Affaire n° : IT-02-54-A-R77.4

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Wolfgang Schomburg

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Arrêt rendu le :
29 août 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

___________________________________________

ARRÊT INTERLOCUTOIRE CONCERNANT LES POURSUITES ENGAGÉES CONTRE KOSTA BULATOVIC POUR OUTRAGE

___________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Dermot Groome

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Le Conseil de l’Appelant :

M. Stéphane Bourgon

Les Conseils commis d’office :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy McCormack

1. La Chambre d’appel est saisie d’un recours introduit par Kosta Bulatovic (l’« Appelant  ») contre la décision par laquelle la Chambre de première instance III l’a reconnu coupable d’outrage au Tribunal et l’a condamné à une peine de quatre mois d’emprisonnement assortie d’un sursis de deux ans.

I. Rappel de la procédure

2. Le 27 mai 2005, Kosta Bulatovic a déposé un acte d’appel1 contre la décision de la Chambre de première instance III qui l’avait déclaré coupable d’outrage au Tribunal2. Dans l’Ordonnance portant calendrier qu’elle a rendue le 3 juin3, la Chambre d’appel a demandé à l’Appelant de déposer son mémoire le 17 juin au plus tard, et à l’Accusation d’y répondre. L’Appelant n’a déposé son mémoire que le 20  juin, donc hors délai4, et n’a invoqué aucun motif sérieux pour que la Chambre d’appel considère néanmoins son mémoire comme valablement déposé en application de l’article 127 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »).

3. L’Accusation a demandé le rejet du Mémoire de l’Appelant pour dépôt tardif5. L’Appelant a répondu à cette requête de l’Accusation en demandant à la Chambre d’appel de reconnaître la validité du dépôt de son mémoire6. La Chambre d’appel a rejeté la Demande de l’Accusation, considérant que le Mémoire de l’Appelant avait été valablement déposé, et a repoussé au 30 juin la date limite du dépôt de la réponse de l’Accusation7. Le 29 juin, l’Appelant a déposé une demande de prorogation de délai pour le dépôt d’une réplique8. La Chambre d’appel a accueilli la Demande et ordonné à l’Appelant de déposer ladite réplique le 4 juillet au plus tard9. L’Accusation a déposé le 30 juin sa réponse au Mémoire de l’Appelant10 et, le 1er juillet, un corrigendum par lequel elle apportait quelques rectifications mineures à ladite réponse11. L’Appelant a déposé sa réplique le 4 juillet12.

II. Rappel des faits

4. L’Appelant a été cité à comparaître en tant que témoin à décharge dans l’affaire Le Procureur c/ Slobodan Milosevic et son audition a débuté le 14 avril 2005. Ce jour-là, Slobodan Milosevic (l’« Accusé ») a interrogé lui-même l’Appelant, et l’Accusation a commencé à procéder au contre-interrogatoire. Les débats ont été suspendus pour le week-end et ont repris le 19 avril en l’absence de l’Accusé, souffrant. Après avoir entendu l’Accusation et les Conseils commis d’office, la Chambre de première instance a décidé de poursuivre les débats en l’absence de l’Accusé et a appelé l’Appelant à la barre afin que l’Accusation continue à le contre-interroger. Lorsqu’il a repris sa place dans la salle d’audience, l’Appelant a refusé de répondre aux questions posées par l’Accusation. La Chambre de première instance l’a alors informé de sa décision de poursuivre les débats en l’absence de l’Accusé, et des mesures prises pour que ce dernier n’en subisse aucun préjudice. Elle l’a averti qu’il était tenu de poursuivre sa déposition, faute de quoi il pourrait être reconnu coupable d’outrage. L’Appelant a persisté dans son refus de répondre aux questions de l’Accusation, expliquant qu’il ne témoignerait qu’en présence de l’Accusé13.

5. Face à ce refus persistant, la Chambre de première instance a ajourné les débats jusqu’au lendemain pour que l’Appelant puisse prendre l’avis d’un conseil. Lors de la reprise des débats le 20 avril 2005, l’Accusé, souffrant, était encore absent. La Chambre de première instance a de nouveau averti l’Appelant qu’il était tenu de répondre aux questions, faute de quoi il pourrait être déclaré coupable d’outrage. Il a derechef refusé de répondre aux questions posées par l’Accusation.

6. En conséquence, la Chambre de première instance a considéré qu’il existait des motifs suffisants pour poursuivre l’Appelant pour outrage et a rendu d’office une ordonnance tenant lieu d’acte d’accusation, dans laquelle elle déclarait qu’elle exercerait elle-même les poursuites14. Pour ce faire, la Chambre de première instance s’est fondée sur l’article 77 du Règlement, lequel dispose notamment :

A) Dans l’exercice de son pouvoir inhérent, le Tribunal peut déclarer coupable d’outrage les personnes qui entravent délibérément et sciemment le cours de la justice, y compris notamment toute personne qui :

i) étant témoin devant une Chambre refuse de répondre à une question malgré la demande qui lui en faite par la Chambre ;

[…]

C) Si une Chambre a des motifs de croire qu’une personne s’est rendue coupable d’outrage au Tribunal, elle peut :

i) demander au Procureur d’instruire l’affaire en vue de préparer et de soumettre un acte d’accusation pour outrage ;

ii) si elle estime que le Procureur a un conflit d’intérêts pour ce qui est du comportement en cause, enjoindre au Greffier de désigner un amicus curiae qui instruira l’affaire et indiquera à la Chambre s’il existe des motifs suffisants pour engager une procédure pour outrage ; ou

iii) engager une procédure elle-même.

[…]

D) Si la Chambre considère qu’il existe des motifs suffisants pour poursuivre une personne pour outrage, elle peut :

[…]

ii) dans les circonstances décrites au paragraphe C) ii) ou iii), rendre une ordonnance qui tient lieu d’acte d’accusation et soit demander à l’amicus curiae d’engager une procédure, soit engager une procédure elle-même.

La Chambre de première instance a conclu qu’elle avait des motifs de croire que l’Appelant s’était rendu coupable d’outrage au Tribunal international parce qu’il avait délibérément et sciemment entravé le cours de la justice en refusant de répondre aux questions posées par l’Accusation malgré la demande qui lui en avait été faite 15.

7. Le 6 mai 2005, la Chambre de première instance a tenu une audience consacrée aux poursuites engagées contre l’Appelant pour outrage. À la suite de cette audience, elle a rendu une décision écrite par laquelle elle a déclaré l’Appelant coupable d’outrage au Tribunal et l’a condamné à une peine de quatre mois d’emprisonnement assortie d’un sursis de deux ans en raison de ses graves problèmes de santé16.

III. Moyens d’appel

8. L’Appelant a, en application de l’article 77 J) du Règlement, fait appel de la déclaration de culpabilité pour outrage prononcée à son encontre dans la Décision attaquée et ce, en invoquant cinq moyens17.

A. Premier moyen d’appel

9. Dans son premier moyen, l’Appelant soutient que la Chambre de première instance a depuis le début outrepassé ses pouvoirs en engageant des poursuites pour outrage vu les circonstances particulières de l’espèce, dans la mesure où elle a commis une erreur de droit en décidant de poursuivre les débats en l’absence de l’Accusé le 19 avril 200518 et en estimant que l’Appelant était tenu de répondre aux questions posées par l’Accusation ce jour -là19. Il fait valoir que si la Chambre de première instance a commis une erreur de droit, il n’était pas tenu juridiquement de répondre aux questions que lui posait l’Accusation. Dès lors, si on l’en croit, l’Ordonnance relative à l’outrage est nulle et non avenue. L’Appelant demande donc que la Chambre d’appel infirme la Décision attaquée20. En avançant cet argument, l’Appelant précise qu’il n’entend pas poser la question de la licéité des procès in abstentia en général, mais celle de savoir si, dans les conditions particulières de l’audience du 19 avril 2005, la Chambre de première instance a commis une erreur en décidant de poursuivre les débats en l’absence de l’Accusé21.

10. En réponse, l’Accusation affirme a) que l’Appelant n’a pas le droit d’attaquer la décision de la Chambre de première instance concernant l’absence de l’Accusé, et b) que cette décision de poursuivre les débats malgré l’absence de l’Accusé n’invalide pas la déclaration de culpabilité pour outrage.

11. En ce qui concerne les poursuites pour outrage, la Chambre d’appel considère que peu importe que la Chambre de première instance ait eu tort ou non de décider de poursuivre les débats in abstentia. En sa qualité de témoin devant le Tribunal, l’Appelant est tenu de se plier aux injonctions de la Chambre de première instance, quoi qu’il pense de leur légalité. Il peut légitimement refuser de répondre aux questions posées par l’Accusation en faisant valoir les droits qu’il a en tant que témoin au pénal, comme celui de ne pas témoigner contre soi-même22, mais il ne pouvait se prévaloir des droits de l’Accusé pour justifier son refus de déférer aux ordres de la Chambre de première instance. Ce moyen est donc rejeté.

B. Deuxième moyen d’appel

12. Dans son deuxième moyen, l’Appelant affirme qu’en tout état de cause, la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en rejetant sa demande de renvoi de l’affaire devant une autre Chambre23, et que cette erreur invalide la Décision attaquée24. Il soutient que l’impartialité de la Chambre de première instance n’était plus assurée dès lors que celle-ci avait décidé de poursuivre les débats en l’absence de l’Accusé. En refusant de reconsidérer sa décision, la Chambre de première instance a clairement montré qu’elle ne considérait pas que sa décision justifiait le refus de l’Appelant de répondre aux questions de l’Accusation. L’Appelant est d’avis que si l’affaire avait été renvoyée devant une autre Chambre, celle-ci aurait pu juger que son comportement était justifié25. L’Appelant avance ensuite que la Chambre de première instance lui avait donné l’impression d’avoir décidé par avance qu’il était coupable d’outrage au Tribunal – pour avoir refusé de répondre aux questions de l’Accusation – et de ne pas être prête à admettre la moindre justification26. L’Appelant s’appuie sur les remarques que lui a faites le Juge Bonomy, remarques selon lesquelles son refus de répondre aux questions de l’Accusation n’avait aucun fondement rationnel 27. Il soutient qu’en jugeant l’affaire elle-même, la Chambre de première instance lui avait dénié le droit, inscrit à l’article  21 2) du Statut du Tribunal, « à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement28 ».

13. À l’appui de ses arguments, l’Appelant cite l’arrêt Kryprianou c/ Chypre de la Cour européenne des droits de l’homme29, qui serait d’après lui la « décision qui fait autorité en la matière », et d’où il ressort que toute affaire d’outrage doit être jugée par un tribunal différent de celui devant lequel l’outrage aurait été commis30. Selon l’Appelant, même si l’on peut penser que la jurisprudence n’est pas encore bien établie sur ce point puisque la décision rendue dans Mayberry c/ Pennsylvanie 31 a elle aussi valeur de précédent, il n’en reste pas moins indubitable qu’une Chambre de première instance ne peut pas connaître d’une affaire lorsque son impartialité est mise en cause32.

14. En réponse, l’Accusation soutient qu’il existe une longue série de décisions de justice nationales qui donnent aux juridictions en cas d’outrage à magistrat le droit de juger l’affaire selon une procédure simplifiée, et que la Chambre de première instance pouvait parfaitement procéder ainsi en l’espèce33. Elle fait valoir que l’affaire Kryprianou c/ Chypre, que l’Appelant invoque pour prouver le contraire, diffère dans les faits de la sienne en ce que les juges avaient été « profondément insultés » et avaient fait montre d’un parti pris à son endroit34. Elle avance que l’Appelant n’a pas établi que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en le jugeant selon une procédure simplifiée35.

Examen

15. Il est de jurisprudence constante au Tribunal et établi dans son Règlement que c’est à la Chambre devant laquelle a été commis l’outrage d’exercer les poursuites, à moins que des circonstances exceptionnelles ne l’obligent à se déporter. L’article  77 D) du Règlement autorise les Chambres de première instance à exercer elles-mêmes les poursuites pour outrage lorsqu’elles sont convaincues qu’il existe des motifs suffisants de poursuivre. En outre, la Directive pratique définissant la procédure à suivre pour enquêter sur les outrages au Tribunal international et en poursuivre les auteurs prévoit que « […] la Chambre devant laquelle l’outrage aurait été commis […] se prononce sur l’affaire, à moins qu’il n’existe des circonstances exceptionnelles qui mettent en cause son impartialité et justifient son dessaisissement au profit d’une autre Chambre36 ». Cela s’explique par le fait que les Chambres de première instance ont le droit et le devoir de veiller à ce que l’exercice du pouvoir que leur confère le Statut ne soit pas contrecarré et que leur fonction judiciaire fondamentale soit préservée37.

16. En l’espèce, l’Appelant affirme primo que l’impartialité de la Chambre de première instance était mise en cause par son refus de reconsidérer l’ordre qu’elle lui avait donné de poursuivre en l’absence de l’Accusé et par les déclarations qu’elle a faites en demandant à l’Appelant de continuer à répondre aux questions. Bien qu’il ne soit pas ainsi formulé, l’argument de l’Appelant est que la Chambre de première instance aurait dû se déporter en l’espèce parce qu’elle était prévenue contre lui 38.

17. Lorsqu’il y a conflit d’intérêts ou parti pris, un juge peut être dessaisi d’une affaire en première instance ou en appel. Ce dessaisissement est régi par l’article  15 A) du Règlement qui dispose qu’« [u]n juge ne peut connaître en première instance ou en appel d’une affaire dans laquelle il a un intérêt personnel ou avec laquelle il a ou il a eu un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité 39 ». La Chambre d’appel a dans le passé dégagé les critères à appliquer pour juger de l’« impartialité » exigée par le Statut et le Règlement. Ces critères sont les suivants :

i) un juge n’est pas impartial s’il est établi qu’il y a un parti pris ;

ii) il y a un parti pris apparent inacceptable :

[…]

si les circonstances inspirent à un observateur raisonnable et bien informé une crainte légitime de parti pris40.

18. Comme l’a expliqué la Chambre d’appel dans l’arrêt Furundzija, l’« observateur raisonnable » envisagé pour juger du parti pris apparent « doit être une personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris des traditions historiques d’intégrité et d’impartialité, et consciente aussi du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter41 », la question étant de savoir « si l’observateur hypothétique impartial (ayant une connaissance suffisante des circonstances pour porter un jugement raisonnable) estimerait que le juge [en question] pourrait considérer sans parti pris ni idées préconçues les questions qui se posent en l’espèce42 ».

19. Au Tribunal, la jurisprudence établit clairement au profit de tout juge une présomption d’impartialité. Pour combattre cette présomption d’impartialité, la crainte légitime de parti pris doit être « fermement établie43  ». La raison en est que l’impartialité et l’équité de la justice seraient également menacées si les juges mis en cause sans raison ni preuve pour un parti pris apparent devaient se déporter44.

20. La Chambre d’appel a déjà dit que l’Appelant était tenu de déférer à l’ordre de la Chambre de première instance, et peu importe que celle-ci ait refusé de reconsidérer cet ordre. En effet, la question ici est de savoir si ce refus jette une ombre sur l’impartialité de la Chambre de première instance au point qu’il existe des circonstances exceptionnelles justifiant un renvoi de l’affaire d’outrage devant une autre Chambre de première instance. La Chambre d’appel n’en est pas convaincue.

21. L’exercice des poursuites pour outrage entre dans le cadre du pouvoir inhérent qu’a toute Chambre du Tribunal de protéger l’intégrité de ses procédures. Il n’existe aucune règle générale obligeant la Chambre à se déporter uniquement parce que l’outrage procède d’un refus de se plier à l’une de ses injonctions concernant la conduite des débats. Une Chambre doit avoir le pouvoir de donner des ordres et de les faire respecter.

22. En l’espèce, l’Appelant a commis un outrage en refusant clairement de déférer à un ordre de la Chambre, et mis ainsi en cause le pouvoir qu’a celle-ci de protéger l’intégrité de ses procédures. Face à ce refus patent, la Chambre de première instance a suspendu les débats pour permettre à l’Appelant de prendre l’avis d’un conseil. Lorsque les débats ont repris le lendemain et que l’Appelant a fait part de son intention de persister dans son refus, la Chambre de première instance a engagé des poursuites à son encontre pour outrage, en application de l’article 77 du Règlement. Il n’y a là rien d’injuste ou de partial. Au contraire, la Chambre de première instance a, ce faisant, respecté scrupuleusement les droits de l’Appelant. Partant, la Chambre d’appel n’est pas convaincue qu’il soit établi que le refus de la Chambre de première instance de reconsidérer son ordre face au refus de l’Appelant justifie une mise en cause de son impartialité et, par conséquent, de sa capacité d’exercer des poursuites en toute indépendance et équité.

23. Secundo, l’Appelant se plaint de ce que la Chambre avait déjà une opinion tranchée sur sa culpabilité avant même l’audience qu’elle a tenue en mai sur le sujet. L’Appelant soutient en particulier que les questions posées par le Juge Bonomy quant au fondement rationnel de son refus montraient que la Chambre de première instance n’était pas prête à accepter la moindre justification.

24. Selon la Chambre d’appel, les questions posées par la Chambre de première instance sur le fondement du refus de l’Appelant avant d’engager des poursuites ne jettent aucune ombre sur son impartialité. Une fois de plus, une Chambre de première instance doit pouvoir veiller à l’intégrité de ses procédures et informer les témoins de leurs responsabilités et de leurs obligations. En questionnant l’Appelant, la Chambre de première instance l’a informé comme il se doit que les justifications fournies ne le libéraient pas de l’obligation, que lui impose sa qualité de témoin devant le Tribunal, de répondre aux questions formulées par l’Accusation. Aussi les indications données par la Chambre de première instance à l’Appelant sur les obligations qui sont les siennes devant le Tribunal ne mettaient-elles pas en cause son impartialité. Elle a donné amplement à l’Appelant la possibilité de prendre l’avis d’un conseil et de préparer sa défense en prévision de l’audience consacrée à l’outrage. La Chambre de première instance n’a fait preuve en agissant de la sorte d’aucun parti pris.

C. Troisième moyen d’appel

25. Dans son troisième moyen, l’Appelant affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en jugeant : 1) que l’exception préjudicielle par laquelle la Défense mettait en cause sa compétence en l’espèce n’entrait pas dans le cadre de la définition de l’exception préjudicielle d’incompétence ; 2) que l’exception était donc irrecevable ; et donc 3) que la Défense n’était pas fondée à la présenter 45.

26. L’Appelant fait remarquer que dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a indiqué que le Conseil n’avait pas pris en compte les termes de l’article  72 D), qui précise que l’exception d’incompétence s’entend exclusivement d’une objection selon laquelle l’acte d’accusation ne se rapporte pas : i) à l’une des personnes mentionnées aux articles 1, 6, 7 et 8 du Statut ; ii) aux territoires mentionnés aux articles 1, 8 et 9 du Statut ; iii) à la période mentionnée aux articles 1, 8 et 9 du Statut ; iv) à l’une des violations définies aux articles 2, 3, 4, 5 et 7 du Statut », et elle en a conclu que

l’exception préjudicielle d’incompétence fondée sur la nullité de la décision initiale de poursuivre l’audition du témoin n’entrait pas dans le cadre de la définition de l’exception préjudicielle d’incompétence. La requête était donc irrecevable46.

L’Appelant affirme que la Chambre de première instance a mal interprété l’article  72 D) et qu’elle en a tiré une conclusion erronée47.

27. L’Appelant affirme que l’exception d’incompétence qu’il a cherché à soulever devant la Chambre de première instance visait l’Ordonnance relative à l’outrage rendue par la Chambre de première instance le 20 avril 2005. La raison en est que la Chambre avait en l’occurrence outrepassé ses pouvoirs et qu’elle n’était pas compétente pour se prononcer sur la question48. Il soutient que l’Ordonnance relative à l’outrage tient lieu d’acte d’accusation et qu’il a cherché à l’attaquer au motif qu’elle ne se rapportait à aucune des catégories envisagées à l’article 72 D), la Chambre ayant outrepassé ses pouvoirs49. Il fait donc valoir que la Chambre a donné de cet article une interprétation excessivement stricte50. Selon lui, l’article 72  D) doit être interprété eu égard à l’objet et à la finalité du Statut et du Règlement. Si l’article ne traite pas du pouvoir inhérent qu’ont les Chambres de première instance en matière d’outrage, toute mise en cause de leur compétence en ce domaine doit se faire dans le cadre de l’article 72 D)51. L’Appelant affirme que l’outrage est une infraction grave et qu’une personne devant répondre d’une telle accusation doit avoir la possibilité de soulever une exception préjudicielle pour incompétence de la Chambre de première instance « en ce domaine, ou pour vices de forme de l’Ordonnance relative à l’outrage ou toute autre exception préjudicielle en application de l’article 7252  ».

28. Dans sa Réponse, l’Accusation affirme que si l’outrage est jugé selon une procédure simplifiée, les droits procéduraux de l’accusé sont limités, « la nécessité de rétablir d’urgence l’ordre et l’autorité dans la salle d’audience l’emportant sur celle de veiller au respect des garanties procédurales. Si ces droits sont limités, c’est aussi parce que les actes constitutifs d’outrage sont, en règle générale, incontestables, qu’ils se produisent en audience publique, et qu’il en est fait mention dans le compte rendu d’audience53 ». L’Accusation affirme que les jurisprudences nationales étayent cet argument54, et elle fait remarquer que la Chambre de première instance aurait pu refuser de connaître de toute exception préjudicielle d’incompétence mais qu’elle a entendu l’Appelant sur la question, lui offrant ainsi une protection procédurale plus importante que celle à laquelle il pouvait prétendre55.

29. L’Accusation soutient aussi que l’article 72 D) ne se prête pas à une interprétation aussi large que celle qu’en donne l’Appelant. Elle affirme que son libellé est clair et non ambigu et que la Chambre d’appel ne devrait pas en solliciter les termes comme le demande l’Appelant56.

30. L’Accusation avance par ailleurs que même si la Chambre aurait dû examiner une exception préjudicielle d’incompétence, toute erreur de sa part est sans conséquence puisqu’elle était clairement compétente pour exercer les poursuites pour outrage en application de l’article 7757.

31. Dans sa Réplique, l’Appelant soutient que le seul point litigieux est celui de savoir si une personne accusée d’outrage est fondée à contester la compétence du Tribunal en soulevant une exception préjudicielle, et il fait remarquer que l’Accusation a passé sous silence cette question58.

32. Selon l’Appelant, point n’était besoin « de rétablir d’urgence l’ordre et l’autorité dans la salle d’audience » dans les circonstances tout à fait particulières de l’espèce. La question était de savoir s’il était tenu de répondre aux questions de l’Accusation en l’absence de l’Accusé, et, en dernière analyse, si le Tribunal avait compétence pour conduire une partie du procès en l’absence dudit Accusé59. L’Appelant affirme que cette question aurait dû faire l’objet d’un débat à proprement parler avant qu’il ne soit mis en accusation pour outrage60.

33. L’Appelant avance aussi qu’il est « inconcevable que le pouvoir inhérent qu’a le Tribunal international en matière d’outrage ne puisse être remis en cause et que l’on ne puisse contester la compétence d’une Chambre de première instance en ce domaine dans certaines circonstances61  » ; il affirme que « les personnes contre lesquelles sont portées de telles accusations doivent bénéficier de certaines garanties procédurales, et notamment de la possibilité de contester la compétence de la Chambre de première instance62  ».

34. Enfin, l’Appelant soutient que l’argument de l’Accusation selon lequel la Chambre de première instance était compétente aux termes de l’article 77 est dénué de pertinence. L’exception préjudicielle d’incompétence qu’il entendait soulever n’était pas fondée sur l’article 77 mais « sur le fait que la Chambre de première instance n’était pas compétente pour exercer les poursuites pour outrage et que, ce faisant, elle a outrepassé ses pouvoirs dans la mesure où elle a violé de manière injustifiée le droit fondamental de l’Accusé à être présent à son procès63  ».

Examen

35. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Appelant a établi que la Chambre de première instance avait commis une erreur en jugeant qu’il n’était pas fondé à soulever une exception préjudicielle d’incompétence en application de l’article  72 D) du Règlement. Le libellé de cet article est clair et non équivoque, et il ne s’applique pas aux poursuites pour outrage. Comme il a déjà été dit clairement, la compétence de la Chambre de première instance en la matière découle du pouvoir inhérent qu’elle a de garantir l’intégrité de ses procédures, et la conduite de ces poursuites est régie par l’article 77.

36. La Chambre d’appel n’est pas convaincue non plus que la Chambre de première instance a commis une erreur en refusant d’examiner l’exception préjudicielle sur le fond. La Chambre de première instance avait déjà, à bon droit, indiqué que le témoin était tenu de déférer à son injonction et, qu’elle ait ou non outrepassé ses pouvoirs en lui donnant un tel ordre, le refus du témoin de s’y conformer l’exposait à des poursuites pour outrage. La Chambre de première instance a expliqué clairement la situation à l’Appelant. La décision ayant été prise de continuer le procès en l’absence de l’Accusé, c’était à l’Accusé et non pas à l’Appelant de s’y opposer. Que cette décision ait ou non été légale, l’Appelant était tenu de la respecter. Dès lors, même si la Chambre de première instance avait examiné l’exception préjudicielle d’incompétence, elle aurait dû la rejeter.

D. Quatrième moyen d’appel

37. Dans son quatrième moyen, l’Appelant soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait et de droit en concluant qu’il était « clairement animé de l’intention nécessaire pour être déclaré coupable d’outrage au Tribunal64  ». Il affirme que la question à laquelle la Chambre de première instance devait répondre à l’ouverture de son procès était claire : « Le défendeur a-t-il délibérément et sciemment entravé le cours de la justice en refusant de répondre aux questions 65 ? » Il fait valoir que cette question, considérée à la lumière de l’article 77 A) i) du Règlement, fait apparaître les trois composantes de l’élément moral de l’outrage : 1) le défendeur a refusé de répondre aux questions malgré la demande qui lui en avait été faite ; 2) sachant que, par là même, il entravait le cours de la justice ; et 3) il l’a fait délibérément 66. Il affirme que la Chambre de première instance s’est méprise sur la signification de l’expression « délibérément et sciemment  », ce qui fait qu’elle a mal apprécié sa situation personnelle67. Par conséquent, l’Appelant demande à la Chambre d’appel d’annuler la déclaration de culpabilité prononcée à son encontre par la Chambre de première instance et de le déclarer non coupable68.

38. Dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a jugé que

[p]our qu’il y ait violation d’une ordonnance rendue par la Chambre, il faut que le défendeur ait connaissance de l’existence de l’ordonnance lui enjoignant de répondre aux questions posées. Il n’est pas nécessaire qu’il ait connaissance en particulier des conséquences de son refus de répondre. Le refus de déférer à une ordonnance de la Chambre a à l’évidence pour conséquence d’entraver le cours de la justice. Dans l’affaire Aleksovski, la Chambre d’appel n’a pas posé de condition plus stricte69.

L’Appelant est d’accord avec cette remarque fondée sur l’Arrêt Aleksovski mais il affirme qu’il n’y est question que de sa connaissance, et non pas de savoir s’il a « délibérément » entravé l’administration de la justice par la Chambre. Il soutient que, dans l’affaire Aleksovski, une ordonnance interdisant la communication d’informations avait été enfreinte, alors que, en l’espèce, il a refusé de déférer à l’injonction qui lui était faite de témoigner. Il affirme qu’en l’espèce, pour déterminer s’il a « délibérément » entravé le cours de la justice, il faut analyser ses intentions au moment des faits, soit au moment où il a refusé de se conformer aux injonctions du Tribunal. Il avance que son refus de répondre aux questions posées pourrait établir qu’il savait qu’il entravait le cours de la justice, mais pas, sans une analyse de ses intentions au moment des faits, qu’il l’a fait délibérément. Il se fonde en cela sur les termes de la Décision relative à la demande d’acquittement introduite en vertu de l’article 98 bis du Règlement, décision rendue par la Chambre de première instance dans l’affaire Brdjanin, d’où il ressort que, l’outrage étant une infraction inspirée par une intention spécifique et protéiforme, son élément moral varie d’une affaire à une autre70.

39. Dans sa Réponse, l’Accusation affirme que la Chambre de première instance a à juste titre jugé que la seule conclusion que l’on pouvait tirer du refus de l’Appelant de témoigner était qu’il entravait délibérément le cours de la justice71. Et l’Accusation de rappeler le raisonnement suivi dans l’affaire Aleksovksi, raisonnement sur lequel elle se fonde pour affirmer qu’« “on a presque automatiquement conclu” à l’intention d’entraver la bonne administration de la justice dans les cas où la personne en question avait connaissance de l’ordonnance de la Chambre de première instance », et que « c’est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit d’une ordonnance portant injonction de témoigner »72.

Examen

40. Dans la présente affaire, rien ne prouve que la Chambre de première instance a commis une erreur en statuant comme elle l’a fait73. Même si l’Appelant fait à juste titre remarquer que l’élément moral varie suivant les circonstances de l’espèce, il n’en reste pas moins que dans la présente affaire, il a « délibérément recherché » le résultat obtenu, la paralysie de la justice. Dans ces conditions, la seule conclusion que l’on puisse logiquement tirer est qu’il s’est délibérément soustrait aux questions, entravant par voie de conséquence le cours de la justice.

41. Il a été demandé à plusieurs reprises à l’Appelant de répondre aux questions qui lui étaient posées. On l’a informé de la possibilité qu’une ordonnance soit rendue pour outrage et on lui en a expliqué les motifs, mais il a continué de refuser de coopérer avec le Tribunal, privilégiant sa propre perception de la justice dans ces circonstances. À cet égard, l’Accusation a raison de dire qu’« aucune fonction n’est plus fondamentale pour la bonne administration de la justice par une juridiction que sa capacité d’obliger un témoin à déposer. Les deux sont dans la pratique synonymes 74 ».

42. L’Appelant a toujours été conscient de son choix et des conséquences de celui -ci, tant pour lui-même que pour l’administration de la justice. Il a insisté pour témoigner uniquement à ses conditions. Il a donc agi délibérément et en pleine connaissance de cause. Par conséquent, il n’a pas montré que l’on devrait tirer une conclusion différente et que la Chambre d’appel devrait, contrairement à ce qu’elle avait elle -même jugé dans l’affaire Aleksovski, considérer en l’espèce que son refus de répondre à une question alors qu’il savait quelles pouvaient en être les conséquences ne suffit pas en soi pour établir qu’il a délibérément entravé l’administration de la justice par la Chambre de première instance.

43. Par conséquent, loin de commettre une quelconque erreur de droit ou de fait, la Chambre de première instance est parvenue à la conclusion logique qu’un tel comportement était constitutif d’outrage dans les circonstances particulières de l’espèce. L’Arrêt Aleksovski conforte clairement cette conclusion.

E. Cinquième moyen d’appel

44. Dans son cinquième moyen, l’Appelant soutient que si la Chambre d’appel devait confirmer la déclaration de culpabilité pour outrage prononcée à son encontre, la Chambre de première instance n’en aurait pas moins commis une erreur en prononçant une peine d’emprisonnement de quatre mois, faute d’avoir accordé toute la valeur qui convenait à sa situation personnelle75. Il indique que si la Chambre de première instance a assorti la peine d’un sursis de deux ans en raison de son état de santé, celle-ci n’en est pas moins sévère76. Il demande à la Chambre d’appel de revoir la peine prononcée par la Chambre de première instance au motif que celle-ci a commis une erreur d’appréciation manifeste77.

45. L’Appelant avance que la Chambre de première instance a commis une erreur d’appréciation en ne retenant pas comme circonstance atténuante le changement de situation auquel il a été confronté lorsqu’il s’est présenté le 19 avril 2005 dans le prétoire pour poursuivre sa déposition78 ; qu’elle a eu tort de ne pas prendre dûment en considération sa situation personnelle79  ; et qu’elle a commis une erreur en ne prenant pas dûment en considération le fait qu’il a achevé sa déposition devant elle le lundi 25 avril 200580. Il ajoute que la peine prononcée par la Chambre de première instance marque une nette rupture avec les peines appliquées par le Tribunal pour outrage81.

46. L’Appelant affirme que, pour lui, deux personnes très importantes étaient absentes le 19 avril 2005 : l’Accusé, et la personne qui avait conduit l’interrogatoire principal, qu’il tenait en haute estime et qu’il souhaitait aider82. Il soutient que l’absence de l’Accusé a été pour lui une source de stress et d’angoisse et que dans ces conditions, la Chambre de première instance aurait dû considérer que les débats qui ont alors eu lieu justifiaient une atténuation de sa peine83. Il fait valoir que dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a jugé que « [si] les motifs [de l’Appelant] ont quelque pertinence que ce soit, c’est en ce qui concerne la sanction », or elle n’en a pas tenu compte pour décider de la peine à prononcer ou, si elle l’a fait, elle ne l’a pas indiqué84.

47. L’Appelant avance que si la Chambre a indiqué que le « comportement Sde l’AppelantC mériterait normalement l’application immédiate d’une peine d’emprisonnement afin de souligner la gravité de l’infraction et de dissuader […] d’autres personnes […] de braver l’autorité de la Chambre de première instance », elle n’a pas précisé, lorsqu’elle a prononcé une peine de quatre mois d’emprisonnement, ce qu’elle considérait comme des circonstances aggravantes ou atténuantes85.

48. L’Appelant affirme en outre que la Chambre de première instance a commis une erreur en n’accordant pas toute la valeur qui convenait à sa situation personnelle, et notamment à sa coopération, durant sa déposition dans la salle d’audience, avec chacune des parties ; à son attitude constructive et à son désir véritable de contribuer à l’établissement de la vérité ; à son attitude calme et raisonnable face aux questions de la Chambre de première instance et au fait qu’il s’est efforcé d’expliquer les raisons pour lesquelles il ne pouvait pas poursuivre sa déposition  ; à sa volonté de donner satisfaction à la Chambre en proposant de poursuivre à tout moment sa déposition à condition que l’Accusé soit présent ; et au fait qu’il s’est présenté au Tribunal le 6 mai 2005 pour répondre de l’accusation d’outrage portée contre lui86.

49. Enfin, l’Appelant affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur en n’accordant pas toute la valeur qui convenait au fait qu’il est resté à La Haye et qu’il a terminé sa déposition le 25 avril 2005.

50. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, l’Appelant affirme qu’en prononçant une peine de quatre mois d’emprisonnement, « la Chambre de première instance s’est montrée clairement déraisonnable et a commis une erreur d’appréciation87  ». Il cite à titre d’exemple une peine prononcée par le Tribunal pour outrage qui, selon lui, montre le caractère déraisonnable de celle qui lui a été infligée88. La Chambre d’appel constate que, au vu de l’ensemble des éléments de preuve concernant six tentatives d’influencer un témoin, la Chambre de première instance I a déclaré Beqa Beqaj coupable d’outrage pour avoir délibérément et sciemment fait pression sur un témoin potentiel. Elle l’a déclaré coupable d’un chef d’accusation et l’a condamné à une peine de quatre mois d’emprisonnement89.

51. L’Appelant estime qu’il eût fallu lui infliger « une peine symbolique d’un ( 1) jour d’emprisonnement, assortie d’un sursis d’au plus six (6) mois90  ».

52. L’Accusation répond en faisant valoir que la condamnation prononcée par la Chambre de première instance ne sera pas suivie d’effet, à moins que l’Appelant ne commette une autre infraction dans un délai de deux ans. Elle soutient que l’Appelant ne saurait donc raisonnablement prétendre que le sursis accordé ne change rien à la lourdeur de la peine et qu’« on ne voit guère ce qui pourrait autant atténuer la lourdeur de la peine que le sursis91  ».

53. L’Accusation affirme que contrairement à ce qu’avance l’Appelant, la Chambre de première instance a tenu compte des éléments jouant en faveur d’une atténuation de sa peine et lui a accordé un sursis en raison de son mauvais état de santé, qu’elle a retenu comme circonstance atténuante. Elle soutient que ce n’est pas parce que la Chambre de première instance n’a pas mentionné d’autre circonstance atténuante qu’elle n’en a pas envisagé d’autres. Simplement, elle ne les a pas jugées pertinentes ou convaincantes. L’Accusation estime que compte tenu des circonstances aggravantes existant en l’espèce, l’octroi du sursis montre que la Chambre de première instance a usé de son pouvoir d’appréciation92.

54. L’Accusation soutient que la Chambre de première instance peut, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, accorder un sursis, et qu’une condamnation pour outrage à quatre mois d’emprisonnement n’est pas sans précédent dans les jurisprudences nationales93.

55. Enfin, l’Accusation affirme qu’en l’espèce, la Chambre de première instance « n’a pas prononcé de peine effective » et qu’on ne peut donc pas considérer qu’elle s’est montrée « clairement déraisonnable » ni qu’elle a commis une erreur d’appréciation. Elle indique que la Chambre de première instance avait toute latitude pour prononcer une peine assortie d’un sursis, et qu’aucune erreur manifeste de sa part n’a été établie94. Par conséquent, il y a lieu pour la Chambre d’appel de confirmer la peine prononcée par la Chambre de première instance95.

56. Dans sa Réplique, l’Appelant récuse les arguments de l’Accusation concernant les effets du sursis. Selon lui, le sursis ne change rien au fait que la Chambre de première instance a considéré comme juste une peine d’emprisonnement de quatre mois. C’est après avoir décidé de la peine que la Chambre examine s’il y a lieu ou non de l’assortir d’un sursis96. L’Appelant objecte qu’il sera fait mention de cette condamnation sur son casier judiciaire et que si le sursis est révoqué, il passera quatre mois en prison97.

57. L’Appelant répète aussi que contrairement à ce qu’a affirmé l’Accusation, la Chambre de première instance n’a pas tenu compte des circonstances atténuantes et qu’elle a dès lors commis une erreur manifeste. Il soutient qu’aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement conclure que dans les circonstances de l’espèce, une peine de quatre mois d’emprisonnement s’imposait98. Il ajoute que les précédents invoqués par l’Accusation sont trompeurs car d’autres décisions de justice témoignent d’une plus grande mansuétude envers les auteurs d’outrage99.

Examen

58. Les Chambres de première instance sont investies d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer la peine qui s’impose, et la Chambre d’appel ne procèdera à une révision de la peine que si l’Appelant montre que la Chambre de première instance a commis une « erreur manifeste » dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation ou qu’elle n’a pas respecté le droit applicable100.

59. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Appelant a montré que la Chambre de première instance avait eu tort de refuser de considérer l’absence de l’Accusé comme une circonstance atténuante. Le refus de l’Appelant de répondre aux questions en raison de cette absence est à l’origine des poursuites pour outrage et la Chambre d’appel n’est pas convaincue que la Chambre de première instance ait commis une erreur manifeste en refusant d’y voir une circonstance atténuante. La Chambre de première instance a certes fait remarquer, dans la Décision attaquée, que si les motifs de l’Appelant avaient quelque pertinence que ce soit, c’était en ce qui concernait la sanction, mais elle n’était pas pour autant tenue de les prendre en compte dans la sentence. Elle était tout à fait libre d’en juger autrement.

60. La Chambre d’appel n’est pas non plus convaincue que la Chambre de première instance a commis une erreur manifeste d’appréciation en n’accordant aucun poids au fait qu’en présence de l’Accusé, l’Appelant a coopéré avec les parties et montré sa volonté de donner satisfaction à la Chambre et de poursuivre sa déposition. En sa qualité de témoin, l’Appelant était tenu de faire sa déposition, et de la poursuivre en l’absence de l’Accusé ainsi que la Chambre de première instance le lui ordonnait. Le fait qu’il souhaitait témoigner à ses propres conditions n’est pas un élément que la Chambre de première instance était tenue de retenir comme circonstance atténuante. Il en va de même de l’attitude constructive dont il se prévaut, de son désir de contribuer à l’établissement de la vérité, et du fait qu’il est resté à La Haye afin de terminer sa déposition en présence de l’Accusé.

61. La Chambre d’appel n’est pas non plus convaincue qu’en le condamnant à quatre mois d’emprisonnement, la Chambre de première instance a commis une erreur telle que, dans les circonstances de l’espèce, la peine est clairement déraisonnable.

62. La Chambre d’appel n’est pas non plus convaincue qu’il y a lieu de comparer la situation de l’Appelant avec celle d’autres personnes reconnues coupables d’outrage par ce Tribunal. Les Chambres de première instance sont libres de moduler les peines qu’elles prononcent pour outrage et, tant que celles-ci sont justifiées par les circonstances de l’espèce, elles ne sont pas tenues de rechercher si la même peine a été prononcée pour un outrage ou plus grave ou moins grave dans une autre affaire101.

63. Ce moyen d’appel est donc lui aussi rejeté.

Par ces motifs, le recours formé par l’Appelant est REJETÉ.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 29 août 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
______________
Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1 - Notice of Appeal of Decision on Contempt of the Tribunal, 27 mai 2005 (l’« Acte d’appel »).
2 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-R77.4, Décision relative à une affaire d’outrage au Tribunal, 13 mai 2005 (la « Décision attaquée »).
3 - Ordonnance portant calendrier, 3 juin 2005.
4 - Appeal of Decision on Contempt of the Tribunal Kosta Bulatovic Appellant’s Brief, 20 juin 2005 (l’« Appel » et le « Mémoire de l’Appelant »).
5 - Prosecution’s Application to Strike Appellant’s Brief, 21 juin 2005 (la « Demande de l’Accusation »).
6 - Appellant’s Motion Seeking Variation of Time Limits, 29 juin 2005.
7 - Décision relative à la demande de l’Accusation de rejeter le mémoire déposé par l’Appelant dans le cadre de l’appel interjeté contre la décision concernant les poursuites engagées contre Kosta Bulatovic pour outrage, 23 juin 2005.
8 - Appellant’s Motion Seeking Variation of Time limits, 29 juin 2005 (la « Demande »).
9 - Decision on Appellant Application for Extension of Time to File Reply in Kosta Bulatovic Contempt Proceedings, 30 juin 2005.
10 - Prosecution’s Response to Appellant’s Appeal Brief, 30 juin 2005.
11 - Corrigendum to Prosecution’s Response to Appellant’s Appeal Brief, 1er juillet 2005 (la « Réponse »).
12 - Appellant’s Reply to Prosecution Response to Appellant’s Appeal Brief, 4 juillet 2005 (la « Réplique »).
13 - Voir Décision attaquée, par. 2 et 3.
14 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Ordonnance relative à une affaire d’outrage concernant le témoin Kosta Bulatovic, 20 avril 2005 (l’« Ordonnance relative à l’outrage »), p. 3.
15 - Ibidem, p. 2 et 3.
16 - Décision attaquée, par. 7, 18 et 19. Dans Le Procureur c/ Aleksovski, affaire n° IT-95-14/1-AR-R77, Arrêt relatif à l’appel de la décision portant condamnation pour outrage au Tribunal interjeté par Anto Nobilo, 30 mai 2001 (l’« Arrêt relatif à l’appel Nobilo »), par. 36, la Chambre d’appel a jugé que [l]es règles que doit appliquer le Tribunal en matière d’outrage ont pour objet de punir toute conduite tendant à entraver le cours de la justice, à y porter préjudice ou à en abuser, afin de garantir que le pouvoir qui lui est conféré expressément par son Statut n’est pas tenu en échec et que sa fonction judiciaire fondamentale est sauvegardée. Les règles applicables en matière d’outrage ne sont pas destinées à rehausser la dignité des juges ou à sanctionner un simple affront fait à une cour ou à un tribunal, ou les insultes qui lui ont été adressées ; c’est plutôt la justice à proprement parler qui est bafouée par un outrage au tribunal, et non pas la juridiction ou le juge qui cherche à administrer la justice.
17 - L’article 77 J) dispose notamment que « [t]oute décision rendue par une Chambre de première instance en vertu du présent article est susceptible d’appel ».
18 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, compte rendu d’audience (« CR »), 19 avril 2005, p. 38591.
19 - Ibidem, p. 38592 à 38597 et 38606 ; voir aussi CR, 20 avril 2005, p. 38615 et 38616. Voir en général Acte d’appel, par. 4.
20 - Voir Acte d’appel, par. 5 et 6.
21 - Appel, par. 27.
22 - Même dans ce cas de figure, la Chambre de première instance peut obliger un témoin à répondre, à la condition toutefois que la déposition ne soit pas utilisée contre le témoin dans le cadre de poursuites ultérieures autres que pour faux témoignage. Voir article 90 E) du Règlement.
23 - CR, 20 avril 2005, p. 38642.
24 - Voir Acte d’appel, par. 7 et 8.
25 - Appel, par. 120 à 128.
26 - Ibidem, par. 129.
27 - Ibid., par. 130.
28 - Ibid., par. 115.
29 - CEDH, Requête n° [73797/01], Arrêt du 27 janvier 2004.
30 - Appel, par. 117.
31 - 400 U.S. 455 (1971).
32 - Appel, par. 117 et 118.
33 - Réponse, par. 70 à 82.
34 - Ibidem, par. 81.
35 - Ibid., par. 82.
36 - IT/227, 6 mai 2004, par. 13.
37 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Dusko Tadic, affaire n° IT-94-1-A-R77, Arrêt relatif aux allégations d’outrage formulées à l’encontre du précédent Conseil, Milan Vujin, 31 janvier 2000 (l’« Arrêt Tadic relatif aux allégations d’outrage »), par. 12 à 18, 25 et 26, ainsi que l’Arrêt relatif à l’appel Nobilo, par. 30.
38 - Appel, par. 115.
39 - Article 15 A) du Règlement.
40 - Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° 95-17/1-A, Arrêt, 21 juillet 2000 (l’« Arrêt Furundzija »), par. 189.
41 - Ibidem, par. 190.
42 - Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-A, Arrêt, 20 février 2001 (l’« Arrêt Celebici »), par. 697.
43 - Ibidem, par. 707.
44 - Ibid.
45 - Acte d’appel, par. 10.
46 - Appel, par. 135, citant la Décision attaquée, par. 8.
47 - Ibidem, par. 136.
48 - Ibid., par. 137.
49 - Ibid., par. 139.
50 - Ibid., par. 140.
51 - Ibid., par. 141 à 143.
52 - Ibid., par. 144.
53 - Réponse, par. 85.
54 - Ibidem, par. 86 à 88.
55 - Ibid., par. 89.
56 - Ibid., par. 91 et 92.
57 - Ibid., par. 93 et 94.
58 - Réplique, par. 50.
59 - Ibidem, par. 52.
60 - Ibid., par. 54.
61 - Ibid., par. 57.
62 - Ibid., par. 58.
63 - Ibid., par. 59.
64 - Appel, par. 147, citant l’Arrêt Tadic relatif aux allégations d’outrage, par. 16.
65 - Appel, par. 147.
66 - Ibidem, par. 150.
67 - Ibid., par. 146.
68 - Ibid., par. 161.
69 - Décision attaquée, par. 17 [note de bas de page non reproduite].
70 - Appel, par. 152 à 156, citant Le Procureur c/ Brdjanin, affaire n° IT-99-36-R77, Chambre de première instance, Décision relative à la demande d’acquittement introduite en vertu de l’article 98 bis, 19 mars 2004, par. 16 : « Les différents comportements envisagés au paragraphe A) de l’article 77 ne requièrent pas tous le même état d’esprit. L’élément moral doit être établi au cas par cas pour chacun des comportements visés aux alinéas i) à v). Pour chaque forme d’outrage à caractère pénal, l’Accusation doit démontrer que l’accusé a agi avec l’intention spécifique d’entraver la bonne administration de la justice par le Tribunal. »
71 - Réponse, par. 102.
72 - Ibidem, par. 101 [souligné dans l’original].
73 - Pour que la Chambre d’appel annule une décision de la Chambre de première instance, il faut que celle-ci ait commis une erreur de droit ou de fait. Voir Le Procureur c/ Kvocka et consorts, affaire n° IT-98-30/1-A, Arrêt, 28 février 2005, par. 13 à 20.
74 - Réponse, par. 101.
75 - Acte d’appel, par. 14.
76 - Appel, par. 165.
77 - Ibidem, par. 178.
78 - Ibid., par. 166 a).
79 - Ibid., par. 166 b).
80 - Ibid., par. 166 c).
81 - Ibid., par. 167.
82 - Ibid., par. 168.
83 - Ibid., par. 169.
84 - Ibid., par. 170.
85 - Ibid., par. 171.
86 - Ibid., par. 172.
87 - Ibid., par. 174.
88 - Ibid., par. 175.
89 - Voir Le Procureur c/ Beqa Beqaj, affaire n° IT-03-66-T-R77, Jugement relatif aux allégations d’outrage, 27 mai 2005, par. 49 à 57.
90 - Appel, par. 179.
91 - Réponse, par. 108.
92 - Ibidem, par. 109.
93 - Ibid., par. 110 et 111.
94 - Ibid., par. 112.
95 - Ibid., par. 1, p. 38.
96 - Réplique, par. 73.
97 - Ibidem, par. 74 à 76.
98 - Ibid., par. 78 à 81.
99 - Ibid., par. 83.
100 - Le Procureur c/ Tadic, Arrêt concernant les jugements relatifs à la sentence, Chambre d’appel, affaire n° IT-94-1-A, 26 janvier 2000, par. 23 ; Le Procureur c/ Aleksovski, Arrêt, Chambre d’appel, affaire n° IT-95-14/1-A, 24 mars 2000, par. 187 ; Arrêt Furundzija, par. 239 ; Arrêt Celebici, par. 725 ; Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Arrêt, Chambre d’appel, affaire n° IT-95-16-A, 23 octobre 2001, par. 408 ; Le Procureur c/ Jelisic, Arrêt, Chambre d’appel, affaire n° IT-95-10-A, 5 juillet 2001, par. 99 ; Le Procureur c/ Krstic, Arrêt, Chambre d’appel, affaire n° IT-98-33-A, 19 avril 2004, par. 242 ; Le Procureur c/ Blaskic, Arrêt, Chambre d’appel, affaire n° IT-95-14-A, 29 juillet 2004, par. 680 ; Le Procureur c/ Babic, Judgement on Sentencing Appeal, Chambre d’appel, affaire n° IT-03-72-A, 18 juillet 2005, par. 7.
101 - La valeur de précédent des peines prononcées précédemment par le Tribunal international… non seulement est « très limitée » mais « elle ne constitue en outre pas forcément un bon moyen pour attaquer une conclusion à laquelle une Chambre de première instance est parvenue en usant du pouvoir d’appréciation qui lui est reconnu en matière de peine ». La jurisprudence du Tribunal international en indique précisément les raisons : 1) une comparaison avec des condamnations antérieures n’est possible que si les infractions sont les mêmes et sont commises dans des circonstances très similaires ; et 2) la Chambre de première instance a l’obligation impérieuse de personnaliser la peine pour tenir compte de la situation de l’accusé et de la gravité du crime. Babic Sentencing Appeal, par. 32 [notes de bas de pages non reproduites]. Voir aussi Arrêt Celebici, par. 717, 720 et 821.