LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Almiro Rodrigues, Président
M. le Juge Fouad Riad
Mme le Juge Patricia Wald

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
14 février 2001

LE PROCUREUR

C/

MLADEN NALETILIC alias «TUTA»
et
VINKO MARTINOVIC alias «STELA»

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DÉCISION RELATIVE À L’OPPOSITION DE VINKO MARTINOVIC ET A L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE MLADEN NALETILIC CONCERNANT L’ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Les Conseils des accusés :

M. Kresimir Krsnik pour Mladen NALETILIC
M. Branko Seric pour Vinko MARTINOVIC

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la «Chambre») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal») est saisie de l’Opposition de Vinko Martinovic r l’acte d’accusation modifié, déposée le 27 décembre 2000 («l’Exception de Martinovic») et de l’Exception préjudicielle de la Défense, déposée le 3 janvier 2001 par l’accusé Mladen Naletilic («l’Exception de Naletilic»). Les Exceptions de Martinovic et de Naletilic ont été l’une et l’autre dument déposées dans les délais prescrits à l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement»).

Le premier acte d’accusation dressé à l’encontre des accusés Martinovic et Naletilic a été déposé le 18 décembre 1998 («l’Acte d’accusation initial»). Par sa décision du 28 novembre 2000 (la «Décision de novembre»)1, la Chambre a autorisé le Procureur à modifier le chef 5 de l’Acte d’accusation initial en y ajoutant une nouvelle accusation fondée sur l’article 52 de la IIIe Convention de Genève qui interdit les travaux dangereux ou humiliants. À l’origine, le chef 5 ne faisait référence qu’aux articles 49 et 50 de la IIIe Convention de Genève et à l’article 51 de la IVe Convention de Genève. En conséquence, le 4 décembre 2000, le Procureur a déposé un acte d’accusation modifié («l’Acte d’accusation modifié») et le 7 décembre 2000, chacun des accusés a plaidé «non coupable» du chef d’accusation ainsi modifié. En application de l’article 50 C) du Règlement, chacun des accusés disposait d’un délai de trente jours pour soulever, en vertu de l’article 72, des exceptions préjudicielles relativement aux nouvelles charges.

I. Exceptions préjudicielles de la Défense

Les points soulevés par les Exceptions de Martinovic et de Naletilic sont les suivants :

1. En l’absence de nouvelles allégations factuelles ou d’éléments de preuve supplémentaires, l’acte d’accusation ne peut être modifié à moins que les accusés n’y trouvent leur intérêt. On ne saurait accroître si tardivement le nombre des accusations portées contre les accusés. Par ailleurs, la Défense fait valoir que le droit pénal de l’ex-Yougoslavie, aussi bien que celui de Bosnie-Herzégovine et celui de la République de Croatie n’autorisent l’ajout d’une nouvelle infraction à l’acte d’accusation que si des éléments de preuve supplémentaires sont présentés à l’appui de cette modification dans le cours de la procédure. Il est également avancé que les accusés ne peuvent préparer convenablement leur défense si l’acte d’accusation est susceptible d’être modifié à tout moment. Pareilles objections ont été formulées par les accusés en réponse à la requête de l’Accusation aux fins de modification du chef 52.

2. Cette modification donne lieu à un concours d’infractions, un seul et même acte recevant plusieurs qualifications (sur la base notamment des articles 2, 3 et 5 du Statut).

1. En outre, l’accusé Naletilic affirme qu’il ne voit pas clairement quels actes visés par le chef 5 constitueraient des violations des articles 49, 50 et 52.

II. Arguments de l’Accusation

Le 18 janvier 2001, l’Accusation a répondu aux objections de la Défense en ces termes :

1. Les Exceptions ne font que reprendre les arguments présentés par chacun des accusés dans leurs réponses à la requête de l’Accusation aux fins de modification du chef 5. Dans sa Décision de novembre, la Chambre a conclu que la modification de l’acte d’accusation ne portait pas préjudice aux accusés.
En conséquence, cette question ne saurait être réexaminée à la faveur d’une exception préjudicielle fondée sur un vice de forme de l’acte d’accusation.

2. De même, la question du cumul des qualifications a été soulevée à un stade antérieur de la procédure et la Chambre a jugé qu’il convenait de reporter toute décision en la matière à la fin du procès.

III. Examen

A. Circonstances dans lesquelles la modification de l’acte d’accusation est autorisée

Les dispositions du Règlement qui régissent les modifications de l’acte d’accusation, s’énoncent comme suit :

Article 50
Modifications de l’acte d’accusation

A) i) Le Procureur peut modifier l’acte d’accusation :

a) à tout moment avant sa confirmation, sans autorisation ;
b) entre sa confirmation et l’affectation de l’affaire à une Chambre de première instance, sur autorisation du juge qui l’a confirmé ou d’un juge désigné par le Président et
c) après l’affectation de l’affaire à une Chambre de première instance, sur autorisation de la Chambre ou de l’un de ses membres statuant contradictoirement.

ii) Après l’affectation de l’affaire à une Chambre de première instance, la confirmation de l’acte d’accusation modifié n’est pas nécessaire.
iii) Les articles 47 G) et 53 bis s’appliquent, mutatis mutandis, à l’acte d’accusation modifié.

B) Si l’acte d’accusation modifié contient de nouveaux chefs d’accusation et si l’accusé a déjà comparu devant un juge ou une Chambre de première instance conformément à l’article 62, une seconde comparution aura lieu dès que possible pour permettre à l’accusé de plaider coupable ou non coupable pour les nouveaux chefs d’accusation.
C) L’accusé disposera d’un nouveau délai de trente jours pour soulever, en vertu de l’article 72, des exceptions préjudicielles pour les nouveaux chefs d’accusation et, si nécessaire, la date du procès peut être repoussée pour donner à la défense suffisamment de temps pour se préparer.

Après l’attribution de l’affaire à une Chambre de première instance, l’article 50 A) i) c) exige simplement que l’acte d’accusation soit modifié «sur autorisation de la Chambre ou de l’un de ses membres statuant contradictoirement». L’article 50 donne donc à la Chambre ou à l’un de ses membres toute latitude pour autoriser ou non une modification de l’acte d’accusation.

Rien dans le Règlement n’indique qu’un acte d’accusation ne peut être modifié qu’à la condition que de nouvelles allégations factuelles y soient incluses. Par ailleurs, bien que ses paragraphes B) et C) traitent expressément de la question des nouveaux chefs d’accusation, l’article 50 n’exige pas que les nouvelles qualifications retenues reposent sur des faits nouveaux. Lorsqu’il prévoit que l’accusé peut demander un délai supplémentaire pour se préparer au procès suite à l’introduction de nouveaux chefs d’accusation, l’article 50 n’a d’autre but que garantir que l’accusé ne sera pas lésé dans la conduite de sa défense.

Bien qu’il ne soit fixé expressément aucune limite au pouvoir discrétionnaire dévolu par l’article 50, il ressort à l’évidence de l’ensemble du Statut et du Règlement, que ce pouvoir doit s’exercer dans le respect du droit de l’accusé à un procès équitable. En particulier, du fait des circonstances de l’espèce, la question du respect du droit de l’accusé à bénéficier d’un procès rapide, à être informé dans le plus court délai des accusations portées à son encontre et à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, peut se poser lorsqu’on examine les objections relatives à un acte d’accusation modifié3.

Tous les actes d’accusation ou presque établis par le Procureur dans des affaires portées devant le TPIY ou devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda («TPIR») ont été modifiés au moins une fois. La jurisprudence y relative n’admet pas qu’on limite l’exercice du pouvoir discrétionnaire dévolu par l’article 50 du Règlement, comme le demande la Défense en l’espèce. La véritable question est de savoir si la modification en cause porte un quelconque préjudice à l’accusé4.

Pour déterminer si l’accusé est lésé en quoi que ce soit par la modification de l’acte d’accusation, il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble des circonstances de l’espèce. Par exemple, dans l’affaire Le Procureur c/ Kovacevic, la Chambre d’appel a autorisé le Procureur à ajouter 14 nouveaux chefs à l’acte d’accusation — qui passait ainsi de 8 à 18 pages — une modification pour laquelle la Défense aurait besoin d’un délai supplémentaire de 7 mois pour préparer son dossier5. Dans son arrêt, la Chambre d’appel avait notamment insisté sur le fait que le retard causé au procès par la modification de l’acte d’accusation n’était pas excessif compte tenu de la complexité de l’affaire. Elle avait en outre conclu que l’accusé ayant été informé des crimes qui lui étaient reprochés dans l’acte d’accusation existant au moment de son arrestation, son droit à être informé sans délai des charges retenues à son encontre n’avait pas été bafoué. Dans son opinion individuelle concordante, le Juge Shahabuddeen a souligné que compte tenu des difficultés inhérentes à la poursuite des auteurs de crime de guerre, une certaine souplesse judiciaire s’imposait au moment de trancher la question de la modification de l’acte d’accusation6.

L’introduction de nouveaux chefs d’accusation en l’absence de nouvelles allégations factuelles ou d’éléments de preuve supplémentaires a été acceptée dans d’autres affaires portées devant le TPIY et le TPIR. Dans l’affaire Le Procureur c/ Krstic par exemple, en octobre 1999, le Procureur a déposé un acte d’accusation modifié dans lequel il reprochait pour la première fois à l’accusé de s’être rendu coupable d’expulsion, un crime contre l’humanité et subsidiairement, d’actes inhumains (transfert forcé), un crime contre l’humanité7. L’acte d’accusation initial exposait des faits qui pouvaient justifier ces chefs d’accusation et aucune allégation factuelle concrète n’a été ajoutée à l’acte d’accusation modifié pour étayer les nouveaux chefs (expulsion, transfert forcé)8. Dans l’affaire Le Procureur c/ Niyitegeka, la Chambre de première instance a expressément admis qu’il était possible d’ajouter de nouveaux chefs à un acte d’accusation pour «invoquer une théorie juridique supplémentaire de la responsabilité sans qu’il y ait des faits nouveaux»9.

La modification des actes d’accusation est régie par des principes différents dans les systèmes de droit romano-germanique et dans ceux de la common law. Dans les premiers, les actes d’accusation sont passé au crible par le magistrat instructeur et leur modification prête moins à discussion10. Tandis que certains systèmes de la common law ont en la matière une attitude restrictive11, la plupart des systèmes étudiés reconnaissent que le critère fondamental pour apprécier si l’on doit ou non autoriser la modification d’un acte d’accusation est de savoir si elle ne porte pas préjudice à l’accusé12.
La jurisprudence du TPIY et du TPIR relative à l’exercice du pouvoir discrétionnaire dévolu par l’article 50 du Règlement montre que l’autorisation de modifier un acte d’accusation est généralement accordée à moins qu’il ne soit démontré qu’elle porte atteinte aux droits de l’accusé. Cette pratique reconnaît l’obligation du Procureur de poursuivre un accusé dans toute la rigueur de la loi13. En l’espèce, la longueur de l’acte d’accusation n’a pas beaucoup varié suite à la modification14; la Défense n’a pas suggéré que l’Accusation cherchait ainsi à s’assurer un avantage tactique injuste15 et cette modification n’a certainement pas repoussé l’ouverture du procès dont la date n’a pas encore été fixée. Puisque les faits sur lesquels se fonde le nouveau chef d’accusation figuraient déjà dans l’Acte d’accusation initial, la Défense n’a pas eu besoin de mener d’enquête supplémentaire, de rencontrer de nouveaux témoins ou d’engager d’autres moyens. En conséquence, les accusés ne sont pas parvenus à démontrer que la modification du chef 5 avait nui à la préparation de leur défense.

B. Cumul des qualifications

Le cumul des qualifications a déjà suscité des objections en l’espèce. Dans sa décision du 15 février 2000, la Chambre de première instance a rejeté l’objection formulée par Martinovic à ce propos16, en faisant remarquer que la jurisprudence du Tribunal n’était pas encore en la matière fixée. Elle a fait référence aux principes dégagés dans le Jugement Kupreskic du 14 janvier 2000117 selon lesquels le cumul des qualifications est permis si chaque infraction exige la preuve d’un élément que l’autre ne requiert pas (le critère dit «des différents éléments constitutifs») ou à défaut, si chaque incrimination protège des valeurs distinctes (même si ce dernier critère peut rarement à lui seul justifier le cumul des qualifications). Cela dit, toutefois, la Chambre de première instance n’a vu aucune raison de s’écarter de la pratique qui consistait à reporter l’examen de cette question à la fin du procès.

De nouveau, les accusés ont soulevé la question du cumul des qualifications en tant qu’exception préjudicielle fondée sur un vice de forme du chef 5 d’accusation modifié. La Chambre fait remarquer que l’exception est présentée en termes très généraux et ne se limite pas à la modification du chef 5. Les accusés n’étaient fondés à exciper du cumul des qualifications qu’à propos des nouvelles accusations et ce n’est que dans cette limite que la Chambre examinera la question.

Le Procureur a modifié le chef 5 de l’Acte d’accusation initial en ajoutant une qualification nouvelle fondée sur l’article 52 de la IIIe Convention de Genève (travaux dangereux ou humiliants) à celles déjà retenues sur la base de l’article 49 (généralités) et l’article 50 (travaux autorisés) de la IIIe Convention de Genève, et sur l’article 51 (enrôlement — travail) de la IVe Convention de Genève. Toutes ces accusations reposent sur les mêmes faits. Si l’on applique le critère retenu par la Chambre de première instance dans le Jugement Kupreskic, l’infraction sanctionnée par l’article 52 pourrait être considérée comme une infraction véritablement distincte pouvant s’ajouter à celles déjà recensées dans le chef 5. En particulier, chaque infraction exige la preuve d’un élément que l’autre ne requiert pas. Par exemple, pour prouver qu’il y a eu violation de l’article 50 de la IIIe Convention de Genève, il faut établir que des prisonniers de guerre ont été contraints d’exécuter certains travaux prohibés. Il n’est pas nécessaire de prouver qu’il s’agissait également de travaux dangereux ou humiliants. En revanche, pour établir une violation de l’article 52 de la IIIe Convention de Genève, il faut prouver que les travaux en cause étaient dangereux ou humiliants, sans qu’il soit nécessaire d’établir que ces travaux ne relèvent pas des catégories énumérées à l’article 50 de la IIIe Convention. S’agissant de l’article 51 de la IVe Convention de Genève, il faut prouver, entre autres, que les victimes présumées de l’infraction étaient des personnes protégées au sens de la IVe Convention de Genève tandis que dans le cas de l’article 52, il faut établir, entre autres, que les victimes présumées étaient des prisonniers de guerre au sens de la IIIe Convention de Genève. Ainsi pourrait-on considérer que chaque disposition exige la preuve d’un élément qui n’est pas requis par ailleurs et qu’en outre, chaque disposition vise à protéger des valeurs différentes : le traitement des personnes civiles, d’une part et le traitement des prisonniers de guerre, d’autre part. L’article 49 de la IIIe Convention de Genève dispose que seuls les prisonniers de guerre valides pourront être contraints à travailler et énumère les cas où les officiers et sous-officiers pourront travailler. En conséquence, pour établir une violation de cet article, il faudrait démontrer qu’une personne non valide a été contrainte à travailler ou que les dispositions relatives au travail des officiers ont été enfreintes. Aucun de ces éléments ne doit être prouvé pour établir une violation de l’article 52. Par ailleurs, dans la mesure au moins où il traite du travail des officiers, l’article 49 vise à protéger une toute autre valeur que l’article 52, à savoir le respect du statut des officiers.

Il n’en reste pas moins que la jurisprudence du Tribunal sur la question du cumul des qualifications est loin d’être claire et nous attendons à cet égard le prochain arrêt de la Chambre d’appel dans l’affaire Celebici qui devrait examiner la question en détail. On peut notamment faire une distinction entre le cumul des qualifications d’une part et le cumul des déclarations de culpabilité ou des peines, d’autre part. Ces deux questions ont été examinées dans le Jugement Kupreskic. S’agissant du cumul des qualifications, la Chambre de première instance a conclu que :

a) L’Accusation peut procéder à un cumul de charges, chaque fois qu’elle estime, à la lumière des critères évoqués plus haut, que les faits reprochés violent simultanément deux dispositions du Statut ou plus ;
b) elle devrait formuler des chefs d’accusation subsidiaires plutôt que de les cumuler chaque fois qu’un crime semble enfreindre plus d’une disposition du Statut et ce, en fonction des éléments du crime qu’elle est en mesure de prouver […] ;
c) elle devrait autant que possible s’abstenir de cumuler un nombre excessif de charges pour les mêmes faits lors[qu’il] semble […] que ces faits ne violent pas simultanément plusieurs dispositions du Statut.18

Toutefois, si l’on garde à l’esprit le fait que le cumul des qualifications est interdit pour éviter avant tout qu’un accusé ne soit puni à plusieurs reprises pour le même crime, il semble qu’il y ait moins de raisons de refuser de l’autoriser dans la mesure où il se distingue du cumul des déclarations de culpabilité ou du cumul des peines. Une interdiction stricte du cumul des qualifications ferait obstacle au travail du Procureur. En effet, il arrive que l’Accusation ne soit pas en mesure de choisir entre plusieurs qualifications avant la présentation des éléments de preuve au procès ; en outre, la définition des crimes pour lesquels le Tribunal a compétence est souvent très large et n’a pas encore été précisée par la jurisprudence du Tribunal. Le Jugement Kupreskic est particulièrement révélateur à cet égard puisque la Chambre de première instance y conclut qu’«[à] la différence des dispositions des codes pénaux nationaux […] les articles du Statut ne se réduisent pas à traiter une catégorie unique d’actes bien définis» mais «embrassent plutôt de larges catégories d’infractions qui ont en commun certains éléments juridiques généraux»19. La jurisprudence du Tribunal s’étoffant et chacun des éléments constitutifs des infractions étant défini avec davantage de précision, il deviendra plus facile d’éviter avant le procès que les qualifications ne se recoupent. Pour l’heure et en l’espèce tout au moins, il suffit que le cumul des qualifications ainsi autorisé ne porte pas de préjudice notable aux accusés.

C. Relations entre les faits et les qualifications

L’accusé Naletilic prétend qu’il ne voit pas clairement quels actes visés par le chef 5 constitueraient des violations des articles 49, 50 et 52. Dans l’Acte d’accusation modifié, le Procureur a fait figurer 10 paragraphes d’allégations factuelles étayant les chefs 2 à 8, comme il est d’usage lors de la rédaction des actes d’accusation. Dans de nombreuses affaires, les liens entre les allégations factuelles et les qualifications qu’elles étayent apparaissent clairement. Lorsqu’il s’agit d’allégations relatives à des civils, elles se rapportent à l’article 51 de la IVe Convention de Genève. Lorsqu’elles concernent des prisonniers de guerre, ces allégations renvoient aux dispositions pertinentes de la IIIe Convention de Genève. Dans le cas des articles 49, 50 et 52 de la IIIe Convention de Genève, les allégations y relatives se recoupent. Par exemple, celles faisant état de prisonnier de guerre contraints à marcher le long de la ligne de front, munis d’armes factices, renvoient simultanément à l’article 50 (qui interdit les travaux à caractère militaire) et à l’article 52 (qui interdit les travaux dangereux ou humiliants). Toutefois, comme le montre notre analyse de la question du cumul des qualifications, il est possible de relever plusieurs infractions à raison des mêmes faits et en l’espèce, cela ne porte pas préjudice à l’accusé dans la préparation de sa défense.

IV. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

REJETTE l’Exception de Martinovic et l’Exception de Naletilic.

 

Fait en français et en anglais, la version en anglais faisant foi.

Fait le 14 février 2001
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
__________________________
Almiro Rodrigues

[Sceau du Tribunal]


1. Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire nº IT-98-34-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de modification du chef 5 de l’acte d’accusation, 28 novembre 2000.
2. Voir Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire nº IT-98-34-PT, Requête de l’Accusation aux fins de modification du chef 5 de l’Acte d’accusation, 11 octobre 2000 ; Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire nº IT-98-34-PT, Déclaration de la Défense de Mladen Naletilic en réponse à l’exposé du Procureur quant au dépôt le 11 octobre 2000 de documents préalables au procès, 24 octobre 2000 ; Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire nº IT-98-34-PT, Déclaration de la Défense au nom de l’accusé Vinko Martinovic en réponse aux documents préalables au procès présentés par le Procureur, 23 octobre 2000.
3. Le droit de l’accusé à bénéficier d’un procès équitable est garanti par l’article 20 du Statut du Tribunal (le «Statut»), aux termes duquel le procès doit être «équitable et rapide». Par ailleurs, l’article 21 4) a) du Statut dispose que toute personne accusée doit être «informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle» ; l’article 21 4) b), quant à lui, énonce qu’un accusé doit «disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense» tandis que l’article 21 4 c) prévoit que toute personne accusée doit «être jugée sans retard excessif». Voir également l’article 59 bis B) qui précise que «[i]mmédiatement après, avoir été placé sous la garde du Tribunal, l’accusé est avisé dans une langue qu’il comprend des accusations portées contre lui». Ces garanties se fondent sur les principes des droits de l’homme consacrés par plusieurs instruments internationaux. Voir par exemple, article 9 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques («Pacte») ; article 14 3) du Pacte ; article 5 3) de la Convention européenne droits de l’homme («Convention») article 6 de la Convention.
4. Voir par exemple Le Procureur c/ Musema, affaire nº ICTR096-13-T, Décision sur la requête du Procureur en modification de l’acte d’accusation, 6 mai 1999, dans laquelle la Chambre de première instance a noté :

[…] l’Article 50 du Règlement n’impartit pas expressément au Procureur un délai pour déposer une requête en modification de l’Acte d’accusation, laissant à la Chambre toute latitude pour examiner une telle requête en fonction des circonstances de l’espèce. À cet égard, il y a lieu de s’attacher tout particulièrement à déterminer si, et dans quelle mesure, le dépôt dilatoire de la requête porte atteinte au droit de l’Accusé à un procès équitable. Pour que la justice suive normalement son cours, il doit également être tenu dûment compte du fait que le Procureur est investi du pouvoir souverain d’exercer des poursuites sous réserve des dispositions des textes pertinents, et de produire devant la Chambre de première instance tous éléments de preuve pertinents.

Dans Le Procureur c/ Kabiligi et Ntabakuze, affaire nº ICTR-97-34-I/ICTR-97-30-I, Décision relative à la requête du Procureur en modification de l’acte d’accusation, 8 octobre 1999, par. 43, dans laquelle la Chambre de première instance a noté que l’article 50 «ne prévoit aucune norme de preuve particulière à respecter. Cela étant, il découle d’une interprétation stricte dudit Article que le fait d’autoriser ou de ne pas autoriser la modification d’un acte d’accusation relève entièrement du pouvoir souverain d’appréciation de la Chambre». Voir plus généralement Le Procureur c/ Barayagwiza, affaire nº ICTR-97-19-I, Décision relative à la requête du Procureur en modification de l’acte d’accusation, 11 avril 2000 ; Le Procureur c/ Kajelijeli, affaire nº ICTR-98-44A-T, Decision on Prosecutor’s Motion to Correct the Indictment Dated 22 December 2000 and Motion for Leave to File an Amended Indictement, 25 janvier 2001 et Le Procureur c/ Niyitegeka, affaire nº ICTR-96-14-I, Décision relative à la requête du Procureur en modification d’un acte d’accusation, 21 juin 2000, (la «Décision Niyitegeka»).
5. La Chambre d’appel a rendu sa décision oralement le 29 mai 1998, puis l’a motivée par écrit le 2 juillet 1998. Voir Le Procureur c/ Kovacevic, affaire nº IT-97-24-PT, Arrêt motivant l’ordonnance rendue le 29 mai 1998 par la Chambre d’appel, 2 juillet 1998 («Arrêt Kovacevic»). La Chambre de première instance avait refusé d’autoriser la modification. Voir Le Procureur c/ Kovacevic, affaire nº IT-97-24-PT, Décision relative à la demande du Procureur aux fins de déposer un acte d’accusation modifié, 5 mars 1998 («Décision Kovacevic»).
6. Le Procureur c/ Kovacevic, affaire nº IT-97-24-PT, Opinion individuelle de M. le Juge Mohamed Shahabuddeen, 2 juillet 1998.
7. Le Procureur c/ Krstic, affaire nº IT-98-33-PT, Acte d’accusation modifié, 27 octobre 1999.
8. Voir également Le Procureur c/ Musema, affaire nº ICTR-96-13-T, Décision relative à la requête du Procureur en modification de l’acte d’accusation, 18 novembre 1998, autorisant notamment le Procureur à ajouter un nouveau chef d’accusation, celui de complicité de génocide. Aucun nouveau fait n’a été avancé pour le justifier. Il s’agissait pourtant d’un chef alternatif à celui de génocide déjà existant, et non d’un chef supplémentaire.
9. Voir supra, note 4, Décision Niyitegeka, par. 33 1) ii).
10. Voir supra, note 5, analyse du droit applicable dans la Décision Kovacevic, par. 10. Voir également article 337 du Code de procédure pénale yougoslave ?adopté par la République socialiste fédérative de Yougoslavie, 24 décembre 1976g disposant comme suit :

1) Si, pendant le procès, le procureur estime qu’à la lumière des éléments de preuve présentés, il convient de modifier les faits allégués dans l’acte d’accusation ou les charges, il peut le faire oralement à l’audience et déposer une requête aux fins d’ajournement du procès afin de préparer un nouvel acte d’accusation ou de nouvelles charges.
2) Dans pareil cas, le tribunal peut ajourner le procès pour permettre à la défense de se préparer.
3) Si la chambre autorise l’ajournement du procès pour permettre au procureur de préparer un nouvel acte d’accusation ou de nouvelles charges, elle fixe la date de leur dépôt. Le nouvel acte d’accusation ou les nouvelles charges sont signifiés à l’accusé qui n’a pas le droit de les contester. Dans le cas où le procureur ne dépose pas lesdits acte ou charges dans les délais prévus, la chambre reprend le procès sur la base de l’acte d’accusation ou des charges antérieurs. [traduction non officielle].

L’article 332 du Code de procédure pénale de la Fédération de Bosnie-Herzégovine (1998) prévoit des dispositions similaires.
11. Par exemple, l’article 7 e) du Code de procédure pénale fédéral des États-Unis énonce que «?lge tribunal peut autoriser la modification d’une plainte à tout moment avant le verdict ou le jugement pour autant qu’aucune accusation supplémentaire ou différente ne soit ajoutée et que les droits fondamentaux du défendeur soient respectés.» ?traduction non officielleg. La question de savoir ce que l’on entend par «accusation supplémentaire ou différente» est sujette à controverse aux États-Unis. Voir LaFave and Israel, Criminal Procedure, 2nd Ed., section 19.5.
12.  Voir notamment Loi anglaise sur les actes d’accusation de 1915, section 5 ; Loi néo-zélandaise sur les crimes (1961), section 335 (dont l’interprétation permet l’ajout d’un nouveau chef d’accusation «qu’il soit supplémentaire ou cumulatif pour autant que cela ne porte pas préjudice à l’accusé.» ?Voir Bristow ?1996g 2 NZLR 252g ?traduction non officielleg). Le Code procédure pénale écossais de 1995, section 96 3) dispose que les modifications portant sur la «nature des charges» ne sont pas autorisées. Toutefois, l’interprétation de cette disposition a précisé que la nature des charges peut être modifiée «tant que la modification ne porte pas atteinte aux droits fondamentaux de l’accusé». Voir Criminal Procedure (Scotland) Act 1995, 2nd Ed. annotée par I. Bradley et R. Shiels (1999).
13. Voir notamment supra, note 4, Décision Niyitegeka, par. 27.
14. Dans l’Arrêt Kovacevic, voir supra, note 5, par. 24, la Chambre d’appel a conclu que s’il était certes possible de tenir compte du critère de longueur, cette raison ne saurait à elle seule justifier le refus d’autoriser la modification de l’acte d’accusation.
15. Voir ibid., par. 32, où la Chambre reconnaît que, si l’Accusation a cherché à s’assurer un avantage tactique injuste, il convient de déterminer si cette pratique dilatoire a occasionné un retard excessif portant atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable.
16. Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire nº IT-98-34-PT, Décision relative à l’opposition de Vinko Martinovic à l’acte d’accusation, 15 février 2000.
17. Le Procureur c/ Kupreškic, affaire nº IT-95-16-T, Jugement, 14 janvier 2000, par. 681, 682 et 693.
18. Ibid., par. 727.
19. Ibid., par. 697.