LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président
Mme. le Juge Elizabeth Odio Benito
M. le Juge Saad Saood Jan
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Ordonnance rendue le : 20 mars 1997
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias «PAVO»
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias «ZENGA»
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE INTRODUITE PAR LACCUSATION
AUX FINS DE PERMETTRE AUX ENQUÊTEURS DASSISTER AU PROCÈS PENDANT LES DÉPOSITIONS
DES TÉMOINS
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Le Bureau du Procureur :
M. Eric Ostberg M. Giuliano Turone
Mme Teresa McHenry Mme Elles van Dusschoten
Le Conseil de la Défense :
Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic et M. Eugene OSullivan, représentant Zejnil Delalic
M. Branislav Tapuskovic t M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic et M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic
M. Mustafa Bra~kovic et Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo
I. INTRODUCTION ET CONTEXTE PROCÉDURAL
Cette Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lEx-Yougoslavie depuis 1991 («Tribunal international») est saisie dune Requête en date du 10 mars 1997 (page du Répertoire général («RP») D 3003 - D 3005) introduite par le Bureau du Procureur (l«Accusation») aux fins de permettre à ses enquêteurs susceptibles dêtre également cités comme témoins au procès dêtre présents dans la galerie du public pendant les autres témoignages devant la Chambre de première instance.
La Chambre de première instance a entendu le 11 mars 1997 les exposés oraux de lAccusation et de la Défense (les «Parties») concernant ladite Requête. Le même jour, elle a rendu une décision verbale rejetant la Requête et a renvoyé sa décision écrite à une date ultérieure.
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, VU les exposés des Parties,
REND SA DÉCISION ÉCRITE.
EXAMEN
A. Dispositions applicables
1. La décision relative à la Requête dépend de la manière dont la Chambre de première instance interprète la première phrase du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international («Règlement»). Ce paragraphe sénonce comme suit:
Article 90
Témoignages
D) Un témoin, autre quun expert, qui na pas encore témoigné ne doit pas être présent lors de la déposition dun autre témoin. Toutefois, sil a entendu cet autre témoignage, le sien nest pas pour autant irrecevable.
Les dispositions du Règlement 54 et des paragraphes A) et C) de larticle 71 du Règlement sont également pertinentes.
Article 54
Disposition générale
À la demande dune des parties ou de sa propre initiative, un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, assignations, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de lenquête, de la préparation ou de la conduite du procès.
Article 71
Dépositions
A) En raison de circonstances exceptionnelles, et dans lintérêt de la justice, la Chambre de première instance peut ordonner à la demande de lune des parties quune déposition soit recueillie en vue du procès. La Chambre mandate à cet effet un officier instrumentaire.
....
C) Sil est fait droit à la requête, la partie ayant demandé la déposition en donne préavis raisonnable à lautre partie qui aura le droit dassister à la déposition et de contre-interroger le témoin.
B. Arguments
1. LAccusation
2. LAccusation soutient quaucun des enquêteurs qui figurent sur sa liste de témoins ne sont des témoins factuels. Elle reconnaît que les enquêteurs ne peuvent être qualifiés de témoins experts, selon les termes du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement, et déclare donc quils seraient cités à titre de témoins détenant une certaine expertise non seulement dans lanalyse de documents mais aussi dans la vérification de la filière suivie par les documents. En conséquence, lAccusation maintient que les dispositions du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement ne leur sont habituellement pas applicables.
3. Comme les enquêteurs remplissent leurs fonctions de manière continue, et que dautres points du dossier exigeront quils poursuivent leurs enquêtes, lAccusation fait valoir quil serait idéal que les enquêteurs demeurent dans la galerie du public pendant la déposition dautres témoins.
4. Il nest pas prévu que les enquêteurs soient des témoins factuels. Le rejet de la requête entraverait gravement le déroulement du procès, ainsi que tous travaux éventuels denquête nécessaires, que ce soit pendant la présentation des arguments de lAccusation ou pendant celle des arguments de la Défense, au cas où la présence des témoins savérerait nécessaire pour réfuter certains arguments.
2. La Défense
5. Les Conseils de la Défense se sont opposés avec plus ou moins de force à la requête pendant lexposé oral.
i) Le conseil représentant laccusé Zejnil Delalic a prétendu quune ordonnance qui accorderait les conditions demandées serait contraire aux dispositions du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement. Il sappuie sur le fait que, comme lAccusation poursuit ses enquêtes sans écarter la possibilité de découvrir de nouveaux éléments de preuve, les enquêteurs ne devraient pas se trouver dans une position leur permettant de prendre connaissance des faits qui seront exposés devant la Chambre de première instance.
ii) Le conseil représentant laccusé Zdravko Mucic sest rallié au conseil représentant Zejnil Delalic dont il a adopté lexposé. Toutefois, le conseil a avancé largument de légalité des armes. Il a déclaré que lon pourrait faire droit à la Requête à la seule condition que les enquêteurs de la Défense soient également autorisés à assister à la déposition dautres témoins.
iii) Le conseil représentant laccusé Hazim Delic a adopté une attitude moins rigide et plus analytique. Il a classifié à cette fin les témoins de lAccusation comme suit: a) témoins uniquement interrogés sur des questions de routine, notamment sur lauthentification de documents; b) enquêteurs qui sont aussi experts; 3) témoins factuels. Il a expliqué que les témoins des catégories a) et b) ne sont pas visés par les dispositions du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement, contrairement à ceux de la catégorie c). Il a déclaré ne faire objection quaux témoins de la catégorie c).
iv) Le conseil représentant laccusé Esad Landzo, qui appuie lexposé présenté au nom de Zejnil Delalic et de Zdravko Mucic, a ajouté que la présence des enquêteurs pendant la déposition des témoins serait contraire à lintérêt de la justice.
C. Conclusions
6. La déposition orale est un élément essentiel de tout élément de preuve déposé devant la Chambre de première instance. La preuve receullie par déposition verbale est recevable en vertu de larticle 71 du Règlement. Le Règlement est soigneusement conçu pour éviter quune telle déposition orale ne soit soumise à quelque influence que ce soit.
7. Lexigence suivante est importante sur le plan procédural: avant louverture des audiences, il est annoncé que tous les témoins de laffaire doivent sortir du prétoire et de laudience. Cette mesure sappuie sur le paragraphe D) de larticle 90 du Règlement dont la première phrase énonce, en termes impératifs, quun témoin «autre quun expert» qui na pas encore déposé ne peut être présent pendant la déposition dun autre témoin.
8. Quoique le paragraphe D) de larticle 90 du Règlement soit rédigé en termes impératifs, en recourant au verbe devoir, sa deuxième phrase énonce la règle générale suivante: la déposition dun témoin nest pas nécessairement irrecevable du fait quil a entendu un autre témoignage. Ceci assouplit quelque peu la règle dont lapplication devient ainsi une question qui est essentiellement laissée à la discrétion de la Chambre de première instance. Il importe toutefois de noter que seuls les «témoins experts» ne sont pas soumis à lexigence selon laquelle les témoins qui nont pas encore déposé ne doivent pas être présents pendant la déposition dautres témoins.
9. LAccusation soutient que les dispositions du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement devraient se borner aux témoins factuels. Comme les témoins experts sont exclus, elle affirme que les dépositions relatives à lanalyse de documents, ou à la vérification de la filière suivie par les documents, sapparentent à des dépositions de témoins experts, sans lêtre véritablement, et que ces derniers appartiennent davantage à la catégorie des témoins experts quà celle des témoins factuels. Ceci, et cest le moins quon puisse dire, est illogique et manque de cohérence. Cest un argument séduisant mais peu convaincant. Ces questions ne font appel à aucune expertise. Il nest pas inconcevable que lon puisse soulever des questions dordre factuel au cours de lanalyse des documents, ou de la vérification de la filière quils ont suivie, qui exigent le témoignage dun enquêteur ou dun témoin. De pareilles situations excluraient le témoin de toute catégorie particulière.
10. Un témoin expert est un témoin spécialisé dans un domaine de connaissances sur lesquelles on lui demande de déposer. La question de savoir si une personne est un expert est une question de droit sur laquelle la Chambre de première instance doit statuer. Lavis dun expert nest nécessaire que si lexpert peut fournir à la Chambre de première instance des connaissances ou informations scientifiques, techniques ou autres qui sont généralement étrangères à lexpérience ou aux connaissances que les juges ont des faits. Un témoin dont la déposition ne porte que sur lanalyse de documents ou sur la vérification de la filière suivie par les documents nest donc pas un témoin expert.
11. Un enquêteur qui a des compétences ou des connaissances particulières dans un domaine donné pourra sans aucun doute comparaître comme témoin expert selon les termes du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement si lAccusation lui demande de comparaître à ce titre. Cet enquêteur aura alors le privilège dêtre présent pendant la déposition dautres témoins. Toutefois, un simple enquêteur, dont le témoignage ne repose pas sur une expertise, des compétences ou des connaissances particulières ne bénéficiera pas des privilèges dun témoin expert. En conséquence, les enquêteurs, dont le témoignage porte sur lanalyse de documents ou sur la vérification de la filière suivie par les documents sont des témoins ordinaires.
12. Ce paragraphe du Règlement semble avoir sa raison dêtre quand il sagit de protéger les témoins factuels de toute influence. Une des préoccupations fondamentales de ladministration de la justice est que lon ne porte pas atteinte à lintégrité de son déroulement. Ce principe peut se traduire dans la réalité si lon veille à ce que les témoins ne puissent communiquer entre eux avant leur déposition. Les dispositions du paragraphe D) de larticle 90 du Règlement visent à assurer lintégrité des dépositions versées au dossier.
13. La seule préoccupation de lAccusation dans ce cas est de maintenir un lien avec ses enquêteurs pendant la déposition de ses témoins. Cet idéal, quoique souhaitable, comporte de nombreux risques évidents pour ladministration de la justice, et la crainte que les témoins communiquent entre eux. Lintérêt suprême de la justice consiste non seulement à donner limpression déviter toute influence sur les témoignages mais, en fait, à veiller aussi à ce que cette intégrité soit réelle. Cet idéal exige que lenquêteur, qui sert de lien entre les autres témoins et lAccusation, que les accusés considèrent en général comme le Procureur et que les autres témoins considèrent comme leur guide, nentre pas dans la galerie du public pendant la déposition dautres témoins.
14. La Défense soutient que lenquêteur est engagé dans un processus denquête continu. LAccusation ne la pas nié. En outre, la Défense maintient que les enquêteurs ne devraient pas se trouver dans une situation où ils prendront connaissance de nouveaux faits qui seront présentés comme éléments de preuve au cours de la déposition des témoins suivants. Il est tout à fait possible que lenquêteur puisse, grâce aux éléments de preuve quil aura obtenus dans le cadre dautres témoignages, pousser plus loin son enquête pour combler des lacunes qui lui auront été révélées auparavant lors de la déposition des témoins de lAccusation. Voilà certains des avantages immérités que lAccusation peut avoir sur la Défense en permettant à ses enquêteurs qui sont témoins de demeurer dans la galerie du public pendant la déposition dautres témoins de lAccusation. La Chambre de première instance refuse de permettre à lAccusation de bénéficier de pareils avantages.
III. DISPOSITIF
Par ces motifs, la CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie de la Requête introduite par lAccusation,
CONFORMÉMENT À LARTICLE 54 ET AU PARAGRAPHE D) DE LARTICLE 90 DU RÈGLEMENT,
REJETTE la Requête et ordonne que les enquêteurs de lAccusation et de la Défense susceptibles dêtre convoqués comme témoins ne soient pas présents dans la galerie du public du prétoire et quils ne puissent autrement suivre les débats pendant la déposition dautres témoins.
Fait en anglais et en français, le texte anglais faisant foi.
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Adolphus Karibi-Whyte
Président de la Chambre
Fait le vingt mars 1997
La Haye
Pays-Bas
[Sceau du Tribunal]