LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 1er juillet 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSÉ DELALIC
DEMANDANT QU’IL SOIT STATUÉ SUR LES
ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LUI

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann

Mme Teresa McHenry

M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic

M. Zeljko Olujic, M. Tomislav Kuzmanovic, pour Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic

Mme Cynthia McMurrey, Mme Nancy Boler, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") est saisie d’une "Requête de l’accusé Delalic demandant qu’il soit statué sur les accusations portées contre lui" ("Requête") (Registre général du Greffe ("RG") cote D6407-D6413, version en anglais), déposée le 2 juin 1998. Le Bureau du Procureur ("Accusation") a déposé sa Réponse à la Requête le 8 juin 1998 ("Requête du Procureur aux fins d’exclure la présentation de moyens de preuve immédiatement après la fin de la présentation des preuves de l’accusé Delalic" ("Réponse de l’Accusation"), RG cote D6572-D6575, version en anglais). Le contexte de la Requête est le suivant :

2. Le requérant, Zejnil Delalic, est le premier accusé en l’espèce. Les trois autres accusés sont Zdravko Mucic, alias "Pavo", Hazim Delic et Esad Land‘o, alias "Zenga". Ils font l’objet d’un acte d’accusation commun, établi le 19 mars 1996, et leur procès est actuellement en cours.

3. L’Accusation a terminé la présentation de ses moyens de preuve à l’encontre de tous les accusés. Le premier d’entre eux, Zejnil Delalic, a cité ses propres témoins, mais il n’a pas témoigné lui-même devant la Chambre de première instance. Celle-ci lui a ordonné d’achever la présentation de ses preuves, mais il ne s’est pas encore exécuté. La demande d’autorisation qu’il a présenté pour interjeter appel de cette décision a été rejetée par la Chambre d’appel dans un arrêt rendu le 15 juin 1998 ("Arrêt relatif à la demande de l’accusé Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel en vertu de l’article 73 du Règlement", affaire n° IT-96-21-73.4, RG cote A15-A18, version en anglais, RG cote A3-1/18 Bis, version en français). À ce jour, les témoins à décharge des deuxième et troisième accusés ont été entendus par la Chambre de première instance et le quatrième devrait, à son tour, citer ses témoins. Aucun des trois autres accusés n’a encore témoigné devant la Chambre, mais aucun d’eux n’a indiqué qu’il souhaitait renoncer à être entendu en personne au cas où le premier accusé achèverait de présenter ses moyens de preuve.

4. Par sa Requête, le premier accusé tente à présent d’obtenir une ordonnance de la Chambre de première instance, afin :

i) a) que le Procureur indique s’il souhaite citer des témoins pour répliquer à la défense du premier accusé, et si c’est le cas, qu’il le fasse immédiatement après la fin de la présentation des preuves à la décharge du premier accusé ; b) que ce dernier soit ensuite autorisé à soumettre sa duplique et, c) que la Chambre de première instance ordonne ensuite la présentation de moyens de preuve supplémentaires (le cas échéant) concernant le premier accusé ;

ii) qu’ensuite, l’Accusation et la Défense présentent leurs conclusions finales quant à la culpabilité du premier accusé, et

iii) que la Chambre de première instance prenne une décision définitive sur la culpabilité du premier accusé.

5. Après avoir entendu les exposés des parties sur la Requête, le 9 juin 1998, la Chambre a reporté sa décision à une date ultérieure.

LA CCHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les arguments écrits et oraux des parties,

REND À PRÉSENT SA DÉCISION.

II. ARGUMENTATION

A. Dispositions applicables

Les dispositions pertinentes du Statut du Tribunal international ("Statut") et du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") sont reproduites ci-dessous :

Article 20 du Statut

Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

[ ...]

Article 21 du Statut

Les droits de l’accusé

1. Tous sont égaux devant le Tribunal international.

2. Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du statut.

3. Toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent statut.

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:

[ ...]

(c) A être jugée sans retard excessif;

[ ...]

Article 48 du Règlement

Jonction d'instances

Des personnes accusées d'une même infraction ou d'infractions différentes commises à l'occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.

 

Article 49 du Règlement

Jonction de chefs d'accusation

Plusieurs infractions peuvent faire l'objet d'un seul et même acte d'accusation si les actes incriminés ont été commis à l'occasion de la même opération et par le même accusé.

Article 54 du Règlement

Disposition générale

À la demande d'une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l'enquête, de la préparation ou de la conduite du procès.

Article 72 du Règlement

Exceptions préjudicielles

 

(A) Les exceptions préjudicielles, à savoir

(i) l’exception d’incompétence,

(ii) l’exception fondée sur un vice de forme de l’acte d’accusation,

(iii) l’exception aux fins de disjonction de chefs d’accusation joints conformément à l’article 49 ci-dessus ou aux fins de disjonction d’instances conformément au paragraphe B) de l’article 82 ci-après ou

(iv) l’exception fondée sur le rejet d’une demande de commission d’office d’un conseil formulée aux termes de l’article 45 C),

doivent être présentées par écrit et au plus tard soixante jours après que le Procureur a communiqué à la défense toutes les pièces jointes et déclarations visées à l’article 66 A). La Chambre se prononce sur ces exceptions préjudicielles in limine litis et en tout état de cause avant le début des déclarations liminaires visées à l’article 84 ci-après.

(B) Les décisions relatives aux exceptions préjudicielles ne pourront pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion.

(i) des exceptions d’incompétence, pour lesquelles un appel des deux parties est de droit ;

(ii) des cas où trois juges de la Chambre d’appel accordent l’autorisation d’interjeter appel, après que la partie requérante a présenté des motifs convaincants.

(C) Les requêtes aux fins d’autorisation d’interjeter appel visées au paragraphe B ii) doivent être déposées dans les sept jours suivant le dépôt de la décision contestée.

Article 82 du Règlement

Jonction et disjonction d'instances

(A) En cas d'instances jointes, chaque accusé a les mêmes droits que s'il était jugé séparément.

(B) La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de l'article 48, pour éviter tout conflit d'intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou, pour sauvegarder l'intérêt de la justice.

 

Article 83 du Règlement

Instruments de contrainte

Les instruments de contrainte, tels que les menottes, ne sont pas utilisés si ce n'est pour éviter un risque d'évasion au cours du transfert ou pour des raisons de sécurité; ils sont retirés lorsque l'accusé comparaît devant la Chambre.

 

Article 84 du Règlement

Déclarations liminaires

Avant la présentation par le Procureur de ses moyens de preuves, chacune des parties peut faire une déclaration liminaire. Toutefois la défense peut décider de faire sa déclaration après que le Procureur ait présenté ses moyens de preuve et avant de présenter elle-même ses propres moyens de défense.

 

 

Article 85 du Règlement

Présentation des moyens de preuve

(A) Chacune des parties peut appeler des témoins à la barre et présenter des moyens de preuve. A moins que la Chambre n'en décide autrement dans l'intérêt de la justice, les moyens de preuve sont présentés dans l'ordre suivant:

(i) preuves du Procureur;

(ii) preuves de la défense;

(iii) réplique du Procureur;

(iv) duplique de la défense;

(v) moyens de preuve ordonnés par la Chambre de première instance conformément à l'article 98 ci-après.

(B) Chaque témoin peut après son interrogatoire principal, faire l'objet d'un contre-interrogatoire et d'un interrogatoire supplémentaire. Toutefois un juge peut également poser toute question au témoin à quelque stade que ce soit. Le témoin est d'abord interrogé par la partie qui le présente.

(C) L'accusé peut s'il le souhaite comparaître en qualité de témoin pour sa propre défense.

Article 86 du Règlement

Plaidoiries

Après présentation de tous les moyens de preuve, le Procureur peut présenter son réquisitoire, et la défense y répondre. S'il le souhaite, le Procureur peut répliquer et la défense présenter une duplique.

 

 

Article 87 du Règlement

Délibéré

(A) Après les plaidoiries des parties, le Président de la Chambre déclare clos les débats et la Chambre se retire pour délibérer à huis clos. L'accusé n'est déclaré coupable que lorsque la majorité de la Chambre de première instance considère que la culpabilité de l'accusé a été prouvée au-delà de tout doute raisonnable.

(B) La Chambre de première instance vote séparément sur chaque chef visé dans l'acte d'accusation. Si deux ou plusieurs accusés sont jugés ensemble, en application de l'article 48 ci-dessus, la Chambre statue séparément sur le cas de chacun d'eux.

B. Plaidoiries

Le requérant, Zejnil Delalic, premier accusé

6. Dans sa Requête, le requérant déclare que la présentation des moyens de défense du premier accusé sera bientôt achevée. Il estime que la présentation des éléments de preuve devant la Chambre de première instance devrait se faire suivant l’ordre prescrit pas les articles 85 A) i), ii), iii), iv) et v) et 98 du Règlement. En conséquence, il avance que, lorsque M. Delalic en aura terminé avec la présentation de ses preuves, la Chambre de première instance pourra, et devrait, enjoindre à l’Accusation d’annoncer si elle entend exercer son droit de réplique à l’encontre du premier accusé. Si telle était son intention, elle pourrait alors être tenue de présenter sa réplique immédiatement. La Chambre de première instance pourrait également ordonner la présentation de moyens de preuve supplémentaires, comme elle en a le droit.

7. Le requérant avance que les parties auront fini de présenter leurs moyens respectifs et que la Chambre sera en mesure de déclarer l’audition des témoins close lorsque la présentation des moyens de preuve suivant la procédure susmentionnée sera terminée. En application de l’article 86 du Règlement, elle pourra alors inviter les parties à présenter leurs conclusions finales quant aux accusations pesant sur le premier des accusés.

8. Le requérant avance encore que les articles 87 et 88 du Règlement autorisent, les plaidoiries terminées, la Chambre à délibérer et à rendre un jugement définitif quant au charges retenues contre le premier accusé. Se fondant sur le paragraphe 87 B) du Règlement, qui stipule que la Chambre statue séparément lorsque deux ou plusieurs accusés sont jugés ensemble, il fait valoir qu’aucun article n’interdit à la Chambre de procéder ainsi, à tout moment en cours de procès. Il invoque à ce propos le paragraphe 87 A) :

Après les plaidoiries des parties, le Président de la Chambre déclare clos les débats et la Chambre se retire pour délibérer à huis clos. [ ...]

 

9. Il suggère que la procédure proposée pourrait se fonder sur les articles 20 et 21 du Statut. Selon lui, elle permettrait de juger rapidement le premier accusé tout en prévenant toute violation des droits que lui reconnaît l’article 21 4) c). Le requérant fait observer que le procès est ouvert depuis plus d’un an, que la présentation des moyens de preuve à charge a duré près d’une année et qu’une part importante de ces moyens de preuve à charge ne concernait pas le premier accusé. Il fait valoir que l’obliger à attendre la fin de la présentation des moyens de preuve des trois autres coaccusés constituerait une violation des droits qui lui sont reconnus par les articles 20 et 21 du Statut.

10. Le requérant se déclare prêt à renoncer aux avantages qui découleraient pour lui de la défense des trois coaccusés si la Chambre acceptait de statuer séparément sur son cas. Invoquant les dispositions de l’article 82 A) du Règlement, il demande que l’Accusation s’abstienne de chercher à obtenir des témoignages à sa charge pendant la présentation des moyens de preuve des trois autres accusés.

11. Enfin, il avance que la procédure proposée permettrait de réduire le coût et la durée de ce procès.

12. En réplique à la réponse de l’Accusation, Mme Residovic, Conseil du premier accusé qui exposait oralement ses arguments devant la Chambre, a souligné que son client ne demandait pas une disjonction d’instances. Le Conseil a fait valoir que, en cas de conflit d’intérêts au sein de la défense, l’accusé est en droit d’obtenir un procès séparé, à tout moment en cours d’instance, mais il a déclaré ne pas avoir soumis de requête en ce sens. Il a déclaré que toutes les conditions étant remplies pour que l’article 85 du Règlement soit appliqué, il n’a pas jugé utile de soumettre une telle demande. Aussi le requérant invoque-t-il l’article 82 A) pour que lui soient accordés les mêmes droits que s’il était jugé séparément.

13. En conséquence, le requérant soutient que la procédure devrait se dérouler dans l’ordre suivant : moyens de preuve du Procureur, moyens de preuve du premier accusé, réplique du Procureur, duplique de la Défense, tout moyen de preuve ordonné par la Chambre de première instance et plaidoiries des parties. La Chambre devrait ensuite, après en avoir délibéré, rendre une décision définitive en ce qui concerne M. Delalic.

14. Le requérant rejette l’accusation selon laquelle la procédure proposée entraînerait par la suite un retard et des redites inutiles dans la présentation des moyens de preuve. Selon lui, au contraire, cette procédure devrait être adoptée dans l’intérêt de la justice et pour garantir le respect du droit fondamental du premier accusé à un procès équitable et rapide. Elle permettrait en outre, selon lui, d’écourter la procédure en limitant le champ des questions pendant le contre-interrogatoire de chacun des témoins, ce qui aurait pour effet de réduire le montant des honoraires d’avocats.

15. Le Conseil a rejeté la critique formulée par l’Accusation, selon laquelle, en fin de compte, la Requête empêcherait le Tribunal d’entendre des témoins supplémentaires. La Défense a présenté tous ses moyens de preuve et elle ne peut empêcher l’Accusation d’en faire autant. Le premier accusé n’a porté atteinte aux droits d’aucun des coaccusés, puisque, de même qu’il a exercé son droit de contre-interroger tous les témoins cités par l’Accusation et les coaccusés, ceux-ci sont en droit de contre-interroger les témoins cités par le premier accusé.

16. Mme Residovic, interprétant l’article 20 du Statut et l’article 82 du Règlement, a estimé que l’Accusation n’avait pas le droit, à l’issue de la présentation des moyens de preuve relatifs au premier accusé, de profiter de la présentation des moyens de preuve des coaccusés pour introduire tout nouvel élément à la charge du premier accusé. Elle a fait valoir que, sinon, le droit du premier accusé à un procès équitable serait bafoué.

17. Le Conseil de la défense a, en outre, réfuté une objection de l’Accusation, fondée sur la difficulté, pour la Chambre de première instance, d’évaluer les moyens de preuve concernant le premier accusé sans préjuger de la culpabilité des coaccusés. Il a avancé que la Chambre de première instance étant exclusivement composée de juges professionnels, l’argument selon lequel l’évaluation des témoignages pour juger de la culpabilité du premier accusé porterait préjudice aux autres coaccusés ne tient pas. Selon lui, les Juges de la Chambre de première instance sont parfaitement à même d’évaluer les témoignages pour déterminer quels témoignages concernent et incriminent quels accusés.

18. En fait de procès rapide, le Conseil a indiqué qu’en quatre mois et quatre jours, l’Accusation, disposant de 44 jours d’audience, a entendu 25 témoins, tandis que la Défense du premier accusé, en deux mois, a eu 26 jours d’audience pour présenter 15 témoins. Le Conseil du premier accusé estime avoir observé les instructions de la Chambre concernant la rapidité de la procédure et le fait d’éviter les comparutions et les témoignages redondants. Il considère que le premier accusé est en droit d’obtenir satisfaction. Ce dernier ne demande pas un procès séparé. Il tente seulement d’obtenir que les droits qui lui sont conférés par l’article 82 du Règlement soient respectés.

 

L’Accusation

19. Dans sa Réponse à la Requête, l’Accusation se réfère aux principes d’équité et d’efficacité, consacrés par le Règlement, et à la Décision de la Chambre de première instance en date du 25 septembre 1996, qui rejetait une précédente demande de disjonction d’instances (Décision relative aux exceptions préjudicielles aux fins de disjonction d’instances soulevées par les accusés Zejnil Delalic et Zdravko Mucic ("Décision du 25 septembre 1996"), RG cote D1409-D1415, version en anglais, RG cote D1416-1423, version en français).

20. L’Accusation estime que la Requête n’est, pour l’essentiel, rien d’autre qu’une demande de disjonction d’instances. Elle fait observer que, par sa Décision du 25 septembre 1996, la Chambre de première instance avait déjà refusé la disjonction et qu’aucune circonstance nouvelle ne justifie de revenir sur cette Décision. En outre, avance-t-elle, faire droit à la Requête aurait pour conséquence de grever plus avant les ressources, de retarder le procès des autres accusés et d’empêcher la Chambre de recueillir des moyens de preuve supplémentaires pertinents.

21. L’Accusation considère que les moyens de preuve présentés par les témoins intéressent tous les accusés et que les Conseils des coaccusés contre-interrogent fréquemment les témoins cités par le premier accusé. À de très rares exceptions près, le Conseil du premier accusé a procédé au contre-interrogatoire de tous les témoins à charge. Pratiquement toutes les preuves documentaires et matérielles à charge concernent le premier accusé aussi bien que tous les autres coaccusés. Aussi, si la Chambre devait examiner le dossier du premier accusé isolément, elle bornerait son examen de la crédibilité de la quasi-totalité des témoins et son évaluation de chacun des documents à la question de la culpabilité du premier accusé. Elle serait ensuite obligée de répéter l’opération pour chacun des autres accusés. De telles répétitions sont inutiles et retarderaient notablement le procès des autres accusés.

22. De surcroît, l’Accusation avance que si l’on devait d’abord clore le procès du premier accusé, elle pourrait souhaiter exercer son droit de réplique, ce qui, autrement aurait pu être inutile, vu le témoignage des autres personnes citées par les autres coaccusés. Il se pourrait que des témoins cités pour répliquer à la défense du premier accusé doivent être entendus de nouveau après que les autres coaccusés auront présenté leurs moyens de preuve. L’Accusation fait observer qu’un tel procédé se solderait par la multiplication des comparutions d’un même témoin, là où une comparution unique, intervenant à l’issue de la présentation des moyens de preuve à décharge de tous les accusés, suffirait.

23. De même, l’Accusation avance que les plaidoiries prononcées à l’issue de la présentation des moyens de preuve relatifs au premier accusé traiteraient de points intéressant tous les accusés. S’il était fait droit à la Requête de la Défense, les mêmes choses risqueraient d’être répétées trois autres fois, ce qui allongerait inutilement le procès de chacun des autres accusés.

24. De surcroît, si l’on acceptait une telle procédure, chaque accusé demanderait à bénéficier du même traitement, ce qui viderait de sa substance la notion même de jonction d’instances.

25. Au cours de son exposé, M. Niemann, s’exprimant au nom de l’Accusation, a répété que la Requête n’était, pour l’essentiel, rien d’autre qu’une demande en disjonction d’instances présentée autrement. Selon lui, à ce stade, après que la procédure a été engagée en application de l’article 85 du Règlement, le premier accusé n’a plus le droit d’être jugé séparément. Un procès commun ayant été organisé, l’Accusation peut présenter ses moyens de preuve conjointement à l’encontre de tous les accusés, et c’est ce qu’elle a fait. La même méthode sera employée au cours de sa réplique et pour les conclusions.

26. M. Niemann a, en outre, avancé que la jonction d’instances avait été ordonnée dans l’intérêt général, lequel l’emporte sur celui de la Défense à bénéficier d’un procès séparé. Ici encore, le simple fait que l’accusé subisse un préjudice ne suffit pas à justifier un procès séparé.

27. À ce propos, M. Niemann a fait observer que l’article 82 du Règlement évoque un "préjudice grave". En Grande-Bretagne, déclare-t-il, la loi exige un "préjudice dangereux".

C. Discussion

28. Il convient d’observer qu’en l’espèce, le requérant est le premier accusé. Celui-ci est à la veille d’achever la présentation de ses moyens de défense. Sa requête vise à obtenir de la présente Chambre de première instance une ordonnance lui permettant de finir de présenter sa défense et d’être jugé et éventuellement condamné avant que le deuxième accusé commence à exposer ses moyens. Ce faisant, le premier accusé demande à l’Accusation d’indiquer si elle souhaite exercer son droit de réplique afin qu’il puisse décider s’il doit citer des témoins pour la duplique. Il demande également que l’Accusation prononce ensuite son réquisitoire, que lui-même fasse son plaidoyer, que la Chambre délibère sur son cas et qu’elle rende son jugement et fixe éventuellement la peine applicable.

29. Il est bon et important de rappeler que le premier accusé est jugé en même temps que trois autres accusés. Il a précédemment demandé à être jugé séparément par voie de requête, déposée le 5 juin 1996 (Exception préjudicielle aux fins d’une disjonction d’instances, RG cote D1-8/418 bis). Par sa Décision du 25 septembre 1996, la Chambre de première instance a rejeté cette requête pour le motif suivant :

[ ...] les accusés ont régulièrement fait l’objet d’un seul et unique acte d’accusation, aucun conflit d’intérêts n’a été démontré et il n’a pas été établi que l’intérêt de la justice ait subi un quelconque préjudice. (Décision du 25 septembre 1996, paragraphe 10)

Le premier accusé demande donc à présent un procès distinct de celui des trois coaccusés à partir de ce stade de la procédure. Sa requête est sans précédent en ce sens que l’accusé demande que son cas soit disjoint à l’issue de la présentation de ses propres moyens de preuve.

Principes généraux

30. Les principes régissant la jonction des instances introduites contre des personnes accusées d’avoir commis des infractions à l’occasion de la même opération sont énoncés à l’article 48 du Règlement, qui stipule simplement :

Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble. (Non souligné dans l’original)

Cette disposition, limpide, ne demande pas à être interprétée. Seule l’expression "même opération" nécessite d’être explicitée. Le terme "opération" est défini comme suit à l’article 2 du Règlement :

Un certain nombre d’actions ou d’omissions survenant à l’occasion d’un seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun.

31. La présente Chambre de première instance, interprétant l’article 48 du Règlement, a conclu que le terme "opération" doit se lire à la lumière de la définition donnée par l’article 2 du Règlement et du sens qu’il revêt à l’article 82 B) (Cf. Décision du 25 septembre 1996, paragraphes 1 et 2). Nous faisons nôtre cette interprétation. La Chambre est d’avis que les actes allégués participent d’une même opération. C’est aussi ce qui ressort clairement des paragraphes 13 et 14 de l’acte d’accusation :

13. Toutes les victimes visées dans le présent acte d'accusation étaient à toutes les époques concernées, des détenus au camp de Celebici et des personnes protégées par les Conventions de Genève de 1949.

14. Tous les actes décrits dans les paragraphes ci-dessous ont été commis dans le camp de Celebici, municipalité de Konjic. (Non souligné dans l’original)

Ainsi, tous les actes reprochés dans l’acte d’accusation ont été commis au cours de la même opération dans le camp de Celebici, et ils peuvent légitimement être rassemblés dans un acte d’accusation commun.

32. Dans sa Décision du 25 septembre 1996, la Chambre de première instance a conclu qu’aucune disposition ne prévoyait un procès distinct pour trancher certains points particuliers d’un acte d’accusation commun. Par contre, un procès séparé est prévu pour les accusés dont les instances ont été jointes lorsque les conditions visées à l’article 82 B) du Règlement sont remplies et que la procédure établie à l’article 72 du Règlement est respectée.

Conditions régissant les demandes de procès séparé pour les

personnes faisant l’objet d’un même acte d’accusation

33. La possibilité de séparer le procès de personnes mises en accusation ensemble est régie par le Règlement. En vertu de l’article 82 B) du Règlement, les demandes aux fins de disjonction de chefs d’accusation ou de disjonction d’instances lorsque des accusés font l’objet d’un acte d’accusation commun peuvent être présentées par voie d’exception préjudicielle, au plus tard soixante jours après la comparution initiale de l’accusé et dans tous les cas, avant l’audience sur le fond (article 72 A) iii) du Règlement). Toutes les demandes de disjonction d’instances déposées par les accusés visés par un acte d’accusation commun ont été rejetées. Il est clair qu’il convient de contester une jonction abusive après la comparution initiale et avant le début de l’audience au fond (Cf. article 72 A) iii). L’article 48 du Règlement ne laisse aucun doute sur le fait que des personnes mises en accusation ensemble peuvent être jugées ensemble. Les dispositions de l’article 82 B) permettent la disjonction d’instances dans les cas appropriés.

 

Motifs justifiant les procès séparés

34. L’article 82 B) du Règlement, qui prévoit la possibilité de séparer les procès d’accusés dont les instances ont été jointes, fixe les conditions d’une disjonction d’instances. La Chambre de première instance peut envisager de juger séparément de tels accusés si, i) elle le juge nécessaire pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé, ou, ii) pour sauvegarder l’intérêt de la justice. Vu l’emploi de la conjonction "ou", il apparaît clairement qu’il suffit, pour que la Chambre puisse ordonner la disjonction d’instances, que l’une ou l’autre de ces conditions soit remplie. En conséquence, lorsqu’un accusé demande que son procès soit dissocié de celui de ses coaccusés, et qu’il parvient à convaincre la Chambre de première instance que des conflits d’intérêts dans la défense des accusés pourraient causer un préjudice grave à sa propre défense, ou que cette mesure est nécessaire pour sauvegarder l’intérêt de la justice, le procès séparé s’impose impérativement.

Raisons justifiant la jonction d’instances

35. Indubitablement, l’intérêt public commande que les personnes mises conjointement en accusation soient jugées ensemble. Les économies de temps et d’argent sont un facteur important. Il est en outre souhaitable, dans l’intérêt d’une justice transparente, que le même verdict et le même traitement viennent sanctionner toutes les personnes jugées conjointement pour des crimes commis au cours d’une même opération. Cela permet également d’éviter les contradictions et les incohérences qui ne manqueraient pas de se faire jour si l’on jugeait séparément des accusés réunis par un acte d’accusation commun. C’est pourquoi les principes régissant l’administration de la justice pénale admettent que l’on juge ensemble les personnes mises conjointement en accusation, nonobstant les préjudices mineurs qui en résultent fatalement. Les dispositions de l’article 82 B) semblent laisser une grande latitude à la Chambre de première instance pour juger de l’opportunité d’organiser un procès séparé pour une personne accusée conjointement avec d’autres. En effet, l’éventualité d’un préjudice grave causé à l’accusé et l’intérêt de la justice imposent de laisser aux juges une marge d’appréciation.

36. Il ressort à l’évidence de l’énoncé des motifs justifiant l’organisation d’un procès séparé à l’article 82 B) que l’intérêt de la justice prime sur les autres considérations. Ainsi, la Chambre de première instance peut, proprio motu, ordonner un procès séparé lorsqu’elle est convaincue qu’un procès conjoint donnerait lieu à un conflit d’intérêts tel qu’il causerait un préjudice grave à l’un quelconque des coaccusés. Il est admis que la jonction d’instances occasionne inévitablement certains préjudices. Ce que l’intérêt de la justice tolère difficilement, c’est l’impact d’un préjudice grave sur l’issue du procès dans son ensemble. Des procès séparés peuvent être ordonnés quand des moyens de preuve à charge, admissibles à l’égard de l’un des accusés, ne le sont pas à l’égard des autres coaccusés, ou quand la disjonction permettrait au Procureur de citer à comparaître un complice.

D. Conclusions

37. En l’espèce, le Requérant fait valoir qu’il ne cherche pas à obtenir la disjonction ou un procès séparé au sens de l’article 82 B) du Règlement. Le premier accusé ne demande que le respect des dispositions de l’article 82 A), qui lui accordent les mêmes droits que s’il était jugé séparément. Ce faisant, son Conseil se réfère aux stipulations des articles 20 et 21 du Statut et 85 du Règlement. Son argument appelle une interprétation de l’article 82 A).

Interprétation des dispositions des articles 82 A), 83, 84, 86 et 87

38. Le premier accusé demande une ordonnance lui permettant d’en finir avec la présentation de ses moyens de preuve, de prononcer sa plaidoirie et d’obtenir que la Chambre de première instance délibère, rende son jugement et, éventuellement, fixe une peine, avant que le deuxième accusé n’entreprenne d’exposer ses moyens de défense. Il soutient que l’article 82 A) permet d’envisager une telle procédure. Une lecture et une interprétation scrupuleuses de l’article 82 A) et des articles 86 et 87 du Règlement démontrent qu’il n’était pas dans l’intention de leurs auteurs de permettre de disjoindre des instances à quelque stade que ce soit si les conditions posées par l’article 82 B) ne sont pas remplies.

39. Il est bon de souligner que le but de l’article 82 A) est de donner à l’accusé jugé conjointement avec d’autres, les mêmes droits qu’à l’accusé jugé séparément par une Chambre de première instance. Ainsi, la personne jugée conjointement avec d’autres ne perd aucune des garanties accordées par les articles 20 et 21 du Statut, ni aucun des droits que lui reconnaissent les articles 83, 84, 85, 86 et 87 du Règlement.

40. Il convient de renvoyer à l’article 83 du Règlement, qui prévoit l’enlèvement des menottes et de tout autre instrument de contrainte lorsque l’accusé comparaît devant la Chambre de première instance. En vertu de l’article 84, la Défense est en droit de faire une déclaration liminaire après l’Accusation. L’ordre de présentation des moyens de preuve demeure le même que celui prévu à l’article 85, et il en va de même des plaidoiries, qui interviennent après la présentation de tous les moyens de preuve (article 86 du Règlement).

41. C’est à l’article 86 que l’on rencontre une difficulté apparente, portant sur la signification d’un procès à plusieurs accusés. Mais cette difficulté disparaît lorsqu’on se rapporte à la définition de l’article 2 B) du Règlement, applicable à tous ses articles, qui veut que "[ ...] aux fins du présent Règlement, l’emploi du masculin et du singulier comprend le féminin et le pluriel et inversement." Suivant cette interprétation, l’accusé partie à un procès conjoint, bien qu’individuellement investi de tous les droits reconnus à l’accusé jugé seul, est soumis aux droits collectifs du groupe dans l’intérêt général de la justice, qui commande que le procès soit rapide et équitable.

42. C’est pourquoi, en cas d’instances jointes, l’accusé fait sa déclaration liminaire avant la présentation des moyens de preuve et prononce son plaidoyer après la présentation de tous les moyens de preuve (article 86). En cas d’instances jointes, la présentation de tous les moyens de preuve prévue à l’article 86 s’entend de tous les moyens de preuve, à la charge et à la décharge de chacun des accusés. Cette présentation ne se limite pas à tous les moyens de preuve à la décharge de chacun des accusés. Lorsque l’article 87 parle des deux parties achevant la présentation de leurs moyens, il convient de comprendre par là, en cas d’instances, l’Accusation et la Défense de tous les accusés. Le Président de la Chambre déclare clos les débats et la Chambre se retire pour délibérer à huis clos. Il n’est pas prévu, dans un procès à plusieurs accusés, de clore les débats relatifs à chacun des accusés en permettant que les parties prononcent des plaidoiries séparées pour chacun d’entre eux (article 87 du Règlement). En l’absence de disjonction, les accusés qui font l’objet d’un même acte d’accusation sont jugés ensemble.

43. Partant de l’idée que l’article 87 prévoit que, en cas de jonction d’instances, la Chambre statue séparément sur le cas de chacun des accusés, le Conseil a émis l’idée qu’une disjonction pouvait s’opérer à tout moment en cours de procès. Une telle interprétation ignore la raison d’être essentielle d’une jonction d’instances, laquelle est de garantir, dans la mesure du possible, un même verdict et un même traitement à tous ceux qui sont jugés ensemble sur la base d’un acte d’accusation commun, et d’éviter les contradictions que pourrait occasionner le fait de juger séparément des infractions réunies dans un même acte d’accusation. Il est faux d’affirmer que l’article 87 B) du Règlement n’interdit pas de juger séparément un accusé au cours d’un procès conjoint. Rien ne laisse penser que cette disposition autorise un procès séparé. Le fait de statuer séparément sur le cas de chacun des accusés lorsque plusieurs d’entre eux sont jugés ensemble n’est pas incompatible avec la notion de procès conjoint. Ces conclusions séparées ne portent que sur un point de la procédure.

44. Le Requérant avance encore que la nécessité, aux termes de l’article 87 B), de statuer séparément sur le cas des accusés jugés ensemble, vient étayer la notion de procès séparé. La Chambre de première instance est d’avis que cette interprétation est erronée. L’article 87 B) ne peut être interprété en ce sens. La raison d’être de cette disposition est que chacun des coaccusés devant répondre d’infractions distinctes, fussent-elles les mêmes, au titre de différents chefs d’accusation, leur cas doit être examiné séparément à la lumière des preuves produites. Les accusés ont été jugés ensemble, mais il est statué sur la culpabilité de chacun d’entre eux. C’est pourquoi l’article 87, qui prévoit une délibération portant sur l’ensemble du procès, stipule que la Chambre vote séparément sur chaque chef d’accusation et qu’elle statue séparément sur le cas de chacun des accusés jugés ensemble, en application de l’article 48. L’article 87 B) parle d’instances jointes.

 

45. Que le Requérant se déclare prêt à renoncer aux bénéfices qu’il pourrait tirer d’un procès conjoint indique clairement qu’il est conscient du fait que ledit procès conjoint auquel il cherche à se soustraire en obtenant d’être jugé séparément est encore en cours. Si le Conseil souhaite obtenir un procès séparé, il doit absolument démontrer que, en l’état, cette instance donne lieu à un conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à l’accusé, ou qu’il en va de l’intérêt public en général ou de l’intérêt de la justice. Telles sont les conditions à remplir pour obtenir un procès séparé lorsqu’il y a eu jonction d’instances.

46. Le Conseil énumère les avantages, en termes d’économies de temps et d’argent qui découleraient du jugement du premier accusé avant la présentation des moyens de preuve des coaccusés. Il souligne que le fait de contraindre le premier accusé à attendre la fin de la présentation des moyens de preuve des trois autres coaccusés constituerait une violation des droits qui sont les siens en vertu des articles 20 et 21 du Statut. La Chambre de première instance reprend entièrement à son compte la position adoptée par l’Accusation sur ces questions. On ne peut sérieusement prétendre que cela ne reviendrait pas à organiser un procès séparé si, comme il le souhaite, les trois coaccusés devaient attendre la conclusion de la présentation des moyens de preuve, les plaidoiries, les délibérations, le jugement, voire la condamnation du premier accusé, pour être eux-mêmes jugés. L’évaluation des moyens de preuve et de la crédibilité des témoins serait ainsi limitée à l’examen des preuves à la charge du premier accusé. Il en irait de même des preuves de chacun des coaccusés. En cas de jonction d’instances, en revanche, les moyens de preuve produits au procès concernent tous les coaccusés et leur évaluation n’est pas nécessairement cantonnée à l’examen de l’accusé dont les témoins comparaissent. La Chambre de première instance est d’avis que si la position défendue par le premier accusé était juridiquement la bonne, il faudrait entreprendre pour chaque accusé d’apprécier la crédibilité des témoins, d’évaluer pratiquement tous les documents et de délibérer sur sa culpabilité au lieu de le faire en une seule fois à l’issue des plaidoiries des accusés. Nous ne pensons pas que ce soit le cas.

47. La Chambre estime, comme l’Accusation, qu’il serait préférable d’attendre que tous les accusés aient achevé la présentation de leurs moyens, ou, en d’autres termes, que la Défense en ait terminé avec sa présentation, avant d’envisager la possibilité pour l’Accusation de citer des témoins pour la réplique, pour l’accusé, des témoins pour la duplique, ou encore d’ordonner la production de moyens de preuve, proprio motu. Autrement, la Chambre de première instance serait confrontée à une multiplication inutile des témoignages et ces répétitions retarderaient notablement et inutilement l’issue du procès. La procédure proposée pourrait avoir une incidence sur les témoignages en réplique si l’Accusation devait exercer ce droit de réplique. En effet, un témoin venu répliquer aux arguments du premier accusé pourrait aussi être cité pour réfuter les arguments d’un autre accusé. Il s’ensuivrait une situation fâcheuse, un même témoin étant appelé à répliquer à la défense de plusieurs accusés. Un témoin dont la déposition appelle une réplique devrait comparaître autant de fois qu’il y aurait de témoignages d’accusés à réfuter. Enfin, si l’on se base sur le nombre de jour d’audience consacrés à l’Accusation et le nombre de jours d’audience déjà consacrés à l’audition des témoins à décharge du premier accusé pour évaluer le temps qu’il faudra pour entendre les témoins de chaque accusé, il ressort clairement qu’à ce stade de la procédure, la disjonction d’instances entraînerait des retards considérables.

48. Le Conseil du premier accusé s’appuie sur les dispositions des articles 20 et 21 du Statut pour soutenir que, même dans le cadre d’un procès conjoint, la Chambre de première instance devrait permettre que le premier accusé conclue la présentation de ses moyens de preuve pour qu’il soit jugé, faute de quoi son droit à un procès équitable et rapide serait bafoué. Il importe d’observer que les dispositions de l’article 20 chargent la Chambre de première instance, et non l’accusé, de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés [ ...] . Dans un procès conjoint à plusieurs accusés, la Chambre est, aux termes de cette disposition, chargée de veiller sur les droits de tous les accusés. Dans un procès conjoint, chacun des accusés doit bénéficier du droit prévu à l’article 21 4) c) d’être jugé sans retard excessif. Aussi, il convient, dans un tel procès, de protéger les droits égaux et concurrents des accusés à un procès rapide et équitable en appliquant strictement le Règlement. De même qu’aucun article du Règlement n’interdit la disjonction des instances à ce stade, aucun ne l’autorise.

49. La raison d’être d’un procès conjoint est de garantir que les personnes qui font l’objet d’un acte d’accusation commun soient jugées ensemble. Un procès conjoint permet de réaliser des économies de temps et d’argent. Qui plus est, il est de l’intérêt du public et de la justice en général qu’un même verdict et le même traitement viennent sanctionner toutes les personnes accusées d’avoir commis des infractions à l’occasion de la même opération. Un procès conjoint permet d’éviter, ou tout au moins de réduire, les contradictions et les divergences qui ne manqueraient pas de surgir si l’on jugeait séparément des personnes qui font l’objet d’un même acte d’accusation.

50. La Requête ne vise pas à l’organisation d’un procès séparé pour une personne accusée et jugée conjointement avec d’autres. Elle est ainsi désignée faute de mieux. Le procès du premier accusé serait achevé au moment d’examiner la mesure demandée. Mais comme il s’agit d’un procès conjoint, qui ne peut être clos aussi longtemps que les trois coaccusés n’auront pas présenté leurs moyens, la présentation des moyens de preuve de la Défense ne peut être déclarée close à ce stade. Les dispositions de l’article 82 A) ne peuvent s’interpréter comme permettant l’organisation d’un procès séparé pour des personnes mises en accusation et jugées conjointement. Les conditions posées à l’article 82 B), seule disposition autorisant l’organisation d’un tel procès, ne sont pas remplies. Le Conseil n’a donné aucun motif justifiant qu’à ce stade du procès conjoint, la Chambre de première instance use de son pouvoir discrétionnaire pour organiser un procès séparé dans l’intérêt de la justice.

III. DISPOSITIF

Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 54,

REJETTE la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance

(Signé)

Adolphus G. Karibi-Whyte

Fait le premier juillet 1998

La Haye (Pays-Bas)

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