DÉCISION DU BUREAU

Composé comme suit :
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président du Tribunal
M. le Juge Shahabuddeen, Vice-président
M. le Juge Cassese, Président de la Chambre de première instance II
M. le Juge Jorda, Président de la Chambre de première instance I
M. le Juge May, Président de la Chambre de première instance III

Assisté de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
25 octobre 1999

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DÉCLARATION DU JUGE SHAHABUDDEEN

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DÉCLARATION DU JUGE SHAHABUDDEEN

Je conviens du dispositif de la décision prise ce jour, mais je fais cette déclaration parce que je ne suis pas convaincu qu’il était nécessaire que le Bureau se prononce sur la compétence de l’assemblée plénière des juges du Tribunal («Plénière») sur la question de savoir si la perte de son indépendance justifie ou non qu’un juge cesse de remplir ses fonctions judiciaires («la question du mandat»).

Je comprends certes que la décision ne concerne que les activités de la Plénière «dans le cadre de l’exercice de ses fonctions administratives». Cependant, s’agissant spécifiquement de la cessation de fonctions d’un juge en raison de la perte de qualifications fondamentales, la Plénière, si elle est compétente, ne pourrait avoir, en tout état de cause, qu’une action administrative et non judiciaire ou législative. En outre, elle ne pourrait agir sur le plan administratif que si elle y est habilitée. Je me demande justement si c’est le cas. La Décision du Bureau laisse à penser qu’elle en a l’autorité puisqu’elle dit que la Plénière «tranche cette question». Pour ma part, je considère qu’il est raisonnable de se montrer circonspect quant à la compétence de la Plénière sur ce point.

Sans même examiner la question que l’on pourrait se poser quant à la qualité qu’a le Bureau du Tribunal dans une procédure de récusation entamée suite à une objection soulevée dans la cadre de procédures judiciaires, il me semble que cette opinion pose certains problèmes.

La Décision du Bureau reconnaît qu’il existe une différence entre les questions du «mandat» et de la «récusation». Elle reconnaît aussi que le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal («le Règlement») limite les compétences du Bureau à la récusation ; il n’habilite pas le Bureau à statuer sur des questions relatives au mandat. Qu’en est-il pour la Plénière ?

L’article 24 du Règlement du Tribunal, dans la mesure où il pourrait être pertinent, établit que «les juges se réunissent en plénière pour : (…) iv) l’adoption de décisions sur les questions liées au fonctionnement interne des Chambres et du Tribunal ; (…) vi) l’accomplissement de toute autre tâche prévue dans le Statut ou le Règlement». Il est loin d’être évident que la référence au «fonctionnement interne des Chambres et du Tribunal» au point iv) donne à la Plénière le pouvoir de se prononcer sur la question de savoir si un juge cesse de l’être parce qu’il a perdu son indépendance, pas plus qu’il n’est évident qu’elle confère aux juges la même compétence dans le cas où il s’agit du Procureur. Quant au point vi), rien «dans le Statut ou dans le Règlement» ne prévoit que les juges remplissent cette fonction.

Même si le Règlement habilitait les juges à se prononcer sur la question du mandat, encore faudrait-il établir si, sur ce point, n’outrepasse pas les limites fixées par le Statut. Cela dépend de l’étendue des pouvoirs réglementaires que confère aux juges l’article 15 du Statut libellé comme suit :

«Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à l’audience, l’audience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et d’autres questions appropriées.»

Les seuls termes susceptibles de nous importer ici sont «d’autres questions appropriées».

Ils peuvent paraître vagues mais j’estime que leur contenu est régi par le terme «règlement» qui figure à la fois dans le corps de l’article et dans son titre. Un article visant à habiliter la Plénière à statuer sur la question de savoir si un juge a quitté son poste en raison de la perte de son indépendance ne peut guère être considéré comme faisant partie d’un quelconque règlement portant sur la procédure et la preuve.

Laissant le Règlement de côté pour les motifs qui précèdent, il reste à savoir si le Statut lui-même habilite la Plénière à se prononcer sur des questions de mandat.

Le Statut du Tribunal ne prévoit pas de disposition correspondant à l’article 18 1) du Statut de la Cour internationale de justice par lequel ladite Cour est habilitée, au jugement unanime des autres membres, à déterminer si un juge a «cessé de répondre aux conditions requises», ce qui emporte vacance de siège (Cf. l’analyse de Shabtai Rosenne sur cette disposition, The Law and Practice of the International Court, 1920-1996, 3e édition (La Haye, 1997), Vol.1, pp. 409 et 410). Une compétence quelque peu similaire a été conférée au Tribunal international pour le droit de la mer par l’article 9 de l’annexe 6 de son Statut. En vertu de l’article 46 2) du Statut de la Cour pénale internationale, un juge peut uniquement être relevé de ses fonctions pour des motifs très précis et après un vote à bulletins secrets à la «majorité des deux tiers des États Parties sur recommandation adoptée à la majorité des deux tiers des autres juges». L’article 3 5) du Statut du Tribunal administratif des Nations Unies («UNAT») prévoit qu’un membre de cette institution pourrait être relevé de ses fonctions par l’Assemblée générale mais uniquement si «les autres membres estiment à l’unanimité qu’il n’est plus qualifié pour les exercer». La Cour internationale de justice s’est fondée sur cette restriction pour conclure que «l’indépendance de ses membres est garantie» (Effet de jugements du Tribunal Administratif des Nations Unies accordant indemnité, Avis consultatif, C.I.J., Recueil de 1954, p. 52). S’il n’existe aucune restriction substantielle identique ou proche dans la présente affaire, le Tribunal ne peut pas être considéré comme un organe judiciaire indépendant. Faisons remarquer à ce propos que toutes ces dispositions sont énoncées dans le texte organique principal de l’institution concernée, et non dans un règlement de procédure et de preuve dérivé de celui-ci.

Son caractère temporaire et la façon dont il a été établi peuvent expliquer pourquoi le Statut de ce Tribunal ne lui a pas attribué expressément de pouvoirs de révocation, et il pourrait s’avérer difficile de démontrer qu’ils lui ont été donnés implicitement. Il existe quelques ouvrages sur le pouvoir implicite qu’ont des organisations internationales de se prononcer sur la perte de qualité de membres quand il apparaît que ceux-ci ne sont plus qualifiés. (Cf., entre autres, Henry G. Scherers & Niels M. Blokker, International Institutional Law, Unity within diversity, 3e édition révisée (La Haye, 1995), p. 105, par. 149). On peut s’interroger sur l’applicabilité de la logique qui sous-tend ce raisonnement au cas du Tribunal. Cependant, si la Plénière peut exercer ce pouvoir, comment le fait-elle ? Le fait-elle par une décision prise «à la majorité des juges présents», comme le prévoit l’article 26 B) du Règlement ? Si c’est le cas, le quorum étant de neuf juges, cinq juges de l’institution, qui en compte quatorze, pourraient dire à un autre juge qu’il est récusé. Dans ce cas, le mandat ne jouit pas du degré de protection que l’indépendance judiciaire requiert. Ou alors, la Plénière statue-t-elle à l’unanimité de ses membres, à l’exception du juge récusé ? Et dans ce cas, sur quoi se fonde-t-elle ?

Si la Plénière n’a pas le pouvoir de révoquer un juge en raison de la perte de qualifications fondamentales, le Président ne l’a pas non plus. Mais un autre organe l’a-t-il ? C’est alors que l’on pense au Conseil de sécurité. En effet, il peut modifier le Statut ; mais sauf modification, c’est le Statut tel qu’il est qui prévaut (Cf. Effet de jugements, supra, p. 56). En l’état, le Statut ne confère aucune rôle au Conseil de sécurité dans le processus de révocation. Déclarer que le Tribunal est un organe subsidiaire du Conseil de sécurité et que celui-ci pourrait donc agir même sans y être autorisé par le Statut du Tribunal ou sans le modifier d’abord, serait en conflit avec la nature même du Tribunal : il est évident que celui-ci a été «institué, non comme un organe consultatif ou comme un simple comité subordonné (…) mais comme un corps indépendant et véritablement judiciaire» (ibid., p. 53, au sujet de l’UNAT et de l’Assemblée générale).

Par ailleurs, si le Conseil de sécurité était autorisé à agir de la sorte, il conviendrait de tenir compte, en évaluant son bien-fondé, du fait que, dans certains systèmes, des organes politiques possèdent un pouvoir de révocation, tout comme ils peuvent aussi intervenir dans le processus de nomination, la méthode de sélection des juges du Tribunal en étant un bon exemple. Comme on l’a également vu, s’agissant de l’UNAT, l’Assemblée générale intervient également dans la procédure de révocation.

Ces problèmes sont donc complexes. Bien que l’on puisse penser qu’ils ne surviennent pas de façon directe, je n’aurais pas peur de les définir s’il s’agissait d’une étape nécessaire du raisonnement conduisant à une décision sur la question qui est effectivement posée ici. Mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je n’exprimerai donc aucune opinion définitive pour les motifs que j’expose ci-dessous.

Si l’objection soulevée par l’appelant (considérée comme une objection relative à la récusation) est autrement valable, elle le reste même s’il s’avère que la Plénière n’avait aucune autorité pour statuer sur la question du mandat : le fait qu’une décision ait été prise, ou supposée avoir été prise, par la Plénière (en présence des juges visés par la récusation) suffit à motiver l’objection. De même, si la Plénière avait le pouvoir de trancher des questions relatives au mandat, l’objection relative à la révocation n’en serait pas pour autant invalidée, si elle est autrement valable. Ainsi, la question de savoir si la Plénière avait le pouvoir de se prononcer sur des questions relatives au mandat n’appelle pas de décision.

En réalité, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : le fait que la Plénière ait, seule, tranché la question du mandat, ou que l’on suppose qu’elle l’ait fait, suffit-il à fonder une requête de récusation au motif que les juges ayant participé à cette décision ne peuvent entendre l’appel interjeté d’une décision prise par une Chambre de première instance dont faisait partie le juge contesté. J’estime qu’il n’y a pas lieu, pour répondre à cette question, de se prononcer sur le pouvoir, ou non, de la Plénière de statuer sur des questions relatives au mandat.

Considérant que la décision du Bureau ne nécessitait pas que l’on se prononce sur la question de savoir si la Plénière pouvait statuer sur la question du mandat, je réserve respectueusement mon opinion sur ce point.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

(signé)
Mohamed Shahabuddeen

Fait le 25 octobre 1999
La Haye (Pays-Bas)