Affaire n° : IT-04-74-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
26 septembre 2005

LE PROCUREUR

c/

JADRANKO PRLIC
(BRUNO STOJIC)
SLOBODAN PRALJAK
MILIVOJ PETKOVIC
(VALENTIN CORIC)
(BERISLAV PUSIC)

___________________________________________

DÉCISION PORTANT REJET DES EXCEPTIONS PRÉJUDICIELLES D’INCOMPÉTENCE DU TRIBUNAL

___________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Les Conseils des Accusés :

M. Bozidar Kovacic pour Slobodan Praljak
M. Camil Salahovic pour Jadranko Prlic
Mme Vesna Alaburic pour Milivoj Petkovic

1. Introduction

1. LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis  1991 (le « Tribunal ») est saisie de trois exceptions préjudicielles d'incompétence du Tribunal déposées les 14 et 15 décembre 2004 en application de l’article 72 A ) i) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») par les accusés Slobodan Praljak, Milivoj Petkovic et Jadranko Prlic (les « trois Accusés »).

2. Dans l’acte d’accusation du 3 mars 2004, les trois Accusés doivent répondre de 26 chefs, dont huit chefs de crimes contre l’humanité (persécution, assassinat, viol, expulsion, actes inhumains et emprisonnement), neuf chefs d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 (homicide intentionnel, traitements inhumains, expulsion, transfert et détention illégaux de civils, destruction non justifiée et appropriation illicite de biens) et neuf chefs de violations des lois ou coutumes de la guerre (traitements cruels, travail illégal, destruction sans motif de villes et de villages, destruction ou endommagement d’édifices consacrés à la religion ou à l’enseignement, pillage de biens publics ou privés, attaque illégale contre des civils et traitement cruel).

3. Les six Accusés sont poursuivis pour leur participation à une entreprise criminelle commune entre le 18 novembre 1991 et le mois d’avril 1994 environ, dans le but d’asservir politiquement et militairement les Musulmans de Bosnie et autres non-Croates qui vivaient dans des régions du territoire de la République de Bosnie-Herzégovine revendiquées par la Communauté croate (future république) de Herceg-Bosna, de les en chasser définitivement, de procéder à un nettoyage ethnique de ces régions, et de réunir ces dernières au sein d’une « Grande Croatie ».

4. Les six Accusés auraient occupé des postes de direction importants dans la communauté croate pendant la période couverte par l’acte d’accusation, à savoir :

- Premier Ministre et chef du Département des finances de Herceg-Bosna (Jadranko Prlic),

- Ministre adjoint de l’intérieur de BiH et chef du département de la défense de Croatie (Bruno Stojic),

- Ministre adjoint de la défense de Croatie (Slobodan Praljak),

- Chef de l’état-major général du HVO de Herceg-Bosna (Milivoj Petkovic),

- Ministre de l’intérieur de Herceg-Bosna et commandant de la police militaire du HVO (Valentin Coric),

- Président de la commission pour l’échange de prisonniers (Berislav Pušic).

Les Accusés sont tenus pénalement responsables, directement et individuellement en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal mais aussi indirectement en tant que supérieurs hiérarchiques responsables des actes commis par leurs subordonnés en vertu de l’article 7 3) du Statut du Tribunal.

I. Rappel de la procédure

5. Slobodan Praljak a déposé son exception préjudicielle d’incompétence du Tribunal le 14 décembre 2004. Milivoj Petkovic et Jadranko Prlic ont déposé les leurs le 15 décembre 2004.

6. Le Procureur a déposé sa réponse aux trois exceptions préjudicielles sous la forme d’un seul document le 28 janvier 2005.

7. Le 4 février 2005, Milivoj Petkovic et Jadranko Prlic ont chacun déposé une réplique donnant suite à la réponse du Procureur. Milivoj Petkovic a ensuite déposé un corrigendum à sa réplique le 8 février 2005. Slobodan Praljak n’a pas présenté de réplique.

II. Les objections relatives à la compétence du Tribunal

8. Dans leurs exceptions préjudicielles, les trois Accusés émettent plusieurs objections quant à la compétence du Tribunal. Certains arguments exposés dans ces requêtes se réfèrent cependant à d’autres questions qui n’ont rien à voir avec la compétence du Tribunal, comme le manque de précision de la présentation des crimes et des coauteurs dans l'acte d'accusation, ou la caractérisation prétendument préjudicielle des trois Accusés dans ce même texte ; ces questions relèvent plutôt des moyens de preuve ou de la forme de l'acte d'accusation et elles sont abordées dans la Décision de la Chambre de première instance du 22 juillet 2005 relative aux exceptions préjudicielles de la Défense fondées sur un vice de forme de l'acte d'accusation. D’après la Chambre, les arguments concernant la compétence du Tribunal peuvent se résumer comme suit  :

a. Le Tribunal n’a pas le pouvoir d’inventer de nouveaux crimes en vertu de son Statut ;

Les trois Accusés affirment, essentiellement, que, en les accusant de crimes prétendument commis en Bosnie-Herzégovine simplement parce qu’ils auraient appartenu à une entreprise criminelle commune, émanant du pouvoir politique ou militaire en Croatie à l’époque, le Procureur introduit véritablement un nouveau crime d’appartenance à une organisation illégale, ce qui viole le principe de la légalité (nullum crimen sine lege) et dépasse tant la compétence ratione materiae que la compétence ratione personae du Tribunal. Les trois Accusés considèrent que ni le droit international coutumier, ni le droit international conventionnel ne permettent de conclure que l’appartenance à une organisation illégale ou criminelle est en crime en soi1.

b. Le Tribunal n’a pas le pouvoir d’inventer de nouvelles formes de responsabilité pénale individuelle en vertu de son Statut ;

Les trois Accusés arguent aussi que l’introduction de l’entreprise criminelle commune (ECC) comme forme nouvelle et spéciale de responsabilité pénale est un prolongement illicite des dispositions de l’article 7 du Statut, qui se bornent à définir la responsabilité individuelle directe des personnes qui ont commis, ordonné, planifié, etc. un crime, ou la responsabilité indirecte des supérieurs hiérarchiques pour des crimes commis par leurs subordonnés s’ils connaissaient ou avaient des raisons de connaître les actes de leurs subordonnés et qu’ils n’avaient pas pris les mesures nécessaires pour empêcher que lesdits actes ne soient commis ou en punir les auteurs, mais pas la forme de responsabilité pénale contenue dans le concept de l'ECC. L’accusé Jadranko Prlic soutient que ce type de responsabilité pénale n’est même pas envisagé dans le fondement législatif du Tribunal2. En d’autres termes, le Tribunal n’a pas le pouvoir de modifier le Statut selon sa propre interprétation judiciaire3. Dans sa réplique, Milivoj Petkovic soutient d’autre part que la difficulté à accepter le concept d’ECC comme forme de responsabilité pénale telle qu’appliquée dans le présent acte d'accusation réside dans le fait que ce concept a perdu toute ressemblance avec la forme reconnue de responsabilité qui correspond à la « théorie du but commun  », parce que ratione personae, il a été bien trop élargi. Dans ce sens, Milivoj Petkovic affirme que l'ECC invoquée dans le présent acte d'accusation est un concept nouveau sans aucune base dans le Statut4.

c. Le Tribunal n’a pas le pouvoir d’établir la responsabilité pénale individuelle  en faisant abstraction de la causalité ;

Slobodan Praljak et Jadranko Prlic affirment que le Tribunal ne peut pas, de sa propre initiative, modifier les éléments de la responsabilité pénale au détriment des accusés en supprimant des parties essentielles de l’élément matériel nécessaire pour engager la responsabilité du supérieur hiérarchique. Ils soutiennent que, en mettant les trois Accusés en cause du seul fait de leur participation à une entreprise criminelle commune alléguée, sans chercher à établir une autre action criminelle, le Procureur élimine en substance la condition de causalité et qu’il tient tous les membres du HVO pour responsables des crimes, quelles qu’aient été leurs actions. Ces Accusés considèrent que cela équivaudrait à dénuer de tout sens la notion de responsabilité du supérieur hiérarchique ou à en éliminer tout fondement5.

d. Le Tribunal n’a pas le pouvoir d’accuser des civils pour une responsabilité de commandement qui ne s’applique qu’aux militaires ;

Jadranko Prlic ajoute qu’il ne peut pas, en tant que civil, être accusé sur la base de la responsabilité de commandement, notion qui, dans la majorité des sources juridiques internationales, ne s’applique qu’à des personnes appartenant à une structure militaire de commandement6. Dans ses conclusions, il explique que des supérieurs hiérarchiques civils ne disposent pas de l’autorité juridique nécessaire pour empêcher leurs subordonnés de commettre les crimes allégués, encore moins de les poursuivre par la suite.

e. Le Tribunal n’a pas le pouvoir de porter des accusations sur la base d’une participation à une entreprise criminelle commune (ECC) dans le cadre d’un conflit armé interne ;

Pour terminer, Jadranko Prlic argue que l’ECC n’est pas couverte par le droit international coutumier pour les conflits internes, contrairement à ce qui pourrait s’appliquer aux conflits armés internationaux7. Affirmant que les crimes allégués se sont produits en partie dans le contexte d’un conflit interne, il soutient donc que le Tribunal n’est pas compétent pour le poursuivre pour des crimes engageant sa responsabilité en tant que participant à une ECC pendant un conflit armé interne. Il invoque la Décision de la Chambre d'appel dans l'affaire Ojdanic à l’appui de la thèse selon laquelle la théorie de l'ECC ne s'applique que dans le cadre de conflits armés internationaux8.

III. La réponse du Procureur

9. Dans sa réponse aux trois exceptions préjudicielles, le Procureur a identifié en gros les mêmes questions que celles indiquées ci-dessus par la Chambre. Il a résumé les objections soulevées par les trois Accusés de la manière suivante :

- l’ECC ne relève pas de la compétence ratione materiae du Tribunal ;

- l’ECC, telle que comprise dans le présent acte d'accusation, correspond à une responsabilité pour appartenance à une organisation criminelle, ou pour la direction de celle-ci, ce qui dépasse la compétence ratione personae du Tribunal ;

- l’ECC, telle que comprise dans le présent acte d'accusation, viole le principe de la légalité (nullum crimen sine lege) ;

- le droit international coutumier ne permet nullement de mettre en cause un civil sur la base de la responsabilité de commandement en vertu de l’article 7 3) du Statut ;

- l'acte d'accusation n’indique pas que l’accusé Jadranko Prlic se soit rendu coupable de violations graves du droit international humanitaire.

10. S’agissant de la première question, le Procureur affirme qu’il existe une abondante jurisprudence qui reconnaît l’ECC comme donnant lieu à une forme acceptée de responsabilité qui a existé, et existe encore, dans le droit international coutumier. À ce sujet, le Procureur mentionne l’arrêt de la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic, qui a passé en revue la jurisprudence des procès qui ont suivi la deuxième guerre mondiale et qui a conclu que la notion de dessein commun comme forme de responsabilité de coauteur est fermement ancrée dans le droit international coutumier9. Le Procureur renvoie aussi à l’Arrêt de la Chambre d’appel dans l’affaire Ojdanovic qui a confirmé la conclusion de l’arrêt Tadic en la matière10. De l’avis du Procureur, la participation à une ECC n’est, en aucune façon, un crime à part entière11.

11. S’agissant du fait que l’accusation de participation à une ECC n’est pas applicable dans le cadre de conflits armés internes, comme le prétend Jadranko Prlic, le Procureur maintient que la notion d’ECC s’applique bel et bien à tous les conflits armés et il signale le paragraphe 232 de l'acte d'accusation qui indique simplement que pendant toute la période qui correspond aux crimes allégués, le pays « était le théâtre d’un conflit armé », sans plus de précisions12. Le Procureur ajoute que dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, la Chambre d’appel a clairement conclu qu’en vertu de l’article 3 du Statut, le Tribunal est compétent pour les crimes en question, qu’ils aient été commis dans le cadre d'un conflit armé international ou interne.

12. Pour ce qui est du deuxième argument de la Défense, le Procureur considère que les trois Accusés ont mal interprété le concept de responsabilité découlant de la participation à une ECC. Faisant une nouvelle foi référence à l’Arrêt concernant la compétence dans l’affaire Ojdanovic, il affirme que la responsabilité pénale dans l’exécution d’une ECC n’équivaut pas à la responsabilité découlant de la simple appartenance à une organisation ou de la conspiration en vue de commettre des crimes mais qu’il s’agit d’une forme de responsabilité concernant la participation à la commission d’un crime en tant que participant à ce qui constitue, comme son nom l’indique : une entreprise criminelle commune13. La mens rea requise pour la participation à une EEC ne se réduit pas, comme le prétend Petkovic, à la simple appartenance à une organisation criminelle ne nécessitant plus la connaissance de cause, mais comprend toujours l'intention que les crimes soient commis et suppose aussi un passage à l’acte conforme à cette intention. La question de savoir si c’était bien le cas pour les trois Accusés est bien différente et elle devra être tranchée au procès14. De l’avis du Procureur, l’élément matériel requis pour la participation à une ECC ne se réduit pas non plus à la simple appartenance à une organisation criminelle. L'acte d'accusation énumère clairement un certain nombre de moyens pour lesquels chaque accusé a participé à l’ECC et a, par conséquent, contribué à la commission des crimes qui lui sont reprochés.

13. S’agissant de la troisième objection de la Défense, que la théorie de l’ECC telle qu’invoquée dans l'acte d'accusation était inaccessible et imprévisible à l’époque des faits, le Procureur affirme que plusieurs facteurs, dont l’article  26 du code pénal de la République socialiste fédérale de Yougoslavie, donnaient suffisamment d’indications nécessaires aux Accusés pour qu’ils sachent que leur dessein commun et les actions conjointes dans le but de commettre des actes criminels étaient illicites et qu’ils pouvaient engager leur responsabilité pénale. L’Arrêt Ojdanovic établit clairement ce point et indique en outre que le caractère immoral ou atroce d’un acte est un élément qui peut également être pris en compte dans la mesure où il peut permettre de réfuter l’argument d’un accusé faisant valoir qu’il ignorait le caractère criminel de ses actes15.

14. Le Procureur examine ensuite la quatrième objection des Accusés, à savoir que des civils ne peuvent pas porter la responsabilité du commandement au sens de l’article  7 3) du Statut. Dans sa réponse, il soutient que la théorie de la responsabilité du supérieur hiérarchique – sans aucune distinction entre les supérieurs hiérarchiques militaires et civils – est bien reconnue tant dans le droit international coutumier que dans le droit international conventionnel depuis, au moins, la seconde guerre mondiale. En outre, la validité de cette théorie est clairement affirmée dans les décisions du Tribunal concernant les affaires Celebici et Brdjanin ainsi que dans les commentaires de l’article 86 2) du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève16. Affirmer, comme le fait Jadranko Prlic, que les fonctions civiles qui lui étaient attribuées ne l’exposaient à aucune responsabilité pénale revient tout bonnement à nier le contrôle de jure et de facto qu'il exerçait sur ses subordonnés ; cela sera prouvé au procès.

15. Finalement, en réponse à la cinquième objection soulevée par Jadranko Prlic, le Procureur affirme qu’en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut, les six Accusés sont conjointement accusés de crimes les plus graves contre l’humanité, de violations insignes des lois ou coutumes de la guerre et d’infractions graves aux Conventions de Genève. De l’avis du Procureur, Jadranko Prlic ne peut donc pas affirmer que l'acte d'accusation n’expose pas les violations graves qu’il aurait commises, sanctionnées par les articles 2, 3, 4 ou 5 du Statut, ni les éléments de ces crimes.

IV. Examen

16. S’agissant de la première objection soulevée par les trois Accusés, la Chambre partage l’avis exprimé par la Chambre d’appel dans les arrêts Tadic et Ojdanovic ainsi que par la Chambre de première instance dans le jugement Krstic, à savoir la participation à une ECC n’est qu’un mode d’engagement de la responsabilité pénale et non un crime en soi ; cela appert non seulement de la pratique du Tribunal mais aussi de la jurisprudence et de la législation nationale invoquées dans l’affaire Tadic17. L’ECC est une forme de commission des crimes allégués et la responsabilité engagée dans le cadre d’une ECC est toujours sujette à l’exigence que les membres aient eu l’intention nécessaire pour que les crimes allégués, ou d’autres crimes prévisibles soient commis, et qu’ils aient agi en ce sens (élément matériel). Lorsque des supérieurs hiérarchiques militaires ou des dirigeants politiques conviennent ensemble ou acceptent de faire commettre des crimes visés par le Statut et que certains d’entre eux, ou tous, prennent des mesures d’exécution de ces crimes, leur responsabilité conjointe pour ces crimes est engagée, et peu importe à cet égard qu’ils aient eu chacun la direction ou le commandement, de jure ou de facto, de subordonnés qui ont physiquement perpétré les crimes. En d’autres termes, le principe fondamental de l’ECC est l’acceptation consciente et informée – explicite ou tacite – par tous les participants à l’entreprise, que a) le but commun doit être atteint par la commission de crimes visés par le Statut et b) ces crimes sont finalement commis conformément à ce qui a été décidé. Voilà comment la commission du crime a lieu au sens de l’article 7 1) du Statut. Le fait de ne pas empêcher ou punir les crimes par la suite est un mode de responsabilité différent qui s’applique, en vertu de l’article  7 3) du Statut, aux supérieurs hiérarchiques qui n’ont pas pris les mesures nécessaires pour empêcher que les crimes ne soient commis ou en punir les auteurs.

17. On peut appliquer pratiquement le même raisonnement à la deuxième objection des trois Accusés, à savoir que le Tribunal ne peut pas introduire des formes de responsabilité pénale inédites dans le Statut. Encore une fois, la réponse est que rien n’a été introduit dans le Statut qui ne s’y trouvait déjà. L’ECC est une forme spéciale de commission des crimes couverts par le Statut et elle correspond à un mode d’engagement de la responsabilité pénale qui est bien ancré dans le droit international coutumier comme cela a été démontré dans l’arrêt Tadic. L’argument avancé par Milivoj Petkovic dans sa réplique à la réponse du Procureur, à savoir que l’ECC – qui, en raison de sa vaste portée ratione personae, va jusqu’à inclure pratiquement des dizaines de milliers de personnes – a perdu toute ressemblance avec ce qui avait été conçu au départ comme la « théorie du but commun ». La Chambre rappelle que, même si le nombre des participants à l’ECC alléguée dans l'acte d'accusation semble n’avoir aucune limite, il n’en reste pas moins que ce sont les Accusés qui sont jugés ici, et non toute l’entreprise criminelle, et que chacun d’eux est suffisamment bien identifié en tant que coauteur des crimes allégués dans l'acte d'accusation. Rien ne permet de supposer que le Tribunal outrepasse les limites sa compétence sur ce point (ultra vires). S'agissant du nombre illimité de personnes couvertes par l'ECC, c’est une question qui relève de la forme de l'acte d'accusation et que la Chambre a déjà examinée dans sa Décision du 22 juillet 2005 relative aux exceptions préjudicielles soulevées par les six Accusés concernant la forme de l'acte d'accusation.

18. La troisième objection soulevée par Jadranko Prlic et Slobodan Praljak au sujet de la compétence du Tribunal – à savoir que l'acte d'accusation fait abstraction de l’élément de causalité parce qu’il engage sur la seule base de la participation des Accusés à l’ECC, la responsabilité directe de ces derniers pour les crimes allégués – est essentiellement un prolongement de leur première objection, selon laquelle la participation à une ECC est en réalité un nouveau crime qui engage la responsabilité absolue ou objective des participants. Mais ce n’est pas le cas, comme cela est indiqué plus haut. L'acte d'accusation fait précisément référence à un certain nombre d'activités entreprises par chacun des Accusés en exécution de l'ECC. La Chambre ne voit donc pas comment on peut affirmer qu’il n’y a pas de relation causale entre les actions des Accusés et les crimes perpétrés sur le terrain. Que cela soit vrai ou non, c’est une question à trancher au procès et qui n'a donc pas sa place dans le cadre d'une exception préjudicielle d’incompétence du Tribunal.

19. Quatrièmement, Jadranko Prlic affirme qu’il ne peut pas, en tant que civil, être accusé sur la base de la responsabilité de commandement puisque celle-ci ne s’applique qu’à des personnes appartenant à la hiérarchie militaire. Comme l’ont fait remarquer la Chambre d’appel et d’autres Chambres de première instance du présent Tribunal et du Tribunal pénal international pour le Rwanda, la responsabilité de commandement s’applique de la même façon aux commandants militaires et aux supérieurs hiérarchiques civils18. La Chambre est convaincue que les deux Tribunaux ont tranché cette question.

20. Finalement, Jadranko Prlic affirme que la théorie de l’ECC ne s’applique pas aux conflits armés internes et que ce concept est donc inapplicable à la présente affaire dont le contexte est celui d'un tel conflit. Il fonde cette affirmation sur le fait que la Chambre d'appel n'a pas dit précisément, dans la Décision Ojdanic susmentionnée concernant la compétence, que l’ECC s’appliquait aux conflits tant internationaux qu’internes. L’affaire Ojdanic avait en effet pour cadre un conflit armé international et la Chambre d’appel l’a traitée comme telle ; la question de l’applicabilité de l’ECC aux conflits armés internes ne s’était donc pas posée. Jadranko Prlic n’avance pas d’autre argument pour étayer son point de vue selon lequel l’ECC ne s’applique qu’à des conflits armés internationaux. De l’avis de la Chambre, la question de savoir comment peut être engagée la responsabilité pénale de l’auteur d’un crime relève du droit pénal général et s’applique indifféremment à tous les crimes prévus par le droit pénal matériel ; les conditions nécessaires pour engager la responsabilité pénale sont évidemment différentes des éléments des crimes et l’article 7 du Statut –dont relève l’ECC – s’applique également aux articles  2 à 5 du Statut. La Chambre ne peut donc pas accepter la conclusion selon laquelle l’ECC, en tant que mode d’engagement de la responsabilité pénale individuelle, ne s’applique qu’aux conflits armés internationaux et non aux conflits armés internes ; rien ne peut expliquer pourquoi une ECC ne pourrait être créée dans le cadre d’un conflit armé interne et ses participants tenus pour individuellement responsables. Encore une fois, l’ECC n’est pas un crime en soi mais un mode d’engagement de la responsabilité pénale – par commission –quelle que soit la nature du conflit armé. En d’autres termes, les conditions pour mettre en cause la responsabilité pénale individuelle sont systématiquement différentes et indépendantes de la nature des crimes visés dans le Statut et il ne faudrait pas confondre ces deux éléments. La Chambre rejette donc cette objection.

Par ces motifs, et en application de l’article 72 du Règlement, LA CHAMBRE REJETTE les exceptions préjudicielles d'incompétence du Tribunal déposées par les accusés Slobodan Praljak, Milivoj Petkovic et Jadranko Prlic.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 26 septembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
______________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir la requête de Milivoj Petkovic, par. 6 à 8 et 40 à 44 ; la requête de Slobodan Praljak, par. 4 et 5 et la requête de Jadranko Prlic, par. 2 et 3.
2 - Voir la réplique de Jadranko Prlic à la réponse du Procureur, par. 6.
3 - Voir la requête de Milivoj Petkovic, par. 29 à 34 ; la requête de Slobodan Praljak, par. 6 et la requête de Jadranko Prlic, par. 4.
4 - Voir la réplique de Milivoj Petkovicà la réponse du Procureur, par. 12 et 13.
5 - Voir la requête de Slobodan Praljak, par. 11 à 13 et la requête de Jadranko Prlic, par. 13.
6 - Voir la requête de Jadranko Prlic, par. 10 à 12.
7 - Voir la requête de Jadranko Prlic, par. 5.
8 - Voir la Décision de la Chambre d’appel relative à l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par Dragoljub Ojdanic rendue le 21 mai 2003 dans Le Procureur c/ Milan Milutinovic, Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic (IT-99-37-AR72).
9 - Voir la réponse du Procureur, par. 4, qui fait référence à l’arrêt Tadic du 15 juillet 1999 (affaire IT-94-1-A), par. 197 à 229.
10 - Voir la réponse du Procureur, par. 5 et 6, qui fait référence à la Décision de la Chambre d’appel dans l’affaire Ojdanovic rendue le 21 mai 2003 (affaire IT-99-37-AR72), par. 29.
11 - Voir la réponse du Procureur, par. 16.
12 - Voir la réponse du Procureur, par. 8.
13 - Voir la réponse du Procureur, par. 11.
14 - Voir la réponse du Procureur, par. 13, faisant référence à la requête de Milivoj Petkovic, par. 36.
15 - Voir la réponse du Procureur, par. 21.
16 - Voir la réponse du Procureur, par. 27 à 31.
17 - Voir l’arrêt rendu par la Chambre d’appel le 15 juillet 1999 dans Le Procureur c/ Dusko Tadic (affaire IT-94-1-A) ; la Décision rendue par la Chambre d’appel le 21 mai 2003 dans Le Procureur c/ Milan Milutinovic, Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic (IT-99-37-AR72) et le jugement rendu par la Chambre de première instance le [date] dans Le Procureur c/  Krstic (IT-xx-yy-T).
18 - Voir par exemple l’arrêt rendu par la Chambre d’appel le 20 février 2001 dans l’affaire Celibici, Le Procureur c/ Delalic et consorts (affaire IT-96-21-A) ; le jugement rendu par la Chambre de première instance le 1er septembre 2004 dans le Procureur c/ Brdjanin (affaire IT-99-36-T) et l’arrêt rendu par la Chambre d’appel du TPIR le [date] dans le Procureur c/ Jean-Paul Akayesu (IT-xx-yy-A).