DEVANT TROIS JUGES DE LA CHAMBRE D’APPEL

M. le Juge Lal Chand Vohrah, Président

Mme le Juge Wang Tieya

M. le Juge Rafael Nieto-Navia

Assistés de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 3 mars 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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ARRÊT RELATIF À LA REQUÊTE DU DÉFENDEUR ZEJNIL DELALIC AUX FINS D’AUTORISATION D’INTERJETER APPEL DE LA DÉCISION ORALE PRONONCÉE LE 12 JANVIER 1998 PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE EXIGEANT LA COMMUNICATION À L’AVANCE DE
L’IDENTITÉ DES TÉMOINS À DÉCHARGE

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Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann

Mme Teresa McHenry

M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic

M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, pour Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic

M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

1. Le 30 janvier 1998, le Président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le "Tribunal international") a chargé ce collège de juges de la Chambre d’appel du Tribunal international d’examiner une requête de Zejnil Delalic, l’un des défendeurs dans l’affaire Le Procureur c/ Delalic et consorts1 (respectivement "Requête" et "affaire Celibici") en application de l’article 73 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"). La Requête2, déposée le 28 janvier 1998, contestait la Décision orale prononcée le 12 janvier par la Chambre de première instance chargée du procès Celibici ("Décision orale")3.

2. Dans sa Décision orale, la Chambre de première instance faisait droit à la requête du Bureau du Procureur ("Accusation") aux fins d’obtenir la communication par la Défense des listes de témoins qu’elle entend citer sept jour avant leur audition. Elle a reporté l’énoncé des motifs de cette décision à une date ultérieure.

3. La Requête a été déposée au motif que : 1) la Décision orale contredisait une décision rendue le 21 février 1997 par la Chambre de première instance en la matière ainsi que le Règlement et le Statut du Tribunal international ; 2) cette question ne pourrait être convenablement réparée s’il était interjeté appel à l’issue du procès ; 3) cet "appel" ne causerait pas de véritable préjudice à l’Accusation.

4. Le 4 février 1998, la Chambre de première instance a rendu par écrit une Décision ("Décision écrite") exposant les motifs de sa Décision orale, décision qu’elle a déposée le 9 février 19984.

5. L’Accusation a déposé sa Réponse à la Requête le 9 février 1998 ("Réponse")5.

 

II. POINTS LITIGIEUX

6. Le litige dont sont saisis les trois juges de la Chambre d’appel pose, au fond, la question de savoir si la Chambre de première instance peut ou non ordonner à la Défense de communiquer ses listes de témoins à l’Accusation sept jours avant la comparution de ceux-ci. Au plan de la procédure, la question est de savoir si, aux termes de l’article 73, les trois juges peuvent autoriser l’appel. Nous étudierons donc dans un premier temps l’application de l’article 73. Ce n’est que si les conditions qu’il édicte sont remplies que la Chambre d’appel au complet pourra examiner au fond la Requête.

A. Article 73 du Règlement

7. L’article 73, intitulé "Autres Requêtes", dispose que :

A) Chacune des parties peut, à tout moment après que l’affaire a été attribuée à une Chambre de première instance, saisir celle-ci d’une requête, autre qu’une exception préjudicielle, en vue d’une décision ou pour obtenir réparation. Les requêtes peuvent être écrites ou orales au gré de la Chambre de première instance.

B) Les décisions relatives à ces requêtes ne peuvent faire l’objet d’un appel interlocutoire, sauf autorisation de trois juges de la Chambre d’appel, lesquels peuvent donner leur aval,

i) si la décision contestée est susceptible d’infliger à la partie souhaitant interjeter appel un préjudice tel qu’il ne pourrait pas être préparé à l’issue du procès, y compris par un éventuel appel postérieur au jugement ou

ii) si la question en jeu dans l’appel envisagé est une question d’intérêt général pour le Tribunal ou pour le droit international en général.

C) Les requêtes aux fins d’autorisation d’interjeter appel doivent être déposées dans les sept jours suivant le dépôt de la décision contestée.

8. Il est évident que ce sont les dispositions des paragraphes B) et C) de l’article 73 qui régissent la Requête. Le paragraphe B) prévoit deux exceptions à l’interdiction générale de faire appel, avant dire droit, de décision relatives aux requêtes soumises en application de l’article 73. Soit la décision contestée a causé à la partie requérante un préjudice tel qu’il ne pourrait pas être réparé à l’issue du procès, soit la question en jeu dans la requête est d’un intérêt général pour les procédures engagées devant le Tribunal international ou pour le droit international en général. Le paragraphe 73 C) fixe le délai dans lequel une requête peut être déposée en vertu de l’article 73.

B. Arguments du Demandeur

9. Dans sa Requête, la Défense soutient que la Décision orale de la Chambre de première instance entre dans le cadre des deux exceptions prévues à l’article 73 B) et que les questions posées par ladite Requête "sont indispensables pour assurer l’équité envers l’accusé et la bonne conduite d’un procès pénal international, à savoir la bonne interprétation de l’article 67 et de l’obligation de la Défense de communiquer à l’avance à l’Accusation l’identité de ses témoins, autres que ceux visés à l’article 67 A) ii)"6.

10. La Défense fait valoir à l’appui de ses arguments que la Chambre de première instance avait dans sa Décision du 21 février 1997 statué sur les points essentiels7 et qu’elle avait elle-même déclaré dans une autre Décision du 25 septembre 19978, qu’une Chambre de première instance se retrouve ipso facto dessaisie dès lors qu’elle a pris une décision. Il a été en outre souligné qu’une interprétation correcte du Règlement et du Statut du Tribunal international ne permet pas de conclure que la Défense est tenue de communiquer ses listes de témoins à l’Accusation durant le procès.

C. Réponse de l’Accusation

11. Dans sa Réponse, l’Accusation a avancé que, en déposant la Requête hors délais, la Défense n’avait pas respecté les délais fixés par l’article 73 C). De plus, elle a suggéré que la Chambre d’appel "devrait faire preuve de prudence quand il s’agit d’intervenir dans le mode de conduite d’un procès, choisi par la Chambre de première instance qui en est saisie", puisque "la Chambre de première instance est la mieux placée pour déterminer la meilleure conduite du procès dans les audiences où elle siège"9. De plus, l’accusation a fait brièvement valoir que la Requête ne prouvait pas que les questions qu’elle posait pouvaient être d’un intérêt général pour les procédures engagées devant le Tribunal international ou pour le droit international en général comme l’exige l’article 73 B) ii). En conclusion de sa Réponse, elle fait remarquer que, contrairement à ce qu’il était affirmé dans la Requête, la Décision rendue le 21 février 1997 par la Chambre de première instance ne concernait que la phase préparatoire au procès.

 

III. CONCLUSIONS DES TROIS JUGES

12. L’article 73 C) exige que la demande d’autorisation pour interjeter appel soit déposée dans les sept jours suivant le dépôt de la décision contestée. La Chambre de première instance a prononcé sa Décision orale 12 janvier 1998 et la Requête la contestant a été déposée le 28 janvier 1998. C’est pourquoi les juges concluent que la Requête a été déposée hors délais.

13. Nonobstant ce qui précède, les juges font remarquer que le requérant n’avance aucune raison sérieuse permettant d’établir que la Décision orale contestée de la Chambre de première instance causerait à la Défense un préjudice tel qu’il ne puisse être réparé par le jugement final ou un appel postérieur à celui-ci. Les juges concluent donc que la Requête ne remplit pas les conditions prévues à l’article 73 B) i).

14. Bien que les principales questions posées par la Requête, à savoir la portée des articles 54 et 67 A) du Règlement et l’obligation prétendument faite à la Défense de communiquer ses listes de témoins à l’Accusation durant le procès, soient effectivement des questions d’intérêt général pour les procédures engagées devant le Tribunal international, les trois juges de la Chambre d’appel sont d’avis que la Décision écrite est fondée. Sans revenir sur les motifs de la Décision, ils souhaiteraient tout particulièrement faire remarquer que l’article 67 A) ne pose aucun problème. Les termes définissant la portée de cet article sont "dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès". De plus, cet article du Règlement traite de l’"Echange des moyens de preuve" avant l’ouverture du procès. L’échange des moyens de preuve ne fait l’objet d’aucune restriction après le commencement de celui-ci. L’article 54 est un article de portée générale qui passe en revue les divers types d’ordonnance qu’un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer soit proprio motu, soit à la demande de l’Accusation ou de la Défense. Ces ordonnances peuvent réguler la conduite du procès. Ce pouvoir général doit s’exercer en conjonction avec les pouvoirs plus spécifiques prévus par ailleurs par le Règlement. La portée l’article 54 n’est donc pas ambiguë de ce point de vue. Les juges en concluent que l’interprétation de ces deux articles a atteint un degré suffisant de cohérence dans la pratique du Tribunal international, dans la mesure où aucune autre question ne se pose quant à la portée de l’article 54 et de l’article 67 A), ni quant à l’obligation faite à la Défense de communiquer ses listes de témoins durant le procès et que la Requête ne remplit donc pas les conditions visées à l’article 73 B) ii).

15. Les juges font incidemment remarquer que l’article 73 A) prévoit le droit de chacune des parties à une affaire de déposer une requête, à tout moment après que l’affaire a été attribuée à une Chambre de première instance "en vue d’une décision ou pour obtenir réparation" et que l’article 73 B) commence par : "Les décisions relatives à ces requêtes ne peuvent faire l’objet d’un appel, sauf..." Il s’ensuit que le contenu de ces requêtes ne fait pas l’objet de restriction et que la Chambre de première instance a le pouvoir aux termes de l’article 54 et de l’article 73 A) de rendre selon le cas des ordonnances ou des décisions pour répondre aux requêtes.

16. Les trois juges de la Chambre d’appel sont pleinement conscients de la finalité des articles 20 et 21 du Statut du Tribunal international. Il est de la responsabilité de chaque Chambre de première instance saisie d’une affaire d’assurer un procès équitable et rapide dans le respect du Règlement, ainsi que l’exige l’article 20. Le procès Celibici étant engagé depuis près d’un an, il y a lieu d’envisager l’adoption de moyens utiles, mais légitimes propres à assurer un procès rapide en tenant pleinement compte des garanties données à l’accusé par l’article 21. En l’absence de toute mesure de protection, la communication des listes de noms des témoins à décharge ne remet pas en cause ces garanties. Au contraire, cette mesure rendra le procès plus efficace et plus rapide.

 

IV. DISPOSITIF

17. Par les motifs ci-dessus, en vertu de l’article 73 C) du Règlement, LES TROIS JUGES DE LA CHAMBRE D’APPEL REJETTENT À L’UNANIMITÉ la Requête de Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la décision orale prononcée le 12 janvier 1998 par la Chambre de première instance.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président du collège de trois juges

(signé)

Juge Lal Chand Vohrah

Fait le trois mars 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]

 


 

 

1. Le Procureur c/ Zejnil Delalic, Zdravko Mucic alias "Pavo", Hazim Delic, Esad Landzo alias "Zenga", Affaire N° IT-96-21-T, Chambre de première instance II ("Le Procureur c/ Delalic et consorts").

2. La Requête du Défendeur Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision verbale prononcée le 12 janvier par la Chambre de première instance en application de l’article 73, ibid., du 28 janvier 1998 ("Requête").

3. Compte rendu d’audience, ibid., 9 février 1998, p. 9684-85 (version anglaise).

4. Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de communication à l’avance de l’identité des témoins à décharge, ibid., 9 février 1998 ("Décision").

5. Réponse de l’Accusation à la Requête du défendeur Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision verbale prononcée le 12 janvier 1998 par la Chambre de première instance en application de l’article 73, ibid., 9 février 1998 ("Réponse").

6. Requête, supra, note 2, p. 2.

7. Décision relative aux demandes déposées par la Défense représentant les accusés Zejnil Delalic et Esad Landzo respectivement les 14 et 18 février 1997, ibid., 21 février 1997, paras. 9-11.

8. Décision relative aux requêtes de l’accusé Delalic aux fins d’irrecevabilité des moyens de preuve, ibid., 25 septembre 1997, para. 43.

9. "Réponse", supra, note 5, p. 3.