Affaire n° : IT-03-67-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
M. le Juge Kevin Parker

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
23 juillet 2004

LE PROCUREUR

c/

VOJISLAV SESELJ

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Ulrich Mussemeyer
M. Daniel Saxon

L’Accusé :

Vojislav Seselj

Le Conseil d’appoint :

M. Tjarda Eduard van der Spoel

A. Contexte

1. L’Acte d’accusation inculpe Vojislav Seselj de crimes contre l’humanité, en vertu de l’article 5 du Statut du Tribunal international (le « Statut »), et de violations des lois et coutumes de la guerre, en vertu de l’article 3 du Statut, pour des crimes qui auraient été commis sur le territoire de la Croatie (SAO de Slavonie occidentale et SAO SBSO – Vukovar), en Bosnie-Herzégovine (municipalités de Bosanski Samac et de Zvornik) et dans des parties de la Voïvodine en Serbie entre le 1er août 1991 et septembre 1993. L’Acte d’accusation a été confirmé le 14 février 2003. L’Accusé s’est livré de son plein gré au Tribunal international le 24 février 2003 et sa comparution initiale a eu lieu le 26 février 2003. Lors de celle-ci, l’Accusé a déclaré qu’il ne déposerait pas de requête aux fins de mise en liberté provisoire puisqu’il s’était volontairement rendu au Tribunal et qu’il ne pensait pas qu’un gouvernement pourrait fournir des garanties en sa faveur1.

2. Par une requête datée du 14 juin 2004 (Defence Motion for Provisional Release ), l’Accusé a demandé à être mis en liberté provisoire jusqu’à l’ouverture de son procès. Le 7 juillet 2004, le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a répondu à la requête et s’y est opposé. Par une lettre déposée le 15 juillet 2004, le pays hôte a indiqué qu’il n’avait aucune objection à ce que l’Accusé soit mis en liberté provisoire, à condition que ce dernier quitte alors les Pays-Bas.

B. Arguments des parties

3. À l’appui de sa demande de mise en liberté provisoire, l’Accusé soutient notamment qu’il avait proposé de coopérer avec l’Accusation avant même d’être formellement mis en accusation, et qu’il s’est livré volontairement au Tribunal international peu après qu’un acte d’accusation a été délivré à son encontre2. Il est avancé dans la requête que l’Accusé assure sa propre défense devant le Tribunal international et que sa détention ininterrompue a porté atteinte à son droit procédural de se défendre lui-même3. Il est allégué que son procès ne doit en principe pas s’ouvrir avant début 2007 et que son droit à un procès équitable et rapide n’a pas été respecté4. L’Accusé fait également valoir des raisons familiales à l’appui de sa requête5.

4. L’Accusation a notamment répondu que la reddition volontaire de l’Accusé devrait être considérée en tenant compte de ses déclarations publiques selon lesquelles il ne reconnaît pas la validité ou l’impartialité du Tribunal et n’accepte pas les accusations portées contre lui, et que, dès lors, cette reddition n’a pas été motivée par la volonté d’être jugé mais par le souci de faire sa propre publicité et par l’intention de nuire à l’action du Tribunal6. Elle avance en outre que l’Accusé est une personnalité publique à laquelle de graves infractions pénales sont reprochées, qu’en cas de condamnation, il serait probablement passible d’une longue peine d’emprisonnement, et qu’il n’a fourni aucune garantie de la République de Serbie-et-Monténégro pour son retour au procès7. De plus, elle affirme que compte tenu de son comportement notoire lors de conférences de presse et de débats devant le Tribunal, où l’Accusé a révélé des informations confidentielles ou fait des remarques insultantes à l’égard de témoins du Tribunal, il est probable qu’il intimiderait des témoins et tenterait de les dissuader de témoigner à son procès, d’autant plus qu’il se trouve maintenant en possession de la version non expurgée de leurs déclarations8. L’Accusation soutient par ailleurs que beaucoup de témoins à charge et de victimes continuent d’habiter en ex-Yougoslavie et pourraient se trouver au même endroit que les partisans de l’Accusé9, que compte tenu du comportement antérieur de ce dernier, il n’y a aucune raison de penser qu’il respecterait les conditions imposées par le Tribunal relativement à sa mise en liberté provisoire10, et que, dans le passé, l’Accusé s’est montré violent11.

5. En ce qui concerne les assertions de l’Accusé selon lesquelles la procédure engagée à son encontre ne respecte pas son droit à un procès rapide, l’Accusation affirme qu’il n’y a eu aucun délai abusif ou déraisonnable au cours de la procédure. Elle fait valoir que cette affaire soulève un certain nombre de questions de droit et de fait compliquées, et que la durée de la procédure s’inscrit dans les délais raisonnables de détention provisoire admis par d’éminents organismes internationaux de défense des droits de l’homme12. Elle soutient que la Chambre de première instance, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, devrait aussi tenir compte des preuves établissant que l’Accusé a tenté d’entraver l’administration de la justice13.

C. Examen

6. En application de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement  »), une Chambre peut notamment ordonner la mise en liberté d’un accusé pour autant qu’elle ait la certitude :

· que l’accusé comparaîtra, et

· que, s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

Une mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par une Chambre que si celle -ci est convaincue que les deux conditions susmentionnées sont remplies. Cependant, il ne découle pas de l’article que la mise en liberté provisoire est systématique dès lors que la Chambre est convaincue de ces points. La question de mettre ou pas un accusé en liberté provisoire relève alors du pouvoir discrétionnaire de la Chambre, que celle-ci doit exercer à la lumière de toutes les circonstances de l’espèce. Un accusé doit convaincre la Chambre que sa mise en liberté est justifiée dans une affaire particulière. Bien qu’il soit admis que la détention est la mesure la plus sévère qui puisse être imposée à un accusé et qu’elle doit être utilisée uniquement si aucune autre mesure ne peut parvenir aux mêmes effets, il est reconnu que cela n’exclut pas que l’on y ait recours si les circonstances le justifient14.

7. La Chambre de première instance fait en outre observer que, à la différence des juridictions internes qui bénéficient de moyens reconnus d’assurer l’exécution de leurs ordonnances, le Tribunal ne dispose pas de moyens de coercition propres et est dépendant de la coopération effective et de l’appui des gouvernements et des organismes des États. Un accusé mis en liberté provisoire par une Chambre sera placé sous la juridiction de l’État sur le territoire duquel il est relâché. Par conséquent, la question de savoir si cet État sera disposé à garantir que l’accusé se représentera devant le Tribunal et ne prendra pas contact avec des témoins à charge ou des victimes pendant sa mise en liberté, et celle de savoir dans quelle mesure le Tribunal peut en toute confiance compter sur le réel soutien de l’État, sont importantes pour convaincre une Chambre que les conditions posées à l’article 65 du Règlement sont satisfaites.

8. En l’espèce, selon la Chambre de première instance, aucune des raisons avancées par l’Accusé ne justifie actuellement sa mise en liberté provisoire. La Chambre de première instance relève en outre que la requête de l’Accusé ne fournit aucun élément qui puisse la convaincre que s’il est libéré, l’Accusé ne mettra pas en danger des témoins à charge ou des victimes. À cet égard, la Chambre de première instance relève également qu’aucun engagement de la part d’un État d’assurer le retour de l’Accusé pour le début de son procès et de garantir que celui-ci n’exercera pas de pression sur des témoins à charge ou des victimes n’a été présenté à l’appui de la requête.

9. La Chambre de première instance fait observer par ailleurs que, de par leur nature, les accusations portées contre l’Accusé sont particulièrement graves. Il est probable qu’en cas de condamnation la peine retenue sera sévère. Bien que ce seul élément ne constitue pas nécessairement un facteur décisif dans la décision que prendra la Chambre d’accorder ou non la mise en liberté provisoire, il demeure un élément d’appréciation pertinent.

10. La Chambre de première instance est consciente du fait que l’Accusé assure sa propre défense. Le Tribunal a estimé que le droit d’un accusé à disposer du temps et des facilités nécessaires pour préparer sa défense peut très bien être garanti par des moyens autres que l’élargissement15. En l’espèce, il n’est pas démontré que le droit de l’Accusé à préparer sa défense ne peut être exercé valablement pendant qu’il est détenu. Ce seul fait ne justifie pas sa mise en liberté provisoire.

11. La Chambre de première instance observe que la durée de la détention préventive est un facteur qui entre en ligne de compte dans sa décision de maintenir ou non l’Accusé en détention16. Bien que celui-ci ait déjà passé 15 mois en détention, ce laps de temps n’est pas déraisonnable et ne constitue pas en soi un motif d’accéder à la requête, compte tenu de la complexité de l’affaire sur le plan juridique et sur le plan factuel et, notamment, du nombre de déclarations de témoin et d’éléments de preuve devant être communiqués à l’Accusé et des actes de procédure s’y rapportant. En tout état de cause, ce facteur doit être apprécié à la lumière de tous les facteurs pertinents dans chaque cas particulier. À cet égard, les points mis en avant par l’Accusation et mentionnés au paragraphe  4 pèsent assez fortement contre une mise en liberté provisoire.

12. La Chambre de première instance n’est pas convaincue que, s’il est libéré, l’Accusé comparaîtra à son procès et qu’il ne mettra pas en danger un témoin à charge ou une victime. La Chambre n’est pas persuadée que les conditions posées à l’article  65 du Règlement quant à ces points sont remplies. En outre, la Chambre considère de toute façon que l’Accusé n’a pas montré en quoi il serait justifié qu’elle se serve de son pouvoir discrétionnaire pour ordonner sa mise en liberté provisoire.

13. Pour les raisons qui précèdent, la requête est rejetée.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 23 juillet 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Carmel Agius

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Vojislav Seselj, affaire n° IT-03-67-PT, Ordonnance aux fins de détention préventive, 26 février 2003.
2 - Requête, par. 18.
3 - Requête, par. 18, 19, 12, 14, 15.4 et 15.5.
4 - Requête, par. 19, 15.3 et 17.
5 - Requête, par. 19.
6 - Réponse de l’Accusation, par. 11 à 15.
7 - Réponse de l’Accusation, par. 17.
8 - Réponse de l’Accusation, par. 19 à 24.
9 - Réponse de l’Accusation, par. 25.
10 - Réponse de l’Accusation, par. 26.
11 - Réponse de l’Accusation, par. 27 à 29.
12 - Réponse de l’Accusation, par. 30 à 36.
13 - Réponse de l’Accusation, par. 37 et 38.
14 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Ivan Cermak et Mladen Markac, affaire n° IT-03-73-PT, Décision relative aux requêtes d’Ivan Cermak et de Mladen Markac aux fins de mise en liberté provisoire, 29 avril 2004.
15 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de l’Accusé, 6 mars 2002.
16 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Rahim Ademi, affaire n° IT-01-46-PT, Ordonnance relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 26.