trois, Lloyd George, Wilson Woodrow et
2 Georges Clemenceau. Ces trois hommes ne voulaient pas accorder autant à
3 l'Italie qu'elle souhaitait, si bien que le nouvel Etat yougoslave avait
4 des alliés à la conférence de paix. Le fait que l'Italie ait obtenu une
5 partie de Zadar, ait gardé toute l'Istrie était une concession de Wilson,
6 mais il ne voulait pas donner aux Italiens tout ce qu'ils voulaient.
7 Q. Oui. Mais ma question était la suivante : si l'Etat yougoslave n'avait
8 pas été créé, et il a été formé par la Serbie en tant que pays vainqueur
9 qui a demandé à la Croatie des parties du territoire de la Slovénie, si
10 cela n'avait pas été fait, est-ce qu'il aurait été plus facile pour
11 l'Italie d'obtenir ce qu'elle souhaitait, d'avoir la Dalmatie, et je pense
12 que c'est ce qu'elle a réussi à obtenir en 1941 ?
13 R. Vous avez tout à fait raison, Maître Domazet, s'il n'y avait pas eu
14 d'Etat yougoslave, si les Slovènes et les Croates ne s'étaient pas liés à
15 l'armée serbe victorieuse, et si la monarchie des Habsburg ne s'était pas
16 effondrée, les Italiens auraient obtenu des gains beaucoup plus importants.
17 Q. Merci, Monsieur Wheeler. Nous allons maintenant passer à un autre
18 sujet. Vous avez parlé de la première Yougoslavie, qui a été appelée ainsi
19 un peu plus tard. Je souhaiterais que l'on parle de la décentralisation.
20 Comment les banovinas ont-elles été décentralisées ?
21 R. Les banovinas ont été mises en place à la suite de la proclamation de
22 la dictature par le roi Alexandre en janvier 1929. Ensuite, dans le courant
23 de l'année 1929, il a réorganisé la structure territoriale du royaume des
24 Serbes, des Croates et des Slovènes en créant des provinces, des banovinas.
25 Il s'agissait de revoir ce qui concernait l'histoire de ce territoire. Il
26 fallait faire oublier aux gens qu'ils habitaient dans une région appelée
27 historiquement la Slovénie ou la Croatie centrale ou le Monténégro et la
28 Bosnie-Herzégovine. Les banovinas ont été mises en place dans un souci
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1 d'efficacité administrative, mais également pour se débarrasser des
2 aspirations des populations à certains territoires historiques. A la fin de
3 l'année 1929, le roi Alexandre a finalement changé le nom du pays qui est
4 devenu le royaume de Yougoslavie.
5 Q. Est-ce précisément pour cette raison que le nom des banovinas, pour
6 l'essentiel, si je ne m'abuse, était le nom de rivières, la Sava, le
7 Danube, Moravska, Vrbaska banovina, et cetera; est-ce exact ?
8 R. Oui. Il y avait également Primorska. Il fallait que tout cela soit
9 efficace pour l'administration, et il fallait se débarrasser de l'idée que
10 cette tribu yougoslave jouait encore un rôle important. Il s'agissait de
11 faciliter la tâche d'un gouvernement hautement centralisé qui pourrait
12 ainsi mieux diriger le pays.
13 Q. Oui. C'était peut-être le début du régionalisme. Il s'agit d'un sujet
14 toujours d'actualité en Europe aujourd'hui. Apparemment cette tentative
15 s'est soldée par un échec, car d'après vous, les banovinas étaient un
16 échec ? Est-ce que vous pourriez commenter là-dessus ?
17 R. Ces banovinas se sont soldées par un échec, effectivement. Elles ont
18 été ouvertement conçues, vu les frontières établies. En fait, il s'agissait
19 de créer autant de banovinas que possible où les Serbes seraient
20 majoritaires, et aussi peu que possible où les Croates ou les Musulmans de
21 Bosnie seraient majoritaires. C'est pour cela que je dis qu'il s'agissait
22 d'une tentative de renforcer l'efficacité du centralisme plutôt que d'une
23 régionalisation. La structure territoriale d'origine du royaume des Serbes,
24 des Croates et des Slovènes reconnaissait cette organisation, mais en 1929,
25 lorsqu'on a mis en place les banovinas, il fallait minimiser l'importance
26 de ces anciennes unités territoriales historiques.
27 Q. Peut-on dire que, par exemple, la banovina de la Drina regroupait des
28 personnes habitant des deux côtés de la rivière Drina, ce qui correspond
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1 aujourd'hui à la Serbie et à la Bosnie-Herzégovine ?
2 R. Oui, effectivement, de nombreuses banovinas où les Croates étaient
3 majoritaires englobaient une grande partie de la Bosnie-Herzégovine ou du
4 Srem ou Srijem occidental. Mais les frontières de ces banovinas visaient à
5 créer davantage d'unités territoriales où les Serbes seraient majoritaires.
6 Q. Selon vous, quelle était l'autorité de ces banovinas ? En quoi était-il
7 important de déterminer qui allait habiter sur un certain territoire, qui
8 seraient les autorités dans ce territoire ? Est-ce que ces banovinas
9 avaient des pouvoirs législatifs ? Est-ce que vous pourriez tirer cela au
10 clair ?
11 R. Ce que vous dites est très intéressant. Les banovinas, dans un souci
12 d'efficacité administrative, n'avaient pas de pouvoirs législatifs. Elles
13 ne jouaient pas un rôle important jusqu'à l'assassinat du roi Alexandre. Il
14 y a eu ensuite des négociations, on a créé un Etat très vaste, occupé par
15 les Croates, et à ce moment-là, les banovinas sont devenues très
16 importantes et ont commencé à jouir d'un véritable pouvoir, ce qui était
17 particulièrement important pour l'une des principales nations de la
18 Yougoslavie, c'est-à-dire, les Croates. Beaucoup de Serbes, après l'accord
19 de 1939, voulaient leur propre sorte de banovina. Tout le monde voulait
20 avoir une banovina à ce stade. Ensuite, il y a eu la Deuxième Guerre
21 mondiale.
22 Q. Vous abordez un point qui m'intéresse particulièrement. Vous exposer
23 votre point de vue sur les banovinas croates, mais puisque nous parlons
24 maintenant de l'organisation de l'Etat, au niveau local, est-ce que les
25 municipalités, les opstina étaient l'unité territoriale la plus importante,
26 comprenant plus d'une municipalité ?
27 R. Oui.
28 Q. La crise parlementaire dont nous avons parlé, et la pression exercée
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1 par les partisans croates juste avant l'éclatement de la Deuxième Guerre
2 mondiale ont donné lieu à la création d'une plus grande banovina, qui était
3 appelée la banovina croate, à l'inverse des banovina précédentes qui
4 portaient des noms de rivières entre autres. Là, il s'agissait d'une
5 banovina qui allait jusqu'à Belgrade. Est-ce que vous pourriez expliquer
6 dans quelles circonstances cela s'est produit, et en quoi cela a eu une
7 incidence sur la situation ?
8 R. Il s'agit de la création d'une grande banovina croate en 1939. Le
9 prince régent, à l'époque, s'est efforcé de pacifier la situation et de
10 résoudre la question qui était cruciale à l'époque, la question croate. Il
11 a essayé de conclure la paix, une paix séparée avec les Croates, avec le
12 Parti paysan croate. Soyons cyniques, il voulait acheter la loyauté des
13 Croates, vu les périodes très difficiles qui s'annonçaient puisque Hitler
14 était en train de lancer des revendications à tous azimuts. Il voulait
15 donner des fondations beaucoup plus solides à la Yougoslavie avec
16 l'approche de la Seconde Guerre mondiale, puisqu'on a dit à l'époque,
17 c'était que cette banovina croate ne serait que le premier exemple d'une
18 décentralisation du pouvoir et que cela se multiplierait au sein de la
19 Yougoslavie, cela concernerait toutes les unités historiques nationales.
20 Bien entendu, cela n'a pas pu se produire parce que la guerre est arrivée
21 avant.
22 Q. Peut-on conclure qu'il s'agissait d'une concession extrêmement
23 importante envers la Croatie et les parties croates puisqu'on a appelé de
24 ces vœux, une banovina croate sous ce nom et avec le territoire que cela
25 impliquait ?
26 R. Oui, concession considérable, et d'ailleurs Tudjman plus tard ne
27 cessait d'en parler, quand il parlait des territoires en Bosnie-Herzégovine
28 dont il voulait s'emparer, dont il estimait qu'ils appartenaient à la
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1 Croatie, quand il parlait du Srijem.
2 Q. Oui. Oui, c'est l'objet justement de mes questions. La création de la
3 bonavina croate découlait sur beaucoup de difficultés ultérieurement. Autre
4 question sur ce point : nous nous intéressons ici à Vukovar et aux zones
5 avoisinantes. Avant la création de la bonavina croate, à quelle banovina
6 appartenait Vukovar et les environs ?
7 R. Voilà le type de questions auquel j'ai beaucoup de mal à répondre vu
8 que je ne suis plus enseignant en histoire. Je crois que c'est celle de
9 dravska [phon], mais il est possible que je me trompe.
10 Q. Très bien. Ne nous appesantissons pas sur ce point. Je vais passer à
11 autre chose, le début de la Deuxième Guerre mondiale. En Yougoslavie, la
12 guerre a éclaté en 1941, plus tard d'ailleurs que dans certaines autres
13 régions d'Europe. Je crois que vous avez longuement étudié toutes ces
14 questions et que vous connaissez parfaitement les circonstances dans
15 lesquelles en 1941, le gouvernement, dont vous nous avez dit que c'était le
16 gouvernement Marcek, avait conclu un pacte le 25 mars. Plus tard, on a
17 interprété de manière différente ce qui s'était passé. Il y a certaines
18 interprétations qui étaient plutôt partiales selon moi. Vous, vous êtes
19 historien, selon vous, ce gouvernement, le gouvernement Marcek et ce comte
20 Pavle, qui a remplacé d'une certaine manière le roi Alexandre à la tête de
21 l'Etat, est-ce qu'ils étaient pro-allemands ? Est-ce qu'ils étaient en
22 faveur de ce qui avait été conclu ou est-ce qu'ils avaient un point de vue
23 différent, mais n'ont pas eu le choix et n'ont pas eu d'autres options
24 s'offrant à eux que celles qu'ils ont conclues ? Quelle est votre
25 évaluation de mars 1941 ?
26 R. Selon moi, le prince Paul et son gouvernement n'avaient pas le choix.
27 Ils étaient contraints de signer ce pacte tripartite. Ils avaient négocié
28 de manière très énergique pour que le pacte ait un impact aussi atténué que
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1 possible. Bien entendu, ils ont blessé le sentiment national serbe en
2 particulier, et deux jours plus tard, il y a eu un coup d'Etat, le 27 mars,
3 et le jeune roi Pierre a été proclamé roi. Le principal effet du marquis
4 Prevat [phon], cela a été que Hitler a estimé qu'il avait trop cédé. Il en
5 avait trop cédé, il a décidé immédiatement d'envahir la Yougoslavie pour la
6 détruire. Le prince Paul et son gouvernement pensaient qu'ils avaient au
7 moins gagné un petit peu de temps en signant ce pacte tripartite. Ils
8 savaient pertinemment que bientôt ils seraient du côté des alliés, mais
9 ceux qui n'étaient pas d'accord en particulier au sein de l'armée de l'air
10 et de l'infanterie yougoslave, ont été soumis à des pressions de la part
11 des services secrets britanniques. Ils étaient impressionnés par la
12 résistance des Grecs à l'époque. Ils pensaient qu'ils pouvaient faire
13 encore mieux. Selon moi, il aurait mieux valu que la guerre ne se déclenche
14 pas aussi vite que cela a été le cas.
15 Q. Je crois que nous sommes tout à fait sur la même longueur d'onde sur ce
16 point. Si on parle de ce pacte, est-ce qu'on peut conclure que même si on
17 peut convenir que cela a blessé la fierté serbe, puis d'autres dans la
18 Yougoslavie, on peut dire cependant que ce pacte a été conclu avec une
19 puissance à laquelle il était extrêmement difficile de s'opposer et de
20 résister. Il ne s'agissait pas d'un acte d'occupation; c'était quelque
21 chose qui était prévu. On avait prévu le passage des troupes, mais la
22 neutralité du pays aurait été préservée. Est-ce qu'on peut l'affirmer ?
23 R. Non. Parce que l'une des concessions de Cinkar Markovic, qui était
24 alors ministre des Affaires étrangères yougoslaves, donc la concession
25 qu'il a obtenue de Ribbentrop, enfin c'était un alinéa du pacte secret.
26 Cela prévoyait que les Allemands et les Italiens ne pourraient pas demander
27 à ce que leurs troupes passent par la Yougoslavie, parce que la Yougoslavie
28 craignait que les Allemands et les Italiens ne se servent du territoire
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1 yougoslave pour lancer une nouvelle attaque contre la Grèce. Le problème,
2 c'est que personne n'y a cru à cet engagement de ne pas faire passer les
3 armées sur le territoire. Les Britanniques n'y ont pas cru, les Grecs n'y
4 ont pas cru, ceux qui ont conclu ce pacte n'y ont pas cru. Donc, même si au
5 départ il y avait une sorte d'engagement, tout le monde pensait que ce ne
6 serait qu'une question de temps avant que Hitler n'exige que ses armées
7 puissent passer sur le territoire yougoslave pour attaquer les Britanniques
8 qui se trouvaient alors en Grèce pour aider à défendre ce pays. C'était
9 très, très important pour les Allemands, parce que les Britanniques se
10 trouvaient en Grèce. L'horloge a tourné beaucoup trop vite pour les
11 Yougoslaves, parce que Mussolini était en train de perdre la guerre face
12 aux Grecs. Hitler était venu à la rescousse des Italiens. Cela signifiait
13 que des pays comme la Yougoslavie n'avaient plus de temps. Ils allaient
14 être contraints d'abandonner leur neutralité d'une manière ou d'une autre
15 soit en décidant de se mettre du côté des Britanniques, soit en décidant de
16 se ranger du côté des Allemands en faisant des concessions. Cela aurait
17 pour conséquence que les Britanniques les contraindraient à entrer dans
18 l'arène, à descendre dans l'arène et à participer à la guerre. C'est bien
19 effectivement ce qui s'est produit.
20 Q. Très bien. Si ce que vous nous dites est vrai, quand on regarde ce
21 pacte encore une fois, j'ai une question que je souhaiterais vous poser.
22 Qu'est-ce qui était si humiliant ? Qu'est-ce qui a entraîné les troubles ?
23 Qu'est-ce qui a entraîné le coup d'Etat dont on a parlé ?
24 R. Ce qui a été si humiliant, ce qui a exaspéré les esprits, c'était
25 l'existence même de ce pacte. Il y a beaucoup d'officiers, surtout serbes,
26 et des associations nationalistes serbes, des intellectuels serbes,
27 beaucoup de gens qui étaient soutenus par les Serbes, pas seulement en
28 Serbie d'ailleurs mais aussi en Slovénie, se sont montrés résolument
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1 opposés à ce pacte. Ils refusaient toute forme d'alliance quelle qu'elle
2 soit avec l'Allemagne.
3 Q. Merci. Votre explication est des plus claire. Vous êtes historien.
4 Savez-vous qu'avant la signature du pacte - et d'ailleurs vous-même vous
5 avez déclaré penser que le gouvernement ne l'avait pas signé de son plein
6 gré - est-ce qu'auparavant, ils avaient essayé d'obtenir l'aide des
7 puissances alliées au cas où on les contraindrait à signer le pacte et au
8 cas où ils seraient contraints d'entrer en guerre avec l'Allemagne ? Et
9 n'est-il pas le cas qu'on leur a dit qu'on ne pouvait rien faire, enfin ils
10 ont dit qu'ils ne pouvaient rien faire pour la Yougoslavie même en cas
11 d'attaques ?
12 R. Vous avez raison. Les Britanniques ont beaucoup encouragé la
13 Yougoslavie, mais ils n'étaient pas à même d'offrir beaucoup plus que des
14 encouragements.
15 L'INTERPRÈTE : Les interprètes demandent à Me Domazet de parler dans le
16 micro.
17 M. DOMAZET : [interprétation]
18 Q. Si je ne me trompe, des déclarations ont été faites par des dirigeants,
19 des hommes politiques britanniques encourageant les Serbes, invoquant leur
20 histoire, une alliance qui avait existé précédemment. Ils les ont
21 encouragés à résister à l'Allemagne, à résister à ce pacte lui-même.
22 Cependant, deux jours plus tard, comme vous venez de le dire, il s'est
23 produit un coup d'Etat qui a été précédé par des meetings rassemblant des
24 personnes qui n'étaient pas du tout satisfaites de la signature de ce
25 pacte. Beaucoup d'éléments dans l'étude historique nous indiquent que les
26 Services secrets britanniques ont eu un grand rôle à jouer dans tous ces
27 événements, puisqu'ils se sont rapprochés de ces officiers qui étaient
28 contre le pacte, qui pensaient que c'était une humiliation. Ils ont tenté
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1 de les amadouer, et cetera. Et c'est ce qui a entraîné les événements du 27
2 mars; est-ce que ceci est exact ?
3 R. Oui, c'est exact, bien qu'il y ait débat entre les historiens sur le
4 degré d'intervention des Britanniques dans ce coup d'Etat. Selon moi, après
5 avoir procédé à des recherches sur la question, c'est que les Britanniques
6 voulaient absolument qu'il y ait un coup d'Etat. Ils ont fait tout ce
7 qu'ils pouvaient pour le faire, mais ils ne savaient pas exactement qui
8 pouvait déclencher ce coup d'Etat. Ils ont été extrêmement satisfaits quand
9 le coup d'Etat a eu lieu, mais leurs contacts étaient plutôt périphériques.
10 Ils n'avaient aucun contact, par exemple, avec l'homme qui a été au centre
11 du coup d'Etat parce que cela les a complètement surpris. Mais ils ont créé
12 un climat tel que les officiers de l'armée de l'air et de l'infanterie ont
13 décidé de renverser le prince Paul.
14 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Domazet, veuillez déplacer le
15 micro pour pouvoir parler dans le micro.
16 M. DOMAZET : [interprétation] Oui, merci, Monsieur le Président.
17 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci.
18 L'INTERPRÈTE : Le coup d'Etat avait été dirigé par Mirkovic, le général
19 Mirkovic.
20 M. DOMAZET : [interprétation]
21 Q. Vous mentionnez Mirkovic. Je me suis penché sur la question. Beaucoup
22 d'éléments indiquent que c'était l'un des officiers qui a été courtisé par
23 les Services secrets britanniques pour arriver à un objectif qui
24 intéressait non seulement les Britanniques mais tous les alliés. Vous ne
25 semblez pas disposer de ces informations ou peut-être que cette information
26 est restée secrète pour une raison X ou Y.
27 R. Non. Il n'y a plus rien de secret dans toutes ces affaires. Cela ne
28 signifie pas pour autant qu'il n'y ait pas encore des énigmes qui n'aient
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1 pas été résolues. L'attaché de l'armée de l'air britannique à Belgrade, ou
2 plutôt son adjoint à Belgrade en 1941, a déclaré qu'il avait été en contact
3 en direct avec Mirkovic, et qu'il avait connaissance de la conspiration.
4 Cet attaché ne faisait pas partie de la section D, c'est-à-dire, des
5 services de Renseignements britanniques.
6 L'ambiguïté subsiste sur ce point, parce que ce coup d'Etat, il a été
7 considéré non seulement par les opposants à l'axe yougoslave comme quelque
8 chose d'extrêmement héroïque, mais il a été également considéré par les
9 Services secrets britanniques comme indiquant qu'on pourrait faire beaucoup
10 de choses et des choses absolument considérables. Tout le monde voulait
11 absolument que les Britanniques aient été impliqués. C'était probablement
12 le cas. Enfin, ils ont apporté leur aide. C'est indéniable. Ils ont
13 encouragé, ils ont poussé à la roue. Je pense que ce serait une erreur de
14 dire que c'est eux qui ont tout dirigé en coulisse. On le sait grâce aux
15 recherches entreprises par certains historiens, par exemple, Tomasevic Jozo
16 ou - on sait que c'est Mirkovic qui a tout fait lui-même.
17 Q. Oui, je suis tout à fait d'accord. Rien de ceci n'aurait été possible
18 sans l'atmosphère qui régnait parmi les officiers supérieurs de l'armée, si
19 bien que les Services secrets britanniques ont pu déclencher ce qui s'est
20 produit. Le pacte a été déclaré nul et non avenu. Dès le 6 avril, la
21 Yougoslavie a subi des frappes aériennes. Il y a eu également des frappes
22 sur le terrain sans pour autant être précédées d'une déclaration de guerre
23 officielle. Est-ce que cela correspond à ce qui s'est passé ?
24 R. Oui, tout à fait. Le pacte a été déclaré nul et non avenu par Hitler,
25 et non pas par le nouveau gouvernement Simovic, parce qu'après avoir mis en
26 place son gouvernement, ce dernier a compris les dangers auxquels était
27 exposée la Yougoslavie, de la même manière que Cvetkovic et le prince Paul
28 l'avaient vu. Par l'intermédiaire de Mussolini, ils ont essayé de persuader
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1 Berlin que même le nouveau gouvernement révolutionnaire respecterait le
2 pacte, parce qu'ils ont compris que la situation du pays serait sans
3 espoir. Cela a été effectivement le cas lorsque la Luftwaffe a bombardé
4 Belgrade le
5 6 avril, et lorsque les troupes allemandes sont arrivées en force depuis la
6 Bulgarie. C'est à ce moment là que la guerre, véritablement, a été perdue.
7 Q. Oui, je suis tout à fait d'accord. J'ai été peut-être un peu vague dans
8 ma question. Il est exact que le nouveau gouvernement a essayé de faire
9 traîner un petit peu les choses, d'apaiser les puissances de l'axe, Hitler
10 en particulier. Cela a été un échec. La Yougoslavie a été attaquée le 6
11 avril. Vous l'avez dit vous-même. Je voulais vous poser la question au
12 sujet de la Bulgarie. Les Allemands avaient des hommes en Bulgarie, déjà,
13 même si, comme vous l'avez indiqué, ce qui les intéressait, c'était
14 également de se créer un corridor en Yougoslavie. Il est vrai qu'ils
15 avaient là des troupes. Comme cela a été le cas au cours de la Première
16 Guerre mondiale, une fois encore, la Yougoslavie a été attaquée depuis la
17 Bulgarie. C'est de là qu'est venue l'attaque, n'est-ce pas ?
18 R. Oui, c'est exact.
19 Q. Vous avez sans doute étudié la question suivante : est-ce que vous
20 pouvez me dire quels étaient les slogans les plus importants qui
21 circulaient à Belgrade et dans les autres villes ? Il s'agit de quelque
22 chose qui a trait à la Serbie. Je ne sais pas si c'est exactement le cas en
23 Yougoslavie, mais vous en savez peut-être quelque chose. Les deux slogans
24 et le cri de ralliement, c'était : "Mieux vaut la guerre que le pacte" et
25 "mieux vaut la tombe que l'esclavage." C'était les deux slogans, n'est-ce
26 pas, les deux cris de ralliement que l'on entendait à l'époque ? Est-ce que
27 vous vous en souvenez ?
28 R. Oui, c'est exact.
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1 Q. La Yougoslavie a fini par gagner la guerre. Même les historiens
2 s'accordent à dire que l'Allemagne, qui avait certes en secret le plan
3 d'attaquer la Russie, n'avait pas l'intention d'attaquer la Yougoslavie au
4 moment où cela s'est produit. Cela s'est passé le 6 avril, cette attaque,
5 bien avant l'attaque contre la Russie; est-ce bien exact, Monsieur ?
6 R. Oui, et les deux événements sont intrinsèquement liés. Hitler se devait
7 de se débarrasser des problèmes qu'il avait sur son flanc sud-est à cause
8 du coup d'Etat en Yougoslavie et à cause de la présence des forces
9 britanniques sur le territoire grec. Il devait se débarrasser de ce
10 problème en Grèce et en Yougoslavie avant de pouvoir, de manière plus sûre,
11 attaquer la Russie. C'était quelque chose qu'il avait d'ailleurs prévu. La
12 présence des forces britanniques en Grèce constituait une véritable menace
13 pour Hitler, parce que les Britanniques pouvaient utiliser leur puissance
14 aérienne pour attaquer les champs de pétrole roumains. La Roumanie jouait
15 un rôle central pour le bon fonctionnement de la machine de guerre
16 allemande. Donc, il n'aurait pas été une bonne idée pour les Allemands
17 d'attaquer l'Union soviétique en juin 1941, s'ils n'avaient pas éliminer
18 auparavant le problème constitué par l'incertitude de la situation en
19 Yougoslavie et l'attitude de défi de la Grèce.
20 Q. A titre d'aide-mémoire, je rappelle - et nous pouvons en convenir -
21 qu'à l'époque, il y avait un accord entre les forces de l'axe et l'Union
22 soviétique. Il y avait un accord de non agression mutuelle. Il existait une
23 sorte d'accord informel, n'est-ce pas, entre ces pays ?
24 R. Oui. C'était le fameux pacte Ribbentrop-Molotov, qui a rendu possible
25 la Deuxième Guerre mondiale, et qui a également rendu possible l'invasion
26 par l'Allemagne de la Pologne.
27 Q. Merci. Quant à la guerre elle-même, elle n'a pas duré très longtemps.
28 L'armée yougoslave a très vite capitulé. Je voudrais vous demander la chose
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1 suivante : est-ce qu'il est vrai qu'à l'époque, déjà, il y avait des
2 divisions ethniques qui ont entraîné le fait que certaines régions du pays
3 n'étaient même pas défendues correctement, et que les véritables combats,
4 ils se sont déroulés dans certaines régions de la Serbie. L'armée
5 yougoslave a avancé jusque dans le territoire albanais. Ils ont même
6 pénétré sur le territoire d'une nation étrangère. Mais à cause de la
7 situation qui était la leur, de la force à laquelle ils étaient confrontés,
8 ils ont été contraints de capituler; n'est-ce pas exact ?
9 R. Oui, globalement. La raison pour laquelle l'armé yougoslave essayait
10 d'entrer sur le territoire albanais, c'était pour essayer de s'emparer,
11 comme Churchill les encourageait à le faire, des vastes entrepôts, des
12 vastes stocks d'armements que les Italiens avaient, soi-disant, à cet
13 endroit. Les Américains ne pouvaient, pour l'instant, offrir que des moyens
14 financiers. Donc, la question des armes en tant que telle était absolument
15 cruciale. On voyait se reproduire ce qui s'était déjà passé en 1915,
16 lorsque le gouvernement était parti en exil à partir de l'Albanie vers
17 Corfou face à la côte albanaise. Vous avez raison de dire que dans
18 certaines parties de la Yougoslavie, on avait plus ou moins baissé les bras
19 lorsque les Allemands sont arrivés. Cependant, ceci n'a pas eu beaucoup
20 d'importance militaire, parce que la bataille elle était déjà perdue avec
21 l'arrivée des Allemands, lorsqu'ils ont traversé la frontière de la
22 Bulgarie. Parce que là, à ce moment-là, cela enlevait toute possibilité à
23 l'armée yougoslave de battre en retraite vers la Grèce et de faire la
24 jonction avec les Britanniques et les Grecs. La guerre était perdue, et
25 sachant que la guerre était perdue, les Allemands ont été plutôt bien
26 accueillis lorsqu'ils ont défilé à Zagreb quelques jours plus tard. La
27 guerre était perdue alors, à ce moment-là déjà, du point de vue historique
28 parce que c'était une confrontation entre des forces qui étaient
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1 complètement inégales.
2 Q. Tout à fait. C'est exactement mon point de vue. Il ne s'agissait pas là
3 d'une confrontation entre deux parties égales. On a vu des images de
4 l'entrée de l'armée allemande à Zagreb d'une part et à Belgrade, et là, il
5 y a contraste entre ces images, un contraste extrêmement important. Est-il
6 exact que l'armée occupante allemande a été accueillie avec beaucoup
7 d'enthousiasme à Zagreb et selon certains historiens, ce n'est qu'à Linz,
8 en Autriche, que l'armée allemande a été accueillie plus chaleureusement
9 qu'à Zagreb ?
10 R. Cette comparaison, je ne peux pas me prononcer sur sa véracité, mais
11 effectivement les Allemands ont été bien accueillis à Zagreb. Hitler avait
12 pris la décision bien réfléchie de récompenser les Croates et de
13 sanctionner les Serbes. Les Croates ont été récompensés avec la création
14 d'un Etat indépendant de Croatie, ce qui a permis à Hitler de s'assurer le
15 soutien des Croates. Il était déterminé à le faire parce qu'en tant
16 qu'Autrichien, il accusait les Serbes du démantèlement de la monarchie des
17 Habsburg, il ne leur avait jamais pardonné ce fait, en 1914, il estimait
18 qu'ils devaient être détruits complètement. Si bien que le principal
19 bénéficiaire de la présence du IIIe Reich sur le territoire de l'ex-
20 Yougoslavie ce devait être les Croates qui ont été récompensés avec la
21 création d'un Etat croate de très grande envergure avec la Bosnie-
22 Herzégovine notamment. Mais vous vous souviendrez de la lecture de mon
23 rapport que cet Etat censé être indépendant, cet Etat croate censé être
24 indépendant s'est vu compromis dès le départ parce que les alliés italiens
25 de Hitler ont insisté pour récupérer la Dalmatie, qui était extrêmement
26 chère aux Croates et qui leur tenait plus à cœur que quelques territoires
27 de Bosnie centrale. Par exemple, Foca, Visegrad, je ne sais pas si cela
28 intéressait formidablement beaucoup de Croates.
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1 Si bien que la tentative de Hitler de s'appuyer les Croates a été un
2 petit peu compromise du fait des arrangements territoriaux, mais aussi du
3 fait qu'il a placé sa confiance dans un gouvernement criminel et un
4 gouvernement de truands, le gouvernement de Pavlic en Croatie.
5 Q. Pouvons-nous nous accorder sur le point suivant : ce qui s'est produit
6 à ce moment-là a sonné le glas de l'idée yougoslave, cela a marqué une
7 défaite, la défaite de la Yougoslavie et des idées qui dataient de 1918,
8 des idées soutenues par différents hommes d'état ?
9 R. Oui, c'était l'objectif de Hitler. Il voulait que cette idée yougoslave
10 disparaisse à tout jamais. Comme à beaucoup d'autres égards, Hitler s'est
11 encore trompé complètement sur ce point puisqu'il y a eu la résistance, et
12 c'est cela qui a entraîné la renaissance de l'idée yougoslave, cette
13 résistance menée par les communistes. On a vu la renaissance de cette idée
14 d'une nouvelle manière avec la lutte des communistes, aussi bien pour la
15 re-création de la Yougoslavie, mais aussi pour la reconnaissance des
16 nations slaves du sud et la reconnaissance au sein d'une nouvelle
17 Yougoslavie. En tout cas, c'était la théorie parce qu'en réalité, ils
18 luttaient pour obtenir pour que le Parti communiste puisse s'arroger le
19 pouvoir dans son intégralité. Mais ils se sont bien servis de l'idée
20 yougoslave, de la cause yougoslave. Ils ont permis à cette idée yougoslave
21 de vivre encore de nombreuses années, et il n'est pas impossible que cette
22 idée renaisse à l'avenir, même si aujourd'hui elle a disparu.
23 Q. Vous parlez des communistes à l'époque, pouvons-nous conclure qu'ils ne
24 se sont manifestés qu'après l'attaque lancée contre l'Union soviétique en
25 juin, me semble-t-il ?
26 R. Oui, globalement, oui.
27 Q. Encore une chose, est-il exact de dire qu'après la capitulation de
28 l'armée yougoslave, les officiers de cette armée et les soldats de cette
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1 armée ont été faits prisonniers, on les a emmenés dans des camps et pour la
2 plupart en Allemagne, mais il ne s'agissait que des Serbes et cela n'a pas
3 concerné les officiers ni les soldats de Croatie, de Slovénie ou d'autres
4 régions ?
5 R. Vous avez raison, Maître Domazet. Ce sont essentiellement les officiers
6 serbes qui ont été envoyés dans les camps de prisonniers, c'est-à-dire, les
7 officiers serbes qui n'avaient pas réussi à s'échapper ou qui ne s'étaient
8 pas rendus ou qui n'avaient pas été faits prisonniers.
9 Q. Vous avez déjà évoqué le point suivant, mais rappelons que la Serbie
10 avait le statut de pays occupé, placée entièrement sous le contrôle des
11 Allemands. On a vu l'établissement de l'Etat indépendant croate qui
12 comprenait la Bosnie-Herzégovine, mais pas la Dalmatie, Dalmatie qui était
13 occupée par l'Italie; et l'état indépendant de Croatie allait jusqu'à Zemun
14 à l'est, n'est-ce pas ?
15 R. C'est exact.
16 Q. Est-ce que ceci a entraîné une migration de population ou ce qu'on
17 appelle couramment le nettoyage ethnique dans les territoires où vivaient
18 auparavant les Serbes ? Est-ce qu'ils sont partis vers la Serbie alors même
19 que celle-ci était occupée par l'Etat indépendant de Croatie ?
20 R. Effectivement, mais non seulement ils sont partis, mais il y en a aussi
21 beaucoup qui ont été tués et d'autres qui ont été contraints de se
22 convertir à la religion catholique. L'idéologie de l'Etat oustacha voulait
23 que les Croates deviennent une nette majorité dans ce nouvel Etat croate
24 aux frontières élargies et cela ne pouvait se produire que si on se
25 débarrassait d'un tiers des Serbes en les forçant à partir, si on en
26 assassinait massivement un tiers et si on se débarrassait du dernier tiers
27 en les contraignant à se convertir au catholicisme romain, c'est-à-dire, en
28 les transformant en Croates. L'Etat oustacha pouvait aussi obtenir la
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1 majorité en s'attaquant à l'idéologie nationale des Musulmans de Bosnie. Il
2 fallait qu'ils soient convaincus qu'ils étaient Croates. Heureusement, le
3 régime oustacha n'a pas été en mesure d'arriver à ses fins totalement, même
4 si les conséquences de ce qui a quand même été fait ont été véritablement
5 catastrophiques.
6 Q. Merci pour ces réponses. Monsieur le Président, je pense que l'heure de
7 la deuxième pause est arrivée.
8 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci, Maître Domazet. La Chambre
9 voudrait indiquer que deux séances d'une heure et demie ont déjà eu lieu et
10 que nous n'en sommes arrivés qu'à l'année 1942. Nous aurions de loin
11 préféré atteindre l'année 1991 et nous aimerions y arriver rapidement.
12 --- L'audience est suspendue pour le déjeuner à 12 heures 31.
13 --- L'audience est reprise à 13 heures 34.
14 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Domazet, à vous.
15 M. DOMAZET : [interprétation] Merci, Monsieur le Président. Q. Monsieur
16 Wheeler, si vous vous souvenez de ce dont nous parlions avant le déjeuner,
17 nous parlions des événements survenus après la création d'un Etat
18 indépendant de Croatie. Nous avons parlé des évolutions politiques et de
19 tout ce qui concernait les Serbes dans cette politique. Je ne reviens pas
20 dans le détail sur ce que nous avons dit sur les trois tiers. Donc, est-ce
21 que cette notion d'un tiers impliqué que les deux autres tiers, ou en tout
22 cas, le troisième, était censé -- que le deuxième tiers était censé être
23 expulsé et que le troisième était censé être converti ? Est-ce que cette
24 idée a été mise en oeuvre ?
25 R. Elle a été mise en œuvre dans une proportion absolument horrifiante.
26 Cela ne signifie pas qu'elle a été totalement mise en œuvre, et ce,
27 notamment en raison du fait que les Allemands et les Italiens ont créé le
28 chaos qu'ils ont créé, et se sont rendus compte que pour partie, ce chaos
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1 servait à la résistance armée, donc ôtait à l'axe les avantages qu'ils
2 s'attendaient à obtenir de la prise de possession de ces territoires. Donc
3 les Allemands et les Italiens ont mis un terme à cette idée, à cette action
4 en 1942.
5 Q. Selon les éléments dont vous faites état dans votre rapport - c'est
6 quelque part sur le territoire de l'Etat indépendant de Croatie - que 344
7 000 Serbes à peu près ont été tués pendant la guerre. Est-ce bien cela ?
8 Est-ce bien la conclusion qu'il est permis de tirer des éléments que vous
9 faites figurer dans votre rapport ?
10 R. Oui, j'ai cité le travail de l'historien Bogoljub Kocovic, réalisé dans
11 les années 1980. Comme je l'indique dans mon rapport, les statisticiens
12 croates ainsi que les statisticiens serbes en sont arrivés à peu près au
13 même nombre dans les années 1980 suite aux études qu'ils ont menées,
14 quelquefois avec des méthodes différentes, au sujet de ce qui s'est passé
15 au cours de la Seconde Guerre mondiale, qu'on pourrait appeler la
16 mythologie des pertes absolues et relatives subies par les Slaves du sud et
17 les non-Slaves du sud sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. Ce chiffre de
18 plus de 344 000 Serbes tués, ou en tout cas, décédés dans l'état oustachi,
19 ne peut pas être imputé entièrement à la politique oustachi. Car un certain
20 nombre de décès ont eu lieu pour des raisons diverses, et notamment dans
21 des territoires qui se situaient - comment est-ce que je pourrais dire - en
22 dehors des frontières de l'Etat indépendant de Croatie, donc sur des
23 territoires qui n'étaient pas nécessairement contrôlés par des Croates.
24 Q. Oui. Quoi qu'il en soit, ce chiffre est imposant. Maintenant, je vous
25 entends parler du total des victimes tombées sur tout le territoire
26 yougoslave. Je crois me rappeler que vous parlez de 1 700 000 personnes
27 soit 10 % du total de la population yougoslave avant la guerre. Je suppose
28 que c'est à cela que vous pensiez. Correction pour le compte-rendu
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1 d'audience, j'ai dit 1 700 000, et seul le chiffre de 700 000 a été
2 consigné au compte-rendu en anglais.
3 R. Ce chiffre de 1 700 000 qui est le chiffre classique qui est cité pour
4 désigner les victimes de la guerre, c'est un chiffre que le nouveau régime
5 communiste a établi en 1946 dans le cadre des pourparlers relatifs aux
6 réparations de guerre demandées aux Etats de l'axe. Ce n'était pas un
7 chiffre résultant d'une étude scientifique ou d'une recherche d'historien.
8 C'est un chiffre assez approximatif qui a été cité, parce qu'il fallait
9 citer immédiatement et rapidement un chiffre. Les travaux menés par la
10 suite, travaux sérieux que je cite dans mon rapport, établissent ce nombre
11 a près d'un million de personnes ou un peu plus d'un million de personnes.
12 Nous assistons actuellement à un phénomène assez semblable s'agissant de
13 définir le nombre de victimes tombées au cours des guerres des années 1990,
14 avec citation de chiffres largement exagérés. Immédiatement après la fin de
15 la guerre en 1991 et 1995, par exemple, il était question de 250 000
16 personnes, ou en tout cas, de 200 000 personnes qui auraient perdu la vie
17 en Bosnie-Herzégovine durant ces guerres. Nous savons aujourd'hui, suite à
18 des travaux de recherches sérieuses, que le nombre de victimes se situe
19 plus probablement aux environs de
20 100 000 personnes. C'est un chiffre qui est, en tout état de cause, très
21 important et très terrifiant, mais qui replace dans une espèce de
22 perspective les chiffres cités précédemment.
23 Q. Oui. D'ailleurs, vous l'expliquez dans votre rapport. Ce qui est un
24 fait, c'est que vous êtes d'accord avec le fait de dire que le nombre de
25 Serbes qui ont perdu la vie sur le territoire de l'Etat indépendant de la
26 Croatie tourne autour de ce chiffre, et que suite à l'étude de Kocevic dont
27 vous parlez, le nombre total de Serbes qui ont trouvé la mort est cité
28 comme tournant aux alentours de 480 000. Il en ressort tout de même que la
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1 majorité, ou même près de trois quarts du total des Serbes qui ont perdu la
2 vie, les trois quarts se situent sur le territoire de l'Etat indépendant de
3 Croatie.
4 R. Je suis d'accord, oui, oui, oui.
5 Q. Pour le compte rendu d'audience en anglais, j'indique que j'ai dit
6 trois quarts, et que ce qui a été consigné, c'est deux tiers. En tout cas,
7 chacun se rend bien compte du parallèle et des pourcentages qui découlent
8 de la comparaison de 480 000 et 340 000. S'agissant d'un nombre de Serbes
9 tués dans l'Etat indépendant de Croatie, suis-je en droit de dire que l'un
10 des moyens dont ces Serbes ont été tués consistait, pour des civils, à les
11 jeter dans des trous, dans des fosses, dans des puits, ce qui a, bien sûr,
12 laissé des traces. Et qu'une autre modalité consistait à les envoyer dans
13 des camps, comme le camp de Gradiska, et autres. Est-ce que ce sont des
14 éléments qui ont été portés à votre connaissance ?
15 R. Oui, absolument. Dans les premiers temps, on évoquait même des façons
16 encore beaucoup horribles et atroces de tuer les paysans dans les zones
17 rurales en les enfermant dans des églises auxquelles ont mettait le feu. Le
18 même genre de chose, bien sûr, s'est passé dans les années 1990, durant la
19 guerre en Bosnie-Herzégovine. Mais ce ne sont pas les Serbes qui en étaient
20 victimes.
21 Q. Merci. Puisque nous venons de parler des camps, je parlerai quelques
22 instants de Jasenovac. Car, comme vous l'avez dit, c'est un sujet qui a été
23 largement débattu dans la Yougoslavie après la guerre, lorsqu'il a été
24 question de déterminer le nombre de victimes tombées de part et d'autre. Je
25 ne voudrais pas rentrer dans les détails, mais vous avez dit que s'agissant
26 des personnes tuées à Jasenovac, les Croates tentent de réduire ce chiffre
27 au minimum. Ils parlent de 40 000 personnes environ, alors que les Serbes
28 affirment que le chiffre avéré est de 400 000 personnes. Je crois que
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1 vous-même, vous situez ce chiffre entre 60 000 et 80 000, n'est-ce pas ?
2 R. Je crois, mais je n'en ai pas le souvenir exact. Il est certain que
3 certaines appréciations de ce chiffre étaient trop élevées, d'autres trop
4 basses. Je crois que nous nous sommes mis d'accord sur la réalité d'un
5 chiffre se situant entre 60 000 et
6 80 000. Le chiffre exact ne sera jamais connu, bien entendu. Le problème de
7 ce genre de chiffres, c'est qu'ils finissent par acquérir une vie qui leur
8 est propre. C'est ce qui s'est passé à la fin de la Seconde Guerre
9 mondiale, et c'est encore le cas comme on peut le constater aujourd'hui,
10 suite aux différentes guerres qui ont eu lieu dans les années 1990. Chaque
11 année, au printemps, la Republika Srpska et la Bosnie-Herzégovine
12 continuent à se réunir pour discuter de ces chiffres en présence d'un
13 certain nombre d'historiens et de chercheurs. Le nombre qui est cité est de
14 700 000 personnes qui auraient trouvé la mort à Jasenovac. Des historiens
15 sérieux ont examiné ces chiffres de plus près. Ils le font depuis plus de
16 20 ans. Les chiffres ont été réduits au fil des années, ce qui ne veut pas
17 dire qu'il n'y a encore de nombreuses personnes qui ne croient pas à la
18 réalité des 700 000.
19 Q. Merci. Vous conviendrez sans doute qu'un chiffre qui se monte au
20 maximum à 100 000 ou qui se situe entre 60 000 et 100 000 est tout de même
21 un chiffre absolument énorme, s'agissant de civils qui ont été tués dans un
22 camp pendant la Seconde Guerre mondiale ?
23 R. Pour l'Europe du sud-est, c'est effectivement le cas. Car, que l'on
24 parle de l'ex-Yougoslavie ou de la Grèce, les camps qui y ont été créés
25 n'étaient pas des usines de morts, comme cela a été le cas dans d'autres
26 régions du IIIe Reich, par exemple, en Pologne ou ailleurs.
27 Q. Je vous remercie. Nous parlions de l'expulsion ou du départ, de la
28 fuite, de l'exode des Serbes, qui était les territoires de l'Etat
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1 indépendant de Croatie pour fuir cet Etat. Nous nous sommes mis d'accord
2 sur l'existence de cet exode. Il y a une autre question que j'aimerais vous
3 poser : est-ce que vous êtes au courant du fait que les Slovènes ont été
4 massivement expulsés par les Allemands pendant la guerre. Ils ont été
5 chassés vers la Serbie. Donc, la Serbie a abrité un très grand nombre de
6 Slovènes pendant la Seconde Guerre mondiale, dont certains après la guerre
7 sont restés en Serbie, mais d'autres sont rentrés chez eux. Est-ce un
8 phénomène que vous connaissez ?
9 R. Je suis d'accord. Cette partie de la Slovénie que nous pouvons appeler
10 Slovénie, car elle correspond à la Slovénie d'aujourd'hui, faisait partie
11 du Reich à l'époque, et les Allemands avaient des projets très précis pour
12 les Slovènes qui vivaient sous le régime oustacha, comme ils en avaient
13 pour -- excusez-moi -- pour ces Slovènes, comme ils en avaient pour les
14 Croates qui vivaient sous le régime oustacha, ainsi que pour les Serbes qui
15 vivaient dans l'Etat indépendant de Croatie. Ils avaient l'intention de
16 leur enlever leur dénomination ethnique et de se débarrasser du maximum
17 d'entre eux pour germaniser les autres. Bien entendu, la plus grosse partie
18 de la Slovénie était sous occupation italienne, donc elle échappait au IIIe
19 Reich.
20 Q. Oui, mais nous parlons de la zone située autour de Maribor, n'est-ce
21 pas ? C'est bien de cette partie de la Slovénie dont nous parlons.
22 R. Oui.
23 Q. Vous avez également recueilli des éléments statistiques relatives au
24 nombre d'habitants dans les diverses régions de la Yougoslavie. Vous vous
25 êtes appuyé en particulier sur le recensement de 1991 pour établir ces
26 chiffres. Vous comparez les résultats de ce recensement avec d'autres
27 recensements antérieurs dont le plus ancien remonte à 1948, si j'ai bonne
28 mémoire, pour en terminer, comme je viens de l'indiquer, avec le
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1 recensement de 1991, qui a été, si je me souviens bien, le dernier
2 recensement effectué dans l'ex-Yougoslavie. Si nous parlons de la situation
3 démographique à l'époque de la deuxième Yougoslavie ou pour simplifier de
4 ce que j'appellerais la Yougoslavie de Tito, est-ce que les éléments
5 démographiques ont changé par rapport à ce qu'ils étaient à la fin de la
6 Seconde Guerre mondiale, à savoir, après qu'un grand nombre de Serbes aient
7 subi des expulsions et des assassinats et que leur nombre total se soit
8 considérablement réduit ?
9 R. Oui, bien entendu. Ce qui a participé également à l'industrialisation
10 et à l'urbanisation postérieure à la guerre dont nous avons déjà parlé. Le
11 nombre total a baissé dans l'absolu peut-être pas en termes relatifs, mais
12 dans l'absolu, oui, dans les régions que j'ai appelé régions passives
13 peuplées par les Serbes. Ceci a également résulté d'une évolution de la
14 natalité, car pendant longtemps après la Seconde Guerre mondiale, le taux
15 de natalité parmi les Musulmans de Bosnie a été supérieur à celui que l'on
16 notait chez les Serbes. La population musulmane s'est développée plus
17 rapidement. Puis il y a eu développement plus rapide à la fin des années
18 1970 avec une certaine prospérité qui s'était créée, mais en Bosnie-
19 Herzégovine, peu à peu, le taux de natalité a fini par s'égaliser entre les
20 Musulmans, les Serbes et les Croates. Bien entendu, tout cela a modifié la
21 démographie du pays, peut-être pas tellement en termes relatifs dans
22 certaines régions de Yougoslavie, notamment la région peuplée par les
23 Albanais, mais en termes absolus, oui.
24 Q. Très bien. Je ne m'intéresse pas particulièrement aux zones peuplées
25 par les Albanais, car il y a là des situations assez spécifiques étant
26 donné que le gouvernement de l'époque interdisait même des retours au
27 Kosovo pour des personnes qui en avaient été expulsées. Ne parlons pas de
28 cela, revenons au sujet qui pour nous est le plus important, à savoir que
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1 selon les statistiques en vigueur officielles après la guerre, et vous
2 l'avez confirmé, un grand nombre de Serbes vivait sur des territoires
3 croates, nombre qui équivalait pratiquement à celui des Croates. Ma
4 question est la suivante : êtes-vous au courant du fait que jusqu'à la
5 Seconde Guerre mondiale, la situation était assez similaire à celle que
6 nous venons de dépeindre et que, y compris le nombre de Serbes résidant
7 dans certaines zones comme par exemple, dans les environs de Vukovar
8 dépassait le nombre de Croates. Est-ce que vous étiez au courant de cela ?
9 R. Je dois admettre que je ne le savais pas.
10 Q. Bien. Deuxième point. Nous venons de parler des zones dites passives,
11 donc pauvres. Conviendrez-vous que la région de Vukovar, en revanche, fait
12 partie des zones les plus riches aussi bien du point de vue de la richesse
13 de la terre que du point de vue de la richesse des infrastructures. Cette
14 région a toujours fait partie des régions les plus riches de Yougoslavie;
15 les environs de Vukovar et Vukovar elle-même. Les problèmes qui se posaient
16 dans les zones passives n'existaient pas pour la région de Vukovar, les
17 exodes dus à la misère n'avaient pas lieu à partir de la région de
18 Vukovar ? Je suppose que vous serez d'accord avec moi sur ce point ?
19 R. Je suis d'accord avec vous. Vukovar était un importateur d'habitants.
20 C'était une zone d'arrivée de personnes qui quittaient d'autres régions. Il
21 y avait des territoires qui avaient été abandonnés par les Allemands dans
22 cette région du monde, des Allemands qui constituaient une minorité
23 ethnique avant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont été expulsés par le
24 régime de Tito après la fin de la guerre et un grand nombre d'habitants les
25 ont remplacés en provenance d'autres zones de la Yougoslavie. Il s'agissait
26 de Serbes et de Croates qui se sont installés à leur place, mais il y a eu
27 aussi des migrations en provenance de Borovo Selo, en particulier, en
28 direction de Vukovar. Borovo Selo était le deuxième complexe industriel du
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1 pays; 30 000 personnes travaillaient, si je me souviens bien, dans l'usine
2 de chaussures et de caoutchouc de Borovo Selo. La composition démographique
3 de Vukovar s'est très certainement modifiée après le départ de la minorité
4 ethnique allemande et le fait que de nombreux emplois ont été créés dans le
5 cadre du développement de l'industrie. Comme je l'ai déjà dit, il a fallu
6 plusieurs décennies pour que le rapport numérique entre les Serbes et les
7 Croates se modifie. Malheureusement, je n'ai pas les chiffres exacts en
8 tête à l'instant même.
9 Q. Merci. Puisque vous n'avez pas les chiffres en tête, nous n'allons pas
10 en parler. Ce que je voulais dire simplement c'est que la situation était
11 assez semblable avant la Seconde Guerre mondiale. D'ailleurs, le nombre de
12 Serbes était même encore plus important par rapport aux Croates qu'il ne
13 l'était dans la période dont nous parlons. Vous avez parlé de la minorité
14 allemande qui a quitté les lieux, d'ailleurs cela ne s'est pas fait
15 seulement dans ce secteur, mais également dans d'autres secteurs. Est-ce
16 que vous êtes au courant du fait qu'en Slavonie orientale, ce sont des
17 habitants de l'Herzégovine occidentale, qui était peuplée de Croates, qui
18 sont arrivés à Vukovar et que leur nombre a été assez important, cet afflux
19 de population venant d'Herzégovine occidentale ayant duré de nombreuses
20 années ?
21 R. Oui, en effet. L'une des réponses qu'on obtient toujours quand on parle
22 aux gens dans la région de Vukovar, comme c'était mon cas, c'est que les
23 gens ne cessent de se plaindre de ces nouveaux venus. Que l'on parle à des
24 habitants de Vukovar serbes ou croates, ils s'allient tous pour se plaindre
25 de ces nouveaux venus qui avaient des habitudes de vie très différentes
26 étant des gens venus des montagnes ou de zones assez arides, rocheuses et
27 très pauvres.
28 Q. Oui, je suis d'accord avec vous. C'est toujours le cas lorsqu'on est en
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1 présence de grands exodes humains, mais en Yougoslavie, l'exode dont nous
2 parlons maintenant a été beaucoup plus long. Il a duré beaucoup plus
3 longtemps que le premier exode dont nous parlions tout à l'heure et qui n'a
4 duré que 23 ans. Lorsqu'on entend des témoins, venus notamment de Vukovar,
5 des Croates en particulier, ils sont nombreux à dire que les rapports entre
6 les Croates et les Serbes étaient très, très bons, étaient tout à fait
7 corrects jusqu'en 1989, 1990. Est-ce que vous-même vous avez tiré la même
8 conclusion suite au travail de recherche scientifique que vous avez
9 réalisé ?
10 R. En effet, que l'on parle de la Slavonie occidentale ou de la Slavonie
11 orientale, les rapports entre les Serbes et les Croates dans ces deux
12 régions de Croatie ont toujours été très bons.
13 Q. Il s'agissait de régions, comme nous l'avons vu tout à l'heure, qui
14 étaient plus développées au plan économique que d'autres régions de
15 Yougoslavie. Lorsque vous parlez de Borovo, est-il exact de dire que
16 l'usine que vous avez mentionnée existait avant la guerre, c'était l'usine
17 Bata bien connue. Après la guerre, cette usine a continué à fonctionner.
18 Elle était bien connue en Europe, cette usine Bata ?
19 R. Effectivement. Elle s'est beaucoup développée après la Deuxième Guerre
20 mondiale et elle est devenue un complexe. Elle ne produisait plus seulement
21 des chaussures pour les Tchèques.
22 Q. Merci. Nous allons continuer à parler de statistiques. Vous nous avez
23 donné une idée globale du nombre de Serbes. Vous avez dit que selon le
24 recensement de 1991, il y avait environ 12 % de Serbes qui habitaient sur
25 le territoire de la Croatie; est-ce exact ?
26 R. Oui, c'est ce qui ressort du recensement de 1991.
27 Q. Oui, effectivement. Dans ce même rapport, il est question des
28 recensements de 1948, 1953, 1961, 1971, et ce pourcentage semble se situer
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1 entre 14 et 15 %. Il s'agissait d'une tendance pendant toutes ces années
2 qui s'est maintenue. Est-ce que vous pourriez nous expliquer la raison pour
3 laquelle le pourcentage de Serbes en Croatie a diminué par rapport aux
4 années qui ont suivi la guerre ?
5 R. L'explication la plus simple consiste à dire que l'identité nationale
6 est une question de choix. Nous pouvons tous décider que nous sommes
7 Français, Russes, Serbes ou Croates, et personne ne peut dire le contraire,
8 notamment parmi les Slaves du sud qui étaient identiques au plan ethnique,
9 au plan racial. En plus des changements de résidence pour des raisons
10 économiques qui ont pu contribuer à faire décroître le nombre de Serbes en
11 Croatie, le nombre de personnes choisissant de s'appeler Serbes lors du
12 recensement de 1991 a pu illustrer les tensions montantes à l'époque,
13 notamment parmi les Serbes qui habitaient depuis longtemps dans les grandes
14 villes croates et pensaient qu'il serait peut-être plus sûr, surtout s'ils
15 étaient issus de mariages mixtes, de se revendiquer comme étant autres que
16 Serbes. L'ambiance était telle qu'il y avait beaucoup moins de personnes
17 qui s'affirmaient yougoslaves en 1991 à travers la Yougoslavie. Ce n'était
18 pas une bonne année pour s'appeler Yougoslave. Dans certains endroits, il
19 valait mieux ne pas se revendiquer comme étant Serbe ou comme étant Croate,
20 selon les cas.
21 Q. Merci. Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je souhaiterais que l'on
22 revienne sur quelque chose dont j'ai oublié de parler plus tôt, un sujet
23 duquel j'ai oublié de vous poser des questions. Nous allons revenir là-
24 dessus. Je voudrais que l'on parle de vos connaissances en tant qu'expert
25 sur la nouvelle Yougoslavie qui a été formée après 1945, dans les
26 frontières qui existaient à l'époque. Est-ce que les frontières de la
27 République ont été établies selon un accord particulier ? En d'autres
28 termes, comment est-ce que ces frontières républicaines ont-elles été
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1 établies et avaient-elles une importance particulière jusqu'à la
2 dissolution de la Yougoslavie ?
3 R. Dans la plupart des cas, les frontières des nouvelles républiques de la
4 fédération socialiste étaient des frontières historiques. Il s'agissait des
5 frontières des anciennes provinces ou régions ou royaumes, mais il y avait
6 quelques exceptions et cela était source de polémique. Le territoire qui
7 nous intéresse ici est un territoire où on s'était mis d'accord sur les
8 frontières. Comme vous le savez certainement, on a mis en place une
9 commission pour enquêter sur la province de Vojvodine et l'Etat croate. A
10 certains endroits, on a procédé à des modifications territoriales pour des
11 raisons économiques ou en fonction des routes, du tracé des chemins de fer
12 ou en raison de la présence de minorités nationales, mais grosso modo, il
13 s'agissait des frontières historiques de l'Etat qui existait avant. La
14 Bosnie-Herzégovine a maintenu une petite partie de la côte adriatique en
15 raison des anciens rapports entre l'Empire ottoman et la République de
16 Dubrovnik, mais a perdu d'autres territoires, mais en gros il s'agissait
17 des frontières historiques.
18 Q. Oui, vous avez mentionné l'exemple de la Bosnie dans votre rapport,
19 mais s'agissant des circonstances historiques, il n'y avait pas de
20 frontières dans l'ancienne Yougoslavie et les banovinas étaient organisées
21 de façon différente et à l'époque, on ne pouvait pas dire quelle partie du
22 territoire appartenait à la Serbie, à la Croatie ou à la Bosnie-
23 Herzégovine. Pouvons-nous donc dire qu'il n'y avait pas de telles
24 frontières et que ces frontières ont été établies pour la première fois
25 dans la Yougoslavie de Tito ?
26 R. Non. La Yougoslavie de Tito n'a fait que réinstaller les frontières
27 historiques dont le roi Alexandre avait voulu se débarrasser. Au cours de
28 ses dix premières années d'existence, le royaume des Serbes, des Croates et
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1 des Slovènes a continué à reconnaître les frontières historiques, Alexandre
2 a voulu s'en débarrasser, mais Tito les a remises à l'ordre du jour.
3 Q. Je suis en partie d'accord avec vous s'agissant de certaines frontières
4 de la Serbie avant la guerre, et même pour ce qui est de la Bosnie-
5 Herzégovine, qui avait été annexée par l'Autriche-Hongrie, mais qu'elles
6 étaient les frontières historiques de la Croatie quand elles ont été
7 établies, notamment à l'est, est-ce que la Baranja a jamais fait partie de
8 la Croatie, par exemple ?
9 R. Oui, vous avez raison. La Baranja n'a jamais fait partie de la Croatie.
10 Il s'agissait d'une province du sud de la Hongrie, mais cela ne veut pas
11 dire pour autant que pour ce qui est des frontières de la Dalmatie, d'une
12 partie de la Slovénie et d'autres territoires, il n'y avait pas de
13 frontières historiques en Croatie. Vous savez que souvent en Europe
14 centrale et en Europe de l'est, même les frontières historiques font
15 l'objet de controverses.
16 Q. Etant donné que la Croatie, pendant de nombreuses années, a d'abord
17 fait partie du royaume hongrois, puis de la monarchie austro-hongroise,
18 quand a-t-elle eu des frontières historiques, à quel moment, et je veux
19 dire en tant que Croatie, en tant qu'Etat croate plutôt qu'en tant que
20 province appartenant à un autre pays ?
21 R. Manifestement, au Xe et XIe siècles, il y a eu un Etat indépendant de
22 Croatie, mais la Croatie que nous avons à l'esprit aujourd'hui, la Croatie
23 moderne, existait à l'intérieur des frontières établies par la monarchie
24 des Habsburg. Malheureusement, beaucoup d'universitaires croates
25 considèrent que les frontières historiques de la Croatie ont été enfreintes
26 par la monarchie des Habsburg avec la Dalmatie qui relevait de Vienne et
27 l'Istrie qui était partagée entre diverses provinces italiennes, la
28 Slavonie, la Croatie appartenant à la Hongrie. Cela ne veut pas dire qu'il
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1 n'y avait pas d'Etat croate même s'il était divisé au sein de la monarchie
2 des Habsburg entre différentes parties. L'une des raisons pour lesquelles
3 les Croates étaient vraiment frustrés au
4 XIXe Siècle et pour lesquelles est née l'idée yougoslave, c'est en raison
5 de cette fragmentation de la Croatie historique comme il la considérait,
6 donc ce royaume qui regroupait la Dalmatie, la Croatie et la Slavonie.
7 Cette fragmentation s'est faite graduellement. Le territoire a été perdu au
8 profit des Hongrois, puis des Habsburg, puis conquis en grande partie par
9 les Turcs. Ensuite, petit à petit, les Habsburg ont repoussé les Turcs.
10 Donc, ce royaume historique au sein de l'Europe a été divisé, sous-divisé
11 de façon inéquitable, et cela a contribué à la naissance de l'idée
12 yougoslave. D'aucuns disent également que cela a contribué à développer le
13 fascisme en Croatie.
14 Q. Merci. Vous avez vous-même évoqué le fait que les frontières de la
15 banovina croate ont été utilisées pour obtenir des territoires qui,
16 objectivement, n'appartenaient pas à la Croatie. La banovina et l'Etat
17 indépendant de Croatie s'étendaient sur un territoire qui allait jusqu'à
18 Belgrade, à Zemun jusqu'aux rivières de la Save et du Danube. Je pense que
19 nous pouvons nous mettre d'accord sur le fait que ces frontières n'étaient
20 pas évidentes, qu'elles n'étaient pas définitives. Bien entendu, la
21 population qui résidait dans ces régions était mixte. Il y avait des
22 Croates et des Serbes. A la lecture des statistiques mentionnées dans votre
23 rapport, nous constatons - et j'espère que vous serez d'accord avec moi sur
24 ce point - qu'il y a même des villes ou des villages dont la population
25 était presque exclusivement serbe, comme Borovo et Trpinje. D'après le
26 dernier recensement, à Borovo, il y avait plus de 500 Serbes, 604
27 -- 50 000 Serbes --
28 L'INTERPRÈTE : L'interprète n'est pas sûre du chiffre comparé à 604
Page 9230
1 Croates.
2 M. DOMAZET : [interprétation]
3 Q. Ou à Trpinje, il y avait 1 953 Serbes et 73 Croates. Il y avait, bien
4 entendu, également des endroits croates reflétant les mêmes compositions
5 ethniques à quelques kilomètres de là.
6 Pouvons-nous convenir que cette région était entièrement mixte, qu'il y
7 avait d'autres groupes ethniques également comme des Slovaques ou des
8 Hongrois. Cela étant, d'après ce que nous avons pu entendre, ils vivaient
9 plut bien ensemble avant les événements ?
10 R. Je suis d'accord.
11 Q. J'en viens à la dernière partie de mon contre-interrogatoire. Comme je
12 l'ai déjà annoncé, mes confrères s'occuperont d'autres thèmes. Ils en
13 parleront peut-être également, car nous pensons que la situation à Vukovar
14 en 1990 est très importante par rapport aux événements survenus par la
15 suite.
16 Vous avez évoqué les tensions qui existaient, les craintes qui se
17 développaient. Est-ce que vous pourriez nous en dire davantage à ce
18 sujet. Après les différents problèmes historiques que nous avons
19 mentionnés, est-ce que les craintes des Serbes étaient justifiées vu
20 l'évolution du HDZ, c'est-à-dire, le parti de Tudjman à l'époque - et je
21 m'intéresse notamment à ce qui peut vous paraître des détails mais
22 l'introduction du drapeau à damier, les changements dans les uniformes
23 portés par les policiers, tout ce qui rappelait l'époque de Pavlic - est-ce
24 que vous pensez que les Serbes avaient raison de craindre que les
25 événements de 1941 se reproduisent de nouveau ?
26 R. Les Serbes avaient raison de craindre la Croatie de Tudjman. Lors de sa
27 campagne électorale, Tudjman prenait un certain nombre de changements qu'il
28 a mis en œuvre dans la constitution après être arrivé au pouvoir. Ces
Page 9231
1 craintes étaient réelles et elles étaient suscitées par Tudjman. Il faut
2 dire également que Belgrade a mis de l'huile sur le feu. Depuis 1989, les
3 médias contrôlés par les Serbes ont contribué à développer les craintes des
4 Serbes qui habitaient à l'extérieur de la Serbie. Les craintes étaient
5 largement alimentées par Belgrade et par les politiques adoptées à Zagreb.
6 Pour ce qui est de la Slavonie orientale, c'était plus difficile. A Kninska
7 Krajina, à Lika, il était plus facile d'enflammer les Serbes. Cela a duré
8 plus longtemps en Slavonie orientale, en Baranja et au Srem pour susciter
9 de telles craintes. Il a fallu un an de plus pour que ces craintes se
10 développent en Slavonie orientale suscitant à leur tour des craintes du
11 côté des Croates. Toujours est-il que les craintes et les tensions entre
12 les Serbes et les Croates n'ont fait que se développer. Si je devais
13 rédiger ce rapport aujourd'hui plutôt qu'en 1997 ou 1998, je
14 m'intéresserais davantage aux activités de Tomislav Mercep au printemps
15 1991 dans la région de Vukovar. Nous allons bientôt en apprendre davantage
16 là-dessus. Avec le recul et compte tenu des résultats obtenus par ce
17 Tribunal, nous sommes mieux à même de comprendre comment ces craintes, au
18 sein des communautés, ont été alimentées délibérément par les preneurs de
19 décisions ou par Mercep. Il est plus facile aujourd'hui de comprendre
20 comment la confiance s'est effondrée et comment ces bons rapports entre
21 voisins qui avaient prévalu jusque-là ont cessé d'exister.
22 Q. Nous avons entendu ici des explications concernant un certain nombre
23 d'incidents; des incendies, des explosions qui se sont produits. Mais nous
24 avons moins entendu parler des massacres qui ont alimenté encore davantage
25 les craintes. Disposez-vous d'informations nouvelles concernant les
26 activités de Tomislav Mercep ? Il opérait à Vukovar tandis que Glavas
27 opérait à Osijek située non loin de là. Pourriez-vous nous éclairer
28 davantage aujourd'hui sur leurs activités ? Pourriez-vous nous dire dans
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1 quelle mesure ils ont pu contribuer à la détérioration des relations entre
2 les Serbes et les Croates dans cette région ?
3 R. Je ne peux rien vous dire de définitif. Tout ce que je sais, je le sais
4 par la presse. Ce matin, j'ai parlé des activités journalistiques héroïques
5 du Feral Tribune de Drago Hedl. Grâce à Drago, je pense que nous en savons
6 bien davantage aujourd'hui concernant les paramilitaires croates ou les
7 forces pseudo-gouvernementales. Heureusement, il y a beaucoup de
8 journalistes héroïques à Belgrade qui, depuis des années, procèdent à des
9 enquêtes. Aujourd'hui, nous comprenons mieux. Nous sommes mieux à même de
10 comprendre la manière dont la guerre s'est propagée en Slavonie orientale.
11 Mais cela ne change rien au fait qu'il existait un projet de développer ou
12 de mettre en place une Grande-Serbie. Ce projet a été mis en place par le
13 gouvernement de Belgrade qui se trouvait au cœur de ces préoccupations.
14 Comme je l'ai dit ce matin - et cela figure également dans mon rapport -
15 c'est une réalité. Mais avec le recul, mon rapport serait un peu différent
16 aujourd'hui.
17 Q. Merci. J'ai entendu ce que vous nous avez dit à ce sujet ce matin. Mon
18 confrère s'intéressera de plus près à cette question. Pour éviter de nous
19 répéter, nous nous sommes répartis les thèmes entre nous. Vous aurez la
20 possibilité de vous expliquer davantage là-dessus.
21 Pour en terminer avec mon contre-interrogatoire, je parlerai de la chose
22 suivante : vous savez sans doute quels ont été les efforts entrepris par le
23 président Tudjman pour obtenir la reconnaissance de la communauté
24 internationale. Pourriez-vous confirmer que l'un des problèmes auxquels il
25 devait faire face devant Vukovar était Gospic, les événements survenus à
26 cet endroit en 1991, à savoir, le meurtre de civils serbes dont a été
27 accusée l'armée croate ou les forces paramilitaires croates. Il n'y avait
28 pas vraiment d'armée croate à l'époque. Est-ce que vous vous souvenez des
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1 problèmes qu'il a eus à cause de cela avec la communauté internationale ?
2 R. Oui. Il avait les mêmes problèmes au début s'agissant de l'insurrection
3 des villages et des villes serbes, ce qu'on appelle la révolution des
4 bûches. Les médias internationaux, les gouvernements de la communauté
5 internationale étaient très critiques par rapport à la manière brutale dont
6 on a voulu régler les choses. Le nouveau régime de Tudjman a jugé certaines
7 des personnes impliquées. Depuis, les autorités croates ont pu traiter
8 convenablement certains des crimes qui ont été commis à l'époque.
9 [Le conseil de la Défense se concerte]
10 M. DOMAZET : [interprétation]
11 Q. Oui. Si je vous ai bien compris, la communauté internationale était au
12 courant de cela, et cela a contribué à rendre difficile la reconnaissance
13 de la Croatie.
14 Ma dernière question est la suivante : conviendrez-vous avec moi que
15 les événements de Vukovar, et notamment les problèmes survenus à la suite
16 de la tragédie d'Ovcara, ont eu une incidence considérable sur la
17 reconnaissance de la Croatie par la communauté internationale, et que tout
18 cela a finalement aidé Tudjman ?
19 R. C'est à cette conclusion que je suis parvenu dans mon rapport. La
20 brutalité du siège, la violence de la chute de Vukovar et les images qui
21 ont été montrées à l'époque, le bombardement de Dubrovnik, et cetera, tout
22 cela a aidé Franjo Tudjman et son régime à faire bonne figure auprès de la
23 communauté internationale par rapport au régime de Belgrade. Les atrocités
24 commises à Vukovar et les atteintes portées à la limite historique de
25 Dubrovnik étaient en quelque sorte un cadeau envoyé du ciel pour ce qui est
26 de la propagande.
27 Q. Merci. Il en va de même pour les crimes d'Ovcara, n'est-ce pas ? C'est
28 ce qui nous intéresse ici.
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1 Merci, Professeur. Je vous remercie d'avoir répondu à mes questions.
2 M. DOMAZET : [interprétation] J'en ai terminé avec mon contre-
3 interrogatoire, Monsieur le Président.
4 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci beaucoup.
5 Maître Tapuskovic
6 M. DOMAZET : [interprétation] Excusez-moi. La réponse à ma dernière
7 question, oui, effectivement, comme l'a dit le témoin, n'a pas été
8 consignée au compte rendu d'audience.
9 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame et
10 Monsieur les Juges. Je salue toutes les personnes présentes.
11 Contre-interrogatoire par Mme Tapuskovic :
12 Q. [interprétation] Monsieur Wheeler, je m'appelle, Mira Tapuskovic, je
13 suis l'un des conseils de la Défense de Miroslav Radic.
14 En 1998, vous avez déposé devant ce Tribunal dans le cadre de l'affaire
15 Slavko Dokmanovic. Votre déposition a porté sur le rapport que nous avons
16 ici aujourd'hui. Ce même rapport, n'est-ce pas ?
17 R. Oui, c'est exact.
18 Q. Dans votre rapport et dans le cadre de votre déposition dans l'affaire
19 Dokmanovic, vous avez traité de questions liées à constitution et des
20 problèmes de la Yougoslavie de 1974 à 1991, n'est-ce pas ?
21 R. Oui.
22 Q. Nous allons parlé de ces questions aujourd'hui puisque vous en avez
23 parlé dans l'affaire Dokmanovic. Nous allons nous efforcer de ne pas
24 répéter ce qui a été dit dans cette affaire. Nous allons certainement
25 seulement accentuer certaines choses et nous intéresser à certaines
26 questions pertinentes pour les équipes de la Défense, et qui pourraient
27 intéresser la Chambre. D'autant plus, qu'aucun expert, pour ce qui des
28 questions relatives à la constitution, n'a témoigné en espèce.
Page 9235
1 Est-ce que vous êtes d'accord avec moi pour dire qu'à partir du
2 moment où la Yougoslavie a été créée sous ce nom, son existence du point de
3 vue constitutionnelle a toujours été turbulente ?
4 R. Indéniablement. Comme l'a dit Me Domazet dans l'une de ses questions,
5 la Yougoslavie a dû faire beaucoup d'essais avant de trouver une solution
6 constitutionnelle satisfaisante pour un Etat multinational, tel que la
7 Yougoslavie l'était. A partir de 1921, on ne compte pas moins de six
8 constitutions.
9 Q. Merci. Nous n'allons pas revenir aussi loin dans le passé; nous
10 n'allons que parler de la constitution et de son évolution qu'à partir de
11 la Deuxième Guerre mondiale. D'abord, nous avons la constitution de 1946,
12 quand le pays était appelé fédération démocratique de Yougoslavie. Veuillez
13 répondre, s'il vous plaît, verbalement pour que ce soit consigné au compte
14 rendu d'audience.
15 R. Oui, la première constitution en date de 1946, c'est la copie de la
16 constitution de Staline pour l'Union soviétique de 1936 et la constitution
17 suivante, celle de 1956, elle marque vraiment le début de l'expérimentation
18 yougoslave avec un nouveau type de socialisme qui apparaît à ce moment-là.
19 Q. On parle à ce moment-là de République fédérale populaire de
20 Yougoslavie, on commence à mettre en œuvre l'autogestion, n'est-ce pas ?
21 R. C'est tout le début, mais s'agissant de l'autogestion, elle n'apparaît
22 véritablement dans toute sa splendeur qu'à partir de 1963, et à ce moment-
23 là, on a changé le nom également de la Yougoslavie.
24 Q. Conviendrez-vous avec moi que la mise en œuvre de l'autogestion sur le
25 territoire de la Yougoslavie n'en est restée qu'au stade de
26 l'expérimentation, c'est-à-dire, que cela n'a pas débouché sur des
27 résultats vraiment importants dans le domaine économique ?
28 R. Rétrospectivement, on peut dire que l'autogestion, cela a été une
Page 9236
1 illusion. A l'époque cependant, beaucoup ont trouvé que c'était une idée
2 extrêmement intéressante et pleine de promesses, et aussi une solution
3 formidable pour obtenir la quadrature du cercle et combiner un socialisme
4 de type soviétique et un capitalisme de type occidental. Selon Edvard
5 Kardelj, c'était une façon de faire le lien entre le marxisme et le
6 luthérianisme. Rétrospectivement, on peut dire que cela a été une véritable
7 catastrophe économique, mais quand les gens y croyaient encore, c'était
8 quelque chose d'assez exaltant. Il y avait beaucoup de gens qui y croyaient
9 d'ailleurs et pas seulement en Yougoslavie. Aujourd'hui, il est très
10 difficile dans l'ex-Yougoslavie de faire reconnaître aux gens à quel point
11 ils croyaient dans cet ancien système. Il y avait cependant beaucoup de
12 gens en Europe occidentale ou aux Etats-Unis qui pensaient que ce
13 socialisme autogéré était quelque chose qui avait beaucoup de potentiel.
14 C'est facile maintenant de s'en moquer, mais dans les années 1960, au début
15 des années 1970, c'était quelque chose qui semblait assez prometteur.
16 Q. J'allais être un peu plus modéré que vous dans mon propos en parlant
17 d'expérimentation. Vous avez été plus négatif dans votre jugement. Après
18 1963, avec l'adoption d'une nouvelle constitution, le pays est rebaptisé
19 République socialiste fédérative de Yougoslavie et jusqu'à la constitution
20 qui suivra en 1974, on traverse une période qui connaît une frénésie
21 constitutionnelle puisqu'on ne compte pas moins de 40 amendements à la
22 constitution, n'est-ce pas ?
23 R. C'est exact.
24 Q. Les amendements de 1971 ont une importance toute particulière, n'est-ce
25 pas, en conviendrez-vous avec moi ?
26 R. Veuillez me rappeler de quoi il s'agissait exactement, sur quoi
27 portaient ces amendements de 1971 ?
28 Q. Les amendements de 1971 ont suscité des réactions scandalisées de la
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1 part des professeurs de la part des universités de Belgrade au sujet du
2 statut de la Serbie au sein de la communauté, et suite aux protestations de
3 ces professeurs de la faculté de droit de Belgrade, ces professeurs ont été
4 rayés de la liste des professeurs, Vojislav Kostunica en était un, celui
5 qui aujourd'hui est premier ministre du pays. Vous en souvenez-vous ?
6 R. Oui.
7 Q. Qu'en est-il de ces amendements à la constitution ? Est-ce que
8 chronologiquement parlant, ils correspondent à l'émergence de ce qu'on a
9 appelé le maspok, en Croatie, en 1971 ?
10 R. Oui, cela coïncide avec ce qu'on a appelé le maspok, ainsi qu'avec tout
11 ce qui s'est passé dans le Parti communiste serbe et dans le Parti
12 communiste slovène. Il s'agissait d'années marquées par beaucoup
13 d'enthousiasme, beaucoup de libéralisation, beaucoup de discussions dans de
14 nombreuses sphères. Ce n'est pas un hasard si cela a été une période
15 extrêmement productive, extrêmement créative, dans le domaine de la
16 littérature et du cinéma en Yougoslavie. C'était une période fort exaltante
17 et on ne cessait de discuter de tout, tout le temps. C'était une période
18 pendant laquelle il était possible de discuter, de polémiquer au sujet de
19 n'importe quel sujet en public. Les gens n'avaient pas conscience
20 véritablement de l'endroit où se situaient les limites de ce qui allait se
21 passer si on disait quelque chose de beaucoup trop extrême. C'était une
22 époque très fertile, un époque qui allait déboucher sur ce à quoi vous
23 allez sans doute arriver, à savoir, le rassemblement de tous ces
24 amendements dans la constitution de 1974 qui devait, théoriquement, pour
25 toujours, faire la somme de cette longue période d'ébullition sociale,
26 politique, culturelle, et cetera, marquant ainsi la renaissance de la
27 question nationale en Yougoslavie.
28 Q. Je ne sais pas si vous allez convenir avec moi de la chose suivante, à
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1 savoir qu'il y a eu une période d'accalmie entre les communautés ethniques,
2 mais avec l'arrivée du mouvement maspok en 1971, on voit réapparaître la
3 question nationale dans toute la Yougoslavie.
4 R. Oui, j'en conviens. Mais en fait, cela n'avait pas commencé en Croatie,
5 tout cela, cela avait commencé en Serbie, en 1968, avec tout ce qui s'était
6 passé au Kosovo, et même avant. On peut dire que cela a commencé en
7 Slovénie puisqu'on a beaucoup discuté des constructions de routes, et
8 cetera. A partir de 1963, il y a de plus en plus de gouvernements des
9 républiques qui ont commencé à jouer la carte nationaliste. Ils voulaient
10 obtenir ainsi le soutien populaire avant d'aller à Belgrade pour déterminer
11 qui allait recevoir quelle part du gâteau financier et dans quel sens
12 seraient prises les décisions sur les investissements, si bien que la carte
13 nationale est devenue de plus en plus courante, c'est devenu une habitude
14 des politiques yougoslaves, quelles que soient leurs nationalités. Le
15 maspok a été le premier exemple de ce type de mouvement puisque ce parti
16 mettait en avant le fait que selon lui, les Croates étaient traités de
17 manière injuste pendant de très longues années.
18 Q. Vous diriez avec moi, n'est-ce pas, que la position de la Croatie à
19 l'époque, c'était que toutes les ressources financières de la Yougoslavie
20 suivaient le cours du Danube pour arriver à Belgrade, et après une assez
21 longue période, il s'agissait d'une nouvelle tentative d'obtenir une
22 décentralisation de l'Etat, n'est-ce pas ?
23 R. Oui, effectivement.
24 Q. Merci. Conviendrez-vous avec moi que si on regarde toutes ces
25 dénominations, les dénominations du pays, on voit qu'on a parlé de
26 République fédérale de Yougoslavie en 1992, et maintenant nous avons
27 l'union de la Serbie et du Monténégro. Diriez-vous, tout comme moi, que
28 chacune de ces dénominations a préservé ou plutôt a reflété la structure
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1 sociopolitique du pays lui-même, République fédérative de Yougoslavie,
2 République fédérale de Yougoslavie, République socialiste de Yougoslavie,
3 tous ces noms d'une manière ou d'une autre reflète la composition du pays,
4 n'est-ce pas ?
5 R. Oui, jusqu'à maintenant, bien entendu. Il y aura une nouvelle
6 modification après dimanche.
7 Q. Je ne vais pas aborder ce sujet maintenant.
8 Revenons à la constitution de 1974. C'est ce qui intéresse surtout
9 ici les équipes de la Défense parce que nous estimons que cette
10 constitution a fourni la structure qui explique ce qui s'est passé ensuite
11 en Yougoslavie. Cela annonçait ce qui devait venir. Dans l'affaire de
12 Dokmanovic, vous avez déposé à ce sujet, vous avez déclaré avoir lu la
13 constitution de 1974, vous en souvenez-vous ?
14 R. Oui, je me souviens l'avoir dit, mais je dois dire que ce n'est pas un
15 de mes livres de chevet et je ne l'ai pas relue depuis, cette constitution.
16 Je crois que la seule fois où je l'ai lue, c'est lorsqu'elle était sortie
17 de la presse. Elle était pleine de promesses et on pensait que cela
18 indiquait ce qui allait arriver, donc je l'ai lue en 1974.
19 Q. En tout cas, vous êtes expert en matière d'études slaves, vous suivez
20 de près ce qui se passe en Yougoslavie, je suis sûr que vous pouvez
21 répondre aux questions que nous souhaitons vous poser. Vous conviendrez que
22 cette constitution de 1974, c'était à l'époque la constitution la plus
23 longue, la plus exhaustive du monde et on peut dire que c'était une
24 constitution qui se caractérisait par une langue juridique particulièrement
25 verbeuse. On a aussi parlé d'une constitution qui introduisait un certain
26 nombre de concepts légaux et d'institutions juridiques qui étaient inconnus
27 jusqu'à présent dans le monde entier. N'en conviendrez-vous pas avec moi ?
28 R. Je suis tout à fait d'accord avec vous. Non seulement on commence à
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1 utiliser dans cette constitution une terminologie complètement
2 extravagante, mais il faut savoir que les républiques qui ont suivi la
3 Yougoslavie socialiste doivent toujours se débattre avec cette
4 terminologie, avec des concepts tels que la propriété sociale. Cela a créé
5 une confusion juridique avec laquelle on doit encore compter aujourd'hui.
6 Q. Conviendrez-vous avec moi que cette constitution, qui a été adoptée
7 suite à de nombreux amendements, a connu une préhistoire, si je puis dire,
8 assez mouvementée, reflétant en réalité un mécontentement croissant chez
9 les peuples, les groupes ethniques, les républiques de l'ex-Yougoslavie. De
10 plus, cela reflétait également leur désir de voir leurs relations être
11 organisées de manière plus décentralisée que ce n'était le cas jusqu'à ce
12 moment-là. Est-ce que vous conviendrez avec moi qu'il s'agit là d'une bonne
13 interprétation de la situation ?
14 R. Oui.
15 Q. Cette constitution avait un certain nombre d'objectifs, était censée
16 amener à une plus grande décentralisation, à une plus grande
17 démocratisation dans la société yougoslave, mais ce qui s'est passé, c'est
18 que cette constitution a été la source d'un niveau accru de séparatisme sur
19 tout le territoire de l'ex-Yougoslavie. Ne diriez-vous pas, tout comme moi,
20 qu'à ce moment-là les républiques sont devenues des systèmes économiques
21 qui vivaient en autarcie et qui existaient les uns à côté des autres dans
22 le pays ?
23 R. C'était effectivement la tendance qui se dessinait à l'époque, mais
24 cela ne devait apparaître véritablement dans toute sa clarté, ce phénomène,
25 qu'après la mort de Tito. Puis, ce n'est pas uniquement dû à la
26 constitution de 1974. Cette constitution elle a fourni une fondation
27 juridique à ce qui était une tendance qui se dessinait depuis le milieu des
28 années 1960, puisque de plus en plus les républiques estimaient pouvoir
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1 fonctionner en autarcie et s'affrontaient lorsqu'il s'agissait de
2 déterminer les investissements, lorsqu'il s'agissait de se partager le
3 budget fédéral, si bien que cette constitution de 1974, elle n'a pas
4 interrompue une tendance qui se dessinait déjà, mais elle lui a donné plus
5 de force une fois que Tito a disparu de la scène, qu'il n'a plus été là
6 pour apaiser les conflits, pour prendre des décisions. Ce qui était censée
7 faire également la constitution de 1974, c'était de rendre compte de la
8 réalité qui s'était développée depuis 1960 avec un phénomène dans les
9 républiques, marqué par un grand égoïsme de chacune de ces républiques. La
10 constitution était censée refléter cette réalité, mais Tito espérait, lui,
11 qu'après avoir défait le mouvement du maspok, s'être débarrassé d'un
12 certain nombre de gens, il espérait que le parti serait uni et que la JNA
13 aussi serait unie et qu'il y aurait un équilibre des forces entre les
14 républiques d'une part et ces autres acteurs, d'autre part. En tout cas,
15 c'était l'idée force qui expliquait cette constitution.
16 Q. Vous nous dites que la constitution reflétait la réalité de la
17 situation, une réalité qui existait depuis longtemps et qu'on avait héritée
18 du système précédent. Conviendrez-vous que tout ce qu'a fait la
19 constitution, c'était de fournir un cadre juridique à une réalité qui
20 existait déjà objectivement parlant. Les républiques ne cessaient de
21 s'éloigner les unes des autres et en réalité, elles devenaient des
22 républiques, des systèmes économiques qui vivaient en autarcie et qui
23 étaient de plus en plus indépendants, autonomes ?
24 R. Oui, je suis d'accord sur le principe, mais ce qu'a fait également la
25 constitution de 1974, et cela m'étonne que vous ne l'ayez pas évoqué, c'est
26 qu'elle a donné à la Vojvodine et au Kosovo leur statut de république en
27 réalité. Pas officiellement, pas formellement, mais dans les faits, oui. Ce
28 qui, bien entendu, fait partie des reproches faits par la Serbie à cette
Page 9243
1 constitution de 1974.
2 Q. Oui, c'est tout à fait exact, j'allais justement vous poser des
3 questions sur ce point, mais plus tard. Dans le cadre de ce contre-
4 interrogatoire, j'avais l'intention de passer en revue d'abord les
5 questions économiques parce que selon moi, ce sont des questions qui
6 expliquent bien les autres événements qui se sont passés. Dans tous les
7 Etats, cela se passe ainsi et pas uniquement en ex-Yougoslavie. Je vais
8 maintenant vous poser un certain nombre de questions au sujet de la
9 situation économique qui est apparue et une situation économique qui a,
10 d'autre part, permis le développement économique de la Yougoslavie. Nous
11 semblons être d'accord sur le fait que les économies des républiques sont
12 devenues de plus en plus autonomes. Est-ce que vous reconnaîtrez qu'on
13 pouvait parler de duplication, enfin une augmentation, une multiplication
14 avec un facteur qui correspondait au nombre de républiques, une
15 multiplication des systèmes industriels, des capacités de production, dont
16 l'utilisation de ces capacités était extrêmement faible. La production
17 avait un niveau négligeable qui a entraîné un très fort ralentissement du
18 développement des économies de ces républiques et c'est ce qui a contribué
19 à l'appauvrissement du pays dans sa totalité ?
20 R. Oui. Ceci, bien entendu, a été occulté pendant de nombreuses années par
21 les conséquences du premier choc pétrolier qui a eu pour conséquence de
22 voir beaucoup d'argent circuler dans le système international, puisque
23 toutes les banques du monde se précipitaient, se battaient pour prêter de
24 l'argent à la Yougoslavie. L'inefficacité du système, la duplication et la
25 multiplication de la concurrence entre les républiques, vous en avez parlé.
26 On voyait se combiner quelque chose d'assez étrange, une mentalité
27 socialiste, une unification de ceci avec, d'autre part, l'évolution des
28 mentalités dans les républiques où chaque république voulant avoir sa
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1 propre industrie sidérurgique, par exemple. Puis d'autre part, il y avait
2 beaucoup d'argent qui circulait dans le système international, dans le
3 système bancaire international et toutes les banques voulaient absolument
4 prêter de l'argent à la Yougoslavie, ce qui a jeté les bases de la crise
5 financière que l'on sait et qui s'est produite plus tard dans les années
6 1980.
7 Q. D'accord. N'allons pas trop loin dans ce sens, dans la discussion
8 économique. Parlons de la constitution. Conviendrez-vous avec moi que la
9 constitution de 1974 réglementait le système judiciaire, le système
10 législatif prévoyant que cela devait être du ressort des républiques et que
11 seules les lois absolument essentielles, et vitales pour le pays dans son
12 ensemble, devaient être votées au niveau national. Tout ce qui concernait
13 l'armée, le système bancaire, la diplomatie, tout cela était traité au
14 niveau national, n'est-ce pas ?
15 R. Oui, globalement, c'était le cas. Le parlement fédéral avait, bien
16 entendu, toujours le pouvoir de promulguer des législations cadres, de
17 fixer les règles qui devaient être suivies par les républiques.
18 Globalement, avec cette constitution de 1974, concrètement, même si ce
19 n'était pas le cas théoriquement, juridiquement, concrètement, cette
20 constitution a eu pour impact de faire de la fédération yougoslave une
21 confédération. Ceci est complètement hors de tout doute.
22 Q. Je vais maintenant aborder une question que vous avez vous-même évoquée
23 il y a quelques instants, celui du statut des provinces autonomes au sein
24 de la Serbie. Quand est-ce que pour la première fois la Serbie, au cours de
25 son histoire moderne, en est venue à posséder, dirons-nous, ces provinces
26 autonomes puisqu'en 1946, après la Deuxième Guerre mondiale, ces provinces
27 autonomes n'existaient pas ?
28 R. On les a vu apparaître graduellement, tout de suite après la Deuxième
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1 Guerre mondiale, la Vojvodine -- je ne sais plus si c'était une pro-
2 Krajina, en tout cas, tout de suite après la guerre, le Kosovo avait un
3 statut différent, un statut inférieur, une certaine autonomie alors que
4 Vojvodine avait un statut supérieur. Puis dans les années 1960, aussi bien
5 la Vojvodine que le Kosovo ont obtenu le statut de régions autonomes ou
6 plutôt provinces, pro-Krajina. Mais je crois que la Vojvodine a été une
7 pro-Krajina dès le début de 1946 et il a fallu plus longtemps pour que le
8 même honneur soit accordé au Kosovo-Metohija. Je ne me souviens pas
9 exactement en quelle année cela s'est passé, mais au départ, le Kosovo
10 avait un statut inférieur à celui de la Vojvodine, ne serait-ce que pour la
11 raison qu'il y avait là-bas une rébellion après la Deuxième Guerre
12 mondiale.
13 Q. Nous avons déjà conclu que le nom du pays, de ces institutions, des
14 ministères, des secrétaires, et cetera, tout cela souvent changeait au fil
15 des années. Je ne pense pas qu'il serait très judicieux d'accabler les
16 Juges avec toutes ces dénominations. La Vojvodine et le Kosovo ont connu
17 cette évolution dont vous venez de nous parler. Pouvez-vous nous confirmer,
18 Monsieur, que dans l'ex-Yougoslavie, la Serbie était la seule unité à
19 présenter ou à inclure ces deux provinces autonomes, provinces autonomes de
20 Vojvodine et province autonome de Kosovo-Metohija. Est-ce que vous en
21 conviendrez ?
22 R. Oui. Seule la Serbie était divisée de cette manière, même s'il y
23 avait beaucoup d'idées qui circulaient pour faire la même chose en Croatie
24 pendant la guerre et ensuite. On a parlé à ce moment-là d'une province
25 autonome serbe en Croatie et la carte définitive des républiques, elle n'a
26 été finalisée qu'après la guerre. Il y allait y avoir des républiques. Le
27 pays serait une république --
28 Q. Merci, Monsieur.
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1 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] J'aimerais simplement consigner la chose
2 suivante au compte rendu d'audience. Je vous ai demandé si la Serbie était
3 la seule république en Yougoslavie qui possédait des provinces autonomes.
4 Vous dites que vous êtes d'accord. Est-ce que vous pouvez le répéter pour
5 le compte rendu d'audience.
6 R. Oui, j'ai dit que seule la Serbie pouvait se prévaloir de provinces
7 autonomes dans ses frontières.
8 Q. Merci. Essayons maintenant d'expliquer ce phénomène. Vous l'avez dit
9 vous-même précédemment avant que je pose ma question. En parlant du statut
10 de ces provinces autonomes qui faisaient partie de la Serbie, les ennemis
11 de la constitution ont présenté les choses ultérieurement de la manière
12 suivante : les provinces autonomes, comme vous l'avez dit, dans l'affaire
13 Dokmanovic, avaient pratiquement tous les attributs d'une république, si
14 bien que pratiquement ce qu'on avait en Yougoslavie, c'était huit
15 républiques distinctes. Je vais essayer d'illustrer mon propos en utilisant
16 l'exemple de l'amendement de la constitution. C'est sans doute la meilleure
17 illustration qui sera sans doute suivie facilement par toutes les personnes
18 présentes ici. On va voir comment ces amendements étaient appliqués en
19 Serbie à l'époque. Vous reconnaîtrez avec moi que toutes les constitutions
20 des républiques et des provinces devaient être conformes à la constitution
21 fédérale de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, n'est-ce pas
22 ?
23 R. Oui.
24 Q. Aux termes de la constitution fédérale, les amendements ne
25 pouvaient être présentés qu'après avoir obtenu l'approbation des assemblées
26 des républiques et dans les circonstances exceptionnelles, l'aval également
27 des assemblées des provinces. Est-ce que vous vous souvenez de cette
28 disposition, Monsieur ?
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1 R. Je lis le compte rendu d'audience car j'ai perdu le fil de votre
2 question.
3 Q. Pas de problème, je vais répéter ma question. De là où je suis, je peux
4 difficilement voir l'écran. Tout cela n'est pas très pratique. Je suis sûr
5 que vous serez d'accord avec moi. Vous dites que cela fait de nombreuses
6 années que vous ne vous êtes pas penché sur cette constitution, cette
7 constitution fédérale de 1974. Vous souvenez-vous qu'elle prévoie des
8 amendements seulement avec l'aval des assemblées des républiques et des
9 provinces autonomes ?
10 R. Oui.
11 Q. Vous souvenez-vous que la constitution serbe comporte des dispositions
12 précisant les conditions requises pour la présentation d'amendements. La
13 constitution ne peut être modifiée que si les modifications envisagées
14 s'appliquent à l'ensemble du territoire, y compris dans les provinces
15 autonomes. Ces amendements ne sont possibles que si les assemblées des
16 provinces autonomes ont donné leur consentement à cet effet ?
17 R. Je ne me souviens pas vraiment de cela, mais je suis sûr que vous avez
18 tout à fait raison. Je n'ai jamais lu la constitution serbe, mais je suis
19 sûr que vous avez raison sur ce point.
20 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Monsieur le Président, Madame et Monsieur
21 les Juges, il est 15 heures. Comme le signalent mes confrères, je pense que
22 le moment est bien choisi pour faire notre pause de l'après-midi. Je
23 poursuivrai après la pause.
24 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Très bien. L'audience est suspendue.
25 --- L'audience est suspendue à 15 heures 03.
26 --- L'audience est reprise à 15 heures 27.
27 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Maître Tapuskovic, c'est à vous.
28 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Merci, Monsieur le Président. J'aimerais
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1 si vous me le permettez, faire une observation au sujet du compte rendu
2 d'audience en anglais. Pendant la pause, on a appelé à mon attention sur le
3 fait qu'en page 88, à la ligne 16, là où il est question de républiques ou
4 de provinces autonomes, le mot "in" en anglais doit être remplacé par le
5 mot "and" puisqu'il est question de républiques et de provinces autonomes.
6 Q. Monsieur Wheeler, nous allons revenir sur le sujet de notre débat juste
7 avant la pause. Si je devais vous dire, que selon la constitution de ce qui
8 était à l'époque la République socialiste de Serbie, la disposition
9 régissant un amendement de la constitution exigeait de convoquer avant tout
10 l'assemblée des provinces autonomes pour obtenir leur aval, si je devais
11 vous dire cela, conviendriez-vous avec moi que les choses se passaient bien
12 ainsi ?
13 R. Bien entendu. C'est la raison pour laquelle en particulier, en 1999,
14 Milosevic a dû réunir les assemblées du Kosovo et de Vojvodine pour obtenir
15 la suppression des provinces autonomes. En d'autres termes, pour obtenir
16 leur accord quant à leur attachement à la République de Serbie.
17 Q. Nous reviendrons plus tard à l'année 1999. Je suppose que vous vouliez
18 dire 1989 ?
19 R. Oui, oui, 1989.
20 Q. D'accord. Parlons maintenant de la constitution des provinces
21 autonomes. Selon la constitution de la province autonome de Vojvodine, tout
22 comme d'ailleurs selon la constitution de la province autonome du Kosovo-
23 Metohija, il était prévu, si l'on voulait amender cette constitution,
24 d'obtenir l'accord des deux tiers des délégués assistant à la séance de
25 l'assemblée. Monsieur Wheeler, cela signifie-t-il que si les assemblées des
26 provinces autonomes décidaient de modifier la constitution, l'assemblée de
27 la République n'avait même pas nécessité d'en être informé, sans parler de
28 demander à l'assemblée de la République son aval ? Si l'assemblée de la
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1 République souhaitait amender la constitution, est-ce que cela signifie
2 aussi que les assemblées des provinces autonomes pouvaient, par utilisation
3 de leur droit de veto, empêcher une telle modification de la constitution ?
4 R. Vous avez raison.
5 Q. Merci. Pouvez-vous à présent, en votre qualité d'historien,
6 me dire qui pouvait profiter à cette époque-là, à quelle force, à
7 l'intérieur de la Serbie, pouvait profiter ces dispositions constitutives
8 et légales dans les frontières de ce qui était à l'époque la République
9 socialiste fédérale de Yougoslavie ?
10 R. Parlez-vous précisément du caractère un peu anormal de la situation
11 constitutionnelle en Serbie ?
12 Q. D'accord, prenons pour base la Serbie. Je reformule. Une telle
13 structure constitutionnelle pouvait-elle, d'une façon ou d'une autre,
14 convenir à la Serbie ?
15 R. Cette question est assez compliquée pour la raison suivante : en effet,
16 il arrive que des Etats, ou dans le cas présent, l'une ou l'autre des
17 républiques faisant partie d'un Etat, estiment de temps en temps, qu'il est
18 nécessaire de réduire leur propre pouvoir afin de satisfaire aux besoins de
19 diverses minorités d'une espèce ou d'une autre. En d'autres termes, les
20 républiques pouvaient estimer nécessaire de limiter leur propre
21 souveraineté sur certaines, ou des éléments de leur souveraineté. L'Union
22 européenne, bien entendu, est un bon exemple de ce phénomène où de petites
23 minorités présentes dans des Etats importants peuvent réduire ou limiter
24 l'aptitude de la vaste majorité de grands Etats à faire ce qu'ils
25 souhaitent. Dans des structures constitutionnelles aussi complexes que
26 celles-ci, il arrive parfois que de petites minorités puissent bénéficier,
27 puissent jouir d'un pouvoir constitutionnel véritablement énorme. Il arrive
28 que des Etats importants où les dispositions constitutionnelles sont
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1 complexes, puissent juger nécessaire, pour leur propre bien et leur
2 longévité, de limiter leur pouvoir pour veiller à ce que des parties moins
3 importantes de ces systèmes étatiques multiples jouissent de droits plus
4 importants.
5 Q. Nonobstant le fait que l'inclusion de telles dispositions fait partie
6 du droit suprême d'un ensemble étatique, qu'il soit unifié ou multiple et
7 qu'il soit démocratique ou non-démocratique, c'est une façon qui permet de
8 paralyser le système constitutionnel. Est-ce que vous serez d'accord avec
9 moi là-dessus ?
10 R. Je le suis. C'est sur le fond une façon assez peu efficace de gérer les
11 affaires gouvernementales dans quelque système étatique que ce soit.
12 Cependant, comme je l'ai déjà dit, c'est le prix qu'il importe parfois de
13 payer. Au sud du pays où nous sommes actuellement, en Belgique autrement
14 dit, il existe un système qui permet de négocier les bases sur lesquelles
15 agissent les diverses populations d'une façon très compliquée également.
16 Bien entendu, en vertu de la constitution de Dayton qui prévaut en Bosnie-
17 Herzégovine, nous voyons un système qui a été mis en place qui est tout
18 aussi compliqué et d'ailleurs souvent assez peu efficace sur le plan
19 constitutionnel.
20 Q. Je suis d'accord avec vous, mais conviendrez-vous avec moi si je vous
21 dis que de telles dispositions sont très normales dans des systèmes
22 constitutionnels stables, dans lesquels la constitution n'est amendée
23 qu'une fois au cours de plusieurs décennies ou même au cours de plusieurs
24 siècles, mais que de telles dispositions, dans un pays qui a subi un si
25 grand nombre d'amendements constitutionnels et dont le slogan, s'agissant
26 de son développement ultérieur, était que la constitution était quelque
27 chose de constamment évolutif, est-ce que vous seriez d'accord pour dire
28 que dans une telle situation, de telles dispositions constitutionnelles
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1 sont un obstacle en fait au progrès ultérieur.
2 R. Les structures constitutionnelles compliquées sont souvent des
3 obstacles au progrès ultérieur, car comme je l'ai déjà dit, elles incarnent
4 très souvent le prix à payer pour le maintien d'une communauté étatique
5 multiple. Un autre bon exemple de cela, c'est la Suisse, qui ne peut
6 amender sa constitution que par la voie d'un référendum populaire. Je
7 répète que selon les Etats, les situations et les solutions trouvées sont
8 différentes en la matière dont certaines de ces solutions sont considérées
9 par un observateur extérieur comme très peu efficaces, mais d'autres
10 peuvent les considérer comme nécessaires pour maintenir le consensus
11 nécessaire parmi les diverses populations d'un système étatique divers, non
12 unifié. Compte tenu du nombre diversifié de composantes qui composent ce
13 système et le maintienne en vie, oui la Yougoslavie, l'Etat fédéral
14 yougoslave, a dû payer un prix élevé et la Serbie, comme unité de cette
15 fédération, a dû renoncer à ses provinces pour garantir l'efficacité.
16 Q. En tout état de cause, aucune des autres républiques de l'ex-
17 Yougoslavie n'avait le même problème à affronter. La Serbie était la seule
18 face à ce problème et c'était la république la plus peuplée.
19 R. Sur le plan formel, vous avez tout à fait raison, bien que la Bosnie-
20 Herzégovine, qui était une république absolument mixte sur le plan des
21 groupes ethniques qui la peuplaient dans l'ex-Yougoslavie, aurait dû
22 également entamer des pourparlers sur ce sujet au fil du temps. En d'autres
23 termes, la complexité d'un pays sur le plan des groupes ethniques qui le
24 peuple doit être prise en compte d'une façon ou d'une autre dans les
25 dispositions légales.
26 Q. Conviendrez-vous avec moi qu'indépendamment, le grand nombre de groupes
27 ethniques qui existaient en Bosnie-Herzégovine, elle avait tout de même un
28 droit de souveraineté sur son propre territoire alors que la Serbie
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1 n'exerçait ce droit de souveraineté que sur une petite partie de la Serbie,
2 qui ne comprenait pas les provinces autonomes ?
3 R. Oui.
4 Q. Merci. Passons maintenant à autre chose. Cette situation a donc duré
5 une quinzaine d'années en Serbie, c'est-à-dire, jusqu'au mois de mars 1989,
6 sans aucune modification de la constitution. Vous seriez d'accord avec
7 cela ?
8 R. Oui.
9 Q. Dites-moi, cette décision de la part de la Serbie qui, sur le fond,
10 comme vous l'avez dit, a mis fin à l'existence des provinces autonomes à ce
11 moment-là, a fait l'objet de la part de la communauté internationale et des
12 diverses communautés existantes sur le territoire de la République fédérale
13 de l'ex-Yougoslavie de façon assez négative. Vous-même avez parlé, lorsque
14 vous avez témoigné dans l'affaire Dokmanovic, d'une attaque contre la
15 constitution de 1974, donc cette décision a été considérée comme une façon
16 pour la Serbie de chercher à restaurer son pouvoir centralisé ?
17 R. Cette décision a été rétrospectivement perçue comme pouvant avoir cette
18 conséquence. En réalité, les autres républiques étaient tout à fait
19 contentes, en 1989, d'autoriser la Serbie à se réunifier, pas seulement
20 dans la forme, en fait, mais en abolissant bel et bien l'autonomie des
21 provinces autonomes, mais par la suite, comme je l'ai dit aussi bien dans
22 ma déposition orale dans l'affaire Dokmanovic que dans mon rapport par
23 écrit, la Ligne des Communistes de Slovénie et de Croatie ainsi que, plus
24 tard, la Ligne des Communistes de Bosnie et de Macédoine ont regretté cette
25 concession car elles ont commencé à s'inquiéter du fait que ce qui se
26 passait au Kosovo et en Vojvodine pouvait éventuellement se passer par la
27 suite chez eux, notamment après le changement de gouvernement à Titograd,
28 c'est-à-dire au Monténégro.
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1 Q. Si la Serbie a voté ses amendements constitutionnels en 1989 en
2 imposant sa souveraineté sur l'indépendance du territoire de la Serbie et
3 que dès le lendemain, puisque cela s'est passé en 1989 également, la
4 Slovénie a elle-même voté des amendements à sa propre constitution. Après
5 quoi, la Croatie a fait un peu la même chose, en le baptisant, cet
6 amendement à la constitution, déclaration, mais en tout cas, c'est à peu
7 près la même chose. Conviendrez-vous avec moi que sur le fond, cela
8 montrait l'existence d'une tendance dans les diverses populations de l'ex-
9 Yougoslavie, tendance destinée à établir un contrôle plein et entier de la
10 part de chaque république sur le contrôle de son territoire en s'écartant
11 le plus possible du pouvoir central ?
12 R. Oui, en effet. La Slovénie d'abord, puis la Croatie ont ensuite suivi
13 l'exemple serbe en déclarant la supériorité de leur propre constitution sur
14 la constitution fédérale, finalement. Mais c'est la Serbie qui l'a fait en
15 premier.
16 Q. Oui, il fallait bien que quelqu'un brise la glace en premier. Mais les
17 autres républiques ont emboîté le pas à la Serbie très rapidement.
18 Conviendrez-vous avec moi que la Serbie a établi sa souveraineté uniquement
19 sur son propre territoire sans aller à l'encontre de la constitution de la
20 fédération, alors la Slovénie a adopté un amendement constitutionnel et une
21 nouvelle législation, selon laquelle la constitution fédérale et les lois
22 de la fédération ne pouvaient s'appliquer sur le territoire de la Slovénie
23 que si elles n'allaient pas à l'encontre de la constitution de la Slovénie;
24 est-ce bien le cas ?
25 R. C'est exact. Bien qu'un an et demi à peu près s'était écoulé entre la
26 réunification de la Serbie, au début de 1989, et le vote des amendements
27 constitutionnels de Slovénie qui donnaient à la Slovénie une primauté de
28 son droit constitutionnel sur le droit constitutionnel de la fédération.
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1 Bien sûr, entre-temps, le gouvernement de la République de Titograd avait
2 été renversé par le peuple en faveur de Milosevic, ce qui a donné à
3 Milosevic dans les fait, quatre voix au sein de la présidence fédérale et
4 ce qui a largement affecté Zagreb et Ljubljana, en les alertant par rapport
5 à l'existence d'une menace serbe, en tout cas d'une menace potentielle de
6 la part de la Serbie qui s'incarne dans l'hégémonie dont vous venez de
7 parler.
8 Q. Oui, j'ai parlé d'hégémonisme serbe car l'amendement de la constitution
9 de la Serbie en 1989 a été qualifié de signe d'hégémonisme de la part de la
10 Serbie. Pouvez-vous me dire si vous vous rappelez la façon dont l'opinion,
11 en Suède ainsi que l'opinion de la République socialiste fédérale de
12 Yougoslavie, a qualifié la déclaration slovène qui annulait, dans les
13 faits, le pouvoir de la constitution fédérale en Slovénie ? Quelles étaient
14 les prérogatives qui allaient de pair avec cette décision de la Slovénie
15 vis-à-vis de sa constitution ? La Serbie à ce moment-là était qualifiée de
16 pays hégémoniste.
17 R. Il importe de distinguer entre la perception qu'avaient de tout cela
18 les populations à l'étranger et la perception qu'en avaient les populations
19 en Yougoslavie. Il y a eu de nombreux commentaires très documentés qui ont
20 été faits à l'étranger, comme il y en a eu de la part des Yougoslaves en
21 Yougoslavie qui croyaient encore à la Yougoslavie, commentaires relatifs à
22 cette recentralisation préconisée par Milosevic. Au départ, en Yougoslavie,
23 la tendance consistait à considérer cela comme une décision nécessaire.
24 Dans vos questions, vous avez laissé entendre que la structure, les
25 dispositions constitutionnelles étaient complexes. L'opinion très répandue
26 à l'époque en Yougoslavie, alors que la situation économique se dégradait,
27 suite à la mort de Tito, et que ses successeurs se sont montrés incapables
28 de juguler l'inflation et la crise économique, l'opinion courante
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1 consistait à penser que la structure constitutionnelle en vigueur à
2 l'époque avait besoin d'être améliorée, qu'elle ne fonctionnait pas
3 suffisamment bien. Certaines mesures allant dans le sens d'une nouvelle
4 centralisation en Yougoslavie ont été considérées de façon générale comme
5 une très bonne chose, notamment dans les capitales occidentales. C'est une
6 mesure dont beaucoup pensaient en revanche, en Yougoslavie, que c'était une
7 manière pour le gouvernement de baisser les bras et que cela n'allait pas
8 fonctionner. Il y a eu un moment où les réformes faites par Milosevic ont
9 été considérées comme bonnes, comme allant à l'encontre de la bureaucratie
10 qui régnait à l'époque, comme une forme de révolution vis-à-vis de cette
11 bureaucratie et une grande indulgence a été démontrée par rapport à cette
12 nouvelle centralisation, aussi bien à l'étranger que dans les milieux les
13 plus éduqués en Yougoslavie.
14 A l'époque où les Slovènes et d'autres ont déclaré la suprématie de
15 leur constitution sur celle de la fédération, cette perception a changé, je
16 dirais à l'étranger aussi bien que dans certaines régions de Slovénie et de
17 Croatie. N'oublions pas que les Slovènes et les Croates ont quitté le
18 congrès de la Ligue des Communistes en janvier 1990, ont quitté la salle à
19 un certain moment et cela a constitué un véritable virage. C'est ce qui a
20 montré qu'une grande partie de la population yougoslave avait commencé à
21 croire que cette centralisation était peut-être nécessaire alors qu'à
22 l'extérieur de la Yougoslavie, à l'étranger, il y en avait qui pensaient
23 que même si au départ, c'était peut-être une bonne idée d'une certaine
24 façon, il était permis au fil du temps, de commencer à douter de son
25 efficacité. Il était permis de commencer à douter que Milosevic et ses
26 décisions étaient une bonne chose à 100 % pour le pays et que c'était
27 uniquement une manière d'obtenir des changements positifs, quelque chose
28 que l'on pouvait défendre et promouvoir en 1988. En 1989, c'était peut-être
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1 vrai, mais à partir de janvier 1989, je pense qu'il n'y avait plus tant de
2 monde qui était prêt à condamner les Slovènes pour ce qu'ils ont fait qui,
3 de tout évidence, était un acte de pur égoïsme comme vous le savez. En tout
4 cas, c'est la façon dont la chose a été considérée à l'époque.
5 Q. Nous reviendrons plus en détail sur cette question plus tard, mais
6 j'aimerais que nous reparlions de la constitution de 1974 à présent. Quand
7 je dis constitution, je pense aussi bien aux constitutions de la fédération
8 qu'à celles des diverses républiques. Je suppose que vous avez encore en
9 mémoire le fait que dans les différents prologues de ces constitutions et
10 notamment de celle de 1974, pour la Fédération, les différents peuples
11 yougoslaves, je ne parle pas des peuples vivant dans les républiques, par
12 conséquent, mais bien des peuples yougoslaves, se voyaient accorder le
13 droit à l'autodétermination qui allait jusqu'au droit de faire sécession;
14 est-ce exact ?
15 R. C'est en effet le cas.
16 Q. Par ailleurs, était-ce une règle établie que les populations qui
17 faisaient partie des peuples slaves du sud, avaient été élevées au rang de
18 nations, alors que ceux qui n'avaient pas une origine slave du sud,
19 n'étaient pas considérés comme peuples constitutifs dans le cadre de cette
20 constitution, conviendrez-vous avec moi que telle était bien la situation
21 dans l'ex-Yougoslavie ?
22 R. Absolument. Cette distinction entre peuple slave du sud et non slave du
23 sud était une distinction très importante dans la façon dont était
24 appliquée la constitution au niveau de la fédération et ceci a eu des
25 conséquences très importantes.
26 Q. Conviendrez-vous avec moi dans ces conditions, que ce droit à la
27 sécession ou plutôt je me reprends, que ce droit à l'autodétermination qui
28 allait jusqu'aux droits à la sécession était également garanti par les
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1 constitutions de toutes les républiques de la République socialiste
2 fédérative de Yougoslavie ?
3 R. Oui.
4 Q. Merci. Pourriez-vous peut-être nous soumettre une explication, et il
5 serait bon que cette explication soit scientifique, pour expliquer
6 pourquoi, au moment où la Croatie et la Slovénie ont fait sécession,
7 pourquoi est-ce qu'elles ont utilisé le terme "dissociation" sans utiliser
8 le terme autodétermination, qui va jusqu'au droit à la sécession, à la
9 séparation ?
10 R. Le fait qu'elles ont eu recours au terme "dissociation" est dû à ce
11 que, même au moment où elles déclaraient leur indépendance, elles n'étaient
12 pas absolument certaines que les choses allaient fonctionner, comme l'a dit
13 d'ailleurs Tudjman, entre autres. Elles estimaient qu'il était nécessaire
14 de poursuivre des pourparlers, des négociations pour mettre en place une
15 nouvelle forme de Yougoslavie qui devrait constituer une forme
16 d'association d'intérêts souverains.
17 Pour utiliser une expression anglaise, elles limitaient un peu leurs mises,
18 elles essayaient de ne pas miser leur tapis de façon à pouvoir continuer à
19 participer au jeu au cas où une offre meilleure verrait le jour s'agissant
20 de la structure de la nouvelle Yougoslavie à venir. C'est la raison pour
21 laquelle j'insiste quelque peu dans mon rapport sur le fait qui scelle
22 réellement la disparition de l'ex-Yougoslavie qui date du début des
23 affrontements armés, c'est-à-dire, de l'entrée de l'armée sur le territoire
24 de la Slovénie. Car même en présence de la déclaration d'indépendance de la
25 Slovénie qui a vite été imitée en cela par la Croatie, ces déclarations
26 d'indépendance n'étaient pas encore considérées comme des actes définitifs.
27 Des réunions incessantes avaient lieu entre les différents dirigeants et
28 les différentes républiques de l'ex-Yougoslavie. Les gens trouvaient un peu
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1 difficile de croire qu'il y avait une vie possible après la Yougoslavie; en
2 d'autres termes, un scepticisme marqué existait dans l'opinion au cours des
3 premiers mois de 1991 quant à l'avenir de cet Etat qui existait depuis
4 finalement 74 ans, et que les gens avaient un peu de mal à considérer comme
5 un Etat qui devrait être démantelé. C'est pour cela que le mot
6 "dissociation" a été utilisé, mais je n'ai pas de motifs constitutionnels à
7 vous soumettre pour expliquer cela.
8 Q. Nous verrons si nous trouvons une raison plus constitutionnelle plus
9 tard. Conviendrez-vous avec moi que la constitution de la RSFY prévoyait le
10 droit à l'autodétermination qui va jusqu'aux droits à la sécession et que
11 c'était un droit garanti pour les peuples de la Yougoslavie, que ce n'était
12 pas un droit qui n'était garanti qu'aux républiques, mais bien aux peuples.
13 R. Oui. Mais cela aussi est compliqué comme l'étaient beaucoup de choses
14 en ex-Yougoslavie parce que les républiques en étaient venues à incarner
15 les droits souverains des peuples résidant dans ces républiques. Cela
16 impliquait que la Serbie était la république souveraine des Serbes, que la
17 Croatie était la république souveraine des Croates, que la Slovénie était
18 la république souveraine des Slovènes, comme la Macédoine pour les
19 Macédoniens et la Bosnie-Herzégovine était la seule qui n'avait pas un
20 peuple constitutif, un peuple correspondant à la dénomination de l'Etat,
21 même si bien entendu en Croatie et en Serbie, il y avait d'autres peuples
22 constitutifs. En Croatie, Tudjman a modifié la constitution à cause de
23 cela. Cela n'a pas modifié, sur le plan concret, le fait que les Croates
24 étaient perçus comme le peuple constitutif de l'Etat croate.
25 Q. Conviendrez-vous avec moi que lors des référendums de Slovénie et de
26 Croatie, ces référendums se situaient absolument dans le cadre des
27 républiques concernées et que seuls les électeurs habitant sur le
28 territoire des républiques en question avaient le droit de participer au
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1 référendum, c'est-à-dire, de voter. Est-ce que vous êtes d'accord avec moi
2 sur ce point ?
3 R. Bien entendu.
4 Q. Aussi bien lors du référendum organisé en Croatie qu'en Slovénie, la
5 population s'est prononcée, je parle des électeurs inscrits, qui pouvaient
6 bien entendu appartenir à différents groupes ethniques mais ce n'est pas
7 toute la population qui s'est exprimée, contrairement à ce que prévoyait la
8 constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie ?
9 R. En effet, mais les républiques, toutes sauf la Bosnie-Herzégovine,
10 s'étaient peu à peu associées à un groupe ethnique particulier. Bien
11 entendu, au cours du référendum portant sur l'indépendance de la Croatie,
12 les Croates de Serbie, les Croates de Bosnie, les Croates qui résidaient
13 ailleurs qu'en Croatie, n'ont pas voté au cours de ce référendum. De la
14 même manière, ce problème d'identité nationale aurait pu être réglé d'une
15 autre manière compte tenu du fait que les Serbes n'avaient pas voté lord du
16 référendum organisé en Croatie en 1991. Bien entendu, en Bosnie-
17 Herzégovine, la même question s'est posée.
18 Le fait que les membres d'un groupe ethnique slave du sud étaient
19 présents dans de nombreuses républiques a constitué un facteur qui a
20 largement compliqué la prétention à l'autodétermination. Mais un autre
21 facteur qui a compliqué les choses, c'était que ce droit à
22 l'autodétermination était un droit national de toute façon car selon la
23 théorie communiste vis-à-vis du droit, c'est un droit que chacun pouvait
24 exercer depuis 1943. Un certain nombre d'organismes se sont réunis en 1943
25 pour régler les problèmes des relations entre la Croatie et la Bosnie; les
26 pourparlers ont duré en 1944 jusqu'en 1946, s'agissant de déterminer de
27 quelle façon le droit à l'autodétermination pourrait être exercé par les
28 différentes populations. Il n'est peut-être pas indispensable de se
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1 concentrer excessivement sur le libellé de la constitution de 1974, car
2 d'une certaine façon, s'agissant de l'autodétermination, cette constitution
3 avait déjà des antécédents qui remontent à des événements dont le pouvoir
4 communiste souhaitait qu'ils ne se reproduisent pas à l'avenir.
5 Q. Je suis d'accord avec votre explication. Si l'on pense aux autres
6 républiques qui auraient pu souhaiter exercer les mêmes droits, mais si
7 nous essayons d'interpréter de façon plus libérale la constitution, on se
8 rend compte, et c'est ce qu'a fait la Serbie, elle a essayé d'interpréter
9 sa constitution vis-à-vis de la souveraineté qu'elle exerçait sur son
10 propre territoire d'une façon plus large, mais cela ne lui a pas été
11 autorisé.
12 Je vous rappelle que dans la constitution de la RSFY, le droit à
13 l'autodétermination et à la sécession est garanti aux populations et en
14 disant cela ce que je voulais dire c'est que les Slovènes ou Croates qui,
15 quel que soit leur lieu de résidence sur le territoire de la RSFY, avaient
16 le droit de voter dans le cadre d'un référendum sur l'autodétermination les
17 concernant. Alors que comme vous l'avez rappelé, au référendum organisé en
18 Croatie, les Serbes résidant ailleurs qu'en Croatie n'ont pas eu le droit
19 de voter. Serez-vous d'accord avec moi pour dire que cette façon
20 d'appliquer les dispositions de la constitution s'agissant du droit à
21 l'autodétermination et la sécession, le fait notamment de parler de
22 dissociation pour qualifier les actes qui étaient en train de s'accomplir,
23 que c'était une manière d'aller à l'encontre, de s'opposer de la RSFY ?
24 R. Je suis sûr que d'aucuns pourraient dire qu'il s'agissait d'une
25 violation de la constitution. A la décharge des Croates et des Slovènes, on
26 pourrait dire qu'ils ne faisaient que suivre ce qu'était la voie empruntée
27 par Milosevic. Mais ces arguments ne présentent pas de pertinence, en
28 quelque sorte, vu l'évolution quotidienne de la vie politique,
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1 indépendamment des questions liées à la constitution. D'autre part, il
2 était nécessaire, de toute façon, d'organiser ces référendums. Vous savez
3 sans doute que je fais référence à la commission. Parfois, la réalité prend
4 le dessus par rapport au droit constitutionnel, et la réalité gagne
5 toujours.
6 Q. Vous venez d'exprimer la position par l'Union européenne à l'époque,
7 qui affirmait que la situation sur le terrain devait être acceptée
8 indépendamment du fait que toutes les conditions formelles n'étaient pas
9 réunies pour une reconnaissance au plan international. Les normes n'étaient
10 pas satisfaites pour ce qui est du contrôle du territoire, des autorités,
11 des contacts et des rapports avec les autres pays et les Etats. Est-ce que
12 vous êtes d'accord avec moi ?
13 R. Oui. Les choses se développaient au fur et à mesure que la situation
14 évoluait.
15 Q. Merci.
16 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Monsieur le Président, Madame et Monsieur
17 les Juges, je vais m'efforcer de terminer mon contre-interrogatoire d'ici
18 la fin de l'audience d'aujourd'hui.
19 Q. Je souhaiterais vous poser à présent quelques questions concernant
20 certains documents juridiques qui ont vu le jour dans les républiques de la
21 RSFY, ce qui a provoqué des troubles sur le plan national et international.
22 Vous avez mentionné certains de ces documents dans l'affaire Dokmanovic. Ce
23 qui m'intéresse, c'est la question du mémorandum en Serbie en 1986.
24 Mémorandum que l'on appelle parfois à tort le mémorandum de l'Académie
25 serbe des arts et des sciences. Vous conviendrez avec moi que l'Académie
26 serbe des arts et des sciences n'a jamais reconnu ce document, n'est-ce
27 pas ?
28 R. Oui, je suis d'accord avec vous.
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1 Q. Vous conviendrez également qu'il s'agit d'un document qui a vu le jour
2 d'une manière ou d'une autre. Il a été volé à un moment donné, puis publié.
3 Vous êtes d'accord avec moi, sur ce point, n'est-ce pas ?
4 R. Oui.
5 Q. Si je vous disais qu'un certain nombre de membres de l'Académie serbe
6 des arts et des sciences, s'ils sont effectivement les auteurs de ce
7 document, ne reflètent pas l'élite intellectuelle serbe de l'époque; que
8 diriez-vous ?
9 R. L'idée illustrée par ce projet de mémorandum qui a été volé et publié a
10 servi de catalyseur pour de nombreux Serbes où qu'ils se trouvent en
11 Yougoslavie. C'était une idée terrifiante pour les non-Serbes où qu'ils se
12 trouvent. Cela a provoqué la honte, des regrets, la désapprobation de
13 nombreux Serbes. Donc, les opinions étaient partagées. Beaucoup ont
14 approuvé ce document, et ont trouvé très bien que l'on dise enfin la vérité
15 sur la position défavorable des Serbes tandis que beaucoup d'autres étaient
16 inquiets. La majorité était inquiète et désapprouvait ce document. Dans
17 l'un de ces documents -- c'est un document dont on peut dire avec le recul,
18 que même s'il n'était pas officiel, il a eu un effet profond et important
19 sur la modification du climat politique et la nature des débats politiques
20 sur l'ensemble du territoire de la Yougoslavie.
21 Q. Bien. Je souhaiterais que l'on parle maintenant de l'objet de ce
22 document. Seriez-vous d'accord avec moi pour dire que l'auteur ou les
23 auteurs de ce document se sont servis de ce qu'on appelle le mémorandum
24 pour présenter les problèmes et les difficultés rencontrés par la Serbie à
25 l'époque ou dans la période récente afin d'anticiper certains des problèmes
26 qui pourraient se poser à l'avenir ?
27 R. Oui.
28 Q. Conviendrez-vous que ce document, malgré tout, ne laisse nullement
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1 entendre qu'un éclatement de la Yougoslavie était la seule solution pour
2 les Serbes ?
3 R. Non, bien sûr. Le plus important de ce document a été d'inquiéter les
4 non-Serbes en montrant l'évolution d'une partie importante de l'élite
5 intellectuelle serbe. Cela a servi à montrer le fait que ces Serbes étaient
6 profondément mécontents de la Yougoslavie telle qu'elle était présentée en
7 vertu de la constitution de 1974, voire avant.
8 L'idée qui était principalement attaquée par ce mémorandum, c'était
9 l'idée qu'une Serbie faible était nécessaire pour une Yougoslavie forte.
10 J'ai assisté à de nombreuses réactions parmi les Serbes et les non-Serbes.
11 Q. Je ne sais pas si vous vous souvenez de ces événements de par votre
12 expérience personnelle ou de par vos recherches concernant l'histoire des
13 Balkans. Vous vous rappellerez, j'espère, qu'avant le mémorandum, un
14 magazine slovène basé à Ljubljana publiait un programme pour une Slovénie
15 indépendante, et a demandé la sécession de la Slovénie de la Yougoslavie
16 sans équivoque.
17 R. Oui, je me souviens de cela.
18 Q. Est-ce que vous êtes d'accord pour dire que ce document publié dans le
19 magazine que j'ai cité, donc ce programme pour une Slovénie indépendante,
20 n'a pas été qualifié d'acte de nationalisme. On n'a pas dit qu'il
21 s'agissait de la bible des nationalistes slovènes, alors que le mémorandum
22 dont nous venons de parler a été considéré comme un indice du nationalisme
23 serbe ?
24 R. Je ne suis pas d'accord avec vous. Ce programme publié dans Nova
25 Revija, ce journal slovène, a été qualifié en Yougoslavie et à l'extérieur
26 comme un acte de nationalisme de la part des Slovènes. La différence dans
27 les réactions essentiellement critiques à l'époque, bien sûr, avec le
28 recul, les Slovènes diraient qu'il s'agissait d'un acte d'héroïsme qui
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1 allait aboutir sur la création de la République de Slovénie. Donc, la
2 différence dans la réaction, les Slovènes, en décidant de rester au sein de
3 la Yougoslavie ou de la quitter, n'étaient pas en mesure de détruire la
4 Yougoslavie. Seuls les Serbes pouvaient le faire, puisqu'il s'agissait du
5 peuple slave du sud le plus important et le plus éparpillé. Lorsque les
6 Serbes et leur nationalisme qui était une question très délicate pour les
7 non-Serbes ont commencé à exprimer leurs griefs et leurs mécontentements,
8 les choses sont devenues plus graves pour ce qui est de l'avenir de la
9 Yougoslavie. Car les Serbes sont au cœur de l'Etat. C'est eux qui ont
10 largement contribué à construire cet Etat et c'est eux qui pouvaient le
11 plus facilement le détruire.
12 Q. Je vois à la page 105, ligne 7, que vous avez repris aujourd'hui
13 quelque chose que vous aviez déjà fait figurer dans votre rapport, à savoir
14 que le peuple serbe avait le privilège de détruire l'Etat commun, de
15 détruire la Yougoslavie. Cela se trouve à la
16 page 14 de votre rapport en B/C/S. Je crois que cela se trouve à la page 16
17 de l'anglais. Vous avez, je crois, utilisé ces mêmes mots ?
18 R. Oui.
19 Q. Etant donné que c'est quelque chose que vous avez déjà mentionné,
20 je vous signale que cela se trouve à l'avant-dernière phrase. Vous dites :
21 "Ce privilège était réservé aux Serbes." Aussi bien dans votre rapport que
22 lors de votre déposition, vous avez confirmé à notre intention que les
23 Serbes étaient ceux qui étaient le plus favorables à l'idée yougoslave, car
24 ils étaient les plus nombreux à se prononcer en faveur de cette idée, parce
25 qu'ils ressentaient ardemment la nécessité de préserver la Yougoslavie.
26 Dans ces conditions, Monsieur, si les Serbes avaient tant à gagner, à
27 préserver la Yougoslavie, et si tous ces gens qui se déclaraient
28 yougoslaves avaient tant à gagner, à préserver la Yougoslavie, peut-on
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1 établir un parallèle ? Vous semblez, aussi bien dans votre rapport
2 qu'aujourd'hui même, vous semblez nous dire que le privilège de détruire la
3 Yougoslavie était un privilège réservé aux Serbes. Pouvez-vous, s'il vous
4 plaît, développer cette idée ? Parce que selon moi, il me semble y avoir là
5 une contradiction. Puisque d'un côté, les Serbes étaient un groupe ethnique
6 présent sur tous les territoires de l'ex-Yougoslavie. C'était le groupe le
7 mieux réparti. Puis, les Serbes étaient aussi les plus nombreux de tous les
8 groupes. Comment peut-on arriver à la conclusion que le privilège de
9 détruire la Yougoslavie était réservé aux Serbes ?
10 R. Peut-être devrais-je m'excuser de m'être cité moi-même, mais je
11 crois que c'était une phrase finalement assez bien tournée. En l'utilisant,
12 je voulais indiquer quelque chose qui n'est pas, selon moi, une
13 contradiction en soi, mais un paradoxe. Un paradoxe, puisque la plupart des
14 Serbes, la plupart du temps, et la plupart des amis de la Yougoslavie
15 avaient vu cela comme la raison de maintenir la Yougoslavie en Etat,
16 puisque cela permettait à tous les Serbes de vivre ensemble dans un seul et
17 même pays. Alors qu'il était paradoxal que ces gens-là, ceux qui
18 bénéficiaient le plus de l'existence la Yougoslavie, il était paradoxal de
19 voir que c'était eux qui allaient lancer un processus qui entraînerait la
20 dissolution de ce pays dans la violence. C'est un paradoxe, un paradoxe
21 tragique.
22 Q. Mettons que nous acceptons votre explication. Il ne nous reste plus
23 beaucoup de temps. J'aimerais parler de ce qu'on a appelé la sécession en
24 rapport avec deux républiques, d'abord la Slovénie et ensuite la Croatie.
25 Ceci a déclenché un conflit sur tout le territoire de l'ex-Yougoslavie.
26 Vous savez qu'entre janvier 1991 et pendant tout l'été 1991, toutes sortes
27 d'unités paramilitaires étaient présentes et actives sur tout le territoire
28 de l'ex-Yougoslavie ?
Page 9267
1 R. Oui. Oui, il est indéniable qu'il y avait beaucoup d'unités
2 paramilitaires. Cependant, je voudrais apporter une réserve s'agissant de
3 ce que vous avez dit, c'est-à-dire qu'avant que la Slovénie et la Croatie
4 déclarent leur indépendance, il y avait déjà des conflits, des conflits qui
5 n'étaient pas tout à fait encore d'une aussi grave gravité. C'est-à-dire
6 qu'à partir de l'été 1990 en Croatie, on assistait à une révolte localisée
7 des Serbes, qu'on a souvent appelé la révolution des troncs d'arbre.
8 L'élection de Tudjman a en soi suffi, en avril et en mai 1990, suffi à
9 mettre en branle ce processus qui, c'est vrai, vous l'avez dit, est devenu
10 irrépressible après le 25 juin 1991. Il a fallu à peu près un an pour que
11 cela se manifeste.
12 Q. Je voudrais revenir à ma question précédente puisque nous reviendrons à
13 ce point plus tard. Oui. Je suis sûr que vous savez que les institutions
14 fédérales, quand la présidence fonctionnait encore correctement, ont fait
15 un certain nombre de tentatives en juillet 1991. Ils ont fait des
16 propositions pour accorder certains pouvoirs aux unités fédérales afin de
17 désarmer, en l'espace de 15 jours, toutes les unités paramilitaires. Cette
18 décision devait être signée par celui qui était alors le président fédéral.
19 Il se trouve que c'était le président Mesic. Savez-vous qu'il a refusé de
20 signer ladite décision, une décision visant à désarmer toutes les unités
21 paramilitaires sur le territoire de la Yougoslavie ?
22 R. Je sais que c'est ce qui a été écrit. Oui, je le sais.
23 Q. Merci. Pouvez-vous expliquer comment il se fait ou comment les unités
24 paramilitaires en Croatie ont été armées ?
25 R. On parle d'unités paramilitaires croates ou serbes ici ?
26 Q. Croates.
27 R. Ils ont obtenu leurs armes par diverses sources. Parfois, ces armes
28 venaient des anciennes unités de la Défense territoriale. En tout cas, cela
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1 n'a rien à voir avec ce qui s'est passé en Slovénie. D'autre part,
2 apparemment, il y a eu achat très important d'armes, dans la mesure où on
3 pouvait faire passer ces armes, qu'on pouvait faire entrer ces armes dans
4 le pays, cela venait souvent de la Hongrie. Puis, il se trouve, comme
5 partout ailleurs en Yougoslavie, généralement, les gens qui habitaient à la
6 campagne avaient des armes. Il y avait beaucoup d'armes partout, surtout
7 des fusils de chasse. Après l'été 1990, de grands efforts ont été entrepris
8 en Croatie pour mettre sur pied des milices armées. Des gens comme Mercep,
9 des entrepreneurs privés, ont mis en place leurs propres milices. Les
10 unités paramilitaires serbes ou les unités de la Défense territoriale n'ont
11 pas eu de mal à se procurer des armes, parce que ces unités avaient accès
12 au dépôt d'armes de l'armée populaire yougoslave ainsi que de la Défense
13 territoriale. Les Croates ont eu beaucoup plus de mal et ont dû beaucoup
14 batailler pour obtenir des armes.
15 Q. Je vous ai délibérément interrogé au sujet des unités paramilitaires
16 croates, car je pense que vous conviendrez sans doute avec moi, que
17 jusqu'en août 1991, la Croatie n'avait pas sa propre armée. Elle n'avait
18 que sa propre police qui avait réussi à se procurer des armes d'une manière
19 ou d'une autre. Il n'y avait pas d'armée officiellement.
20 R. Vous avez raison. Comme il n'y avait pas d'armée, Tudjman avait fait
21 tout son possible pour mettre sur place une force de police qui ressemblait
22 à celle des carabiniers en Italie. C'était une force de police qui
23 ressemblait beaucoup à une armée. La police ne manquait pas d'armes, mais
24 elle n'avait pas les armes qui sont nécessaires à un combat armé. Elle
25 avait les armes qui sont habituelles dans la police. C'est la raison pour
26 laquelle ont a vu beaucoup d'opérations de contrebande pour faire venir des
27 armes depuis la Hongrie, des armes qui étaient achetées dans d'autres pays.
28 C'est la raison pour laquelle cela c'était aussi important.
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1 Q. En réponse aux questions de mon confrère, Me Domazet, vous avez parlé
2 des craintes qui existaient. Je vais essayer d'être aussi rapide que
3 possible dans mes questions, puisqu'il ne me reste plus que quelques
4 minutes pour en terminer de mon contre-interrogatoire. Vous avez parlé des
5 craintes qui avaient surgi dans certains groupes ethniques, à cause des
6 événements qui se déroulaient et dont on avait l'impression qu'ils étaient
7 complètement incontrôlés, ces événements. Est-ce que vous diriez, tout
8 comme moi, que lorsque l'on se trouvait dans une situation comme celle du
9 peuple serbe en Croatie, qui voyait ressurgir le souvenir de tout ce qui
10 s'était passé à Jasenovac, en voyant que les Croates s'équipaient en armes
11 de manière massive, ils voyaient également qu'ils étaient réduits au niveau
12 d'une minorité nationale. Ils constataient que l'alphabet cyrillique qui
13 était le leur était interdit, alors que cela avait toujours été très
14 significatif de la communauté serbe, est-ce que vous reconnaîtrez, vu tous
15 ces éléments, qu'il existe une mémoire collective du peuple serbe, une
16 mémoire collective issue de ce qui s'était passé pendant la Deuxième Guerre
17 mondiale, une mémoire collective qui, peu à peu, se transforme en peur
18 collective, peur de voir l'histoire repasser les plats ?
19 R. Je suis pratiquement d'accord avec vous à 100 % à une exception, à une
20 exception d'une réserve, c'est-à-dire que dans les médias de Belgrade et
21 plus tard dans les médias de Zagreb, on faisait tout ce qui était possible
22 pour justement susciter ce type de peur. Cette peur, elle était là,
23 latente, mais elle a été attisée de manière artificielle. La
24 radiotélévision de Belgrade semblait parler tous les jours pratiquement de
25 Jasenovac. On voyait pratiquement tous les jours des images de Jasenovac.
26 Donc, cette peur, elle a été attisée, aiguisée. C'est vrai qu'il y avait
27 beaucoup de choses, dans le passé, qui justifiaient une telle crainte, tout
28 comme la justifiait ce qui était en train de se passer à l'époque.
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1 Pour ce qui est de l'alphabet cyrillique, si vous me permettez de le
2 dire, il y a quelque chose qui m'a assez amusé à l'époque. C'est quand je
3 suis allé en Republika Srpska Krajina voir les représentants officiels à
4 Knin et à Okucani, j'ai été assez, finalement, amusé de voir qu'ils avaient
5 beaucoup de mal à se servir de leur machine à écrire en cyrillique;
6 l'alphabet cyrillique qui était censé être une caractéristique des Serbes.
7 Q. Dernière question, Monsieur. En juin 1991, la Slovénie et la Croatie
8 ont déclaré leur indépendance. La reconnaissance internationale de ces pays
9 a été reportée pour diverses raisons. Il a fallu attendre le 15 janvier
10 avant que ces deux Etats soient reconnus par l'Union européenne. Et ce
11 n'est qu'en juin 1992, que ces deux pays sont devenus membres des Nations
12 Unies. Conviendrez-vous avec moi, qu'en dépit des mises en garde lancées
13 par le secrétaire général des Nations Unies, qui avait dit qu'il ne fallait
14 pas précipiter la reconnaissance internationale de la Slovénie et de la
15 Croatie, malgré cela, l'Allemagne a décidé de reconnaître aussi bien la
16 Slovénie que la Croatie dès décembre.
17 R. Oui, c'est exact. Les Allemands étaient les plus enthousiastes en la
18 matière de même que les Autrichiens. Ils étaient parmi les Etats européens
19 qui estimaient qu'une reconnaissance précoce de la Croatie permettrait de
20 mettre un coup d'arrêt à la guerre en Croatie et permettrait également
21 d'éviter que la guerre ne se propage en Bosnie-Herzégovine. Ils estimaient
22 que Belgrade interpréterait cette reconnaissance comme un événement
23 absolument essentiel et prendrait peur. Je pense que les Allemands ont eu
24 tort. En tout cas, voilà la logique qui était la leur. Dans la Communauté
25 européenne qui n'était pas encore l'Union européenne, si un des pays
26 membres estimait une affaire extrêmement importante pour ses propres
27 intérêts, politiques internes, il arrivait généralement, ce pays, à obtenir
28 gain de cause. C'est la raison pour laquelle les Allemands ont pu
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1 convaincre les autres puissances européennes de les suivre même si les
2 Allemands ont annoncé la reconnaissance un mois avant les autres pays
3 européens.
4 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Monsieur le Président, est-ce que je
5 pourrais poser une dernière question ? Je vous assure que c'est la
6 dernière. Merci beaucoup.
7 Q. Est-ce que vous êtes d'accord avec moi pour dire qu'en reconnaissant la
8 Slovénie et la Croatie au plan international, on a enfreint les
9 dispositions de la convention d'Helsinki de 1975, et que cela a légalisé la
10 situation sur le terrain ?
11 M. WEINER : [interprétation] Objection.
12 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Allez-y.
13 M. WEINER : [interprétation] Ce témoin est un historien. Il est ici pour
14 déposer au sujet des faits, au sujet de l'existence d'une constitution des
15 dispositions qui la composaient. Il est là pour parler des conséquences de
16 la constitution ou des lois qui ont été promulguées. En fait, cette
17 question, seul un expert constitutionnel pourrait répondre à ce type de
18 questions. Il s'agit d'une question purement juridique à laquelle le témoin
19 n'est pas en mesure de répondre.
20 [La Chambre de première instance se concerte]
21 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Monsieur Weiner, vous n'avez soulevé
22 qu'une objection aujourd'hui. Je pense que nous allons y faire droit.
23 Mme TAPUSKOVIC : [interprétation] Merci, Monsieur le Président. Je n'ai pas
24 d'autres questions.
25 M. LE JUGE PARKER : [interprétation] Merci beaucoup, Maître Tapuskovic.
26 Nous allons lever l'audience. Nous attendons impatiemment de poursuivre nos
27 travaux demain à 9 heures.
28 --- L'audience est levée à 16 heures 35 et reprendra le vendredi 19 mai
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1 2006, à 9 heures 00.
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