LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Almiro Rodrigues
M. le Juge Fouad Riad

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
31 août 2001

LE PROCUREUR

c/

MLADEN NALETILIC alias «TUTA»
et
VINKO MARTINOVIC alias «STELA»

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSÉ NALETILIC AUX FINS DE REPORTER LA DATE DU PROCÈS

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Les Conseils de la Défense :

M. Kresimir Krsnik pour Mladen Naletilic
M. Branko Seric pour Vinko Martinovic

Introduction

1. Le 8 août 2001, Mladen Naletilic a déposé la «Requête de l’Accusé Mladen Naletilic en application de l’article 73 a) du Règlement de procédure et de preuve et de l’article 21 4) b) du Statut aux fins de repousser la date de l’ouverture du procès» (la «Requête»). Le 16 août 2001, l’Accusation a déposé sa réponse à la Requête, intitulée «La Réponse à la Requête de l’Accusé Mladen Naletilic en application de l’article 73 a) du Règlement de procédure et de preuve et de l’article 21 4) b) du Statut aux fins de repousser la date de l’ouverture du procès» (la «Réponse»). Le 24 août 2001, Vinko Martinović a déposé une déclaration intitulée «La Déclaration relative à la Requête de Mladen  Naletilic en application de l’article 73 a) du Règlement de procédure et de preuve et de l’article 21 4) b) du Statut aux fins de repousser la date d’ouverture du procès» (la «Déclaration »). Le 27 août 2001, Naletilic a déposé sa «Réponse à l’opposition du Procureur à la Requête de l’accusé aux fins de repousser la date de l’ouverture du procès».

Arguments des parties en faveur du report de la date du procès

2. Dans la Requête que vient appuyer la Déclaration, la Défense plaide le manque de temps et de moyens adéquats mis à sa disposition afin de se préparer au procès, le résultat étant qu’elle ne sera pas en mesure de commencer le procès le 10 septembre 2001. Elle affirme qu’en l’espèce, elle n’a pas disposé de suffisamment de temps pour enquêter de manière adéquate sur les nombreuses déclarations de témoins que l’Accusation lui a communiquées. Elle se plaint qu’elle n’a eu qu’un an pour se préparer au procès contre cinq ans pour l’Accusation. La Défense se plaint également de l’inégalité entre les ressources humaines et financières des deux parties. L’Accusation aurait affecté 34 enquêteurs à l’affaire, alors que l’équipe de la Défense n’est constituée que d’un conseil, d’un assistant juridique et de quatre enquêteurs. De plus, la Défense argue qu’elle n’a pas les ressources lui permettant de consacrer le temps requis à l’examen des documents se trouvant aux archives de la République de Croatie, de la Télévision d’État de la République de Croatie, du Ministère des affaires étrangères et de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Elle ajoute de surcroît que les enquêtes sont freinées parce qu’elle n’est pas en mesure d’accéder directement à la documentation et doit passer pour ce faire par le bureau de la République de Croatie pour la coopération avec le Tribunal. La Défense maintient que, afin de sauvegarder les droits de l’accusé en conformité avec l’article 21 4) b) du Statut, il est nécessaire de retarder la date d’ouverture du procès de six mois, jusqu’en mars 2002.

3. Dans la Requête, la Défense soulève une question distincte mais connexe : le fait que l’Accusation ne lui a pas communiqué la liste des témoins qu’elle entend citer ou la liste de ses moyens de preuve. La Défense allègue que cette carence l’a empêchée de se préparer comme il convient avant le 10 septembre 2001. Le 13 août 2001, l’Accusation a communiqué aux deux accusés la liste des dix premiers témoins qu’elle citera au procès. Dans la Déclaration, la Défense affirme qu’elle n’a donc pas eu suffisamment de temps pour préparer le contre-interrogatoire de ces témoins, et que l’Accusation aurait dû lui notifier la liste au moins deux mois à l’avance. La Défense affirme encore dans la Déclaration que l’Accusation a pu chercher à lui dissimuler la liste des témoins à charge afin de la contraindre à préparer le contre-interrogatoire de tous ces témoins, et, ainsi, l’empêcher de se concentrer sur ceux que l’Accusation a l’intention d’appeler les premiers à la barre.

Réponse de l’Accusation

4. L’Accusation s’oppose à la Requête aux fins de reporter le procès, et rejette les arguments de la Défense selon lesquels elle n’aurait pas disposé de suffisamment de temps pour se préparer. Elle soutient que, depuis le 11 octobre 2000, la Défense est en possession du Mémoire préalable au procès et de tous les autres documents déposés en conformité avec les dispositions de l’article 65 ter du Règlement. Elle soutient que l’espèce n’est pas plus complexe que les autres affaires entendues par le Tribunal. L’Accusation réfute également les affirmations de la Défense selon lesquelles celle-ci n’aurait pas disposé de moyens adéquats pour se préparer ; elle affirme que les conditions posées par l’article 21) 4) d) du Statut ont été remplies. L’Accusation concède qu’à diverses périodes depuis 1995, 34 différents enquêteurs ont pu travailler sur l’affaire, mais jamais simultanément. Pendant longtemps, seul deux enquêteurs ont été assignés à cette affaire à plein temps. À l’appui de son argument, l’Accusation invoque Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana1 et l’Arrêt Tadic2.

5. S’agissant de l’affirmation de la Défense selon laquelle l’Accusation ne lui a pas communiqué une liste indiquant l’ordre dans lequel elle appellerait ses premiers témoins, l’Accusation renvoie à la conférence de mise en état du 20 juillet 2001 au cours de laquelle la question a été examinée. L’Accusation soutient que, conformément à ses déclarations lors de ladite conférence, elle a préparé une lettre datée du 8 août 2001 informant la Défense des noms et de l’ordre de comparution des dix premiers témoins. Cependant, en raison des difficultés techniques encourues lors de l’envoi de la lettre par fac-similé, la liste n’a été remise à la Défense que le 13 août 2001.

Examen

6. Les dispositions pertinentes de l’Article 21 du Statut prévoient que :

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:

...

(b) A disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix;

7. Il est évident que l’Accusation et la Défense n’ont disposé ni du même temps ni des mêmes ressources pour préparer leurs causes respectives. Cependant, il est de jurisprudence constante au Tribunal que la véritable question n’est pas l’égalité de temps et de moyens des parties, mais il s’agit plutôt de savoir si une des parties, et en particulier l’accusé, a été placée dans une situation désavantageuse lors de la présentation de sa cause. Dans Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana il a été conclu que :

... le fait que les droits soient garantis à l‘Accusé ne doit pas être compris comme voulant dire que la Défense est habilitée à disposer des mêmes moyens et ressources que le Procureur. Toute autre interprétation serait contraire à la pratique des juridictions nationales du monde entier et serait incontestablement en porte-à-faux avec l’intention des auteurs du Statut du Tribunal.3

De même, dans l’Arrêt Tadić, après analyse d’un certain nombre d’affaires examinées dans le cadre des dispositions de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la Chambre d’Appel a arrêté que :

... l’égalité des armes oblige l’organe judiciaire à s’assurer qu’aucune partie n’est placée dans une situation désavantageuse lorsqu’elle présente sa cause.4

8. En l’espèce, la Chambre note que la comparution initiale de l’accusé Martinovic devant le Tribunal s’est déroulée le 12 août 1999, et celle de l’accusé Naletilic le 24 mars 2000. Par conséquent, les deux accusés ont disposé d’un laps de temps considérable pour préparer leurs causes respectives. À la conférence de mise en état du 7 décembre 2000 en l’espèce, la Chambre a indiqué aux parties qu’il se pourrait que le procès s’ouvre en mars 2001. Dès lors, les parties auraient dû être en mesure de commencer le procès.

9. Dans la Requête, la Défense se plaint de ce qu’elle n’a pas eu suffisamment de temps pour examiner les éléments de preuve en possession de diverses autorités, notamment la République de Croatie, la Télévision d’État de la République de Croatie, le Ministère des affaires étrangères et la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Il est évident pour la Chambre que les deux accusés ont disposé de délais et de moyens amplement suffisants pour se préparer au procès. S’agissant du temps et des ressources à leur disposition, ni l’un ni l’autre ne peut prétendre avoir été placé dans une situation si désavantageuse qu’il se trouverait dans l’incapacité de plaider sa cause de manière équitable et adéquate. Certes, l’affaire est complexe, mais pas au point que les parties requièrent plus de temps et de ressources pour préparer leur cause respective. Dès lors, la requête aux fins de reporter la date du procès est rejetée.

10. De même, l’argument distinct des coaccusés relatif au retard mis par l’Accusation à leur communiquer la liste des dix premiers témoins à charge, est également infondé. La Chambre prend acte du fait que lors de la conférence de mise en état du 20 juillet 2001, l’Accusation avait admis qu’elle pouvait remettre la première liste des témoins à charge à la Défense au moment même, sous réserve de changements éventuels. Cependant, l’Accusation n’avait entrepris aucune démarche pour remettre une liste de témoins éventuels à la Défense avant le 10 août 2001. Ce retard est des plus regrettables. Si l’Accusation était en mesure, comme elle l’a admis, de remettre à la Défense la liste - même provisoire - des témoins à charge le 20 juillet 2001, elle aurait dû le faire bien avant le 10 août 2001.

11. Cependant, nonobstant le retard de l’Accusation dans la communication à la Défense de la liste des témoins à charge, la Chambre estime que cette dernière n’en a subi aucun préjudice. La Défense ne dit pas que les témoins mentionnés dans cette liste sont de nouveaux témoins. Elle est en possession de leurs déclarations depuis longtemps, de même qu’elle sait qu’ils sont susceptibles d’être appelés à témoigner à charge au procès. Il n’apparaît donc nullement nécessaire d’enquêter davantage à ce stade sur le contenu des déclarations de ces témoins à charge. La communication à la Défense de l’ordre de comparution des témoins à charge a pour objectif de lui permettre de commencer la préparation du contre-interrogatoire. Le temps écoulé entre la communication de la liste et le début du procès devrait suffire amplement pour permettre aux Conseils de la Défense de préparer leur contre-interrogatoire respectifs des témoins mentionnés sur la liste. La plainte de la Défense concernant la communication tardive par l’Accusation de la liste des témoins à charge est rejetée.

12. L’administration de la justice ne peut être assurée de manière efficace et équitable qu’à condition que les parties s’engagent à coopérer pleinement avec le Tribunal et à suivre efficacement les instructions données. Dans ce cas précis, l’exécution tardive de la directive rendue par le juge lors de la conférence de mise en état n’a pas eu de conséquences préjudiciables graves. Cependant, l’Accusation et la Défense doivent dorénavant se considérer comme mises en demeure que tout manquement de leur part à exécuter un ordre ou une directive de la Chambre de première instance dans les délais impartis et de manière ordonnée, aura de lourdes conséquences pour la partie concernée. Devant certaines juridictions nationales, les parties ont coutume de recourir à des stratégies douteuses afin de détourner la partie adverse des vraies questions en cause. Ces pratiques sont découragées par cette Chambre de première instance. Celle-ci espère qu’au cours du procès qui va commencer, plutôt que de chercher à gagner des avantages tactiques déloyaux sur la partie adverse, les parties s’efforceront de coopérer afin d’assurer le déroulement efficace et convivial de cette instance.

13. Par ces motifs, la Chambre décide comme suit :

1. La Requête et la Déclaration de la Défense sont rejetées.

2. La date du procès est fixée au 10 septembre 2001.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 31 août 2001
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
________(signé)________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1. Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, Jugement, Affaire n° ICTR-95-1-T, 21 mai 1999, paragraphe 60.
2. Le Procureur c. Dusko Tadic, Arrêt, Affaire n° IT-94-1-A, 15 juillet 1999, paragraphe 48.
3. Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, Jugement, paragraphe 60.
4. Le Procureur c. Dusko Tadic, Arrêt, paragraphe 48.