Affaire no : IT-03-67-PT

DEVANT LE BUREAU

Devant :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar, Vice-Président
M. le Juge Richard May
M. le Juge Daqun Liu
M. le Juge Claude Jorda

Assisté de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
10 juin 2003

LE PROCUREUR

c/

Vojislav SESELJ

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE DESSAISISSEMENT

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Le Requérant :

Vojislav Seselj

L’Accusation :

Hildegaard Uertz-Retzlaff
Daniel Saxon

 

1. Le 21 mai 2003, Vojislav Seselj (« le Requérant ») a demandé, en application de l’article 15 B) du Règlement de procédure et de preuve (« le Règlement »), que les juges Schomburg, Mumba et Agius, siégeant à la Chambre de première instance II, soient dessaisis de son affaire en raison d’un parti pris réel de leur part1. L’un des juges dont le Requérant demande le dessaisissement (le Juge Schomburg) se trouvant être le Président de ladite Chambre, la question a été portée devant le Bureau2. Pour les raisons exposées ci-dessous, le Bureau rejette sa requête.

2. Les seuls arguments avancés à l’appui de la requête sont la nationalité du Juge Schomburg et la religion des juges Mumba et Agius. Le Requérant est serbe et orthodoxe. Il considère qu’en raison du conflit de longue date qui oppose Allemands et Serbes, le fait que le Juge Schomburg soit de nationalité allemande empêche celui-ci de se montrer impartial. D’autre part, il fait valoir qu’en raison de sa nationalité, le Juge Schomburg ne saurait se monter impartial à son égard étant donné que l’Allemagne est membre de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan). Enfin, il fait valoir que les juges Agius et Mumba étant catholiques, ils ne peuvent être en mesure d’entendre son affaire de manière impartiale, en raison du conflit qui oppose de longue date l’église orthodoxe serbe à l’église catholique.

3. La nationalité ou la religion des juges du Tribunal ne sauraient avoir la moindre incidence sur leur capacité de connaître de manière impartiale des affaires dont il sont saisis. Le Statut du Tribunal dispose que les juges doivent être des « personnes de haute moralité, impartialité et intégrité ». Avant de prendre ses fonctions, chaque juge fait une déclaration solennelle par laquelle il s’engage à remplir ses devoirs « en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et en toute conscience ». Dans tous les systèmes juridiques, les juges doivent s’abstenir de s’identifier de quelque manière à un groupe particulier en fonction de la religion, l’appartenance ethnique, du sexe ou de tout autre signe distinctif, caractéristique ou motif. De même, ils doivent faire abstraction de tous ces éléments d’identification vis-à-vis d’un accusé qui comparaîtrait devant eux. Leur capacité de le faire et de ne s’intéresser qu’aux éléments de preuve qui leur sont présentés lorsqu’ils sont amenés à se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence d’une personne accusée est un aspect fondamental du rôle qu’ils ont à jouer en leur qualité de juges. Telle est la règle au Tribunal pénal international pour la Yougoslavie.

4. C’est pour des raisons du même ordre que l’argument avancé par le Requérant selon lequel un citoyen d’un pays membre de l’OTAN ne serait pas à même de le juger impartialement doit être considéré comme sans fondement. Les politiques menées par les autorités des états dont les juges du Tribunal sont ressortissants ne sauraient influer sur l’exercice de leurs fonctions judiciaires. Les juges du Tribunal international sont au service de la communauté internationale et d’elle seule. Lorsqu’ils s’engagent, par une déclaration solennelle, à remplir leurs devoirs « en tout honneur et dévouement, en pleine et parfaite impartialité et en toute conscience », ils rejettent nécessairement toute influence exercée par les politiques menées par les gouvernements, y compris celui de leur pays d’origine.

5. La requête en question appelle une observation supplémentaire de la part du Bureau. En effet, elle contient plusieurs phrases ou propos qui sont excessifs et insultants. Les parties comparaissant devant le Tribunal international disposent d’une grande latitude pour formuler leurs arguments. Mais cette liberté n’est pas illimitée. Il ne faudrait pas confondre insultes et arguments, et les insultes proférées en raison de l’appartenance à un groupe, qu’il s’agisse de la nationalité, de la religion ou de l’appartenance ethnique, revêtent un caractère particulièrement offensant. Le Bureau a déjà indiqué que l’article 46 C) du Règlement s’appliquait aussi aux procédures engagées devant lui3. Ledit article prévoit des sanctions à l’encontre des conseils qui déposeraient des requêtes « abusives » ou qui constituent un « abus de procédure ». Lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, un accusé décide d’assurer lui-même sa défense, les dispositions de cet article peuvent s’appliquer à celui-ci. Les requêtes formulées en termes excessifs ou insultants, à l’instar de celle visée en l’espèce, doivent être effectivement être considérées comme « abusives » ou constituant un « abus de procédure » et le Bureau tient à souligner que c’est manifestement le cas de la présente requête. En l’espèce, les sanctions énoncées à l’article 46 C) ne peuvent s’appliquer étant donné que le Requérant n’est pas assisté d’un conseil. Il convient toutefois de remarquer que le Bureau pourrait décider, pour sanctionner de telles requêtes, d’ordonner au Greffier de ne pas en accepter le dépôt. Le Requérant serait alors contraint de déposer une nouvelle requête dépourvue de termes insultants. Si le Requérant persistait dans son attitude, le Bureau pourrait purement et simplement s’opposer au dépôt de la requête en question. La Chambre de première instance pourrait fort bien adopter une démarche analogue, et le Requérant devrait en tenir compte à l’avenir dans l’élaboration de ses écritures.

6. La demande de dessaisissement est rejetée au motif qu’elle est abusive et constitue un abus de procédure.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président du Bureau
__________
Theodor Meron

Fait le 10 juin 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. L’Accusation a renoncé à droit de réponse à cet égard.
2. L’article 15 B) du Règlement dispose ce qui suit : « Toute partie peut solliciter du Président de la Chambre qu’un juge de cette Chambre soit dessaisi d’une affaire en première instance ou en appel pour les raisons ci-dessus énoncées. Après que le Président de la Chambre en ait conféré avec le juge concerné, le Bureau statue si nécessaire. Si le Bureau donne suite à la demande, le Président désigne un autre juge pour remplacer le juge dessaisi ». (non souligné dans l’original). A titre d’exemple, voir l’affaire Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, IT-95-14/2-PT, Décision du Bureau, 4 mai 1998, dans laquelle une demande de dessaisissement visant le Président de la Chambre a été portée devant le Bureau.
Le Juge Schomburg, en sa qualité de Président de la Chambre de première instance II, est en principe membre du Bureau (voir l’article 23 A) du Règlement). Étant donné qu’il est visé par la demande examinée en l’espèce, le Bureau a décidé, en application de l’article 23 E), qu’il soit remplacé par le Juge Jorda aux fins de l’examen de la question. L’article 23 E) dispose que «  [s]i un membre du Bureau ne peut exercer ses fonctions au sein du Bureau, celles-ci sont assumées par le doyen des juges disponibles, désigné aux termes de l'article 17 ». En l’occurrence, le Juge Jorda est le doyen des juges disponibles.
3. Le Procureur c/ Vidoje Blagojevic et consorts, IT-02-60-T, Décision relative à la Requête de Blagojevic aux fins d'éclaircissement, 27 mars 2003, par. 1.