Affaire n° : IT-95-12-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
Mme le Juge Carmen Maria Argibay
M. le Juge Volodymyr Vassylenko

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
27 avril 2004

LE PROCUREUR

c/

IVICA RAJIC

____________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE LA DÉFENSE FONDÉE SUR DES VICES DE FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION

____________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Les Conseils de l’Accusé :

M. Zeljko Olujic
Mme Doris Kosta

I. INTRODUCTION

1. Ivica Rajic (l’« accusé ») doit répondre de dix (10) chefs d’accusation en vertu de l’article 7 1) et de l’article 7 3) du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le « Statut ») en raison de sa participation alléguée aux événements qui se sont produits en octobre et novembre 1993 à Stupni Do et à Vares, situés dans la municipalité de Vares.

2. Sa première mise en accusation date du 23 août 1995. L’acte d’accusation initial a été confirmé le 29 août 1995. Le 13 septembre 1996, conformément à l’article 61 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), l’acte d’accusation a été de nouveau confirmé et un mandat d’arrêt international a été délivré à l’encontre de l’accusé. Ivica Rajic a été arrêté en Croatie le 5 avril 2003 et transféré au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye le 24 juin 2003.

3. Lors de sa comparution initiale qui s’est tenue le 27 juin 2003, l’accusé a plaidé non coupable de l’ensemble des chefs de l’acte d’accusation initial. La Défense a déposé une exception préjudicielle contestant la forme de l’acte d’accusation (Motion challenging the form of the Indictment) le 28 août 2003 (la « Première Exception préjudicielle »). Dans sa réponse déposée le 4 septembre 20031, l’Accusation a indiqué qu’elle s’apprêtait à déposer une requête aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation et la Chambre de première instance a, sur la demande de l’Accusation, réservé sa décision au fond sur la Première Exception préjudicielle jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation modifié.

4. L’Accusation a déposé sa requête aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation (Motion for Leave to Amend the Indictment) le 23 octobre 2003 (la « Requête de l’Accusation »). Par une ordonnance du 12 janvier 2004, la Chambre de première instance a autorisé l’Accusation à modifier l’acte d’accusation et déclaré sans objet la Première Exception préjudicielle2. La Défense s’est vu accorder un délai de 45 jours à compter de la date de communication des pièces jointes à l’acte d’accusation modifié pour déposer, en application de l’article 72 A) 2) du Règlement, une exception préjudicielle fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation modifié3.

5. L’acte d’accusation modifié a été déposé par l’Accusation le 14 janvier 2004. Les allégations y figurant renvoient à des événements qui se sont produits à Stupni Do et Vares du 23 octobre 1993 au 3 novembre 1993. L’accusé doit répondre :

i) d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, sanctionnées par l’article  2 du Statut, à savoir homicide intentionnel (chef 1), traitements inhumains dont violences sexuelles (chef 3), détention illégale de civils (chef 5), appropriation de biens (chef 7) et destructions non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire (chef 9) ;

ii) de violations des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnées par l’article  3 du Statut, à savoir meurtre (chef 2), atteintes à la dignité des personnes et, en particulier, traitements humiliants et dégradants dont violences sexuelles (chef  4), traitements cruels (chef 6), pillage de biens publics et privés (chef 8) et destruction sans motif d’une ville ou dévastation que ne justifient pas les exigences militaires (chef 10).

6. Le 29 janvier 2004, l’accusé a plaidé non coupable de l’ensemble des chefs de l’acte d’accusation modifié. La Défense a déposé une exception préjudicielle fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation (Motion on the Form of the Indictment ) le 23 février 2004 (l’« Exception préjudicielle »). L’Accusation a déposé sa réponse à l’Exception préjudicielle (Prosecution Response to the Defence Motion on Form of the Indictment) le 5 mars 2004 (la « Réponse de l’Accusation »).

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, VU les observations écrites des parties,

REND SA DÉCISION.

II. EXAMEN

1. Arguments des parties

7. La Défense conteste la forme de l’acte d’accusation modifié pour trois principales raisons et demande que ce dernier soit rejeté ou, à défaut, qu’il soit enjoint à l’Accusation d’y apporter des corrections. La Défense avance tout d’abord que l’acte d’accusation en question est trop vague à divers égards et qu’aucun lien de causalité n’y est établi entre le comportement de l’accusé et les conséquences néfastes alléguées. La Défense estime que l’acte d’accusation modifié n’indique pas clairement sur quelles dispositions du droit international humanitaire se fondent les accusations dont l’accusé doit répondre4. Elle ajoute que la nature de la participation alléguée de l’accusé aux crimes qui lui sont reprochés n’est pas présentée avec le degré de précision requis et qu’il faudrait indiquer plus en détail les date et lieu des crimes allégués, ainsi que le nom des victimes concernées et celui des soldats et des unités qui y auraient participé5.

8. En outre, selon la Défense, c’est à tort que, dans l’acte d’accusation modifié, l’accusé est simultanément mis en cause en vertu de toutes les formes de responsabilité prévues aux paragraphes 1) et 3) de l’article 7 du Statut, ce qu’elle estime inadmissible 6. Enfin, la Défense fait valoir que les allégations exposées dans l’acte d’accusation modifié ne sont corroborées par aucune pièce jointe ni aucun autre document communiqué jusqu’à présent.

9. L’Accusation rétorque que l’acte d’accusation modifié est suffisamment précis compte tenu des conditions posées par la jurisprudence du Tribunal et fait remarquer que la plupart des arguments présentés dans l’Exception préjudicielle traitent de questions liées à la communication et à la présentation d’éléments de preuve ou aux dernières conclusions au procès et à la détermination de la peine7. Elle indique en outre que la jurisprudence du Tribunal autorise le cumul des qualifications 8. Enfin, elle affirme qu’une exception préjudicielle portant sur la forme de l’acte d’accusation n’est pas le cadre approprié pour contester une décision rendue sur la base des pièces jointes audit acte par le juge de confirmation, indiquant qu’au vu des présomptions, il y a lieu d’engager des poursuites9.

2. Analyse

10. L’article 18 4) du Statut dispose que « le Procureur établit un acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du statut » et l’article 47 C) du Règlement dispose que « SlC’acte d’accusation précise le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant et présente une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent ». Cette obligation faite au Procureur tient aux droits fondamentaux de la personne accusée, énoncés aux points a) et b) de l’article 21 4) du Statut, « à être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle » et « à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ».

11. Il convient de distinguer clairement les faits essentiels sur lesquels se fonde l’Accusation et les éléments de preuve qui permettront de les établir. Bien que ces faits sur lesquels reposent les accusations doivent être présentés dans l’acte d’accusation, les éléments permettant d’en apporter la preuve seront quant à eux examinés au procès et non à ce stade de la procédure. De même, la Chambre de première instance constate que, conformément à la jurisprudence10, la question de savoir si les pièces jointes justifient les accusations n’a pas être traitée à ce stade de la procédure. Par conséquent, tous les arguments de la Défense selon lesquels les allégations figurant dans l’acte d’accusation modifié ne seraient pas fondées sont rejetés.

12. Il est également établi dans la jurisprudence du Tribunal que le cumul des qualifications à raison de mêmes faits est autorisé11 et ce, parce que, avant la présentation des moyens de preuve, on ne peut déterminer avec certitude laquelle des accusations portées contre l’accusé sera prouvée12. Le cumul des qualifications (article 7 1) et article 7 3) du Statut) est par conséquent admissible. Toutefois, la Chambre d’appel a récemment indiqué que « [d]ans la mesure où l’article 7 1) envisage plusieurs formes de responsabilité pénale directe, l’absence de précision dans l’Acte d’accusation quant à la ou aux forme(s) de responsabilité (s) alléguée(s) par le Procureur entraîne une ambiguïté ». La Chambre d’appel a donc estimé qu’« il [était] nécessaire que le Procureur indique, au plus vite et en tout état de cause avant le début du procès, précisément pour chaque chef d’accusation, la ou les formes de responsabilité alléguée(s)13 . Elle a ajouté que « cette précision ne priv[ait] pas en principe le Procureur de la possibilité d’invoquer, en dehors de l’acte d’accusation, par exemple dans le cadre d’un Mémoire préalable au procès, la théorie juridique qui lui apparaît la plus à même de démontrer que, vu les faits allégués, le ou les crimes allégués sont en droit imputables à l’accusé ; [et que] [c]ette possibilité [était] cependant limitée par la nécessité de garantir à l’accusé un procès équitable14.  » La Chambre de première instance constate que pour que l’accusé soit informé de la nature et des motifs des accusations portées contre lui, tel qu’il est exigé à l’article 21 4) a) du Statut, l’Accusation doit en outre préciser – au plus tard dans son mémoire préalable au procès – la ou les formes de responsabilité qu’elle entend présenter à l’encontre de l’accusé.

13. Le degré de précision avec lequel l’Accusation est tenue de détailler les faits exposés dans l’acte d’accusation dépend de la nature du comportement criminel reproché à l’accusé15. S’agissant de la responsabilité individuelle de l’accusé, il convient d’indiquer clairement de quels actes ou comportements il est présumé responsable. D’autre part, l’importance d’éléments tels que l’identité de la victime, les lieu et date des événements pour lesquels la responsabilité de l’accusé est retenue, ainsi que la description des faits eux-mêmes, dépend nécessairement du lien présumé de l’accusé avec ces derniers16. Il a été notamment admis dans la jurisprudence du Tribunal que, dans une affaire mettant en cause la responsabilité du supérieur hiérarchique, il suffit de désigner nommément les auteurs et les victimes des crimes allégués, en précisant la « catégorie  » ou le groupe auxquels ils appartenaient17.

14. S’agissant de la prétendue absence de faits essentiels concernant la participation alléguée de l’accusé à la commission des crimes mis à sa charge, la Chambre de première instance fait observer que l’acte d’accusation modifié indique clairement que, durant toute la période visée par ce dernier, l’accusé était le commandant du Deuxième Groupe opérationnel du Conseil de défense croate dans la zone opérationnelle de Bosnie centrale et qu’il exerçait son commandement et son autorité, de droit et de fait, sur plusieurs unités du Conseil de défense croate dans le secteur placé sous sa responsabilité18. Il est en outre allégué dans l’acte d’accusation modifié que les crimes ont été commis par des soldats du HVO placés sous son commandement et que ces forces comptaient « environ 200 soldats du HVO, dont des hommes des unités “Maturice” et “Apostoli” et d’autres du HVO de Kiseljak et de Kakanj19 . La Chambre de première instance estime que ces informations sont suffisamment précises pour que l’on considère que l’accusé est dûment informé des accusations portées à son encontre.

15. S’agissant des faits essentiels fournis quant aux lieu et date exposés pour chacun des crimes allégués, la Chambre de première instance relève que les actes ou omissions qualifiés de crimes ont été commis pendant une période de deux semaines dans deux secteurs bien précis. En outre, il est fait mention dans l’acte d’accusation modifié de la date exacte des événements en question et parfois de la période de la journée pendant laquelle ils se seraient produits, ainsi que du nombre de victimes. Il y est également précisé la date exacte à laquelle des hommes musulmans auraient été arrêtés, ainsi que le lieu de leur détention présumé. L’identité de certaines victimes figure dans deux annexes confidentielles. La Chambre de première instance relève toutefois une différence entre plusieurs paragraphes de l’acte d’accusation modifié s’agissant du nombre de victimes cité. Il est allégué au paragraphe 16 qu’ « […] au moins 31 hommes, femmes et enfants musulmans » ont été tués à Stupni Do le 23 octobre 1993, tandis qu’il est précisé au paragraphe 17 qu’« [a]u total, l’attaque de Stupni Do par le HVO a provoqué la mort d’au moins 37 hommes, femmes et enfants musulmans ». À l’annexe 1 de l’acte d’accusation modifié, l’Accusation dresse également la liste de 31 victimes. La Chambre de première instance prie l’Accusation de remédier à cette apparente incohérence.

16. S’agissant du manque de clarté quant aux dispositions du droit international humanitaire auxquelles il est fait référence pour fonder les accusations, la Chambre de première instance relève que l’acte d’accusation modifié renvoie à des articles spécifiques du Statut pour chacun des chefs et qu’en vertu de la jurisprudence du Tribunal, il n’est pas nécessaire que les éléments constitutifs de chacun des crimes reprochés soient exposés dans l’acte d’accusation. La Chambre de première instance conclut par conséquent que l’acte d’accusation modifié est suffisamment précis sur ce point.

III. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

EN APPLICATION DE l’article 72 du Règlement,

PRIE l’Accusation de remédier, dans un délai de trente jours à compter de la date de la présente décision, à l’apparente incohérence entre le nombre de victimes indiqué au paragraphe 16 et celui indiqué au paragraphe 17.

REJETTE l’Exception préjudicielle au surplus.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 27 avril 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
__________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - Prosecution Response to Defence Motion on the Form of the Indictment Pursuant to Rule 72.
2 - Ordonnance relative à la requête du Procureur aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation, 12 janvier 2004.
3 - Conférence de mise en état du 3 novembre 2003.
4 - Exception préjudicielle, p. 1 et 2.
5 - Exception préjudicielle, p. 3.
6 - Exception préjudicielle, p. 2.
7 - Réponse de l’Accusation, par. 6.
8 - Réponse de l’Accusation, par. 14.
9 - Réponse de l’Accusation, par. 7.
10 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Pasko Ljubicic, affaire n° IT-00-41-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, 15 mars 2002 ; Le Procureur c/ Radislav Krstic, affaire n° IT-98-33-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense fondée sur un vice de forme des chefs 7 et 8 de l’acte d’accusation modifié, 28 janvier 2000.
11 - Voir Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-PT, Décision relative aux contestations de l’acte d’accusation par la Défense pour vice de forme, 15 mai 1998, Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-T, Décision relative à la requête de l’accusé Zejnil Delalic relative aux vices de forme de l’acte d’accusation, 2 octobre 1996, par. 24, renvoyant à la Décision sur l’exception préjudicielle de la Défense relative à la forme de l’acte d’accusation, rendue dans l’affaire Tadic le 14 novembre 1995 et Le Procureur c/ Kvocka et consorts, affaire n° IT-98-30-PT, Décision relative aux exceptions préjudicielles de la Défense portant sur la forme de l’acte d’accusation, 12 avril 1999, par. 50.
12 - Le Procureur c/ Stanislav Galic, Jugement, affaire n° IT-98-29-T, 5 décembre 2003, citant l’Arrêt Celebici, par. 400 et l’Arrêt Kupreskic, par. 385.
13 - Le Procureur c/ Krnojelac, Arrêt, affaire n° IT-97-25-A, 17 septembre 2003 (l’« Arrêt Krnojelac »), par. 138.
14 - Ibid.
15 - Le Procureur c/ Zoran Kupreskic et consorts, Arrêt, affaire n° IT-95-16-A, 23 octobre 2001 (l’« Arrêt Kupreskic »), par. 89.
16 - Le Procureur c/ Radoslav Brdanin et Momir Talic, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par Momir Talic pour vices de forme de l’acte d’accusation modifié, affaire n° IT-99-36-PT, 20 février 2001, par. 18. Voir aussi Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik, Décision relative à l’exception préjudicielle du défendeur fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation, affaire n° IT-00-39-PT, 1er août 2000, par. 9.
17 - Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, 24 février 1999, par. 46.
18 - Acte d’accusation modifié, par. 2.
19 - Acte d’accusation modifié, par. 12.