Affaire n° : IT-04-74-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
30 juillet 2004

LE PROCUREUR

c/

JADRANKO PRLIC
BRUNO STOJIC
SLOBODAN PRALJAK
MILIVOJ PETKOVIC
VALENTIN CORIC
BERISLAV PUSIC

_________________________________________

ORDONNANCE RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE MILIVOJ PETKOVIC

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Le Conseil de l’Accusé :

Mme Vesna Alaburic

La République de Croatie :

Le Ministère de la justice

Le Royaume des Pays-Bas :

Le Ministère de la justice et
le Ministère des affaires étrangères

I. Introduction

1. La Chambre de première instance I (la « Chambre de première instance ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une demande de mise en liberté provisoire déposée par l’accusé Milivoj Petkovic à titre confidentiel le 21 juin 2004 («  The Accused Milivoj Petkovic’s Motion for Provisional Release ») par laquelle la Défense demande à la Chambre de première instance d’ordonner la mise en liberté provisoire de Milivoj Petkovic (« l’Accusé ») motif pris de ce qu’il se représentera et ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne (la «  Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic »).

II. Rappel de la procédure

2. Le 4 mars 2004, le Juge Jean-Claude Antonetti a confirmé l’acte d’accusation établi contre l’Accusé. Ce dernier doit ainsi, avec Jadranko Prlic, Bruno Stojic, Slobodan Praljak, Valentin Coric et Berislav Pusic, répondre de 8 chefs de crimes contre l’humanité (persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, assassinat, viol, expulsion, actes inhumains et emprisonnement)  ; de 9 chefs d’infractions graves aux Conventions de Genève (homicide intentionnel, traitements inhumains [violences sexuelles], expulsion illégale, transfert illégal et détention illégale de civils, destruction arbitraire et appropriation illégale de biens) ; et de 9 chefs de violations des lois ou coutumes de la guerre (traitements cruels, travail illégal, destruction sans motif de villes et de villages, dévastation non justifiée, destruction d’édifices consacrés à la religion ou à l’enseignement, ainsi que le fait de répandre la terreur), et ce, pour avoir participé, entre le 18 novembre 1991 ou vers cette date et avril 1994 environ, à une entreprise criminelle commune dont le but était d’asservir politiquement et militairement les Musulmans de Bosnie et autres non-Croates qui vivaient dans des territoires de la République de Bosnie-Herzégovine revendiqués par la Communauté croate de Herceg- Bosna, de les en chasser définitivement, de procéder à un nettoyage ethnique de ces territoires, et de réunir ces derniers au sein d’une « Grande Croatie ».

3. Après avoir confirmé l’acte d’accusation, le Juge Antonetti a délivré un mandat d’arrêt portant ordre de transfèrement de l’Accusé à l’adresse des autorités de la République de Croatie1. Le 31 mars  2004, le Gouvernement de la République de Croatie a signifié le mandat d’arrêt et un acte d’accusation expurgé à chacun des coaccusés. Le 5 avril 2004, les accusés ont tous été transférés au siège du Tribunal et leur comparution initiale a eu lieu le lendemain devant le Juge Alphons Orie, juge de la mise en état en l’espèce, qui a ordonné leur placement en détention.

4. Le 2 juillet 2004, l’Accusation a déposé à titre confidentiel sa réponse à la Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic (« Prosecution Response to the Accused Milivoj Petkovic’s Motion for Provisional Release ») (la « Réponse de l’Accusation ») dans laquelle elle reprend des points généraux abordés dans la réponse à la demande de mise en liberté provisoire déposée le 21 juin 2004 par Valentin Coric, coaccusé en l’espèce. Le 12 juillet 2004, l’Accusé a déposé une réplique (« the Accused Milivoj Petkovic’s Reply to the Prosecution’s Response to the Accused’s Motion for Provisional Release ») (la « Réplique »).

5. Le 15 juillet 2004, l’Accusation a demandé à la Chambre dans une requête confidentielle de surseoir à statuer sur les demandes de mise en liberté provisoire jusqu’à ce qu’elle ait reçu certaines informations supplémentaires.

6. Le 19 juillet 2004 s’est tenue une audience publique durant laquelle les parties ont présenté leurs arguments sur la question de la mise en liberté provisoire (l’ « Audience consacrée à l’examen des demandes de mise en liberté » ou l’« Audience  »). Des représentants du Gouvernement de la République de Croatie et du Gouvernement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine étaient présents à l’Audience.

7. Le 26 juillet 2004, les conseils de tous les accusés en l’espèce se sont opposés à la demande de sursis à statuer de l’Accusation, arguant qu’elle n’était pas fondée en fait, qu’il n’était pas certain que l’Accusation obtienne les informations demandées dans un délai raisonnable — si tant est qu’elle en obtienne jamais — et que l’Accusation n’avait avancé aucun moyen juridique précis susceptible de justifier sa demande de sursis à statuer.

8. Le 29 juillet 2004, l’Accusation a déposé un rapport de l’OTAN concernant l’accusé Milivoj Petkovic (« Prosecution’s Submission of NATO Report Concerning the Accused Milivoj Petkovic »). Ce rapport, établi par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (l’« OTAN ») qui commande la Force de Stabilisation (la « SFOR ») en Bosnie -Herzégovine, fournit des informations sur l’Accusé qui justifient, selon l’Accusation, qu’elle s’oppose à sa demande de libération provisoire.

III. Droit applicable

9. L’article 64 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») prévoit notamment qu’« SaCprès son transfert au siège du Tribunal, l’accusé est détenu dans les locaux mis à disposition par le pays hôte ou par un autre pays ».

10. Les paragraphes A) et B) de l’article 65 du Règlement définissent les conditions dans lesquelles une Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé :

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

11. L’article 21 3) du Statut du Tribunal (le « Statut ») exige que toute personne accusée soit présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie. Cette disposition exprime et reprend les normes internationales consacrées, entre autres, par l’article 14 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « Pacte international ») et par l’article 6 2) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la « Convention européenne  »). En outre, l’article 9 3) du Pacte international souligne, entre autres, que « [l]a détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l’intéressé à l’audience ». L’article 5 3) de la Convention européenne dispose notamment que « [t]oute personne arrêtée ou détenue […] a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. » Ces instruments de protection des droits de l’homme font partie intégrante du droit international public.

12. L’article 65 du Règlement doit être lu à la lumière du Pacte international, de la Convention européenne et de la jurisprudence applicable.

13. La Chambre de première instance considère qu’en règle générale, pour refuser de libérer un accusé, il faut apprécier si les exigences de l’intérêt public, nonobstant la présomption d’innocence, l’emportent sur la nécessité de veiller au respect de la liberté individuelle de l’accusé. Un arbitrage s’impose. Pour commencer, il convient d’établir si les deux conditions préalables expressément énoncées à l’article 65  B) ont été remplies. Celles-ci doivent l’être toutes les deux. Autrement dit, si la Chambre de première instance n’a pas la certitude, à la fois que l’accusé se représentera et qu’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne, elle doit rejeter la demande de mise en liberté provisoire2. Dans ces conditions, il incombe à l’accusé de convaincre la Chambre de première instance qu’il comparaîtra et qu’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. La charge qui pèse sur l’accusé est lourde compte tenu des limites de la compétence du Tribunal et de son pouvoir de coercition3.

14. En outre, le principe général de proportionnalité doit être pris en compte dans l’interprétation de l’article 65 du Règlement. Une mesure en droit international public n’est proportionnée que si elle est 1) appropriée, 2) nécessaire, et 3) si son degré et sa portée restent raisonnables par rapport à l’objectif envisagé. Des mesures procédurales ne devraient jamais être arbitraires ou excessives. Si une mesure plus douce suffit, elle doit être appliquée4.

15. Lorsqu’on examine les deux conditions préalables expressément fixées par l’article  65 B), il faut se rappeler qu’il existe des facteurs propres au fonctionnement du Tribunal qui peuvent influencer l’évaluation du risque de fuite ou de pressions sur les témoins. Ces facteurs ne sont, en tant que tels, normalement ni décisifs ni négligeables dans les cas d’espèce et doivent être considérés à la lumière de l’ensemble des informations soumises à la Chambre. Ils peuvent cependant se révéler décisifs s’ils accroissent sensiblement le risque de voir l’accusé ne pas se présenter devant le Tribunal ou faire pression sur les témoins, et si la Chambre ne peut, dans le cas concret dont elle est saisie, trouver des circonstances leur faisant contrepoids5.

16. Parmi ces facteurs, il y a notamment le fait que le Tribunal ne dispose pas de moyens propres pour exécuter un mandat d’arrêt ou pour arrêter de nouveau un accusé mis en liberté provisoire. Le Tribunal doit aussi compter sur la coopération des États pour surveiller les accusés libérés. Il faut donc faire preuve de prudence dans l’évaluation du risque de fuite d’un accusé. Selon les circonstances, l’absence de moyens de coercition propres peut créer ou non un obstacle tel qu’une Chambre refusera la mise en liberté provisoire. Une autre solution pourrait être d’imposer des conditions strictes à l’accusé ou de demander des garanties précises au gouvernement concerné. À cet égard, la reddition spontanée antérieure de l’accusé n’est pas sans importance dans l’évaluation du risque de non-représentation6.

17. Il est à noter qu’une Chambre de première instance a toujours le pouvoir de refuser de libérer un accusé même si elle est convaincue que celui-ci respectera les deux conditions fixées par le Règlement7. Il s’ensuit que les conditions expressément énoncées à l’article 65 B) ne constituent pas une liste exhaustive des raisons pour lesquelles une demande de mise en liberté doit être rejetée dans un cas donné. Une Chambre jugera parfois nécessaire de prendre en considération les manifestations d’une volonté d’obstruction, autres que la fuite ou les pressions exercées sur les témoins. L’accusé peut, par exemple, chercher à détruire des moyens de preuve documentaires, à faire disparaître les traces de certains crimes allégués ou encore à s’entendre avec des coaccusés en fuite. Certains facteurs, tels que la proximité de la date du jugement ou de l’ouverture du procès, peuvent, eux aussi, militer contre une mise en liberté. De plus, il est parfois dans l’intérêt public de maintenir en détention l’accusé dans certaines circonstances, s’il y a de bonnes raisons de croire que celui-ci pourrait à nouveau commettre des crimes8.

18. En conclusion, la Chambre de première instance estime que, pour interpréter l’article 65 du Règlement, elle doit s’attacher à la situation réelle du demandeur concerné, et qu’en conséquence, l’article doit s’appliquer eu égard aux faits de l’espèce, et non in abstracto9.

19. La Chambre de première instance en vient à procéder à une évaluation compte tenu des arguments avancés par les parties, des conclusions qu’elles ont déposées, des faits de l’espèce, et des garanties fournies par l’Accusé et par les autorités compétentes, considérés dans leur ensemble.

IV. Examen

20. La Défense de Milivoj Petkovic assure que l’Accusé se représentera en faisant valoir notamment que :

– Milivoj Petkovic s’est rendu volontairement10 ;

Milivoj Petkovic a confirmé, par des paroles et des actes, qu’il était sincèrement disposé à coopérer pleinement avec le Tribunal. Il a comparu en tant que témoin dans deux procès (Blaškic et Kordic11). Il n’a jamais rien déclaré qui puisse raisonnablement être compris ou interprété comme le signe d’une volonté de faire un faux témoignage12, et ni la Chambre de première instance ni l’Accusation n’ont contesté, sur quelque point que ce soit, le témoignage de l’Accusé. Pour se préparer à témoigner dans l’affaire Blaškic, il a seulement demandé au Ministère de la défense de l’aider à reconstituer sur ordinateur des opérations militaires13  ;

tous les membres de la famille de Milivoj Petkovic habitent en République de Croatie où lui-même réside de manière permanente. Il n’a pas d’autre nationalité14. L’Accusé ne s’opposerait pas à ce qu’il soit libéré à Split, la ville où il réside de manière permanente, même si son conseil et son épouse, souffrante, préféreraient qu’il soit libéré à Zagreb15 ;

– Milivoj Petkovic n’a ni épargne ni biens substantiels, n’a jamais adhéré à un parti politique et n’a jamais exercé de fonction politique ou gouvernementale16. Si l’on venait à considérer « l’influence et l’autorité dont jouissait l’Accusé du fait de ses fonctions militaires passées » comme des raisons valables pour rejeter sa demande, il ne pourrait alors jamais espérer une mise en liberté provisoire17 ;

– Il n’existe aucun lien concret ou logique entre Milivoj Petkovic et l’« Opération La Haye »18 ;

– La tendance qu’a l’Accusation à utiliser la détention préventive comme moyen de pression pour « faciliter » la coopération de l’Accusé va à l’encontre du principe de justice. Par ailleurs, l’Accusation n’a jamais demandé à interroger l’Accusé19.

21. La Défense de Milivoj Petkovic assure que l’Accusé ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne, en faisant valoir que :

– L’enquête menée sur Milivoj Petkovic s’est achevée et l’Accusation a déjà interrogé tous les témoins et recueilli tous les documents qu’elle estimait pertinents et suffisants pour sa cause20 ;

– Il n’y a pas la moindre preuve que l’Accusé ait tenté de faire obstacle à l’enquête de l’Accusation, d’influencer des témoins potentiels, de détruire des documents ou d’entraver, de quelque autre manière, le cours de la justice21  ;

– L’épouse de l’Accusé est souffrante et ce dernier ne fera rien qui puisse conduire à la révocation de sa mise en liberté provisoire22.

22. La Chambre de première instance prend acte et tient dûment compte de l’engagement par écrit qu’a pris l’Accusé23 ainsi que des propos qu’il a tenus à l’Audience. L’Accusé s’est, notamment, engagé à ne pas sortir de la municipalité dans laquelle il a choisi de résider, à Zagreb, à se présenter une fois par semaine au poste de police local, à ne discuter de l’affaire avec quiconque, à n’avoir de contact avec aucun autre accusé, à n’exercer aucune fonction officielle en République de Croatie, à n’avoir aucun contact avec des témoins, à ne pas entraver, de quelque manière que ce soit, le cours de la justice, à se représenter et à répondre à toute convocation du Tribunal et, enfin, à se conformer à toute ordonnance de la Chambre de première instance. L’Accusé s’est en particulier engagé à « se conformer strictement à toute autre disposition que la Chambre de première instance estimera nécessaire24 .

23. Au cours de l’Audience, l’Accusé a déclaré : « Cela fait sept ans maintenant que je vis sous la menace d’une mise en accusation par ce Tribunal. J’ai répondu aux deux convocations qu’il m’a adressées. Je suis informé de la nature des accusations portées contre moi et de la peine que j’encours si je suis reconnu coupable. Pendant ces sept années, je n’ai pas songé une seule fois à prendre la fuite. Bien au contraire, j’ai décidé de venir à La Haye25.  » S’agissant du témoignage de l’Accusé dans l’affaire Blaskic, la Défense a souligné que la sincérité de ses propos n’avait jamais été mise en cause26. En outre, l’Accusé soutient que son procès ne s’ouvrira que dans quelques années 27.

24. Dans sa Réponse, l’Accusation s’oppose à la Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic en faisant notamment valoir que :

– L’Accusé n’a pas assorti les garanties qu’il a fournies de preuves suffisantes concernant les biens qu’il possède à Zagreb et les liens étroits qui l’unissent à cette ville28 ;

– Les garanties apportées par la République de Croatie ne sont pas fiables. L’Accusation soutient, à titre d’exemple, que le Gouvernement croate, qui s’est vigoureusement opposé à la mise en accusation de l’Accusé, se veut en même temps « un garant neutre jouant les agents de police ». Ce Gouvernement s’est aussi abstenu pendant huit ans d’arrêter l’accusé Rajic et il n’a toujours pas appréhendé Ante Gotovina29  ;

– Même s’il est à la retraite des cadres de l’armée, l’Accusé a encore le pouvoir d’exercer des pressions sur des victimes, des témoins et d’autres personnes30  ;

– Le fait que Milivoj Petkovic a coopéré étroitement avec le Gouvernement croate pour préparer son témoignage31 (l’Accusation fait référence aux propos de l’Accusé figurant dans deux passages du procès-verbal de son entrevue du 13 avril 1999 avec le Président Franjo Tudman, révélant la coopération étroite entre l’Accusé et le Gouvernement croate dans la préparation de son témoignage au procès Blaskic) et qu’il a participé à une réunion portant sur une opération du Gouvernement croate baptisée « Opération La Haye »32 font craindre que l’Accusé n’ait la volonté et la capacité d’entraver le cours de la justice, notamment en exerçant des pressions sur des victimes, des témoins et d’autres personnes et en les influençant33.

25. L’Accusation a évoqué les avantages qu’il y avait à maintenir l’Accusé en détention au Quartier pénitentiaire des Nations Unies s’il acceptait, comme il a été invité à le faire, d’être interrogé par le Bureau du Procureur. La Chambre de première instance souligne cependant que la question de la coopération d’un accusé avec le Bureau du Procureur ne devrait pas, en principe, être de celles qui pourraient justifier un rejet d’une demande de mise en liberté provisoire. Le droit fondamental d’un accusé à garder le silence risquerait sinon d’être bafoué.

26. Par ailleurs, l’Accusation laisse entendre que du fait des hautes fonctions militaires qu’il exerçait dans la chaîne de commandement de la Herceg-Bosna/HVO, l’Accusé tentera probablement de se soustraire à la justice ou d’en entraver le cours, d’une manière ou d’une autre, en menaçant une victime, un témoin ou toute autre personne.

27. Les arguments de l’Accusation ne convainquent pas la Chambre de première instance. Même si l’Accusé conserve une influence, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il va en user de manière illicite. À ce propos, la Chambre de première instance doit se fier aux éléments de preuve dont elle dispose. Puisque rien ne donne à penser que, depuis la confirmation de l’acte d’accusation établi à son encontre, l’Accusé ait entravé le cours de la justice, la Chambre estime que les éléments de preuve ne suffisent pas à conclure que s’il venait à être élargi, Milivoj Petkovic pourrait mettre en danger des témoins et des victimes comme le soutient l’Accusation. Aucun danger précis n’a été décelé. L’appréciation de ce danger, prévue à l’article 65 du Règlement, ne peut se faire in abstracto.

28. Milivoj Petkovic est accusé d’avoir pris part à des crimes graves et s’il est déclaré coupable, il encourt une peine lourde. Une telle perspective peut fortement l’inciter à se soustraire à la justice. Toutefois, mis en avant dans l’abstrait, cet argument ne peut à lui seul justifier le rejet de la demande de l’Accusé. Tous les accusés qui comparaissent devant ce Tribunal encourent, s’ils sont reconnus coupables, des peines lourdes.

29. La Chambre de première instance relève que puisque l’Accusé n’a jamais tenté de se soustraire à la justice avant son arrestation, il est plus que probable qu’il se représentera lorsque la Chambre de première instance le lui ordonnera. C’est d’autant plus probable que l’Accusé savait par avance qu’il serait vraisemblablement mis en cause par le Tribunal, et la Chambre de première instance reconnaît qu’il n’a jamais tenté de prendre la fuite bien qu’il ait eu des raisons de penser qu’il était soupçonné d’avoir commis des crimes relevant de la compétence du Tribunal et qu’il encourrait, s’il était déclaré coupable, une peine lourde.

30. Pendant l’Audience, l’Accusation a souligné que les garanties fournies par les autorités croates l’avaient été « à la légère », étant donné que cet État n’est pas neutre et ne constitue pas un garant bona fide en l’espèce34. L’Accusation a soutenu que « depuis mars 2004, de nombreux hauts responsables politiques croates, dont le Premier Ministre et le président du parlement, s’étaient, dans des déclarations publiques qui ont reçu un large écho, élevés contre les actes d’accusation établis à l’encontre de Ivan Cermak, Mladen Markac et les autres accusés en l’espèce, les qualifiant, du moins sur certains points, d’inacceptables pour la Croatie35. La Chambre de première instance rappelle que la fourniture de garanties n’est pas une condition sine qua non pour une mise en liberté provisoire36. Elles donnent toutefois à la Chambre de première instance l’assurance que l’accusé se représentera.

31. Le représentant du Gouvernement croate, M. Muljacic, a contesté en général les propos de l’Accusation mettant en doute la bonne foi et la coopération de son pays. Il a affirmé que, pour la Croatie, la coopération avec le Tribunal était devenue une priorité37 et que « le Gouvernement croate s’engage à prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir que les accusés susmentionnés seront jugés et que, s’ils viennent à être élargis, ils ne mettront en danger aucun témoin éventuel, aucune victime ni aucune autre personne. Le Gouvernement de la République de Croatie est disposé à fournir toute garantie supplémentaire nécessaire à leur mise en liberté provisoire. Il s’engage à satisfaire à toutes les demandes du Tribunal38 ». S’agissant plus particulièrement de la question de la coopération, M. Muljacic a rejeté les affirmations de l’Accusation. Il a fait savoir que « le Procureur du Tribunal, Mme Carla Del Ponte, et le Président du Tribunal, le Juge Theodor Meron, avaient déjà qualifié cette coopération de pleine et entière39 . Il a ajouté que le Président Meron avait indiqué que « la République de Croatie avait le droit de protéger les intérêts de ses nationaux [...] et [qu’]à l’ouverture du procès, elle pouvait demander à obtenir le statut d’amicus curiae et à s’exprimer, en cette qualité, sur certaines questions d’ordre politique40 . M. Krnic, autre représentant du Gouvernement croate, a abondé dans le même sens, contestant avec plus de vigueur les accusations de mauvaise foi portées par l’Accusation contre la Croatie. Ainsi, il a déclaré : « La République de Croatie n’entretient pas de liens douteux, ni d’ailleurs de liens d’aucune sorte, avec les personnes présentes à La Haye. Elle se contente de les protéger en accord avec les Conventions de Vienne qui lui imposent de protéger ses nationaux41.  » Répondant plus directement à l’argument de l’Accusation selon lequel la Croatie aurait donné à la légère des garanties, M. Krnic a affirmé qu’à son avis, « la République de Croatie n’a offert de garanties que lorsqu’elle avait la certitude de pouvoir les honorer. La Croatie ne s’est portée garante que d’un tout petit nombre de Croates mis en cause par ce Tribunal42 ».

32. La Chambre de première instance a mis en balance toutes les circonstances, y compris la situation présente de l’Accusé et de sa famille, et le contrôle que les autorités qui se sont portées garantes peuvent effectivement exercer sur leur territoire, pour déterminer l’État dans lequel l’Accusé devrait, de préférence, être libéré. La Chambre conclut que l’Accusé devrait être mis en liberté provisoire en République de Croatie, dans le lieu de son choix. Elle accepte les garanties offertes par le Gouvernement de cet État et les engagements pris par l’Accusé dans le cas où il serait libéré en Croatie.

33. Ayant apprécié, comme le requiert l’article 65 B) du Règlement, toutes les circonstances pertinentes, la Chambre de première instance estime qu’elle ne peut concrètement discerner quoi que ce soit qui donnerait à penser que l’Accusé tentera de prendre la fuite ou d’entraver le cours de la justice. La Chambre estime qu’il échet d’ordonner la mise en liberté provisoire de l’Accusé. Elle estime en outre que compte tenu des liens qui l’unissent à Zagreb où il a résidé pendant de nombreuses années, il serait plus raisonnable de le libérer dans cette ville.

34. Aux termes de l’article 65 C) du Règlement, la Chambre de première instance « peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui ». La Chambre, qui rappelle que l’Accusé a accepté de se soumettre aux conditions nécessaires, a notamment l’intention de lui interdire de discuter de l’affaire avec qui que ce soit à l’exception de ses conseils et de lui interdire également tout contact avec les médias. Les conditions énoncées ci -dessous visent à garantir que l’Accusé ne prendra pas la fuite et qu’il n’entravera pas le cours de la justice.

V. Dispositif

EN APPLICATION des articles 54 et 65 du Règlement,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

FAIT DROIT à la Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic ET ORDONNE sa mise en liberté provisoire aux conditions suivantes :

a) ORDONNE à l’Accusé :

1) de demeurer dans les limites de l’endroit de son choix en République de Croatie  ;

2) de remettre son passeport au Ministère de l’intérieur de la République de Croatie ;

3) de communiquer sa future adresse au Ministère de l’intérieur et au Greffier du Tribunal, et de ne pas en changer sans en avertir, sept jours à l’avance, ledit Ministère et le Greffier du Tribunal ;

4) de se présenter une fois par semaine au poste de police local ;

5) de consentir à ce que le Ministère de l’intérieur, des fonctionnaires de la République de Croatie, des membres de la police locale ou une personne désignée par le Greffier du Tribunal s’assurent de temps à autre de sa présence, y compris par des visites inopinées ;

6) de n’avoir aucun contact quel qu’il soit avec des victimes ou d’éventuels témoins, ni de tenter de les influencer de quelque manière que ce soit ;

7) de ne pas entraver, de quelque manière que ce soit, la procédure ou le cours de la justice, en particulier, en détruisant des éléments de preuve ;

8) de ne discuter de l’affaire qu’avec ses conseils et de ne pas entrer en relation avec les médias ;

9) de n’avoir de contact avec aucun autre accusé du Tribunal ;

10) de se conformer strictement à toute exigence des autorités de la République de Croatie afin de leur permettre de respecter les obligations que la présente ordonnance met à leur charge ;

11) de se représenter à la date et à l’heure que la Chambre de première instance fixera ;

12) de se conformer strictement à toute ordonnance de la Chambre de première instance modifiant les conditions de la mise en liberté provisoire ou mettant fin à celle -ci ;

13) de n’exercer aucune fonction officielle en République de Croatie ;

14) d’informer le Greffier du Tribunal, dans les trois jours suivant sa prise de fonction, du poste occupé ou de l’activité exercée ainsi que du nom et de l’adresse de l’employeur.

INFORME l’Accusé qu’il a le droit, à tout moment, de porter des faits à l’attention de la Chambre de première instance et de demander la modification des termes de la présente ordonnance, tout en lui rappelant que jusqu’à ce qu’une telle modification soit apportée, si tant est qu’il en soit apporté une, les conditions énoncées dans la présente ordonnance demeurent intégralement applicables.

b) REQUIERT les autorités de la République de Croatie, y compris la police locale  :

1) de veiller au respect des conditions imposées à l’Accusé par la Chambre de première instance ;

2) de veiller à ce que les frais de transport de l’Accusé entre le territoire néerlandais et son lieu de résidence soient pris en charge, à l’aller comme au retour ;

3) de désigner un fonctionnaire de l’État croate auquel les autorités néerlandaises confieront la garde de l’Accusé au moment de sa libération à l’aéroport de Schiphol (ou de tout autre aéroport sur le territoire des Pays-Bas), et qui escortera l’Accusé pour le reste du trajet jusqu’à son lieu de résidence provisoire ;

4) de s’assurer qu’un fonctionnaire désigné par l’État croate escortera l’Accusé lors du vol retour vers le Royaume des Pays-Bas après la révocation de sa mise en liberté provisoire par le Tribunal, et remettra l’Accusé aux mains des autorités néerlandaises dans le Royaume des Pays-Bas à l’endroit, à la date et à l’heure qui seront fixés par la Chambre de première instance ;

5) de faciliter, à la demande de la Chambre de première instance ou des parties, tous les modes de coopération et de communication entre les parties et de garantir la confidentialité de toute communication ;

6) de ne délivrer aucun nouveau passeport ou titre à l’Accusé lui permettant de voyager ;

7) de vérifier régulièrement la présence de l’Accusé à l’adresse transmise au Greffe du Tribunal international et de tenir un registre des procès-verbaux dressés à cette occasion ;

8) de soumettre tous les mois à la Chambre de première instance un rapport écrit, reprenant notamment les constatations des procès-verbaux mentionnés au point 7, sur le respect par l’Accusé des conditions fixées dans la présente ordonnance  ;

9) d’assurer la sécurité et la sûreté personnelles de l’Accusé pendant la durée de sa mise en liberté provisoire ;

10) de porter immédiatement à la connaissance du Greffier du Tribunal international la nature de toute menace pesant sur la sécurité de l’Accusé et lui remettre les rapports complets des enquêtes menées à ce sujet ;

11) de procéder à l’arrestation immédiate de l’Accusé au cas où celui-ci enfreindrait l’une des conditions de sa mise en liberté provisoire, et d’informer sans délai la Chambre de première instance de cette infraction.

c) DEMANDE au Greffier du Tribunal international :

1) de consulter le Ministère de la Justice des Pays-Bas quant aux dispositions d’ordre pratique à prendre pour l’élargissement de l’Accusé ;

2) de maintenir en détention l’Accusé jusqu’à ce que les mesures nécessaires pour son voyage aient été prises ;

3) de transmettre la présente ordonnance aux autorités compétentes.

d) DEMANDE aux autorités néerlandaises :

1) de conduire l’Accusé à l’aéroport de Schiphol (ou à tout autre aéroport du Royaume des Pays-Bas) dès que possible ;

2) de remettre, à l’aéroport, l’Accusé entre les mains du fonctionnaire désigné par la République de Croatie ;

3) de s’assurer de la personne de l’Accusé à son retour, à l’endroit, à la date et à l’heure qui seront fixés par la Chambre de première instance et de le ramener au Quartier pénitentiaire des Nations Unies.

e) DEMANDE aux autorités des États de transit :

1) d’assurer la garde de l’Accusé tant que celui-ci sera en transit à l’aéroport ;

2) d’arrêter l’Accusé, en cas de tentative d’évasion, et de le placer en détention dans l’attente de son transfert au Quartier pénitentiaire des Nations Unies.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 30 juillet 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Juge de la mise en état
_____________
Alphons Orie

[Sceau du Tribunal]


1 Le mandat d’arrêt a été placé sous scellés. Par la suite, le Juge Antonetti a ordonné la levée des scellés.
2 Le Procureur c/ Rahim Ademi, affaire nº IT-01-46-PT, Ordonnance relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 21.
3 Le Procureur c/ Radoslav Brdanin et Momir Talic, affaire nº IT-99-36-PT, Décision relative à la requête de Radoslav Brdanin aux fins de mise en liberté provisoire, 25 juillet 2000, par. 18.
4 Le Procureur c/ Dragan Jokic, affaire nº IT-02-53-PT, Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de l’accusé Jokic, 28 mars 2002, par. 18.
5 Le Procureur c/ Miodrag Jokic, affaire nº IT-01-42-PT, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 22.
6 Le Procureur c/ Miodrag Jokic, affaire nº IT-01-42-PT, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 23.
7 Voir, par exemple, Le Procureur c/ Kovacevic, affaire nº IT-97-24-PT, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de mise en liberté provisoire, 21 janvier 1998 ; Le Procureur c/ Radoslav Brdanin et Momir Talic, affaire nº IT-99-36-PT, Décision relative à la requête de Momir Talic aux fins de mise en liberté provisoire, 28 mars 2001.
8 Le Procureur c/ Miodrag Jokic , affaire nº IT-01-42-PT, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 21.
9 Le Procureur c/ Hadzihasanovic et consorts, affaire nº IT-01-47-PT, Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Amir Kubura, 19 décembre 2001, par. 7.
10 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 14.
11 Ibidem, par. 16.
12 Réplique, par. 16.
13 Ibidem.
14 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 17.
15 Réplique, par. 12.
16 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 18 et 23.
17 Réplique, par. 15.
18 Ibidem, par. 17.
19 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 20.
20 Ibidem, par. 27.
21 Ibid., par. 28.
22 Ibid., par. 34.
23 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 36.
24 Ibidem.
25 Audience, CR, p. 126.
26 Audience, CR, p. 111.
27 Demande de mise en liberté de Milivoj Petkovic, par. 35.
28 Réponse de l’Accusation, par. 15 .
29 Réponse de l’Accusation, par. 9 à 13.
30 Ibidem, par. 16 et 17.
31 Ibid., par. 18.
32 Cette réunion a donné lieu à un rapport établi le 22 juillet 1998 par le chef des services de renseignement croate qui a permis de mettre en place une politique visant à contrôler et coordonner étroitement la ligne de défense des Croates et Bosniaques mis en cause par le TPIY dans le but premier de protéger les intérêts de la République de Croatie, Réponse de l’Accusation , par. 19 et Annexe D ; voir aussi Audience, CR, p. 109 et 110.
33 Réponse de l’Accusation, par. 18 à 21 et Annexes B et C jointes à ce document. .
34 Audience, CR, p. 99 et 101.
35 Audience, CR, p. 101 et 102.
36 Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-53-AR65, Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic, 18 avril 2002, par. 7 et 8.
37 Audience, CR, p. 121.
38 Audience, CR, p. 120.
39 Audience, CR, p. 120.
40 Audience, CR, p. 122.
41 Audience, CR, p. 130.
42 Audience, CR, p. 130.