LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Almiro Rodrigues, Président
M. le Juge Fouad Riad
Mme le Juge Patricia Wald

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
10 novembre 2000

LE PROCUREUR

C/

MLADEN NALETILIC alias «TUTA»

et

VINKO MARTINOVIC alias «ŠTELA»

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DU PROCUREUR
AUX FINS DE RECUEILLIR DES DÉPOSITIONS
EN VUE DU PROCÈS (ARTICLE 71 DU RÈGLEMENT)

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Le Conseil de la Défense :

M. Kresimir Krsnik pour Mladen NALETILIC
M. Branko Seric pour Vinko MARTINOVIC

 

La Chambre de première instance I (la «Chambre») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal»),

VU la «Requête du Procureur aux fins de recueillir des dépositions en vue du procès (article 71 du Règlement)» datée du 11 octobre 2000 (la «Requête») par laquelle l'Accusation demande l'autorisation de recueillir, à Sarajevo, les dépositions de 23 témoins, nommément désignés, en application de l'article 71 du Règlement,

VU la «Déclaration de la Défense au nom de l'accusé Vinko Martinovic en réponse aux documents préalables au proccs présentés par le Procureur» datée du 23 octobre 2000 (la «Réponse de Martinovic») dans laquelle l'accusé Martinovic expose ses objections r la Requete,

VU la «Déclaration de la Défense de Mladen Naletilic en réponse r l'exposé du Procureur quant au dépôt le 11 octobre 2000 de documents préalables au proccs» datée du 24 octobre 2000 (la «Réponse de Naletilic») dans laquelle Naletilic fait état de ses objections r la Requete,

ATTENDU qu'en ses dispositions pertinentes, l’article 71 du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement») s'énonce comme suit :

A) Lorsque l'intérêt de la justice le commande, une Chambre de première instance peut ordonner, soit d'office, soit à la demande de l'une des parties, qu'une déposition soit recueillie en vue du procès, que le témoin dont la déposition est demandée soit en mesure ou non de comparaître devant le Tribunal. La Chambre mandate à cet effet un officier instrumentaire.

[…]

C) S'il est fait droit à la requête, la partie ayant demandé la déposition en donne préavis raisonnable à l'autre partie qui aura le droit d'assister à la déposition et de contre-interroger le témoin.

D) La déposition peut être recueillie soit au siège du Tribunal soit ailleurs, et éventuellement par voie de vidéoconférence.

[…]

ATTENDU que l'article 71 du Règlement fait exception au principe général énoncé expressément à l'article 90 A) selon lequel tout témoin devrait être entendu en personne par la Chambre de première instance,

ATTENDU qu'en ses dispositions pertinentes, l’article 21 4) du Statut du Tribunal s'énonce comme suit :

Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

[…]

d) à être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l'assistance d'un défenseur de son choix […]

e) à interroger et faire interroger les témoins à charge […]

ATTENDU que l'Accusation propose que les dépositions soient recueillies à Sarajevo, au motif qu'il s'agit là de la solution la plus économique, et que cette procédure se déroule à huis clos, en présence des Conseils des accusés, mais sans ces derniers,

ATTENDU que l'Accusation fait valoir que le recueil des témoignages par voie de déposition vise à diligenter l'instance et bénéficierait également à d'autres accusés en attente de leur procès ; qu'elle n'invoque aucun motif empêchant les témoins de se rendre à La Haye,

ATTENDU, en outre, que l'Accusation estime que les témoins appelés à déposer, sont moins «importants» que ceux qui comparaîtront en personne devant la Chambre de première instance et qu'elle propose que leurs dépositions soient recueillies avant l'ouverture du procès,

ATTENDU que l'accusé Naletilic1 comme l'accusé Martinovic2 se sont tous deux opposés r la Requête arguant que le droit d'un accusé à un procès équitable ne saurait pâtir des efforts visant à accélérer la procédure, et qu'en l'espèce, l'intérêt de la justice commande que tous les témoins soient entendus en personne devant la Chambre de première instance au complet ; qu'en outre, l'accusé Martinovic défend son droit à être présent lors de l'interrogatoire de tous les témoins à charge et qu'il estime que la présence de son conseil ne suffit pas, arguant que lui-même ne connaîtra pas l'identité de la plupart de ces témoins s'il n'est pas en mesure de les voir en personne3 ; que, du reste, l'accusé Martinovic soutient que les dépositions recueillies hors le sicge du Tribunal pendant la mise en état du procès, sont moins fiables car elles sont effectuées en dehors de tout contexte officiel et que les témoins peuvent subir certaines pressions de la part des autorités locales4 ; que l'accusé Martinovic conteste, par ailleurs, le fait que l'Accusation établisse une hiérarchie entre les témoins, alléguant qu'une grande partie des témoins présentés comme «moins importants», sont, au contraire, décisifs pour la Défense ; et qu'en dernier lieu, l'accusé Martinovic fait observer que dans les cas ou l'on recourt aux témoignages par voie de déposition, la Chambre n'a pas la possibilité d'apprécier le comportement du témoin, ni de l'interroger5,

ATTENDU que rien dans l'article 71 du Règlement, n'exige qu'un témoin soit dans l'incapacité de comparaître devant le Tribunal,

ATTENDU que l'article 71 du Règlement prévoit expressément que les dépositions peuvent être recueillies ailleurs qu'au siège du Tribunal,

ATTENDU que le 7 décembre 1999, l'article 71 a été modifié en vue d'étendre son champ d'application, afin que le recueil de dépositions contribue à accélérer le procès, du moment où il n'existe aucune raison pour qu'en l'espèce, son utilisation porte atteinte à la justice ; et qu'à cette fin, la condition de «circonstances exceptionnelles» a été supprimée6,

ATTENDU que l'article 71 du Règlement confère à la Chambre un large pouvoir discrétionnaire pour autoriser qu'un témoignage soit recueilli par voie de déposition «?lgorsque l'intérêt de la justice le commande»,

ATTENDU que le Tribunal a tout intérêt à adopter des règles de procédure lui permettant de diligenter les procès dont il est saisi,

ATTENDU que rien n'empêche les témoins proposés par l'Accusation de témoigner par voie de déposition ; que la plupart de ces témoins ont été prisonniers dans des camps mentionnés dans l'acte d'accusation et que leurs témoignages porteront sur des questions telles que les conditions de vie générales et la fréquence du travail forcé dans ces camps, sur le fait qu'ils aient connaissance de blessures ou de décès consécutifs à des travaux dangereux, qu'ils aient été témoins d'actes tels des passages à tabac, aient entendu des coups de feu et/ou des cris et qu'ils aient été victimes ou témoins de dégradations de biens,

ATTENDU que, se fondant sur le pouvoir discrétionnaire qui lui est dévolu à l'article 71 du Règlement, la Chambre de première instance a tenu compte du fait que les témoins appelés à déposer ne sont pas des témoins oculaires, à même de révéler l'existence d'un lien direct entre les accusés et les crimes reprochés ou bien, que leurs témoignages seront redondants dans la mesure où plusieurs porteront sur les mêmes faits,

ATTENDU que le caractère secondaire des témoignages désignés par l'Accusation pour être recueillis par voie de déposition, compense l'éventuel préjudice causé par l'impossibilité pour la Chambre de première instance d'apprécier directement le comportement du témoin, ou de l'interroger,

ATTENDU, cependant, qu'à l'instar des autres preuves indirectes, la valeur probante du témoignage par voie de déposition peut être atténuée par rapport à celle des témoignages entendus directement dans le prétoire7,

ATTENDU qu'en disposant qu'une déposition peut être recueillie ailleurs qu'au siège du Tribunal, l'article 71 du Règlement envisage la possibilité que les accusés soient absents puisque la plupart d'entre eux sont détenus à La Haye8,

ATTENDU, cependant, qu'il reste à prouver que le recueil de dépositions à Sarajevo soit la solution la plus économique et qu'il convient d'examiner cette question en détail9,

ATTENDU qu'en application de l'article 78 du Règlement, le recueil de dépositions est une procédure publique à moins que l'Accusation ne démontre la nécessité d'une audience à huis clos en vertu de l'article 79 du Règlement,

ATTENDU que rien, dans l'article 71 du Règlement, n'interdit que les dépositions soient recueillies avant l'ouverture du procès,

PAR CES MOTIFS,

ORDONNE qu'en application de l'article 71 du Règlement, les dépositions des personnes désignées à l'Annexe confidentielle A de la Requête, soient recueillies en vue de leur utilisation au procès,

ORDONNE que lesdites dépositions soient recueillies avant l'ouverture du procès,

MANDATE M. Olivier Fourmy en qualité d'officier instrumentaire,

ORDONNE que la date et l'heure des dépositions soient fixées par l'officier instrumentaire après consultation des parties,

ORDONNE que les question du lieu où seront recueillies les dépositions, de la publicité ou non de ces audiences et de la présence des accusés, soient examinées par les parties, l'officier instrumentaire et les représentants du Greffe ; et que, dans le cas où aucun accord ne serait conclu, ces questions soient renvoyées devant le Juge de la mise en état,

ENJOINT à l'Accusation de faire connaître à la Chambre de première instance, la durée qu'elle estime nécessaire à l'interrogatoire des témoins appelés à déposer, ainsi que les motifs qui justifient, selon elle, que les dépositions soient recueillies à huis clos,

ENJOINT aux Conseils des accusés de faire connaître à la Chambre de première instance, la durée qu'ils estiment nécessaire au contre-interrogatoire des témoins appelés à déposer.

 

Fait en français et en anglais, la version en anglais faisant foi.

Fait le 10 novembre 2000
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
__________________________
Almiro Rodrigues

[Sceau du Tribunal]


1. La Réponse de Naletilic, p. 7 à 8.
2. La Réponse de Martinovic, p. 5 à 8.
3. Ibid., p. 6
4. Ibid., p. 6.
5. Ibid., p. 7.
6. Cette modification a été adoptée à l'occasion de la vingt et unième session plénière, qui s'est tenue les 15 et 17 novembre 1999.
7. Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire nº IT-96-21-T, Décision relative à la requête aux fins de permettre aux Témoins K, L, et M de témoigner par voie de vidéoconférence, 28 mai 1997, par. 9 ; cf. aussi Le Procureur c/ Tadic, affaire nº IT-94-1-T, Décision relative aux requêtes de la Défense aux fins de citer à comparaître et de protéger les témoins à décharge et de présenter des témoignages par vidéoconférence, 25 juin 1996, (RG D9148-D9162).
8. La Chambre de première instance note que, dans l'affaire Le Procureur c/ Kvocka et consorts, il a été ordonné de procéder au recueil de dépositions, en l'absence de l'accusé ; affaire nº IT-98-30-PT, Décision de procéder par voie de déposition en application de l'article 71 du Règlement, 15 novembre 1999. Toutefois, elle ne perd pas de vue les réserves émises par l'accusé Martinovic dans sa Réponse, où il affirme qu'il doit être en mesure de voir les témoins pour les identifier. S'il s'avère que le recueil des dépositions à La Haye est la solution la plus économique (cf. infra note 10), des dispositions pourraient être prises pour que l'accusé soit présent, ce qui trancherait la question. Si, au contraire, une procédure à Sarajevo est moins coûteuse, Martinovic devrait avoir la possibilité d'exposer, en détail, les raisons pour lesquelles il exige d'être présent pour identifier les témoins.
9. Il n'est pas certain que la solution de Sarajevo soit la moins onéreuse dans le cas où 23 témoins sont concernés. De nombreux facteurs doivent être pris en compte : le coût du transport du personnel de sécurité, des interprètes, des techniciens, des membres des équipes de l'accusation et de la défense, le personnel de la section des victimes et des témoins ainsi que l'officier instrumentaire ; la durée estimée du recueil des dépositions ; le choix du moyen technique, vidéo ou audio ; le choix du lieu, Sarajevo ou un autre emplacement ; les dispositions relatives au compte rendu de la procédure, ainsi que les conséquences sur le déroulement des audiences en cours à La Haye, en l'absence du personnel mobilisé.