Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
M. le Juge Kevin Parker
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
3 février 2006
LE PROCUREUR
c/
JADRANKO PRLIC
BRUNO STOJIC
SLOBODAN PRALJAK
MILIVOJ PETKOVIC
VALENTIN CORIC
BERISLAV PUSIC
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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE CONSTAT JUDICIAIRE DE FAITS DE NOTORIÉTÉ PUBLIQUE ET D’ADMISSION DE MOYENS DE PREUVE DOCUMENTAIRES EN APPLICATION DES ARTICLES 94 A) ET 89 C) DU RÈGLEMENT
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Le Bureau du Procureur :
M. Kenneth Scott
M. Daryl Mundis
Les Conseils des Accusés :
M. Michael Karnavas et Mme Suzana Tomanovic pour
Jadranko Prlic
M. Tomislav Kuzmanovic et Mme Senka Nozika pour Bruno
Stojic
Mme Vesna Alaburic pour Milivoj Petkovic
M. Tomislav Jonjic pour Valentin Coric
M. Fahrudin Ibrisimovic pour Berislav Pusic
L’Accusé :
Slobodan Praljak
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),
ETANT SAISIE de la Requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits de notoriété publique et d’admission de moyens de preuve documentaires en application des articles 94 A) et 89 C) du Règlement, déposée le 27 décembre 2005 (la « Requête de l’Accusation »), par laquelle le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») prie la Chambre de première instance de dresser le constat judiciaire de faits de notoriété publique répertoriés à l’Annexe 1 de ladite Requête,
VU la Demande de traduction de documents présentée par Slobodan Praljak le 6 janvier 2006, dans laquelle l’Accusé Praljak affirme entre autres qu’il ne pourra pas répondre à la Requête de l’Accusation avant d’en avoir reçu la « traduction en croate »,
VU l’Ordonnance rendue par la Chambre de première instance le 17 janvier 20061, laquelle autorise l’Accusé Praljak à répondre aux requêtes dans un délai de 14 jours de la réception de leur traduction dans sa langue,
VU les réponses à la Requête de l’Accusation, respectivement présentées par les Accusés Valentin Coric le 13 janvier 2006 (la « Réponse de Coric »), Milivoj Petkovic le 16 janvier 2006 (la « Réponse de Petkovic »), Jadranko Prlic le 17 janvier 2006 (la « Réponse de Prlic »), Pusic le 19 janvier 2006 (la « Réponse de Pusic »), Stojic le 27 janvier 2006 (la « Réponse de Stojic ») et Praljak le 31 janvier 2006 (la « Réponse de Praljak »),
VU la Demande de l’Accusation pour être autorisée à déposer une réplique faisant suite aux réponses de la Défense à la Requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire de faits de notoriété publique et d’admission de preuves documentaires en application des articles 94 A) et 89 C) du Règlement, déposée par l’Accusation le 25 janvier 2006 (la « Réplique de l’Accusation » ou la « Réplique »),
ATTENDU que, dans la Réplique, l’Accusation s’élève contre le fait que toutes les Réponses présentées par les Accusés assistés d’un conseil ont été déposées en dehors du délai établi à l’article 126 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), lequel dispose que toute réponse à une requête est déposée dans les quatorze jours du dépôt de ladite requête, et que toute réplique est déposée dans les sept jours suivant le dépôt de la réponse, sur autorisation de la Chambre compétente,
ATTENDU que toutes les Réponses présentées par les Accusés assistés d’un conseil ont bien été déposées en dehors du délai susvisé, mais que la Réplique de l’Accusation n’a pas non plus été déposée dans les temps en ce qu’elle donnait suite à la Réponse de Coric, à la Réponse de Petkovic et à la Réponse de Prlic,
ATTENDU que, lorsque les Accusés assistés d’un conseil ont reçu la Requête de l’Accusation par le courrier entre le 2 et le 5 janvier 2006, ils auraient dû remarquer la date de dépôt indiquée sur la Requête et immédiatement demander à la Chambre de première instance de proroger le délai imparti pour le dépôt de leurs réponses, et que, de la même manière, l’Accusation aurait dû demander une prorogation du délai de dépôt de sa Réplique en ce qu’elle donnait suite à la Réponse de Coric, à la Réponse de Petkovic et à la Réponse de Prlic2,
ATTENDU toutefois que, dans le cas présent, il est dans l’intérêt de la justice de reconnaître la validité du dépôt des Réponses de la Défense et de la Réplique de l’Accusation,
ATTENDU que l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation contient des résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU, des rapports et des lettres provenant d’organes de l’ONU tels que le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale, et le Secrétaire général, des rapports du Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, et des lettres adressées au Secrétaire général ou au Président du Conseil de sécurité de l’ONU par les représentants de certains pays auprès de l’ONU,
ATTENDU également que certains des documents susvisés sont accompagnés d’annexes contenant, entre autres, des accords signés par l’Accusé Milivoj Petkovic3, le rapport final de la commission d’experts établie en application de la résolution 780 du Conseil de sécurité de l’ONU4, un communiqué de presse de la FORPRONU5, des lettres du Comité directeur de la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie 6, une déclaration commune des directeurs politiques des Ministères des affaires étrangères de Bosnie-Herzégovine, de Croatie et de Turquie, des déclarations communes des anciens Présidents Mate Boban et Alija Izetbegovic7, ainsi qu’une déclaration écrite d’une ONG, la Société pour les peuples menacés, adressée au Secrétaire général de l’ONU8,
ATTENDU que l’Accusation a prié la Chambre de première instance de « bien vouloir dresser le constat judiciaire des faits de notoriété publique exposés dans les documents répertoriés à l’annexe 1 [de la Requête de l’Accusation] et en admettre le versement au dossier9 »,
ATTENDU que l’Accusation fonde sa Requête sur l’un et l’autre, et non pas sur l’un ou l’autre, des articles 89 C) et 94 A) du Règlement, et qu’elle l’a formulée de manière à laisser entendre que les conditions préalables à l’application de l’article 94 A) sont liées aux critères d’admissibilité des éléments de preuve posés à l’article 89 C), à savoir la valeur probante et la pertinence10,
ATTENDU cependant qu’il est souligné dans la Réplique de l’Accusation que, dans sa Requête, l’Accusation « sollicite deux actions liées, mais qui peuvent être distinctes » : le versement au dossier des documents énumérés à l’Annexe 1 de la Requête, et le constat judiciaire des faits qui y sont exposés, et ATTENDU que, si la Chambre de première instance décide de ne pas dresser de constat judiciaire de tout ou partie desdits faits, l’Accusation demande que tous les documents soient néanmoins versés au dossier, en application de l’article 89 C) du Règlement 11,
ATTENDU qu’une Chambre peut dresser le constat judiciaire de faits de notoriété publique en application de l’article 94 A) lorsque lesdits faits sont de notoriété publique et n’ont pas besoin d’être prouvés, et ne sauraient donc être contestés au procès12,
ATTENDU cependant qu’un élément de preuve (tel que mentionné à l’article 89 C) du Règlement) permet d’établir ou de réfuter une allégation de fait13, et que pour qu’un tel élément de preuve soit admissible, une partie doit démontrer sa pertinence, sa valeur probante, et sa fiabilité14,
ATTENDU qu’un fait de notoriété publique, n’ayant pas besoin d’être prouvé, ne saurait être considéré comme un « élément de preuve »15,
ATTENDU que, s’il incombe clairement au juge de la mise en état et à la Chambre au sein de laquelle celui-ci est désigné de prendre toutes les mesures nécessaires afin que l’affaire soit en état pour un procès équitable et rapide16, la présente Chambre de première instance estime qu’il appartient au collège qui entendra l’affaire de se prononcer sur la Requête de l’Accusation17, dans la mesure où y est sollicitée l’admission d’éléments de preuve répertoriés à l’Annexe 1 en application de l’article 89 C) du Règlement, ce qui requiert un examen critique du contenu desdits éléments de preuve et de la manière dont ils seront présentés au procès,
ATTENDU que, par conséquent, la présente Chambre de première instance, à ce stade de l’affaire, examinera uniquement les aspects de la demande de l’Accusation qui relèvent de l’article 94 A) du Règlement,
ATTENDU que le constat judiciaire de faits de notoriété publique en application de l’article 94 A) du Règlement peut être dressé à deux conditions : les faits contenus dans les documents présentés par la partie requérante doivent tout d’abord être reconnus comme « faits de notoriété publique »18 ; ensuite, il s’agit de déterminer que ces faits de notoriété publique ne peuvent raisonnablement être contestés19,
VU l’argument de l’Accusation, selon lequel les documents répertoriés à l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation (les « documents ») relèvent de l’article 94 A) du Règlement « car il s’agit de documents officiels de l’ONU ayant directement trait au conflit qui a eu lieu sur le territoire de l’ex-Yougoslavie de 1992 à 1995 », et qu’« [o]n peut à juste titre considérer les faits figurant dans les documents de l’ONU comme relevant des “règles de droit d’un État”, du “droit international ”, de “faits historiques” et de “l’ordre de la nature” ou comme des “faits objectivement et immédiatement vérifiables par le recours à des sources dont on ne peut sérieusement contester la fiabilité” »20,
ATTENDU, eu égard à la première condition susvisée, que les éléments d’information contenus dans les documents ne peuvent pas être considérés comme généralement connus ou de notoriété publique du simple fait qu’ils ont été fournis par un organe des Nations Unies,
ATTENDU qu’il incombe à l’Accusation de prouver que les faits ne peuvent raisonnablement être contestés, et non pas aux Accusés de prouver qu’ils sont douteux 21,
ATTENDU qu’il ne suffit pas qu’un fait soit mentionné dans un document produit par un autre organe, non juridique, de l’ONU, pour qu’il devienne « raisonnablement incontestable », et que de nombreux documents répertoriés à l’Annexe 1 de la Requête contiennent des conclusions et des présentations qui ne sont pas de nature factuelle,
ATTENDU que, dans sa Requête, l’Accusation affirme que les éléments d’information contenus dans les documents permettent de déterminer ou de prouver certains aspects primordiaux de ses moyens, notamment 1) « l’existence d’une attaque généralisée et systématique menée de 1992 à 1994 contre les Musulmans de Bosnie et les autres non-Croates dans les municipalités mentionnées, et plus précisément […] l’existence des crimes commis dans de nombreux villages, notamment Sovici, Doljani, Mostar, Stolac et Stupni Do », 2) que « les sévices infligés aux prisonniers dans les camps de détention (Heliodrom, Dretelj, Ljubuski, Vitina, Prozor et Stolac) s’inscrivaient dans l’objectif poursuivi par les autorités croates de Bosnie de procéder à un “ nettoyage ethnique” de la région, en la débarrassant de sa population musulmane, et n’étaient qu’une facette d’une vaste campagne de persécutions dirigée contre les populations musulmane et non croate de Bosnie », et 3) que « la région visée à l’acte d’accusation modifié était le théâtre d’un conflit armé international au moment de la commission des crimes allégués », et ATTENDU que, si tel est le cas, ces éléments d’information relèvent clairement du domaine de la preuve et non de celui de la « notoriété publique »,
ATTENDU que l’Accusation fait valoir qu’« [i]l appartiendra à la Chambre de première instance de déterminer le poids à accorder à ces éléments de preuve au cours du procès et une fois que les parties auront exposé l’ensemble de leurs preuves et prétentions22 », et qu’elle reconnaît ainsi que la nature des faits mentionnés dans les documents n’est pas celle de faits de notoriété publique, mais bien celle d’éléments de preuve,
ATTENDU que, dans l’affaire Celebici, la Chambre de première instance a déclaré « s’[être] fondée » sur « les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Assemblée générale des Nations Unies, le Rapport final de la Commission d’experts des Nations Unies, les rapports du Secrétaire général de l’ONU, ainsi que les diverses déclarations de la Communauté européenne et de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE)23 », mais que, contrairement à ce qui est avancé dans la Requête de l’Accusation24, elle n’avait pas dressé en application de l’article 94 A) du Règlement le constat judiciaire des faits mentionnés dans ces documents, mais les avait admis pour la plupart par le biais de témoignages25,
ATTENDU que, par conséquent, les faits mentionnés dans les documents dont il est fait état à l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation ne peuvent pas être considérés en bloc comme des faits de notoriété publique, que l’Accusation n’a pas démontré que ces faits ne pouvaient raisonnablement être contestés, et qu’il ne convient donc pas de dresser leur constat judiciaire en application de l’article 94 A), et ATTENDU qu’il serait prématuré, au stade actuel de l’affaire, de les admettre en application de l’article 89 C), mais que l’Accusation pourra demander leur admission pendant le procès, selon les modalités habituelles,
VU la Réponse de Petkovic et la Réponse de Stojic, dans lesquelles les deux Accusés se plaignent qu’ils n’ont pas reçu la traduction en B/C/S des documents figurant à l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation26, ce à quoi l’Accusation a répliqué que rien ne donnait aux Accusés le droit d’obtenir une telle traduction27,
VU la Réponse de Praljak, dans laquelle l’Accusé demande le rejet de la Requête de l’Accusation28, et fait valoir qu’au moment du dépôt de sa Réponse, il n’avait pas encore reçu la traduction en B/C/S des documents figurant à l’Annexe 1 de la Requête de l’Accusation,
ATTENDU que, à la lumière du dispositif de la présente décision, et indépendamment du droit éventuel des Accusés Stojic et Petkovic à réclamer la traduction des documents figurant à l’Annexe 1, la traduction desdits documents n’est pas nécessaire à l’heure actuelle,
PAR CES MOTIFS, en application des articles 73 et 94 A), 89 C) et 127 ii) du Règlement,
FAIT DROIT à la Demande de l’Accusation pour être autorisée à déposer une réplique, et
REJETTE la Requête.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 3 février 2006
La Haye (Pays-Bas)
Le Président
___________
Carmel Agius
[Sceau du Tribunal]